Plan
Introduction
Dans le conflit autour de la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, comme dans de nombreuses controverses actuelles autour des projets d’aménagement du territoire, les opposants dénoncent le cadrage dominant qui tente de réduire leur engagement à une défense d’intérêts particuliers contre un intérêt national, qui serait incarné par les porteurs de projets. Dans cette optique, les opposants rejettent les outils de démocratie participative (à l’instar du débat public porté par la Commission nationale du débat public — CNDP) et les contacts avec les « grands médias » dans la mesure où ces derniers sont perçus comme étant au service du « système » et incapables de prendre en compte leurs visions du monde et leurs arguments. Les journalistes sont d’ailleurs régulièrement pris à partie de manière violente (20minutes.fr, 23 septembre 2015)1, attitude justifiée par la volonté de ne pas se voir imposer un cadrage médiatique par « l’espace public dominant » composé par les médias de masse (Dahlgren, 2000). Ce refus est accompagné par une forte mobilisation des médias numériques dans une logique de « médiactivisme » (Cardon et Granjon, 2010) qui se traduit par la multiplication de blogs, de sites web produisant un contre-discours et la mobilisation de réseaux sociaux (Facebook et Twitter) pour le relayer. Les opposants cherchent à produire leur propre discours médiatique, à devenir leur « propre média », pour raconter leur expérience de la lutte avec leurs mots. Il s’agit de rendre visible un discours alternatif, ancré dans une dynamique militante et inscrit dans un rapport « sensible » au sujet de controverse2. Pour expliquer ce phénomène, je souhaite défendre l’hypothèse qu’un usage militant du numérique et des réseaux sociaux rend possible une mise en récit spécifique, plus interactive et transmédiatique (Bouchardon, 2009), favorable au développement d’un discours militant moins tourné vers l’accord et le consensus que ne le demandent les dispositifs participatifs plus classiques (Young, 2000), et moins centré sur l’événement que ne peuvent l’être les médias traditionnels (Gamson et Modigliani, 1989).
Pour y parvenir, je propose de croiser une approche pragmatique des controverses qui s’intéresse à la trajectoire des arguments mobilisés par les acteurs (Chateauraynaud, 2011) avec une démarche communicationnelle qui analyse les conditions sociotechniques de production de l’expression et les phénomènes de circulation des discours qui en découlent. Cette approche s’inscrit dans une conception de l’espace public, où ce dernier est composé d’un ensemble d’arènes qui sont autant de « dispositifs visant à mettre en relation des locuteurs et des audiences auxquelles ils s’adressent » (Dodier, 1999, 109). Mon objectif sera de montrer qu’en fonction des arènes d’expression, les discours et les arguments exprimés diffèrent et que cette circulation reconfigure, avec plus ou moins de force, les relations de pouvoir et de domination entre acteurs. Chaque arène a ses « prédilections argumentatives » (Rennes, 2007), c’est-à-dire qu’elle est favorable à la mise en avant de certains arguments dans le discours plutôt que d’autres, en fonction de sa configuration technosémiotique. Sur un plateau de télévision avec plusieurs invités et un animateur on ne formulera pas les mêmes arguments que dans l’enregistrement d’une vidéo YouTube sans contradicteur ou dans une série de tweets où chacun d’eux est limité à 140 caractères. Le locuteur est contraint de s’adapter au type de communication que les dispositifs rendent possible. Ce phénomène contribue à l’émergence de différents discours sur un même sujet, représentatifs de manières particulières de faire sens avec le monde.
Dans cet article, je tenterai de montrer qu’Internet et les réseaux sociaux forment une nouvelle arène qui permet aux contre-publics de donner de la visibilité à des aspects du discours sous-représentés dans les médias dominants. Ce phénomène s’inscrirait dans un « processus d’apparition », identifié par Hannah Arendt (1961), dans la mesure où le pluralisme des discours autorisé par les arènes numériques permet à certains acteurs dominés d’exister auprès de leurs publics en rendant visibles et audibles leurs arguments. Le web serait susceptible de transformer les hiérarchies symboliques et « l’ordre du visible » produits par les médias de masse traditionnels (Voirol, 2005). Ainsi, je souhaite montrer que la mobilisation de ces arènes permet à certains acteurs de modifier la trajectoire de la controverse, de proposer une « bifurcation » pour conférer une légitimité nouvelle à certains arguments.
Ces questionnements seront explorés à travers l’étude d’une controverse, celle qui entoure la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (NDDL). Je propose d’analyser comment les opposants mobilisent les « prédilections argumentatives » des outils de communication numériques pour parler de la lutte. Ce terrain sera étudié à travers la mobilisation de deux corpus : un corpus de presse sélectionné par la base Factiva autour du mot clé « Notre-Dame-des-Landes » et « aéroport du Grand Ouest » et un corpus de sites web et de blogs sélectionné manuellement autour des mêmes mots clés. L’analyse est complétée par une série d’entretiens avec des militants au sujet de leurs usages des médias numériques.
