Plan
Introduction
Cette thèse s’ouvre sur une inquiétude. Celle-ci concerne la dégradation du vivre ensemble dans nos sociétés contemporaines. Au moment d’écrire ces lignes, le CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) vient de publier une étude sur l’état de la solidarité en France1 et le constat est alarmant. Le regard sur les plus fragiles se durcit : 37 % des Français pensent que les personnes qui vivent dans la pauvreté ne font pas d’effort pour s’en sortir. 64 % pensent que les chômeurs manquent de volonté et d’investissement pour retrouver un emploi quand 44 % estiment que l’aide de la collectivité pour les familles aux ressources insuffisantes les déresponsabilise. En 2009, ils n’étaient que 25 %. Ainsi, l’État Providence que nous connaissons vacille et la solidarité envers les plus démunis ne semble plus constituer une idée et une valeur aussi fédératrice de la société française. D’une manière générale, nos concitoyens font le constat du mauvais fonctionnement de nos démocraties et de leurs institutions comme l’atteste le sondage réalisé par TNS-SOFRES pour la Commission Nationale du Débat Public (CNDP)2 en juin 2014 dans lequel 54 % des personnes interrogées jugent négativement notre système politique.
Plus largement, l’insécurité économique et sociale combinée à la remise en cause démocratique est à l’origine d’une forme de repli sur soi et de montée de l’individualisme. Ce constat, au cœur de nos préoccupations citoyennes, nous semble également devoir irriguer notre travail universitaire. Mener une étude en Sciences de l’information et de la communication (SIC) qui vise à mieux comprendre les interactions sociales et politiques qui déroulent au sein de dispositifs de démocratie participative doit nécessairement prendre en compte ce contexte particulier. Que veut dire faire participer des citoyens qui ne se font pas confiance les uns aux autres ? La discussion organisée peut-elle (encore) permettre l’élaboration d’un cadre partagé, où chacun pourra venir librement s’exprimer et tenter de venir influencer les décisions politiques ?
La démocratie représentative face à de nombreux défis
La question de la crise de la démocratie revient de manière récurrente en théorie politique. Comme si la démocratie ne pouvait avancer qu’en passant d’une crise à l’autre, comme le suggère Marcel Gauchet (2007). D’autres travaux comme ceux de Bernard Manin ont montré sa capacité à évoluer et à approfondir régulièrement ses principes de fonctionnement, notamment pour le gouvernement représentatif (1999). Malgré sa capacité de résilience, la démocratie représentative serait régulièrement remise en cause et constamment réévaluée ainsi que le démontre le travail historique de Pierre Rosanvallon (1999, 2006, 2010). À première vue, le concept fonctionne comme un oxymore dans la mesure où il donne le pouvoir à une minorité sur la majorité. Il fait à la fois exister des principes qui sont à la fois démocratiques et aristocratiques en instituant l’indépendance des gouvernants face aux gouvernés. Bernard Manin parle même d’une « aristocratie élective » pour désigner les représentants qui chercheraient à se protéger pour apporter la lumière à un peuple incapable de se gouverner par lui même. Cette hypothèse prolonge le point de vue d’auteurs comme Walter Lippmann (Latour, 2008) pour qui, face à la complexité de nos sociétés, seuls des spécialistes sont en mesure de gérer la chose publique au quotidien.
Si la science politique moderne a largement contribué à remettre en cause ce postulat (Sintomer, 2007 ; Blondiaux, 2007), le mode de gouvernement représentatif est désormais mis à l’épreuve dans de nombreuses situations concrètes où son efficacité et sa légitimité sont interrogées. Ainsi, un nombre toujours plus important d’acteurs tentent de lui disputer son pouvoir de régulation de l’ordre social. C’est particulièrement le cas dans le secteur économique où les géants de la finance tentent d’imposer un ordre alternatif répondant aux règles du marché. Ce constat est également valable dans le monde de la science comme l’ont montré les travaux de Dominique Pestre (2006) sur les rapports entre « science, pouvoir et argent ». De plus en plus les intérêts économiques orientent la production scientifique et tentent bien souvent d’imposer leurs innovations à la société. C’est par exemple le cas des OGM ou des nanotechnologies qui ont été mises sur le marché en amont des discussions avec les pouvoirs publics. Ces puissants acteurs imposent progressivement la notion de « gouvernance » en substitution de celle de gouvernement comme l’ont montré les travaux de l’ANR Vox Internet3. Cette forme de gestion fractionne le politique en l’inscrivant dans une perspective « multi-partenaires » où la décision se trouve diluée et partagée entre des pouvoirs nationaux et des acteurs privés. La gouvernance de l’internet est ainsi un terrain privilégié pour observer ces phénomènes et la montée en puissance des pouvoirs non élus. Faute d’une mise en ordre, le risque est important de voir certains acteurs comme Google s’accaparer les centres de décisions. Sur d’autres terrains, les agences de notations ou le FMI participent au même mouvement comme nous avons pu l’observer en Grèce récemment. Face à ces puissances et leurs ambitions normatives, les gouvernements risquent bientôt de n’avoir plus que les apparences de la représentation pour gouverner, sous la forme d’une gestion des populations dans un cadre qui leur échappe. Afin de maintenir l’illusion du pouvoir, des thèmes comme la sécurité ou l’immigration s’installent au cœur de leurs actions, au prix de la montée des populismes.
La crise environnementale que nous connaissons actuellement constitue une autre épreuve redoutable. Elle révèle la difficulté de ce système à penser le long terme et à prendre en charge ce type de problématique à l’échelle globale4. D’une manière plus large, la gestion des biens communs est un défi pour la démocratie représentative. Sur le plan théorique, après les travaux pionniers de l’économiste Elinor Ostrom (2010), de nouvelles pistes ont été esquissées par le livre récent de Pierre Dardot et Christian Laval (2014) qui proposent de faire du commun un projet politique alternatif, porté par des institutions spécifiques. Ces nouveaux services publics seraient dédiés à la mise en commun des ressources afin de repenser le fonctionnement de nos sociétés. Dans la même optique nous avions proposé à la suite des travaux de Vox internet et en collaboration avec Françoise Massit-Folléa, d’opter pour une méthode comparative entre différentes institutions actuellement chargées de gérer des communs afin d’identifier des invariants dans les modes de gouvernance. En mobilisant les travaux de la juriste Mireille Delmas-Marty (2006) nous avions ainsi comparé les instruments dédiés à la gestion du climat et ceux actuellement mis en place pour gérer Internet, considéré comme un « semi-commun » (Mabi et Massit-Folléa, 2013). Face à la complexité des problèmes soulevés, la démocratie représentative doit entamer une fois de plus une réflexion pour lui permettre de s’adapter aux évolutions de la société et protéger ces ressources collectives.
Face à ces défis, la tentation est grande pour les citoyens de se détacher des institutions et de rejeter les représentants qu’ils considèrent de moins en moins représentatifs. Les taux d’abstentions record atteints lors des derniers scrutins électoraux illustrent ce fait, notamment dans les catégories populaires (Bacqué et Sintomer, 1999). Le sentiment de défiance envers la politique institutionnelle est de plus en plus important et s’exprime à travers la multiplication des prises de positions radicales sur les différents bords de l’échiquier politique. De nombreuses voix s’élèvent actuellement pour dénoncer le phénomène d’oligarchie qui gangrène nos institutions en se mobilisant en dehors des canaux officiels, à l’instar des mouvements « occupy » ou des « indignés ». Persuadé que le personnel politique n’a plus la légitimité pour gouverner des citoyens ouvrent des espaces de résistances. Le mouvement contre les « grands projets inutiles », sur lequel nous reviendrons très largement dans ce travail, résulte de cette logique. Sur des cas comme la construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes ou le tunnel Lyon-Turin des citoyens se mobilisent en articulant critique sociale et environnementale pour dénoncer l’impact sur la société des choix dominés par les pouvoirs économiques plutôt que par l’intérêt général.
