Plan
Introduction
Le design a dû s’imposer comme métier, puis comme enseignement. Il doit désormais s’imposer comme recherche. En France, dans les années 1950, il s’agissait d’imposer la spécificité professionnelle des designers ; dans les années 2000, il s’agit de faire entendre la spécificité épistémologique du design comme discipline scientifique. Comment un même mot est-il passé d’une dénomination professionnelle (artiste décorateur, architecte d’intérieur, esthéticien industriel) à une nouvelle épistémè aujourd’hui : la troisième culture, à côté des deux cultures de Snow2, entre les Humanités et les Sciences, la culture design ? Cet article ne répond bien évidemment pas à cette question, mais lui donne une certaine consistance historique à l’échelle nationale.
Le design a ceci de commun avec l’art qu’il a pour vocation de sans-cesse se redéfinir, notamment avec les « manifestes » qui parsèment son histoire. Selon Pierre-Damien Huygues, le design ne tient qu’à un fil ; ce fil est celui ouvert par le Bauhaus : le design n’est pas décoratif, il n’est pas un surplus profitable des chaînes productives, il est cette mise en tension des chaînes productives enfermée par l’économie de la technique. Le design suppose donc que la technique est orientable, conductible. À ce titre, il n’est pas tant une pratique qu’une conduite face à la technique et son pouvoir (Huygues, 2016). Si le « design » est intéressant pour la philosophie, c’est que sa définition même fait encore débat. L’évidence du « designer » aujourd’hui, à côté de l’artiste et de l’ingénieur, est encore à questionner. Le design se cherche, telle est sa meilleure définition. Il faudrait suivre les différentes définitions de l’ICSID (International Council of Societies of Industrial Design) pour comprendre l’évolution de la manière dont les designers se perçoivent. En 2002, la définition du « design » (et non plus de l’« industrial design ») parle de « cycle de vie » et d’« humanisation innovante des technologies »3. On y retrouve le leitmotiv du design : humaniser les technologies ! C’était déjà celui de l’esthétique industrielle des années 1950 qui avait pour but d’« humaniser les techniques contemporaines et leurs produits » (Huisman, Patrix, 1961, p.34).
Le mythe fondateur du design est d’abord fait de « grandes écoles » : le Bauhaus, le New Bauhaus-School of Design, la Hfg/Ulm, le Royal College of Art, etc. Comme nous allons le voir, la question de la recherche en design est née de la question de la formation en design, autrement dit de la spécificité de l’enseignement en design. Il y a indéniablement une manière d’enseigner propre au design, mais où commence-t-elle ? Avec Gropius ou avec l’œuvre pédagogique de László Moholy-Nagy (Findeli, 1995) ? Ou bien avec celle de Maldonado, directeur de l’école d’Ulm à partir de 1957, qui, constatant les faiblesses du learning by doing, tourne l’enseignement du design plus explicitement vers les sciences (y compris humaines) et la recherche (Maldonado, 1958)4 ? Les débats relatifs au design, à son enseignement, à sa recherche accompagnent l’histoire du design.
Où commencer l’histoire du design en France ? Dans cette oscillation entre dessin et dessein au XVIIIe siècle ?5 Les débats relatifs au design sont bien souvent relatifs à son positionnement historique vis-à-vis des disciplines dont il hérite. Le design ne sera pas le même selon qu’on le considère comme le fils du dessin, des arts décoratifs, ou comme celui de l’architecture, ou comme celui du marketing, ou comme celui des sciences de l’information et de la communication. Par exemple, si on prend la voie architecturale, on privilégie l’idée de design total (Wigley, 1998)6. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’architecte français Claude Parent récusait la définition anglo-saxonne du design qui s’applique à toute création, à tout l’environnement construit par l’homme, du briquet à la ville jusqu’au graphisme (Parent, 1971, p. 19). Cette velléité du design à se prendre pour le tout de l’environnement est la cible des critiques du design, de Baudrillard hier à Hal Foster aujourd’hui (Foster, 2008). Mais le design n’est pas seulement un discours totalisant, souvent auto-promotionnel, c’est aussi et surtout une pratique qui est très bien résumée par le mot qui la nomme et qui signifie : dessin et dessein. De ce point de vue, il n’y a pas de design, là où il n’y a pas, à un moment ou à un autre du processus de conception, un dessin-dessein – dont il faudrait étudier les différentes formes : plan, schéma, diagramme, etc. De ce point de vue, l’histoire du design accompagne la manière dont le dessin est passé d’un art d’agrément à une représentation normative de la technologie, à une « écriture de l’industrie » (Laurent, 2010). Nous reviendrons dans un second texte (Petit, Deldicque, 2017) sur l’importance du concept de « schème » pour la recherche en design. Les lignes qui suivent n’ont évidemment pas la prétention d’être une histoire du design en France7, elles se proposent simplement de pointer quelques étapes dans la constitution du design comme enseignement et comme recherche. Nous conclurons par deux axiomes de recherche qui nous semblent découler de cette histoire.