1. La controverse de NDDL : entre rapport de force et bataille de l’opinion
Notre-Dame-des-Landes est une des luttes contre un projet d’aménagement du territoire les plus anciennes de France, puisque le projet d’aéroport sur cette commune de la région nantaise est ouvert dès 1963. La zone de 1 650 hectares doit abriter la nouvelle aérogare, les deux pistes et les parkings de « l’aéroport du Grand Ouest », filiale de Vinci Airports. Conçu dans un contexte où la décentralisation semblait pouvoir assurer le développement économique, le projet doit désormais faire face à une opposition qui conteste son opportunité et refuse la destruction des terres agricoles qu’il engendre. Après une mise en sommeil temporaire suite aux résistances locales, le projet connaît une nouvelle dynamique au tournant des années 2000 sous l’impulsion du gouvernement Jospin et du maire de Nantes de l’époque Jean-Marc Ayrault. Il s’agit alors de contribuer à une réflexion sur le rééquilibrage des territoires et la « redynamisation économique » de l’Ouest de la France. Pour cela il convient de doter la région d’un aéroport de stature internationale plus importante que celle de l’actuel aéroport « Nantes Atlantique ». L’objectif affiché est de limiter les nuisances sonores pour l’agglomération nantaise et de remédier à la « saturation » de l’aéroport actuel. Deux camps se font face : d’un côté les opposants, partisans d’une « optimisation » du site de « Nantes Atlantique » afin de répondre aux évolutions du trafic. Cette solution est présentée comme moins onéreuse pour l’État, les collectivités locales et les contribuables. En face se dressent les partisans du « transfert » sur la zone de Notre-Dame-des-Landes : de nombreux élus locaux et des acteurs économiques du territoire de Loire-Atlantique, rejoints par l’association « Des ailes pour l’Ouest »3 présidée par Alain Mustière. Tous demandent le déplacement de l’aéroport vers une zone compatible avec un projet plus important, qui serait à la mesure des enjeux en termes de développements économiques et d’évolution du trafic4. En 2002/2003, un débat public est organisé par la CNDP. Ses conclusions confortent le projet de transfert, tout comme le résultat de l’enquête publique en 2006 et la déclaration d’utilité publique (DUP) de 2008, qui valident un projet d’aéroport de plus de 500 millions d’euros, avec des travaux débutant en 2014 pour une mise en service en 2017. En 2010, l’État signe, après appel d’offres, une concession de 55 ans à Vinci qui doit assurer les travaux et l’exploitation de l’aéroport.
Pourtant, sur le terrain, le blocage est considérable. Les opposants sont regroupés dans plusieurs collectifs : l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport (ACIPA)5, le Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport (COPAIN) pour les agriculteurs, les élus doutant de la pertinence du projet (CEDPA)6 ou encore l’Atelier Citoyen7, chargé de la contre-expertise. Plusieurs figures de l’opposition émergent : Françoise Verchère, élue locale, Julien Durand, porte-parole de l’ACIPA ou encore Sylvain Fresneau, un agriculteur vivant sur la zone. À partir de 2009, ces opposants « historiques » sont rejoints par ceux que l’on qualifiera par la suite de « zadistes », qualificatif qui désigne un ensemble de militants, plus radicaux, qui peuvent être écologistes, altermondialistes ou libertaires. Tous sont bien décidés à occuper les terrains préemptés pour empêcher le projet. Suite à un « camp action climat »8 organisé à l’été 2009, ces militants décident de rester vivre sur le site qu’ils qualifient de « Zone À Défendre »9. En 2012, une première tentative d’évacuation du bocage menée par les pouvoirs publics, l’opération « César », est mise en échec malgré la mobilisation de plusieurs centaines de policiers. La lutte devient alors un symbole qui dépasse les enjeux locaux et gagne en notoriété médiatique. Suite à ces violents affrontements, le président de la République François Hollande réaffirme son soutien au projet mais le gouvernement s’engage à ne pas relancer le chantier tant que tous les recours ne seront pas épuisés.
Depuis, la controverse a pris la forme d’un rapport de force, hautement conflictuel, où chaque camp tente de convaincre l’opinion, plaçant cette dernière en situation d’arbitre (Lemieux, 2007). Régulièrement, des événements relancent la dynamique, à l’instar de la manifestation du 22 février 2014 (Le Monde.fr, 22 février 2014)10 et des incidents qui l’ont émaillée, des récentes décisions de justice concernant les expulsions Presse Océan, 25 janvier 2016)11 ou de l’annonce d’une consultation locale (Le Monde, 11 février 2016)12. Chaque fois, les deux camps déploient des stratégies de publicisation pour imposer leurs propres cadres. Comme l’a bien montré la sociologie de l’action collective (Snow et al., 1986), imposer une définition, construire un problème et le rendre public, fait l’objet de luttes entre des entrepreneurs de causes, des institutions politiques et des relais médiatiques. Dans ces luttes, les acteurs ne mettent pas en avant les mêmes dimensions du problème ni la même vision du monde qui les entoure pour décrire le problème. Nicolas Dodier parle de tensions « épistémo-politiques » (Dodier, 1999) pour qualifier ces dissensions en fonction « d’où parlent » les acteurs. Ainsi, là où certains voient avant tout l’aéroport sous l’angle des retombées économiques qu’il pourrait engendrer, d’autres le conçoivent à travers son impact écologique sur le territoire. La situation prend alors la forme d’un « dialogue de sourds » (Angenot, 2008) où s’affrontent, sans vraiment se parler, des schémas de valeurs divergents. Entre ces points de vue radicalement opposés sur un même projet le débat semble impossible et la dynamique d’échanges se limite à la production d’argumentaires qui permettent à chacun de justifier le bienfondé de son positionnement.