Quelle place pour les citoyens dans la régulation des sciences ?
Le champ des sciences et de l’innovation, structuré par de nombreuses controverses socio-techniques, est particulièrement touché par ce mouvement de défiance (Chateauraynaud, 2010). Face à l’ampleur des transformations que les innovations scientifiques et techniques imposent à la société, les rapports entre science et démocratie sont mis à l’épreuve et constituent un terrain d’expérimentation pour approfondir le fonctionnement de nos institutions de régulations. Dans ces situations caractérisées par leurs fortes incertitudes (Callon, 1998), les modalités de prises de décisions issues de la représentation sont questionnées. Comment prendre la meilleure décision sans avoir les informations suffisantes ? Peut-on être sûr de choisir la meilleure option ? Pour rendre ces arbitrages légitimes, les pouvoirs publics sont à la recherche de solutions. Plusieurs choix normatifs s’offrent à eux. La décision peut s’appuyer sur une délibération parlementaire, sur la mobilisation d’une commission d’enquête (dans la logique de la contre-démocratie de Pierre Rosanvallon) ou faire appel aux citoyens à travers la mise en place de dispositifs participatifs. Cette dernière option à l’avantage de contribuer à répondre à « l’impératif délibératif » identifié par Loïc Blondiaux et Yves Sintomer (2002). Pour répondre à la demande croissante des citoyens d’être associés aux décisions qui les concernent, les pouvoirs publics se verraient inciter à mettre en place des procédures participatives s’appuyant sur les principes de la démocratie délibérative. C’est dans ce cadre que se multiplient actuellement les conférences de citoyens et autres débats publics comme ceux organisés par la CNDP. Dans le champ des sciences, on parle de « démocratie technique » pour désigner ces « forums hybrides », en tant qu’espaces de discussion où se croisent différentes catégories d’acteurs (Callon et al, 2001).
Plusieurs éléments permettent d’identifier une demande sociale à plus de participation aux choix scientifiques, pour gérer les peurs et de craintes quant à leurs impacts sur nos sociétés. Dans le cadre de nos enseignements à l’UTC de Compiègne au sein du mineur « Communication, Controverses et Technologies » nous avons eu l’occasion d’en recenser un certain nombre et de réfléchir à la place de la culture scientifique comme source d’implication citoyenne5. À la suite d’une littérature très importante (Callon et al, 2001) on peut ainsi être frappé par le développement d’une expertise profane de plus en plus importante qui vient se confronter aux experts traditionnels dans les espaces participatifs. Ces évolutions reflètent l’échec du « modèle de l’instruction » (Callon, 1998), qui place les citoyens dans une posture d’apprenant face aux « sachants », et permet de réfuter l’équation classique des dispositifs participatifs sur les questions scientifiques qui voudrait que « plus les citoyens savent, mieux ils acceptent ». Au contraire, dans de nombreuses situations on peut constater que le ressort critique augmente avec le niveau de connaissance technique. De nombreux opposants au nucléaire rencontré dans le cadre de ce travail sont à l’origine spécialiste de la question, à l’instar de Bernard Laponche de l’association Global Chance, ingénieurs en physique nucléaire de formation… D’ailleurs, bien souvent, le déficit de confiance ne vient pas tant de l’incertitude en tant que telle, mais des doutes sur la capacité des pouvoirs publics à la gérer.
Ainsi, plus les autorités adoptent une stratégie autoritaire et n’admettent pas les difficultés sociales auxquelles elles doivent faire face, plus les problèmes rencontrés sont importants. Le cas des nanotechnologies ou celui de l’aéroport de Notre Dames des Landes l’illustre une fois de plus. Si on part du constat qu’informer ne permet pas de limiter les questionnements, mettre sur la table l’incertitude et la rendre discutable devient une option légitime. Dans cette approche très constructiviste du social, les acteurs se mobilisent sur des situations d’incertitudes pour faire entendre leurs points de vue en se constituant en groupes concernés pour débattre des positions à adopter et des mesures à prendre. Ouvrir au public dans toute sa diversité permettrait de ne pas laisser les experts confisquer la prise de décision autour de l’incertitude (Callon et al, 2001). Si cette conception des relations entre sciences et société est séduisante, elle n’en reste pas moins problématique sur de nombreux points, notamment sur la mobilisation des publics. Dans quelles conditions le public se mobilise-t-il pour venir discuter des controverses socio-techniques ? C’est précisément sur ce point que nous avons choisi de nous concentrer dans ce travail doctoral.
Analyser les publics par les médiations
La sociologie pragmatique, influencée par les travaux de John Dewey (1927/2003) a montré que le « grand public » n’existait pas et que les publics émergeaient au fur et à mesure que les problèmes se constituaient6. Cette approche considère donc les publics, au pluriel « publics », comme l’ensemble des personnes, organisations et institutions indirectement/directement concernées par des conséquences indésirables/désirables d’une situation problématique et qui s’y impliquent pour en construire une perception partagée et tenter de la résoudre. Ces derniers se constituent dans une démarche d’enquête au sein de laquelle se forge leur expérience du problème. L’enquête est un processus complexe, composé de multiples épreuves où le problème est discuté, ce qui permet aux publics de se familiariser avec le sujet et progressivement d’en maîtriser les cadres et les contenus afin de pouvoir contribuer à sa résolution (principalement en évitant les conséquences négatives ou favorisant les conséquences positives sur le milieu impacté). Dans cette approche la compréhension des publics et des problèmes sont interdépendants, dans la mesure où les publics forment un collectif nouveau qui n’avait pas d’existence avant la modification de leur milieu par une « situation problématique ». Ainsi, le public n’est pas une unité préalable au problème. Il ne peut être défini que dans l’action, en identifiant les personnes affectées par ce problème. Cette situation vient modifier l’environnement de production du sens pour les individus qui vont utiliser de nouvelles médiations, comme les dispositifs participatifs, pour venir enrichir le champ d’expériences des communautés concernées et négocier de nouvelles significations aux éléments problématiques. Les médiations tiennent donc un rôle central dans la constitution des publics qui se constituent dans un complexe de médiations intimement liées tant à l’objet discuté qu’aux caractéristiques des médiations qui font exister ces objets dans l’espace public7.
Dans ce travail, nous postulons que le problème évolue en fonction des espaces où il se déploie et de leur configuration. En fonction des médiations proposées et de la manière dont elles construisent le problème, les publics mobilisés seront différents. Notre étude se concentre sur un type de médiation particulière, les débats publics organisés par la CNDP en interrogeant plus particulièrement la manière dont les débats sont organisés. Cette entrée par la question de l’organisation du débat, et donc de la configuration de la médiation, permet de tenir compte aussi bien des choix techniques (quels outils sont choisis et quel type d’expression favorisent-ils ?), que des choix plus sociopolitiques (qui sont les acteurs, quels cadrages des problèmes mis en débat sont proposés ?). L’angle choisi est d’analyser l’intégration d’outils de participation numérique, donc en ligne, dans les dispositifs de débats publics. Qu’est-ce que faire participer les publics en ligne change à la manière dont le problème est traité et sur la nature des publics qui participent ? L’un des objectifs de ce travail est d’interroger la manière dont les stratégies d’équipement du débat public mettent à l’épreuve, et font évoluer, la doctrine du débat et ses méthodologies.
Le numérique comme facteur d’inclusion ?