2. Le discours comme lieu d’affrontement de deux visions du monde ?
Pour comprendre comment se construisent les discours publics des deux camps et tenter de faire ressortir le système de valeurs dans lequel ils s’intègrent, j’ai constitué un corpus de 38 articles issus de l’arène médiatique dominante. Dans cette arène j’ai regroupé les titres de la presse nationale et régionale qui traitent de la controverse13. Cette dernière est saisie à travers les discours des acteurs tels que retranscrits par les médias, qui agissent comme des institutions capables de définir ce qui peut être rendu visible à différents univers de réception constitués par leurs publics (Voirol, 2005). J’ai ensuite traité ces matériaux avec les outils de l’analyse du discours, dans une approche qualitative (Charaudeau et Maingueneau, 2002), qui permet de mettre l’accent sur l’implicite véhiculé par les discours pour faire ressortir leurs dimensions idéologiques et stratégiques. Une attention particulière a été portée aux formules qui circulent dans l’espace public médiatique, perçues comme des lieux d’affrontements entre les deux camps. Sur un plan pratique, j’ai sélectionné pour constituer mon corpus les articles où les acteurs étaient en position d’auteurs et voyaient leurs paroles retranscrites. Un travail de relevé et de classification a ensuite permis de faire ressortir différents thèmes qui marquent les discours des deux camps et relèvent de visions du monde distinctes.
Ainsi, le discours des partisans du projet se caractérise par une vision du monde marquée par une rationalité économique et productiviste : l’aéroport doit se faire pour respecter le droit, pour favoriser le développement de la région. L’analyse de la rhétorique portée par les acteurs permet de distinguer trois registres d’arguments. Le premier registre est celui des promesses, ce que doit a priori apporter l’aéroport s’il est créé. Inscrit dans une rhétorique productiviste, il présente l’aéroport du Grand Ouest comme une source de croissance et d’emplois pour la région, capable de limiter les nuisances sonores liées au trafic aérien sur l’agglomération nantaise. Le scintillement du « travail à venir » provoque un effacement singulier dans lequel l’emploi est présenté comme décontextualisé et hors de tout enracinement social et territorial. Il est souvent évoqué sous forme d’heures de travail à l’instar de Jean-François Gendron, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Nantes Saint-Nazaire dans le journal Ouest France le 14 janvier 201614 : « On offre 5,4 millions d’heures de travail pour la réalisation de l’aéroport ». Appliqué à un chiffre très important, le choix du terme « offrir » insiste sur l’appui du projet au développement économique de la Région.
Dans la même logique, son faible impact écologique est régulièrement rappelé, comme dans cette tribune publiée dans le journal Le Monde par Nicolas Notebaert, président-directeur général de Vinci Airports :
« Nous avons réduit largement les emprises nécessaires pour cet aéroport et nous prévoyons une consommation en énergie par passager trois fois inférieure à l’aéroport actuel. Par ailleurs, nos actions en matière de compensation de l’impact de ce futur aéroport depuis sa construction jusqu’à son exploitation seront suivies et contrôlées par un observatoire environnemental et un comité scientifique d’experts indépendants » (Le Monde, 16 novembre 2012)15.
Cet extrait montre la volonté du locuteur de minimiser l’impact environnemental du projet pour le rendre « acceptable » aux yeux de la population et mieux insister, en creux, sur le gain de productivité attendu. Parler en termes de « compensation » contribue à rationaliser l’environnement, qui se voit affecter une valeur marchande a priori interchangeable. La référence à l’expertise cherche à légitimer cette vision en introduisant un argument d’autorité censé définir le cadre et mettre la science du côté du projet.
Le second registre est celui de la disqualification des opposants, surtout les plus radicaux. Il regroupe notamment les tentatives de distinguer une opposition légitime et politique d’une seconde, jugée illégitime du fait des « débordements » violents de casseurs assimilés aux zadistes. Ce registre est particulièrement mobilisé dans le prolongement des manifestations émaillées d’affrontements. Ainsi, le préfet de Loire Atlantique Christian de Lavernée rappelle, suite aux débordements de la manifestation du 14 décembre 2014, dans le Quotidien Le Parisien – Aujourd’hui en France que « l’opposition institutionnelle à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes doit cesser d’être la vitrine légale d’un mouvement armé » (Le Parisien, 23 février, 2014)16, vocabulaire habituellement utilisé pour dénoncer les groupes terroristes et leurs branches politiques. Cette stratégie vise à rappeler que le droit est du côté des partisans de l’aéroport. Elle procède d’une volonté d’associer légalité et légitimité et de montrer que le démarrage des travaux ne fait que prolonger les choix de l’État. Forts du soutien de l’État de droit, les partisans du projet assimilent ainsi guerre et maintien de l’ordre. La répression violente de l’opposition est justifiée par l’engagement de l’autorité de l’État comme le souligne Jacques Auxiette, ancien président de région, dans une interview à Ouest France :
« Cette réalité donne une image qui peut faire fuir les investisseurs. Entre opposition normale et folklore de personnes qui n’ont rien à voir avec Notre-Dame, je cherche à faire en sorte que le gouvernement réussisse sur ce projet, qu’il n’y ait pas de dérapage. Ce n’est pas plus compliqué qu’au Mali ! Il faudra assumer quand on expulsera. C’est ça l’État de droit. Le rôle de l’État n’est pas d’être complice » (Ouest France, 15 mars 2013)17.