Depuis ses débuts la participation dite « en ligne » suscite de nombreux espoirs, notamment en termes d’inclusion des publics. Le postulat posé par de nombreux observateurs est que faire participer sur le web permettrait d’attirer de « nouveaux » publics dans les espaces de participation. Il convient de prendre au sérieux cette éventualité, de la considérer de manière empirique et située pour comprendre, au plus près des acteurs, ce qui se passe lorsque l’on équipe les débats publics avec des outils numériques. Ce positionnement devra nous permettre de ne pas nous contenter de vérifier des hypothèses préconçues en terme « d’effets » du web sur la participation du public, mais bien de mettre à jour et d’ordonner les logiques sociales, politiques et techniques à l’origine de ce processus. « Juste observer le monde social » afin d’identifier les interactions entre actants et la manière dont ils modifient les réseaux socio-techniques qui le constituent pour reprendre les termes de Bruno Latour (2006).
Travailler sur la question de l’inclusion (s’il y a des opportunités pour venir explorer en ligne des problèmes, qui est vraiment concerné ?) est au centre de nos préoccupations scientifiques, mais également citoyennes (comment favoriser l’accès du plus grand nombre à la participation ?). En effet, l’inclusion des publics est un questionnement partagé par les acteurs de terrain et les chercheurs. Dans le champ des études sur la participation, la question de l’inclusion des publics dans les procédures est essentielle dans tous les types de dispositifs, qu’ils soient en ligne ou « hors ligne », et donc en face à face. L’inclusion désigne la capacité des dispositifs à permettre l’égale participation de tous les citoyens à l’activité démocratique. Elle peut être comprise en terme quantitatif : la légitimité du processus dépend alors du nombre de citoyens impliqués ; ou qualitatif lorsque la procédure privilégie la représentation de la variété des points de vue sur une problématique pour construire sa légitimité, comme c’est largement le cas dans les « mini-publics ». Sur le plan théorique, l’inclusion est un critère essentiel de l’approche délibérative de la démocratie telle que pensée par Jürgen Habermas (1962/1988). Pour qu’une décision soit légitime, il faut que tous les porteurs d’arguments sur un sujet puissent s’exprimer. La participation « en ligne » et « hors ligne » doit permettre à un maximum de citoyens d’intégrer l’espace public.
Certains auteurs ont vu la participation comme un moyen de contrer le « désengagement civique » des citoyens en leur redonnant une place dans les processus de décision (Fung, 2003). Lorsque se créent des « dynamiques dialogiques », à l’origine de la formation de « communautés débattantes », les citoyens seraient engagés dans un processus de reformulation de l’intérêt général visant à élargir leur emprise sur les termes du débat (Fourniau et Taffere, 2007). Pour participer, il serait nécessaire de développer des « grammaires de la participation »8 afin de se placer dans une posture leur permettant de « jouer les bons citoyens », en laissant de côté les intérêts particuliers (Talpin, 2006). Mais ces apprentissages ne sont pas donnés à tout le monde.
Les nombreuses études qui ont cherché à sociologiser les dispositifs délibératifs ont largement insisté sur la difficulté de parvenir à satisfaire ce critère et sur les grandes disparités face aux compétences nécessaires pour participer. Y a-t-il un « habitus linguistique » (De Fornel, 1983) lié à la participation ? C’est un des écueils principaux des formes les plus participatives de la démocratie. Participer « hors ligne » demanderait un certain nombre de savoir-faire susceptibles de freiner l’inclusion de ceux qui ne les maîtrisent pas. La sociologie critique a notamment montré, à la suite de Pierre Bourdieu, le caractère socialement déterminé de la « compétence politique », entendue comme le sentiment d’être « socialement reconnu comme habilité à s’occuper des affaires politiques, à donner son opinion à leur propos et même à en modifier le cours » (Bourdieu, 1977 : 56). Il s’agit donc de l’élément proprement politique de la compétence au sens où « être compétent, c’est avoir ‘le droit de juger ou de décider en certaines matières’ » (Blondiaux, 2007 : 769). Les travaux empiriques soulignent également « une sous-représentation systématique des jeunes, des populations africaines et, dans une moindre mesure, maghrébines, des non-diplômés, des catégories professionnelles les plus démunies (et plus particulièrement des précaires et chômeurs) [...], des femmes » (Bacqué et Sintomer, 1999 : 120). Pour ce courant, les asymétries en termes d’inclusion peuvent principalement s’expliquer en termes de rapports de pouvoirs et de dominations.
Pour répondre à cette série de critiques, les théories délibératives ont fortement procéduralisé les dispositifs pour limiter les asymétries de ressources (Fung, 2003). Ce mouvement s’est traduit à la fois par le développement d’une offre diversifiée de « mini-publics » et également le développement d’outils numérique dans les dispositifs participatifs. Cette logique d’équipement de la participation est censée permettre une reconfiguration des pratiques politiques en vue de favoriser l’engagement de publics profanes dans les procédures, en se basant sur la créativité autorisée par le support numérique et l’élargissement des possibilités d’expression qui en découlent (Coleman, 2005 ; Monnoyer-Smith, 2010). Cette proposition normative est basée sur l’hypothèse que le support numérique, du fait de ses propriétés intrinsèques, peut devenir une ressource créative pour enrichir les pratiques politiques des citoyens et renouveler la relation gouvernants/gouvernés.
Il s’agit ainsi, à la suite des critiques féministes américaines (Young, 2000), de se donner les moyens d’élargir les normes de la délibération pour prendre en compte d’autres registres légitimes d’interventions dans l’espace public comme le témoignage, la narration ou le récit personnel. Le constat formulé est que les critères théoriques du modèle peineraient à trouver une traduction matérielle dans les dispositifs participatifs existants du fait de leur forte exigence en termes de capacité d’expression du public. En baissant le coût d’entrée dans les débats, le web rendrait donc possible l’inclusion de nouveaux publics concernés par la problématique et maîtrisant les formes de communication liées à la culture numérique (Coleman, 2004). Le développement des outils numériques et plus particulièrement d’internet s’accompagne de nombreuses promesses en termes de renouvellement des possibilités de communication dans différents domaines et notamment en politique. Le web grâce à son architecture orientée vers l’interaction et l’exposition de soi (Cardon, 2010) serait susceptible de créer les conditions favorables pour le dialogue et le partage d’informations. Pour les plus optimistes, sa structure réticulaire permettrait de faire tomber certaines barrières qui traditionnellement freinent l’engagement politique (spatiales et temporelles par exemple), ce qui permettrait à un public élargi de s’exprimer et de s’engager en politique (Castells, 2002). Le concept même de participation serait amené à évoluer pour intégrer des dimensions dites « expressivistes » (Monnoyer-Smith, 2011), car basées sur des modalités d’expression diverses favorisant l’apparition de communautés thématiquessusceptibles de s’investir dans leurs champs de compétences. Pour certains auteurs, c’est le concept même de démocratie qui serait en train de changer du fait des conditions particulières de dialogue ainsi instaurées (Dahlberg, 2011).