La ZAD est comparée à une zone d’opération militaire de l’armée française, les opposants assimilés à des terroristes. Le discours est clivant, entre d’un côté, l’État qui doit « assumer » sa fermeté et de l’autre, le « folklore » supposé des opposants et de leurs éventuels « complices ».
Le troisième registre est celui de la dramatisation, qui veut prouver que l’aéroport doit être construit, « maintenant ou jamais », qu’il n’y a plus d’alternative et qu’il est désormais impossible de reculer. Ce discours est notamment porté par les acteurs économiques du projet, comme le montre une tribune publiée sur le site atlantico.fr par Leonidas Kalogeropoulos, un entrepreneur nantais :
« Une des batailles décisives du développement économique de notre pays se joue à Notre-Dame-des-Landes. Quel nouveau site industriel pourrait s’installer en France, si le seul fait d’impacter l’environnement pouvait justifier l’arrêt de la construction de l’aéroport du Grand Ouest ? Si ce chantier venait à être enterré sous la pression des manifestations, ce serait des réactions en chaîne bloquant toute l’économie française qui s’ensuivraient » (atlantico.fr, 31 mai 2013)18.
Dans ce discours, le vocabulaire guerrier de la « bataille » est mobilisé. Cette dernière est présentée comme « décisive », suivant une logique de dramatisation des enjeux. L’échec du projet risquerait d’entraîner toute l’économie du pays dans sa chute, il doit donc être réalisé à tout prix. Cette posture valorise un passage en force du dossier et tente d’imposer l’idée qu’il ne peut y avoir de compromis sur le sujet. Il réaffirme le principe selon lequel la rationalité économique doit s’imposer face aux intérêts écologiques.
De leur côté, les opposants cherchent à renverser la hiérarchie des valeurs proposée et à mettre en avant les implications environnementales et sociales du projet. Leur discours s’articule autour de deux grands registres. Le premier est celui de la dénonciation : il s’agit de désigner les incohérences du projet (remise en cause des études sur la saturation, de son bilan écologique), le double discours des acteurs politiques, les conflits d’intérêts ou encore le manque de transparence concernant sa rentabilité réelle. C’est par exemple le cas dans cet extrait d’un entretien de Françoise Verchère, coprésidente du CEDPA qui conteste la légitimité du projet : « Il y a un loup. À Notre-Dame-des-Landes, en pleine zone humide, donc avec un sol pourri pour une piste d’aéroport, la DGAC [Direction générale de l’aviation civile] estime que l’on peut faire surgir deux pistes pour 60 M€ » (Presse Océan, 5 novembre 2015)19. Dans cet extrait, l’opposante cherche à faire le lien entre les caractéristiques écologiques de la zone, qu’elle juge défavorables, et la décision de la DGAC de valider le projet malgré tout. L’expression « il y a un loup » et le verbe « estimer » mettent en doute la décision des services de l’administration et insistent sur son incohérence. Dans le même entretien, Françoise Verchère dénonce les failles démocratiques autour du projet. L’objectif est de maintenir le débat ouvert et de ne pas laisser penser que la question de la légitimité démocratique est réglée : « Quand Bruno Retailleau20 dit que les opposants au projet d’aéroport ont refusé de participer à la commission du dialogue, c’est faux ! Le CEDPA a participé à quatre auditions et le collectif des pilotes a aussi été reçu » (Presse Océan, 15 janvier 2016)21.
L’impact écologique du projet est lui aussi dénoncé. La nature est présentée comme incommensurable, impossible à compenser. Dans cette perspective, la richesse du bocage local doit être protégée et ne peut être remplacée par la préservation d’un autre site en cas de destruction de celui-ci. A ce sujet, Romain Ecorchard, juriste de l’association « Bretagne Vivante » dans Ouest France précise : « On démontre que les inventaires écologiques des porteurs du projet d’aéroport sont lacunaires et pas assez sérieux. À notre sens, le préfet devra prendre de nouveaux arrêtés dérogatoires pour la destruction de ces espèces protégées oubliées, après avoir consulté le Conseil national de protection de la nature » (Ouest France, 23 décembre 2015).22. Dans cet extrait, le militant met en avant la capacité de contre-expertise des associations (« on démontre ») tout en disqualifiant les études officielles qui seraient « lacunaires » et « pas sérieuses ». L’expression « à notre sens » insiste sur le fait que l’opposition se veut constructive et force de propositions.