Le numérique est bien souvent porté par les acteurs comme un vecteur de changement, capable de donner une matérialité aux discours sur l’évolution de l’activité politique en « faisant exister » différents modèles politiques en fonction des choix techniques effectués (Wright, 2007 ; Monnoyer-Smith, 2010) et en affichant certaines valeurs, à l’image de la transparence (Noveck, 2008). L’objet technique est donc une forme de médiation qui configure les modalités d’accès à l’espace public et la nature des relations entretenues entre gouvernants et gouvernés. Cette approche est inspirée des travaux anglo-saxons sur « la citoyenneté interactive » (Coleman, 2001 ; Wright, 2007), qui montrent que l’introduction d’outils numériques permet l’émergence d’une « démocratie connectée » (Coleman et Shane, 2012), au sein de laquelle les Technologie de l’Information et de la Communication (TIC), de par leur ancrage culturel, sont à même de renouveler la culture politique. Les « schèmes d’usage » associés aux TIC contribueraient à faire évoluer la manière dont les citoyens perçoivent la politique et font exister la citoyenneté. Les travaux de Laurence Monnoyer-Smith (2010) explorent ce lien particulier entre technique, culture et politique en s’appuyant sur les travaux de philosophes de la technique comme Gilbert Simondon (1958) et montrent comment la mise en société des dispositifs numériques participatifs fait évoluer le rapport à la citoyenneté tout en contribuant également à l’évolution des formes matérielles de la démocratie. Cette compréhension des processus « d’individuations sociotechniques » pour reprendre un terme simondonien est une invitation pour repenser la place de la technique dans le monde social et son rôle dans la construction du sens et la diffusion des symboles. Ses travaux ont contribué à problématiser le rôle de la technique dans l’étude des dispositifs participatifs en France, jusqu’alors organisée autour des critiques politistes ou sociologiques (Blondiaux, Cardon, 2006).
Dans son ouvrage « Communication et Délibération » (2010) Laurence Monnoyer-Smith propose de « dénaturaliser » les procédures traditionnelles, en prenant en compte leur matérialité, pour dépasser l’approche dialogique habermassienne et favoriser l’inclusion de nouveaux publics. Pour y parvenir, elle invite à implémenter les procédures avec des outils numériques, susceptibles d’offrir une meilleure prise en compte de l’expression citoyenne grâce à la créativité qu’ils autorisent. Il s’agit alors de revisiter les modalités de reconfiguration des pratiques participatives dans les sociétés modernes pour faire le lien entre la matérialité des dispositifs qui les rendent possibles et les formes d’exercice du pouvoir. Afin d’y parvenir, elle propose de penser l’articulation entre la configuration des dispositifs techniques, les processus de production des préférences axiologiques et l’émergence des pratiques sociales. En mobilisant de nombreux éléments empiriques issus de ses travaux sur le vote en ligne et les débats publics, l’auteure propose des typologies des configurations de dispositifs en fonction des formes de citoyenneté qu’ils activent afin de faire ressortir les dimensions techno-sémiotique et communicationnelle du concept de citoyenneté. Ainsi, dans le prolongement des travaux de Stephen Coleman, elle entend prouver « qu’un citoyen actif est d’abord un citoyen communicant » (Monnoyer-Smith, 2010 : 130). Il s’agit de montrer que les TIC, par leur dimension expressiviste sont à l’origine d’un « glissement de la prérogative politique » (Monnoyer-Smith, 2010 : 132). Ce glissement se produit au profit d’autres instances qui jusqu’à présent ne remplissaient pas de mission politique, à l’instar des blogs ou des forums, ce qui conduit à un élargissement de l’espace de discussion démocratique. Dans cette optique, les concepts traditionnels tels que la représentation et la participation ont besoin d’évoluer « pour s’adapter aux mutations que connaissent les médiations politiques dans l’espace public moderne » (Monnoyer-Smith, 2010 : 151). Il y aurait ainsi une demande des citoyens pour voir ces concepts revisités dans une acceptation plus inclusive. Les pratiques numériques y auraient un rôle dans la redéfinition des préférences axiologiques des citoyens qui chercheraient désormais à exploiter ce nouvel environnement communicationnel dans leurs relations avec les gouvernants.
Ainsi, le développement de la participation en ligne suscite de nombreux espoirs d’inclusion des publics au sein des procédures participatives. Pourtant, la technique à elle seule ne peut assurer à des publics plus fragiles de réussir à s’impliquer dans les procédures du fait de certains déterminants socio-politiques. L’inclusion doit être prise comme un processus complexe, dépendant de multiples conditions parmi lesquels les conditions d’expression jouent un rôle clé.
Le choix du terrain de l’enquête : les débats de la CNDP
Sur le plan empirique, notre travail s’appuie sur l’étude des débats publics de la CNDP. Nous avons choisi ce type de procédure pour de nombreuses raisons. Comme nous le verrons, les débats CNDP constituent une des formes de participation institutionnalisée les plus développées en France. Son encadrement juridique est important9. Depuis 2002 la Commission a un statut d’autorité indépendante qui lui permet d’assumer un rôle de tiers garant pour organiser la discussion publique des projets d’aménagement du territoire en amont de l’enquête publique. Elle envoie sur le terrain une commission particulière du débat public (CPDP) qui a en charge l’organisation matérielle du débat. L’objectif est de permettre aux publics d’explorer la thématique liée au projet et dans la confrontation des points de vue de faire émerger des arguments, répertoriés par la commission dans son compte rendu afin qu’ils puissent venir éclairer le décideur final. A priori, il n’y a pas d’obligation de consensus, les désaccords peuvent être mis à plat et pris en compte. L’une des innovations majeures de ce type de procédure est le fait que le porteur de projet soit obligé à la fin de la procédure de justifier sa décision et ce qu’il retient de cette étape délibérative.
Le débat public est un espace fragile et incertain. C’est une forme de concertation à priori relativement improbable dans le paysage français qui a vu le jour, car les pouvoirs publics cherchaient à identifier des interlocuteurs pour faire avancer les projets et négocier les sorties de conflits. Sa mission première est donc largement tournée vers l’acceptation sociale et le dialogue avec les acteurs fortement concernés. Par la suite le modèle a évolué. Sa trajectoire n’est évidemment pas linéaire : porté par différents acteurs en fonction des périodes, soumis à des tensions en fonction de leurs sensibilités, le débat public est le résultat de compromis politiques (plus ou moins compatibles entre eux) qui ont progressivement imposé un modèle de concertation inédit dans le paysage administratif français, voire même international. Son statut d’autorité administrative indépendante lui a permis d’obtenir une certaine marge de manœuvre même si elle doit continuellement prouver son utilité aux yeux des acteurs de l’aménagement du territoire et veiller à ne pas contrarier les routines des services de l’État habitués à administrer l’intérêt général au nom des citoyens.
Les débats constituent un terrain favorable à l’étude de la question de l’inclusion du fait de leur dimension ouverte : toute personne intéressée par le projet, qui se sent concerné par la thématique est invitée à venir s’exprimer dans la procédure. La procédure est censée accueillir des riverains des projets, en tant que citoyens directement concernés, et d’autres, plutôt intéressés par la thématique associée. Ainsi, un débat sur un contournement autoroutier pourra en théorie voir intervenir les riverains du tracé, mais également les utilisateurs de l’infrastructure qui n’habitent pas à proximité sans oublier ceux intéressés plus généralement par la modification de l’environnement imposée par ce type de projet. Tous les acteurs ne partent pas avec la même connaissance du sujet et du projet. Certains professionnels et associatifs sont capables d’engager des échanges avec un bon niveau technique, d’autres groupes sociaux, considérés comme « profanes » doivent d’abord s’acclimater à la thématique avant de rentrer dans le débat. L’un des objectifs de la médiation adoptée par la commission est de faire baisser ce coût d’entrée en repérant les principales asymétries entre les publics et le maître d’ouvrage pour ensuite tenter de les compenser par son accompagnement des « publics silencieux » (Rui, 2004). C’est dans ce cadre qu’a été initiée la réflexion sur l’introduction des TIC dans les débats, comme une opportunité de compenser les asymétries.
On peut d’ores et déjà remarquer que la capacité à contrer les asymétries de la procédure dépend de la manière dont les normes de la participation sont déployées, de la manière dont les acteurs incarnent certaines conceptions de la participation et de la place du public. Les choix faits en matière d’équipement participent également à faire exister un modèle de débat particulier. En fonction de ces choix politiques et techniques, l’inclusion du public sera plus ou moins favorisée. Derrière l’unité apparente de la procédure, il y a donc de nombreuses manières d’organiser le débat, de s’approprier les règles. C’est en partie cette diversité qui fait la force de la participation comme le rappelle Loïc Blondiaux en évoquant « la force d’une notion floue » (2007) qui parvient à répondre aux attentes d’acteurs aux intérêts variés.
La construction du débat public comme objet de recherche
Depuis sa mise en place, les débats CNDP ont été l’objet de nombreuses recherches afin de mieux comprendre leur fonctionnement, leur capacité à produire de la délibération et à transformer les pratiques administratives. Dès sa création en 1995 des espaces de réflexion institutionnels se sont ouverts autour de la méthode à mettre en place pour organiser des débats publics sur des questions d’infrastructures. On peut par exemple citer le colloque organisé par le ministère de l’Environnement le 25 avril 1995 sur « la concertation en amont des projets d’aménagement »10, pour discuter des conditions de mise en place de la loi Barnier. La préoccupation des acteurs réunis est alors de réfléchir aux manières d’améliorer l’action publique, de lui faire gagner en efficacité et de répondre aux attentes des citoyens. Ces espaces voient se côtoyer des praticiens des premiers débats et des chercheurs intéressés pour accompagner ce nouveau venu dans le paysage de la démocratie participative française. Plusieurs ouvrages vont être publiés dans cette dynamique : Le débat public : une réforme dans l’État sous la direction de Serge Vallemont en 2001, puis Le débat public en apprentissage. Aménagement et environnement sous la direction de Louis Simard, Laurent Lepage, Jean-Michel Fourniau, Michel Gariépy et Mario Gauthier en 2006 qui rend compte d’un colloque organisé en 2005. L’objectif de ces premiers ouvrages est de produire un premier retour d’expérience sur les débats publics, accompagné par une réflexion sur sa portée réelle et sa capacité à transformer durablement l’action publique. Parmi les auteurs on trouve des présidents de CPDP, des membres de la CNDP, des hauts fonctionnaires, des élus et des chercheurs. Les textes produits visent à étudier les grands principes du débat (le rapport à la décision, la concertation en amont…), de revenir sur sa genèse et notamment sa filiation avec le BAPE québécois. Ces ouvrages permettent de cerner les préoccupations des acteurs de terrain. Une place importante est réservée à la gestion des conflits, la possibilité de produire une parole collective qui soit légitime pour peser dans les processus de décisions…
L’ouvrage de Sandrine Rui La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique paru en 2004 est l’un des premiers à déplacer la focale. Plus que l’impact du débat sur la vie administrative ou leurs conditions de réussites, son travail montre que pour les acteurs qui s’engagent, le débat est une mise à l’épreuve publique de leurs conceptions de la démocratie et de leur propre citoyenneté : « À vrai dire, nous n’avons pas plus rencontré de citoyens que de sujet démocratique dans l’enceinte des débats. Nous y avons croisé des individus qui, parfois malgré eux et alors qu’il pensent participer à une mise à l’épreuve de la légitimité des choix publics, se trouvent confronté à une mise à l’épreuve de leur citoyenneté, et ce, qu’il s’agisse des élus, des associatifs ou des aménageurs » (Rui, 2004 : 206). Elle montre donc comment le débat public peut être une source de réflexivité pour les acteurs comme pour les institutions. Dans son approche, le débat public est considéré comme une expérience sociale qui permet aux acteurs de se forger une conception de la citoyenneté, à défaut de pouvoir véritablement peser sur les processus d’action publique.
Une nouvelle étape est franchie en 2006 avec le colloque porté par l’ICAM, le CERAPS, Lille et l’INRETS, avec le soutien de la CNDP. Ses actes ont été édités en 2007 sous la forme d’un ouvrage collectif intitulé : Le débat public : une expérience française de démocratie participative. Dirigé par Martine Revel, Cécile Blatrix, Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Bertrand Hériard-Dubreuil et Rémi Lefebvre cet ouvrage se caractérise par des allers-retours constants entre savoirs théoriques et retours d’expériences afin de donner de la portée à l’ouvrage tout en favorisant la réflexivité des acteurs de terrain et notamment de la CNDP11. Un pari normatif parcours les articles réunis : le débat public est une innovation importante dans le paysage français qui doit être considéré comme un objet d’étude légitime12 : « La CNDP en tant qu’institution politique radicalement inédite, en tant qu’exemple français le plus achevé à ce jour d’organisation de la participation des citoyens “ordinaires” à la discussion des choix collectifs, offre depuis une dizaine d’années maintenant un terrain d’observation et d’analyse privilégié des évolutions qui touchent aujourd’hui la plupart des éléments structurants de notre univers politique. (… ) Ses enjeux s’avèrent multiples et questionnent, entre autres éléments, les rapports entre démocratie représentative et démocratie participative, la place du profane face à l’expert, la définition du public assistant aux débats, ou les stratégies d’acteurs (notamment les maîtres d’ouvrages des projets débattus), enfin, le sens et la finalité du débat… » (Revel et al., 2007 : 9-10).
Son niveau de formalisation juridique est présenté comme une opportunité d’interroger le fonctionnement de la démocratie. Une posture de « proximité critique » est dessinée de la part des chercheurs par rapport au débat public. Il s’agit de n’être ni cynique ni naïf, mais d’observer avec rigueur et exigence les évolutions du débat, tout en accompagnant son développement. Cette proximité critique correspond également à la posture adoptée dans ce travail doctoral. Le débat est considéré comme un fait social étudié en termes d’institutionnalisation (origine, organisation, effets, évaluation), qui produit des dynamiques participatives qu’il convient d’interroger pour comprendre ses effets sur la démocratie. Trois entrées sont privilégiées dans l’ouvrage : la genèse de la CNDP ; la question de la légitimité à reconstruire en permanence pour ce type de procédure et celle des effets du débat public sur l’action publique. Cette construction permet de replacer la création de la CNDP dans son contexte, de l’interroger comme une institution sociale avec ses finalités propres avant de s’intéresser à ses conditions de déploiement à travers le déploiement des CPDP et aux possibilités de les évaluer.
La réflexion sur la genèse permet de replacer le processus d’institutionnalisation dans son contexte socio-politique comme nous y invite la contribution de Cécile Blatrix, afin de reconstruire le double mécanisme qui a permis la mise en place de la CNDP : les limites de la procédure d’enquête publique et la multiplication des conflits d’aménagements. L’usage du terme de « concession procédurale » (Blatrix, 2007) ou de « citoyens en tant que riverains » (Fourniau, 2007) reflètent bien le contexte tendu dans lequel l’institution est crée. La question de la légitimité est également largement abordée dans les différents articles. Celui de Bertrand Hériard-Dubreuil invite à prendre en compte le manque de légitimité « institutionnelle » dont souffre la CNDP qui serait en partie palliée par une « légitimité énonciatrice ». C’est ainsi une hypothèse forte de l’ouvrage : la légitimité du débat, en tant qu’espace de participation capable de permettre la démocratisation de l’action publique, est à construire dans chaque débat. Tous constituent une expérience susceptible de remettre en cause la trajectoire de l’ensemble. L’entrée par les effets permet d’ouvrir une perspective également portée par les travaux de Jean-Michel Fourniau13 qui cherchent à observer les débats et tenter de sortir du « tropisme procédural »14 des études sur la participation pour traiter de la construction de l’expérience des problèmes publics mis en débat, considérés comme des épreuves dans des processus socio-techniques plus larges.