Le second registre est celui de l’incitation à la mobilisation de l’opinion et à la participation aux manifestations. Aussi Julien Durand, porte-parole de l’ACIPA, appelle-t-il le gouvernement « à entendre l’opposition qui s’exprime depuis plusieurs années à l’encontre de ce projet et à l’abandonner définitivement ». L’objectif est de légitimer le combat d’une opposition qui ne serait pas entendue, et de contribuer à la montée en généralité de la lutte, ainsi que l’explique Sylvain Fresneau, un agriculteur habitant de Notre-Dame-des-Landes et menacé d’expulsion : « On voit bien qu’il y a une mobilisation citoyenne de toute la France. Quand Jean-Marc Ayrault veut la concentrer sur Nantes ou le bocage de Notre-Dame-des-Landes, on voit que c’est beaucoup plus vaste que ça et que les gens sont là pour soutenir les expulsés mais aussi pour un projet de société, contre le bétonnage des terres agricoles » (Ouest France, 27 février 2016)23. Le discours proposé ici insiste sur le fait que le rapport de force numérique est en faveur des opposants « de toute la France » et que la légitimité de la lutte dépasse la zone du projet.
D’une manière générale, on peut ainsi constater que le discours médiatique des opposants se construit autour d’un cadre contestataire qui, s’il permet de marquer une opposition au discours officiel, ne permet pas d’exprimer les raisons de cette opposition ni de faire valoir le projet politique dans lequel elle s’inscrit.
3. Le « médiactivisme » numérique comme terreau de la « biodiversité de la lutte » ?
Face à cette « bataille de cadres », certains opposants, particulièrement les zadistes, refusent la configuration du débat autour de ces thèmes et préfèrent contrôler leur communication en s’exprimant directement sur le web, sans passer par les médias traditionnels. Il s’agit de mettre à l’épreuve les cadrages traditionnels et de contribuer au dévoilement de la critique en réinscrivant certains arguments dans leur « monde social ». L’objectif devient alors de proposer un contre-discours, inscrit dans des imaginaires, des représentations et des valeurs, pour le moment invisible dans le débat.
Lors d’un déplacement sur le site j’ai pu rencontrer dans le cadre d’un entretien trois habitants de la zone24 et échanger sur les rapports entretenus par les opposants au projet avec les médias traditionnels.
« Franchement, quand on voit la manière dont les journalistes parlent de ce qui se passe ici, il y a de quoi péter un câble. Comment tu-veux qu’on puisse leur faire confiance ? La plupart du temps ce qu’ils racontent est faux et écrit par des mecs qui ne sont jamais déplacés sur place, ou alors en sachant déjà ce qu’ils voulaient y trouver. Au départ, on a joué le jeu, on a accueilli des journalistes, de Presse Océan, France 3 et d’ailleurs, mais à chaque fois on s’est fait avoir, les mecs n’ont jamais cherché à comprendre ce qui se joue vraiment ici. En fait ils s’en foutent »25.
« Pire que ça, au bout d’un moment on s’est rendu compte que ça nous desservait, que ça mettait l’accent sur les violences sans les inscrire dans leur dimension politique et symbolique, comme si tout cela arrivait par hasard. Jamais Vinci et les puissants n’étaient mis en cause, jamais quelqu’un n’a dit mais en fait cet aéroport c’est une belle arnaque et heureusement que des gens se battent ici.. Alors tout simplement au bout d’un moment on en a eu marre. On s’est dit que ça suffisait et que maintenant les mieux placés pour parler de ce qui se passait ici, bha c’était nous ! »26
On retrouve ici la logique de « médiactivisme » pointée par Dominique Cardon et Fabien Granjon (2010), qui se caractérise par la production d’un discours « contre hégémonique » diffusé sans intermédiaire. Ainsi, le web offre des possibilités inédites pour créer et faire circuler des discours alternatifs à ceux des médias traditionnels27. Nos échanges avec les militants sont explicites sur ce point. Le web est perçu comme une possibilité de « faire média », de produire son propre discours et de contourner les blocages précédemment évoqués.
L’échange politique sur la toile se caractérise en effet par une transformation des règles de l’accès à l’espace public qui fait que la production de contenus n’est plus réservée à certaines catégories d’acteurs, à l’instar des journalistes, mais est désormais ouverte à tous, dans une logique qualifiée « d’expressiviste » (Cardon, 2010). Dans ce bouillonnement, l’autorité d’un argument se construit moins par le statut du locuteur que dans sa capacité à convaincre la communauté28. Les arguments qui circulent le plus largement sont donc ceux qui ont réussi à trouver « leurs publics », à toucher des internautes. Cette configuration sociotechnique spécifique, entre « bruit » et mobilisation, conduit à l’émergence d’un « genre numérique » de discours, bénéficiant de logiques scénographiques propres aux prises de parole en ligne (Maingueneau, 2013). En effet, Internet est propice à un décloisonnement des registres discursifs employés : en ligne, les internautes expriment en même temps leurs émotions, leurs points de vue et leurs analyses sur un sujet, alors que ces phases sont bien distinctes dans la presse traditionnelle (Rebillard, 2012). De fait, on observe que les internautes vont avoir tendance à commenter un événement (par exemple une manifestation d’opposants à l’aéroport) et à développer leur point de vue en détaillant ce qui le justifie dans le même post. Cette dimension subjective favorise la discussion entre les internautes et contribue à la co-construction des points de vue. En effet, ces échanges se déroulent souvent au sein de communautés relativement homogènes, que Guillaume Carbou décrit sous le nom de « communautés cognitives », c’est-à-dire « des ensembles d’individus réunis moins par des intérêts ou des pratiques communs que par la co-construction en discours de cadres partagés d’interprétation des événements » (Carbou, 2016, 3). Les individus qui fréquentent les mêmes sites web ou groupes sur les réseaux sociaux développent des grilles de lecture communes qui font converger leurs interprétations des événements. On peut ainsi imaginer que les internautes qui fréquentent les forums du site de l’association d’opposants à l’aéroport, l’ACIPA, partagent une même analyse sur les manifestations anti-aéroports. Le « bruit » que forment les conversations subjectives sur le web peut alors être utilisé pour peser sur la construction d’un mouvement social (Cervulle et Pailler, 2014).