La dernière partie de l’ouvrage, consacrée aux effets, permet également de se rendre compte du risque de finir par découpler le débat du processus de décision pour transformer les procédures mises en place par la CNDP en espaces d’acceptabilité. La contribution de Laurent Mermet s’inscrit dans ce sens et rappelle que la participation institutionnelle ne peut être comprise sans les espaces d’expression informels où s’expriment également les citoyens. Il propose une métaphore entre une démocratie « d’élevage » composée de dispositifs institutionnels et une démocratie « sauvage » composée par les mobilisations hors de ce cadre en rappelant que l’institutionnalisation ne doit pas se faire au détriment des autres formes d’expression. Sa contribution insiste sur la nécessité de ne pas dépolitiser l’analyse des dispositifs de participation, car « s’il y a plus de démocratie à cet endroit-là, c’est peut-être qu’il y en a moins ailleurs » (Mermet, 2007 : 380). Les débats doivent donc être réinscrits dans le projet politique qu’ils font exister.
L’approche SIC des débats publics
D’autres travaux en SIC se sont intéressés au débat public CNDP15. L’angle abordé est différent. Il s’agit globalement de considérer les débats comme un espace de publicisation de la science, un nouvel espace d’interaction entre science et société en partant du principe qu’« avec ces dispositifs, dans tous les cas, les modalités d’information et de communication des individus se présentent comme centrales » (Pailliart et Romeyer, 2009). Le développement des débats accompagnerait des formes de plus en plus aiguës de remises en causes de l’expertise et de la légitimité des décisions qui seraient désormais confiées à des dispositifs dialogiques, conformément aux théories habermassiennes. Plusieurs travaux ont ensuite cherché à montrer que les contraintes procédurales empêchaient la pluralité des opinions de s’exprimer dans les débats (Bresson-Gillet, 2013). Dans cette optique, la procédure n’aurait pas les ressources pour répartir équitablement l’expertise qui serait principalement du côté des porteurs de projets. La communication dans ces espaces serait donc largement stratégique (volonté de démontrer la légitimité d’un point de vue par de la rhétorique), plutôt que liée à l’agir communicationnel cher à Jürgen Habermas.
Dans une autre optique, les travaux de Laurence Monnoyer-Smith (2006, 2010) que nous avons déjà présentés se sont intéressés à la question de l’inclusion dans les débats publics. En se plaçant dans la perspective des critiques féministes de la délibération et des travaux sur la « démocratie connectée » de Stephen Coleman (2004, 2005) ses recherches étudient le rôle des outils numériques dans la prise en charge des publics fragiles du débat. Le postulat proposé est que les outils numériques et la créativité qu’ils autorisent favorisera l’expression de publics fragiles. Ainsi, le fait de proposer, ou non, des espaces de débats en ligne dans les dispositifs des CPDP deviendrait un marqueur du projet politique des concepteurs vers une plus ou moins grande prise en compte des citoyens.
Dans ces différents travaux, les débats sont analysés en tant qu’expériences de démocratisation de l’action publique où la place accordée au citoyen est questionnée. En sociologie et en science politique, il s’agit de considérer le processus d’institutionnalisation de la participation et ses effets sur l’activité politique et la citoyenneté. Les recherches en SIC se sont intéressées au débat comme une forme de médiation qui autorise plus ou moins l’accès à l’espace public aux citoyens profanes sur les questions scientifiques et techniques. La perspective habermassienne les invite à penser l’inclusion de ces publics comme un préalable à la délibération, nécessaire pour légitimer les décisions. La configuration de ces médiations est interrogée pour ce qu’elle fait à l’expression des citoyens et la hiérarchisation des publics qu’elle entraîne. Il s’agit donc d’identifier la dimension politique des choix techniques effectués pour la mise en débat.
L’approche choisie dans ce travail prolonge les travaux précédents sur les questions de l’inclusion en les articulant avec les problématiques liées à l’institutionnalisation de la participation. Quand les débats sont souvent abordés comme des études de cas indépendantes et étudiées comme des procédures intégrées dans un contexte situé, nous proposons ici de changer de perspective et d’ouvrir la « boîte noire de la CNDP » afin de mieux cerner comment a été menée la politique d’équipement du débat, comment la CNDP peut-elle influencer les choix des CPDP ? La mobilisation du numérique est un bon marqueur pour analyser les relations entre l’instance nationale et ceux qui organisent matériellement les débats sur le terrain. Notre objectif est ainsi de faire le lien entre les impulsions « venant d’en haut » en terme d’équipement et la manière dont les CPDP s’en saisissent pour mieux comprendre comment ces choix interviennent dans la constitution des publics qui se saisissent ensuite de ces outils.
Sur le terrain on voit que la gestion de la montée en généralité pose problème et que la dimension territorialisée des problématiques ne cohabite pas toujours facilement avec les enjeux axiologiques qu’ils portent. Faire une place à la diversité des attentes des publics est un enjeu majeur pour le débat public, largement pensé pour discuter de projets d’aménagements du territoire localisés et récolter des avis directement en réunion. Pour autant, peut-on considérer que cela soit uniquement un problème d’équipement ? Faire participer en ligne peut-il suffire à le résoudre ? Nous faisons le pari dans ce travail que les choses ne peuvent être aussi simples.
Questionnements
La question de recherche que nous avons posée à l’origine de ce travail était formulée autour de plusieurs interrogations qui convergent vers la question de l’inclusion : Comment les publics se constituent dans les débats CNDP ? Comment s’opère le processus de sélection des publics dans les dispositifs participatifs ? Comment se construit le « concernement » des publics dans la démocratie dialogique ? Pour rentrer dans ces questions nous avons choisi de prendre comme point de départ l’objet technoscientifique mise en débat. Nous partons du constat que ce qui fait venir participer les citoyens c’est d’abord et avant tout un objet technoscientifique16 qui pose un problème et sur lequel ils souhaitent se prononcer. On parle de « concernement » des publics pour désigner ce lien entre les objets technoscientifiques et leurs publics. En fonction de l’intensité des controverses qu’il pose, l’inclusion est plus ou moins importante.
Depuis ses origines en psychiatrie dans les travaux d’Henri Grivois (1909), le concept de concernement a été mobilisé dans les travaux de John Dewey (1927/2003) pour définir la relation entre le public et la cause de la modification de leur environnement (les problèmes). De nombreuses disciplines des sciences humaines se sont ensuite appropriées cette notion17, notamment pour étudier la mobilisation des groupes ou des populations concernées par un projet ou une thématique. C’est par exemple le cas d’études qui vont s’intéresser à la manière dont les populations locales vont réagir à la construction d’une centrale nucléaire sur leur territoire. Pourquoi certains vont-ils se mobiliser quand d’autres vont laisser passer le problème ? L’un des principaux résultats de ces recherches a été de montrer que les logiques qui sous-tendent l’engagement reposent sur la formation d’un lien entre l’objet du débat et son public. Pour venir participer, il serait nécessaire de créer une relation de sens (découverte et sensibilisation à un objet) qui engendre une proximité suffisante avec l’objet débattu pour motiver une contribution au débat. Luc Boltanski explique que ce lien peut être direct : lorsque le public a la possibilité d’agir sur la controverse, ou plus indirect : lorsque ses valeurs sont mobilisées pour justifier sa contribution au débat (Boltanski, 1993). Malgré tout, les logiques de constitution de ce lien ne semblent pas avoir été, pour le moment véritablement caractérisé. Pourtant, mener une réflexion sur les conditions sociales et socio-techniques du concernement semble nécessaire tant il apparaît difficile de le penser comme un mouvement spontané, qui ne soit pas pris dans des constructions préalables et des enjeux de pouvoir, qui permettraient d’expliquer l’activation et l’implication des groupes sociaux concernés dans les débats.
Un aspect paraît avoir été particulièrement négligé par les recherches précédentes : le fait que le lien entre l’objet et ses publics est systématiquement rendu possible par le biais d’une médiation qui contribue à rendre public l’objet. On ne parle pas du nucléaire en général, mais celui-ci va être abordé, à travers la mise en discussion d’un projet de centre d’enfouissement des déchets, des choix sont faits. À travers ces médiations, le concernement est mis en forme, il est problématisé, ce qui contribue à l’activation des publics en fonction des aspects mis en avant. Certains segments verraient le lien qui les relie à l’objet légitimé dans le débat et seraient amenés à participer dans le cadre proposé. C’est très exactement ce que nous souhaitons étudier dans cette thèse : regarder comment l’organisation de la médiation influence la manière dont les participants vont s’exprimer et les publics se mobiliser. Très modestement également, car cette opération de médiation n’est évidemment qu’un des éléments de l’écologie complexe du concernement. D’autres facteurs plus sociologiques ou même psychologiques rentrent évidemment en ligne de compte18 et contribuent à comprendre les ressorts de la mobilisation.
Pour analyser ce que la médiation fait à l’objet du débat, notre discipline les SIC bénéficie de ressources théoriques et méthodologiques importantes et encore largement inexploitées dans le champ des études sur la participation. La dimension interdisciplinaire des SIC (Fleury et Walter, 2010) rend possible cette rencontre. Nous proposons notamment de nous appuyer sur les concepts de « médiation » et de « dispositif » pour comprendre sous un jour nouveau les effets de la mise en procédure des objets technoscientifiques. La préoccupation particulière des SIC portée à la technique et à sa capacité à « mettre en relation » nous permet de penser la médiation comme une opération qui ne soit pas neutre : les choix techniques pour organiser l’expression des publics, à travers des dispositifs, contribuent à faire exister un modèle politique normatif de participation qui contribue à activer certains publics. L’objet technoscientifique mis en débat serait problématisé par le dispositif, contribuant ainsi à mettre en forme le concernement des publics. Le concept de problématisation est utilisé au sens de Michel Foucault : « c’est l’ensemble des pratiques discursives ou non-discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) » (Foucault, 2001 : 673). Pour le philosophe, problématiser c’est rendre discutable. La manière dont ces objets sont rendus discutable est donc un enjeu de pouvoir : en fonction de la manière dont l’objet est présenté, le lien qui relie le citoyen à l’objet n’est pas restitué (et légitimé) de la même manière. Si on prend l’exemple d’un débat sur la construction d’un nouvel aéroport, si l’objet est problématisé comme un projet innovant, essentiel pour le développement de la région, le concernement des publics partisans du projet se trouvera légitimé, contrairement à celui des opposants qui restera en marge de la procédure. C’est sur cet aspect que nous avons, à notre tour, problématisé ce travail : Quel rôle joue la configuration des dispositifs dans le processus de sélection des publics ? Comment la relation à l’objet qu’ils instaurent oriente leur sélection ?
Pour mener à bien cette recherche nous mobilisons une acception particulière du concept de dispositif qui permet de penser la manière dont la technique organise et contraint l’action (Bonaccorsi et Julliard, 2010 ; Monnoyer-Smith, 2013). Considérer les procédures de débat public comme des dispositifs les rapprochent de ce que Brice Laurent nomme des « technologies de démocratie »19 (2010) ou Andrew Barry (2001) et Romain Badouard (2012) des « technologies politiques »20, c’est à dire des espaces où la démocratie est « mise en forme » et rendue visible aux yeux des citoyens. Le dispositif a une dimension performative dans la mesure où il contribue à faire exister un modèle normatif particulier de fonctionnement de l’ordre démocratique que les citoyens viennent actualiser. Les sources d’inspirations sont multiples : les « techniques de gouvernement »21 de Michel Foucault (2001), l’approche par les « instruments d’action publique »22 de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (2004) sur un plan plus sociopolitique nous permettent de penser la manière dont les dispositifs organisent les relations de pouvoir et contribuent à diffuser de nouvelles normes d’action de l’État. Nous montrerons également que le dispositif forme une sorte de technologie intellectuelle, au sens où il contribue à structurer nos activités intellectuelles et à faire exister de nouveaux mécanismes cognitifs. Penser les technologies de cette manière est une tradition au laboratoire COSTECH de l’UTC de Compiègne, où nous avons réalisé ce travail23. L’héritage de Jack Goody (1974) et sa « raison graphique »24, de Gilbert Simondon sur l’importance de penser la technique comme co-constituve de son milieu (1958)25 et d’André Leroi-Gourhan (1964) sur la dimension anthropologiquement constitutive de la technique26 ont été mobilisé par Bernard Stiegler pour définir son « homme prothétique » (1994)27 et Bruno Bachimont dans ses travaux sur la « raison computationnelle »28 (2010). Ainsi, les dispositifs compris comme technologie intellectuelle contribuent à l’émergence du sens de l’action, ils rendent possible dans un cadre cognitif et social déterminé. C’est dans ce cadre que nous souhaitons interroger l’usage du numérique dans les débats. En quoi la présence d’outils de participation en ligne fait-elle évoluer les modalités de construction du sens ?
Ce travail développe son raisonnement en s’appuyant sur une hypothèse générale qui affirme que les objets technoscientifiques débattus mettent à l’épreuve les dispositifs du débat public dans leur capacité à organiser les débats et la discussion avec les différents publics concernés. Autrement dit, si le dispositif problématise l’objet, ce dernier problématise également la procédure. Le fait de mettre en procédure des objets technoscientifiques oblige les acteurs du débat public à confronter leurs actions concrètes et leurs conceptions théoriques du débat pour que la concertation se déroule. L’action de terrain s’appuie sur des principes qui se retrouvent confrontés à un principe de réalité. La théorie ne ressort pas indemne de cette confrontation et contribue à faire évoluer la conception du débat public en fonction de la manière dont l’ordre démocratique prend charge les objets technoscientifiques. Les ressources mises à disposition sont-elles suffisantes ?
En partant de ces différents questionnements, nous avons exploré trois hypothèses :
La première hypothèse avance que le concernement des acteurs prend deux grandes formes : axiologique ou sensible. Le concernement axiologique est lié aux valeurs associées à la thématique. Il désigne les formes de participation qui montent en généralité et dépassent le cadre du projet débattu. La dimension sensible du concernement se réfère aux participants qui s’impliquent dans le débat du fait de la modification de leur territoire par le projet débattu. Le sensible fait référence au lien qui relie le participant à son environnement, à son milieu et à la manière dont le projet le modifie29. En théorie le débat doit permettre l’expression de ces deux facteurs de concernement. En pratique l’équilibre à trouver est très difficile et peut mener à maintenir certains groupes en dehors du débat. Poser cette hypothèse au départ de notre travail permettra d’étudier la « chimie » trouvée par les acteurs pour résoudre cette tension.