Concrètement, le web militant autour de Notre-Dame-des-Landes s’organise autour de différents dispositifs, parmi lesquels une série de sites militants qui, de manière relativement classique, produisent des argumentaires qui nourrissent le contre-discours pour lui donner les moyens d’exister dans l’espace public. On trouve par exemple au centre de ce premier cercle d’intérêt29, le site de l’ACIPA, qui propose une revue de presse concernant Notre-Dame-des-Landes ainsi que des fiches thématiques détaillant l’argumentaire des opposants. Le site animé par les habitants de la ZAD nadir.org30 joue également un rôle important. On y trouve de nombreux billets d’analyse relatant les points de vue des zadistes sur les différents événements liés à la controverse autour de l’aéroport.
« C’est assez logique pour nous de mobiliser Internet. C’est un espace de liberté important, malgré le poids des grosses entreprises à la Google, ça permet à des acteurs en lutte, comme nous de se faire entendre, de raconter la manière dont on vit les choses ici, loin des clichés, avec nos mots. On ne se rend pas compte à quel point ici il se passe un truc extraordinaire, un truc puissant qui rassemble des gens super différents. Et bien finalement oui, Internet ne sert pas qu’aux puissants, ça nous permet de nous faire entendre et de toucher des gens, de mieux s’organiser pour résister. On a notre site qui est super important et puis après toute une galaxie autour qui relaie nos messages et nous soutient »31.
Les réseaux sociaux numériques (RSN) jouent également un rôle important dans la construction et la mise en forme de ces discours. Ils permettent d’affiner le cadrage en donnant à voir des contenus inédits et facilitent la circulation de ces contenus grâce à leurs propriétés techno-sémiotiques. On peut d’ailleurs observer que les acteurs sont conscients de cet effet et l’utilisent de manière stratégique.
« C’est clair que les réseaux sociaux fonctionnent comme une caisse de résonnance : tu fais circuler un message et après, tu as toute ta communauté qui le relaie. Ce serait vraiment dommage de passer à côté. On a une opportunité de faire circuler de l’information, de mobiliser, qui est extraordinaire. On a le moyen de montrer que les journalistes ne font pas leur travail et que rendre compte de ce qui se passe ici en termess de vivre ensemble, de communauté et d’expériences ne peut être raconté, sans tenir compte du contexte particulier, de l’humain qu’il y a derrière tout ça »32.
On peut prendre l’exemple d’une vidéo de « conférence gesticulée » sur la COP21 postée sur le compte Twitter de l’ACIPA (figure 1). Ce partage permet à l’association de pointer le manque de cohérence entre le projet d’aéroport et les engagements du gouvernement pour lutter contre le réchauffement climatique, en insistant sur l’absence de Notre-Dame-des-Landes dans le cadrage de la COP. L’usage du hashtag #COP21 (populaire pendant la tenue de la conférence) rétablit symboliquement ce lien et contribue à élargir l’audience potentielle du tweet en lui donnant plus de visibilité auprès du public intéressé par la conférence de Paris. De plus, la possibilité offerte par le dispositif de citer d’autres comptes permet aux militants d’interpeller directement le Premier Ministre Manuel Valls sur la question de l’aéroport devant ce public élargi.
Le second exemple, le relai de la manifestation « tracto vélo » (figure 1) s’inscrit dans la logique décrite par Camille. Si la tenue de la manifestation semble avoir été couverte par la presse33, Twitter permet ici de dépasser le signalement de l’événement pour relayer les vidéos des prises de parole dans leur intégralité. Le tweet reproduit ici un des discours en citant son auteur. Le titre choisi « la politique a-t-elle un sens ? » cherche à inscrire le discours dans les questions de fond pour mieux pointer le traitement événementiel des médias traditionnels.