La seconde hypothèse traite de l’équipement numérique du débat. Dans les débats menés par les CPDP les outils web seraient plus favorables à la présence de publics axiologiques qui y trouveraient les ressources pour venir exprimer leur concernement basé sur les valeurs associées au projet. Cette hypothèse s’intéresse à la manière dont les participants viennent actualiser le lien qui les relie à l’objet. Il s’agit de tester le rôle de la configuration des outils dans l’expression des participants : les mêmes arguments sont-ils avancés dans tous les espaces de débat ? Si non, pourquoi ? Les spécificités de la prise de parole en ligne, notamment grâce aux plus nombreux appuis à l’argumentation qu’elle autorise, seraient favorables à la montée en généralité des discussions. Cette hypothèse permet de ne pas limiter l’étude du concernement à celle d’une proposition, à un cadrage, mais de réussir à prendre en compte ce que font vraiment les participants. Le concernement est donc considéré comme un processus dynamique : si le dispositif propose un cadre, il ne prend sens que dans l’action. D’autre part pour mieux faire ressortir la spécificité de la participation en ligne cette hypothèse s’appuie sur une analyse comparative « en ligne »/« hors-ligne » qui cherche à replacer les deux espaces dans une même dynamique, trop souvent dissociée par les observateurs.
Enfin, la troisième hypothèse concerne la relation entre conflit, controverse et débat. Il s’agit d’interroger le niveau de conflictualité des objets technoscientifiques pour déterminer comment ils peuvent être discutés. Ainsi, si l’absence de dimension problématique limite le débat, le passage de la controverse au conflit empêcherait sa mise en discussion. Certains objets seraient trop conflictuels pour que des publics s’agrègent autour des médiations, pour que des dispositifs les problématisent. Dans cette configuration, le numérique serait une opportunité de mettre en place un nouveau régime de gouvernementalité pour que le débat ait lieu malgré tout. Cette hypothèse se fonde sur le constat que tous les objets débattus n’ont pas la même capacité à activer les publics. Dans certains cas peu d’acteurs se sentent concernés. Le débat est alors difficile à mettre en place faute de participants et la pertinence des outils numériques limitée. Dans d’autres, la controverse engendre de fortes dynamiques dialogiques et de nombreux participants viennent débattre. Dans ce cas les outils en ligne peuvent servir à inclure dans les débats les publics n’ayant pas la possibilité de se déplacer en réunion. Enfin, pour certains débats, le conflit semble prendre le dessus et les rapports de force dominer les échanges. Que peut alors la solution dialogique face aux conflits ? Dans ces situations, le rôle joué par la participation en ligne doit être interrogé, notamment lorsqu’il est utilisé pour la sauvegarde de débats menacés par la critique radicale. Nous postulons que les outils numériques exercent une forme de gouvernementalité qui vient contraindre les pratiques et adapter les formes de participation pour que le débat puisse se tenir, malgré tout.
Annonce de plan
Pour développer notre argument, nous avons construit notre plan en trois parties. La première partie intitulée « Représenter son objet de recherche » a pour objectif de présenter l’outillage intellectuel mobilisé dans ce travail doctoral et la manière dont nous avons construit notre objet de recherche. Le premier chapitre, « La procéduralisation des discussions sur les sujets controversés », est l’occasion de présenter notre terrain, la CNDP et le cadre de la démocratie dialogique dans lequel s’inscrivent les débats publics. Il permet également de présenter les opportunités offertes pour discuter collectivement des controverses socio-techniques à travers la démocratie technique et le concept de « forum hybride ». Nous montrerons enfin que la grille de lecture normative proposée pour analyser les dispositifs dialogiques comporte un certain nombre d’angles morts, qu’il convient de combler pour capter ce qui se passe réellement dans les débats. Le second chapitre, intitulé « Organiser les interactions pour capter les publics », va être l’occasion de présenter l’appareil théorique que nous mobilisons afin d’étudier les débats en tenant compte des angles morts identifiés dans le premier chapitre. Nous introduirons notre préoccupation pour l’analyse des procédures par les dispositifs de médiation mobilisés par les SIC et la manière dont cela influence la construction du concernement des publics. Cette approche permet une lecture particulière des relations de pouvoir et de la construction de l’ordre démocratique qui tienne compte des objets technoscientifiques débattus. Le troisième chapitre, « Méthodologies : mener l’enquête dans un environnement ‘hybride’ », présente la manière dont nous avons empiriquement éprouvé notre cadre théorique et nos questionnements. Il s’agit d’introduire notre posture de recherche en présentant notre rapport au terrain et nos outils méthodologiques.
La seconde partie est intitulée « Appréhender les publics des débats », elle sera l’occasion de rentrer concrètement sur notre terrain. Dans le quatrième chapitre « Un ou des modèles de débat public ? », nous présenterons en détail le fonctionnement de la CNDP et ses principaux acteurs afin de comprendre les liens qu’elle entretient avec les CPDP. L’objectif est d’identifier les principales conceptions du débat portées par les présidents de CPDP et les choix d’équipement qui y sont associés. Chacune de ces configurations institue un rapport particulier aux publics qu’il conviendra d’expliciter. Le cinquième chapitre intitulé « Pourquoi l’objet compte ? » revient sur un des aspects clés du processus de problématisation : le cadrage de l’objet imposé par le dispositif. Nous montrerons que la prise en charge de l’objet technoscientifique impose de mettre en valeur certains aspects de l’objet. Les choix effectués seront ensuite plus ou moins discutés dans le débat. Ce chapitre sera l’occasion d’introduire deux de nos études de cas : le débat sur la rénovation de l’incinérateur de déchet dit « Ivry Paris XIII et le débat sur le projet de parc éolien en mer des Deux Côtes, dit « débat des Deux Côtes ». Nous détaillerons la manière dont les projets des maîtres d’ouvrages proposent un cadrage, plus ou moins négocié par la CPDP dans l’organisation de son questionnement. Le chapitre 6, « Équiper le débat public » revient sur la problématique du design des dispositifs et de la politique d’équipement menée dans les débats publics à travers l’analyse des deux études de cas citées précédemment. Ce chapitre est l’occasion d’observer concrètement la manière dont la configuration des espaces de discussion influence la forme des échanges. Nous regarderons comment les différents outils ont été exploités pour venir discuter le cadrage des débats, notamment à travers une étude de l’actualisation du dispositif qui nous permettra de comprendre le concernement exprimé par les citoyens. Ces études de terrain permettront de dégager des éléments sur la politique d’équipement menée et de comprendre comment le numérique peut être mis au service d’une stratégie d’inclusion et d’ouverture du cadrage.
La troisième partie intitulée « Web et démocratie : vers un régime de gouvernementalité numérique ? » sera l’occasion d’introduire un contrepoids aux terrains précédents à travers l’analyse de notre troisième cas, le débat public sur le centre industriel d’enfouissement des déchets radioactifs, dit « débat CIGEO ». Le débat CIGEO est un cas particulier en terme d’appel au numérique qui dépasse la logique d’équipement précédemment observée. Ici des fonctionnalités participatives en ligne ont été ajoutées pour remplacer les réunions empêchées par les opposants. Le web a eu dans ce débat pour effet la surreprésentation des concernements axiologiques et la disqualification de certaines revendications. Dans le chapitre 7 « Passer le débat en ligne pour contourner les critiques ? » nous reviendrons sur le déroulement de ce débat : le cadrage proposé, la stratégie des opposants et le blocage, suivi de la « réorientation » du débat décidé par la CNDP. Nous expliquerons comment le web a été utilisé par « effet de rustine » afin de fabriquer un public « à tout prix ». Nous montrerons ici que le passage en ligne, sans réunion publique, transforme la nature du concernement exprimé. Enfin dans le chapitre 8, « Les défis du dialogisme dans un monde incertain », nous mettrons à profit l’analyse détaillée de CIGEO pour tirer un certain nombre de réflexion sur le fonctionnement du débat public : au niveau de son fonctionnement, de la place de la critique et sur les usages du numérique qui seraient l’instrument d’une gouvernementalité afin de cadrer la conduite des participants de façon à ce que le débat puisse se tenir.