Sur Facebook la possibilité de commenter les contenus produits, de les éditer collectivement, joue un rôle important dans la construction du discours et de son appropriation par les publics. C’est le cas d’un post sur la manifestation du 9 janvier 2016 sur une page de soutien à la ZAD qui donne accès à un compte-rendu d’une assemblée générale des occupants en vue de préparer l’événement (figure 2). Le texte associé, écrit à la troisième personne du pluriel, semble incarner la voix des zadistes et assure donner à voir « les dynamiques pensées en assemblées […] sur les raisons de faire en sorte qu’il y ait beaucoup de monde et de détermination ce jour-là ». Il s’agit de montrer le travail collectif réalisé en présentiel par les occupants pour dénoncer, en creux, le traitement médiatique qui en est fait. Des extraits du compte-rendu de l’assemblée générale sont ensuite publiés dans les commentaires pour appuyer le propos. Il s’agit de rappeler que l’organisation de la manifestation dans des délais aussi contraints est « un pari audacieux », rendu inévitable par « l’urgence » de la situation, face à laquelle « la démonstration de force » des divers soutiens aux opposants semble impérative. Ces éléments insistent sur les principaux axes du cadrage : démonstration de force, convergence des luttes et soutien populaire. Dans les commentaires suivants, les internautes manifestent leur approbation — « c’est ambitieux, certes, mais nous n’avons pas le choix… et nous réussirons ! » —, ou sollicitent des informations complémentaires, comme sur les moyens de transport pour se rendre à la manifestation et obtiennent des réponses de la part des organisateurs. Ce mélange de registres contribue à donner un sentiment de proximité avec les opposants et s’inscrit dans la logique de décloisonnement des formes d’expression et des publics qui caractérise le discours numérique.
Le troisième type de dispositif qui contribue à la production du discours militant est composé des nombreux blogs d’opposants qui fleurissent sur le web. Ces dispositifs d’écriture particuliers permettent notamment de mettre en ligne un contenu multimédia qui vient enrichir les registres d’expression politique avec des formes plus créatives (Monnoyer-Smith, 2010). Ils sont également l’occasion d’un travail éditorial particulier, plus orienté vers l’expression personnelle, susceptible de faire entendre des acteurs jusque-là absents du débat (Allard, 2009).
« En fait, trop souvent on essaye de nous enfermer dans des cases, alors qu’ici ça ne rentre dans aucune case. Regarde ceux que tu croises ici, il y a de tous les styles, de tous les âges. Tous soudés par la lutte et la volonté de s’organiser pour vivre autrement, envoyer chier l’Etat et faire exister autre chose, de plus libre. En fait habiter ici devient un outil de la lutte, de la résistance et du refus de cette autorité. Tu vois ça va bien au-delà de l’aéroport. Le plus important ici c’est plutôt de venir à la rencontre de l’autre, de chercher à créer du lien social, ou plutôt à le récréer. Et ça, ça passe par faire des choses ensemble : aller couper du bois, construire sa maison, organiser la culture des terres…. Tu apprends à faire sans l’Etat, à créer des propres ressources et à faire appel au groupe. Le groupe devient super important, c’est lui qui te préserve, te permet d’être ici et t’aide à travailler. Dans nos sociétés où l’individu est roi, ça fait du bien de s’extirper des logiques hyper individualisantes et de recréer des règles collectives, de construire une sorte d’équilibre où les échanges, la communication sont régulées sur d’autres valeurs que le profit et la capitalisation. Nous ici on essaye vraiment de changer l’échelle des valeurs, de remettre des choses simples au cœur de notre activité et de ne pas toujours imaginer des besoins qui n’ont pas lieu d’être. Pour y parvenir, forcément on est obligé de se défendre, de se dégager des contraintes sociales, et particulièrement celles véhiculées par les médias pour fuir ce discours qui veut nous mettre dans des cases. Et c’est sûr que grâce à Internet, des gens peuvent essayer de rendre un tout petit peu compte de tout ça, d’essayer de montrer ce qui ne se voit pas mais qui se vit. En fait ici tout est de l’expérience »34.
Sur ce point, l’exemple du blog « NDDL. CARNET. Chroniques dessinées de la zone à défendre »35 est éclairant (figure 3). Son auteur cherche à valoriser une dimension jusqu’ici absente du discours, celle de l’expérimentation sur la zone occupée d’une alternative basée sur le « principe démocratie » (Ogier et Laugier, 2015) où la démocratie est conçue comme un mode de vie, c’est-à-dire comme ancrée dans une réalité située et vécue au quotidien. Ce cadrage particulier est rappelé dès le titre par l’usage du terme « chronique » qui sous-entend que le récit proposé s’inscrit dans un temps long susceptible de rendre compte de ce mode de vie. Les propriétés d’un blog renforcent cette mise en récit : sur ce type de dispositif, les billets sont classés de manière antéchronologique (le plus récent toujours en haut et marqué par date), ce qui renforce l’impression pour le lecteur de consulter un journal de bord de la lutte. Les dessins du blog mettent en avant différentes situations du quotidien, valorisent la proximité avec l’environnement qui serait entretenue par les occupants afin de dénoncer le projet d’aéroport ancré dans une rationalité économique et associée à une image de béton et de travaux.
L’objectif politique est de renverser le référentiel dominant pour ne plus présenter Notre-Dame-des-Landes en partant du projet, mais en se basant sur le territoire et l’expérience de vie quotidienne que représente son occupation. Cette démarche doit contribuer à montrer que la légitimité démocratique de l’opposition repose sur sa capacité à gérer la zone « autrement ». L’expression par des dessins contribue à valoriser « l’indicible », habituellement exclu des cadres du discours, et à se rapprocher de ce que vivent les habitants de la ZAD au quotidien pour montrer leur source de légitimité.
De même, d’autres blogs comme « Paroles de campagne. Notre-Dame-des-Landes »36 visent à donner la voix à des groupes minoritaires, ici les agriculteurs. La mise en scène proposée insiste sur le fait que, face à un projet porté par les experts, les paysans « qui savent cultiver la terre, celle de Notre-Dame-des-Landes, mais aussi l’humour » proposent sur ce blog des commentaires de l’actualité « au ras des pâquerettes ». Leur expression politique et militante passe par la mise en ligne d’albums photos de paysans en lutte, d’extraits audio d’agriculteurs prenant position contre le projet, et l’ouverture d’un livre d’or pour que les internautes, particulièrement des paysans d’autres régions, puissent apporter leur soutien à la lutte en cours. Là encore, l’objectif est de montrer la complexité du discours des opposants en montrant que leur engagement prend racine dans un rapport au monde où l’environnement et le respect de l’agriculture traditionnelle sont des valeurs supérieures à l’économie de marché et l’artificialisation des terres.
Conclusion
Ce travail a montré la « coupure cognitive », pour reprendre les termes de Marc Angenot (2008), entre les différentes visions du monde qui cohabitent dans l’espace public d’une controverse comme celle qui entoure le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. L’absence de valeurs partagées rend impossible l’intercompréhension et le dialogue et favorise l’expression différenciée des parties prenantes. Dans cette optique, savoir raconter sa lutte devient un enjeu essentiel pour rendre visibles ses arguments et influencer les publics dans la phase de construction des problèmes. Ce temps de problématisation est un enjeu politique déterminant si l’on considère l’espace public comme un lieu de formation du jugement des publics. Le web est ainsi largement utilisé par les acteurs pour exprimer un point de vue minoritaire, qui s’affranchit des médiations traditionnelles. Il est favorable à l’expression d’un contre-discours, critique et en opposition à l’espace public dominant. Le cadre « sensible » déployé permet de mettre en récit une montée en généralité, de valoriser des alternatives politiques et sociales en prônant une inversion des valeurs qui remet l’expérience et le vécu au centre des préoccupations politiques. Il s’agit de refuser la simplification du discours médiatique pour insister sur la nécessité de préserver la « biodiversité de la lutte » en proposant des contenus ancrés dans la « réalité », c’est-à-dire le monde vécu par les opposants. Cette prise en compte des valeurs constitutives d’un rapport au monde particulier dans l’engagement a été trop longtemps négligée par les études de controverses et l’analyse des espaces d’expression en ligne semble être un terrain propice pour y parvenir (Badouard et Mabi, 2015).
Le travail initié ici invite à prendre au sérieux la matérialité des dispositifs d’écriture numérique pour analyser leur rôle dans la construction et la circulation des discours. J’ai ainsi cherché à montrer qu’en fonction des caractéristiques des espaces, la signification produite diffère. Si les sites web s’imposent comme des espaces ressources, Twitter et sa gestion des hashtags encouragent la circulation de contenus multimédias et rendent possibles des formes d’interpellation directes qui permettent d’inscrire le discours dans différents cadres, ici politiques et écologiques. Par une logique d’éditorialisation collective des contenus et de diversification des registres d’expression, Facebook contribue au décloisonnement des publics militants. Enfin, les blogs permettent une production moins langagière, autorisant des pratiques créatives qui renforcent l’élargissement du cadrage à un certain nombre de valeurs jusqu’ici absentes du récit médiatique. Le numérique encourage un récit polyphonique qui se constitue dans une logique d’agrégation de fragments. Dans cette construction plus interactive, différents cadres sont sollicités pour mettre en récit la lutte de manière à faire écho aux préoccupations des acteurs et à la manière dont ils vivent les épreuves traversées. La dimension normative de ce travail de configuration du récit est donc importante et impacte la controverse telle qu’elle est pensée dans l’espace public. Ces premiers éléments d’analyse invitent à prolonger l’étude des conditions technosémiotiques de l’expression en situation de controverse (Julliard, 2015) pour penser la manière dont le support contribue à formater la prise de parole en ligne.
En donnant du poids politique au « bruit » qui entoure les controverses, Internet transforme les mobilisations citoyennes et devient un nouvel indicateur de mobilisation et d’engagement. Le fonctionnement traditionnel de la démocratie est mis à l’épreuve. Les logiques d’agrégation par le vote et la représentation perdent une partie de leur influence au profit de nouvelles formes de regroupements, plus affinitaires, qui cherchent à peser dans le débat depuis les marges. Dans cette perspective, les mouvements sociaux ont l’opportunité d’être directement représentés dans l’espace public et de venir influencer l’opinion sur certains sujets. Leur positionnement politique se trouve fortement interrogé : faut-il favoriser l’investissement dans les centres de pouvoir ou préférer l’établissement d’un rapport de force depuis la périphérie ? Cette tension entre une démocratie délibérative qui valorise le débat public et une démocratie d’opinion qui demande l’arbitrage des confrontations par le public traverse plus largement le champ de la concertation actuellement. L’évolution de la situation à Notre-Dame-des-Landes et la tenue du récent référendum illustrent ce phénomène : en faisant appel au vote du public, on reconnaît l’impossibilité du compromis et la prégnance des rapports de force sur les questions d’aménagement du territoire. Le web contribue à cette dynamique et permet d’en rendre compte.