Aperçu sur l’histoire (de l’enseignement) du design en France
Cela fait bien longtemps que les arts sont devenus industriels, utiles, décoratifs, mécaniques, etc. « L’histoire qui conduit des arts industriels du XVIIIe siècle au BTS "design de produits" au début des années 2000, a généré une confusion disciplinaire : entre arts libéraux et arts triviaux ; entre arts décoratifs et arts industriels ; entre arts plastiques et arts appliqués. Elle a vu croître l’hétérogénéité des filières de formation » (Tortochot, Lebahar, 2008, p. 134). De fait, l’histoire du design, en France, puise sa source dans l’histoire de l’art appliqué à l’industrie, dont il hérite, mais qu’il transforme. Une quinzaine d’écoles d’arts appliqués ouvrent à Paris entre 1850 et 1900, dont l’école Duperré, l’école Boulle (1886) et Estienne (1889). À lire l’histoire de l’enseignement des arts appliqués de Stéphane Laurent (1999), qui s’arrête à peu près quand le design industriel commence, on comprend que le design est la solution des conflits d’orientation au sein des arts appliqués, entre la Direction des Beaux-Arts et celle de l’Enseignement technique8. Sa lecture historique est plutôt pessimiste, et il affirme d’ailleurs que la culture design en France n’arrive pas à éclore (Laurent, 2012). Mais qui sait ce qu’est la culture design ?
Le design, dit-on, est le mariage de l’art et de l’industrie. Cette union fut d’abord perçue comme une application des Beaux-Arts à l’Industrie ou une application des Industries aux Beaux-Arts. Il en aura fallu du temps pour que soit théorisé le passage d’une esthétique de l’application à une esthétique de l’implication : non plus l’art appliqué à la machine, mais l’art impliqué dans la machine. L’esthétique industrielle est clairement du côté de l’esthétique de l’implication (Patrix, Souriau, [1961] 1971)9. En cela, elle découle de la critique des arts décoratifs ou arts appliqués telle qu’elle est posée par Le Corbusier dans les années 1920 (Le Corbusier, [1925] 1996). Qu’on la nomme « esthétique industrielle » ou « design », au fond c’est la même chose qu’on cherche à nommer « qui ne relève ni des Beaux-Arts, ni des arts décoratifs, ni de la technique pure » (revue Esthétique industrielle n°1 – 1951). Il est, depuis, toujours plus facile de définir le design par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est.
Les années 1950
C’est dans les années 1950 que le design industriel s’affirme, en France, comme une activité spécialisée et comme un milieu professionnel autonome, qui ne relève ni des artistes décorateurs, ni des architectes (Vervaeke, 2005). Mais la France a parlé d’« esthétique industrielle »10, puis de « création industrielle », avant de se résigner à adopter l’anglicisme « design ».
Jacques Viénot est le premier à présenter l’idée d’une société internationale pour représenter les designers industriels au Congrès International d’Esthétique Industrielle en 1953 à Paris ; mais l’idée se concrétisera à Londres, en 1957 avec la naissance de The International Council of Societies of Industrial Designers (Le Bœuf, 2006). Le début des années 1950 est notamment marquée par la concurrence de deux personnalités : Jacques Viénot qui fonde l’Institut d’esthétique industrielle (1951) et énonce ses lois (1952), et son principal concurrent, qui a émigré depuis longtemps, Raymond Loewy (La laideur se vend mal, 195311) mais qui fonde une agence d’esthétique industrielle à Paris (Compagnie d’Esthétique Industrielle, 1952), concurrente de celle de Viénot (Technès, 1948)12. La divergence entre ses deux personnalités est théorique, mais elle est surtout sociologique : tandis que Viénot, conçoit l’esthétique industrielle dans une relation étroite avec les milieux artistiques et intellectuels, Raymond Loewy s’est toujours tenu loin du monde « académique », pour lui préférer le monde des affaires. Dans les années 1950, le design n’est plus seulement entre l’art et l’industrie, il est entre l’art, l’industrie et le marketing – ce dernier prétendant aussi faire du « total design »13.
Jacques Viénot rejette la stratégie d’éducation des consommateurs ou du public qui est celle développée par Formes utiles, et privilégie une action ciblant directement les producteurs, jugée plus rapide et plus efficace (Leymonerie, 2016, p. 89). L’institut d’esthétique industrielle avait notamment pour vocation de former des spécialistes et donc de créer un enseignement spécifique : d’où l’ouverture en novembre 1956, du premier cours d’esthétique industrielle (CSEI) inauguré à l’école des arts appliqués à l’industrie de la rue Dupetit-Thouars14, sous la direction de Pierre Lesellier. Ce dernier écrit : « Nos élèves des Beaux-Arts ne se souviennent pas qu’on leur ait enseigné ce qu’est un prix de revient ; nos élèves des écoles d’ingénieurs s’empêtrent dans leur maths ; nos élèves des collèges techniques supposent que l’industrie c’est de l’artisanat en grand » (Lesellier, 1958, cité par Leymonerie, 2016, p. 101). Dès sa naissance le « design » se trouve à la croisée des formations. Cependant, de fait, les étudiants du CSEI provenaient alors essentiellement des écoles d’arts appliqués ou arts décoratifs (école d’arts appliqués à l’industrie, école supérieure des arts décoratifs, école Boulle). Le terme d’esthétique industrielle est source de malentendus. Comme l’explique un ancien élève du CSEI : « l’industrie c’était eux, l’esthétique c’était nous »15.
Comme nous l’avons indiqué par ailleurs (Beaubois, Petit, 2017), il existe une filiation entre la « technologie » de Mauss, Leroi-Gourhan, Simondon, et l’« esthétique industrielle », la « culture technique », puis le « design ». Georges Friedmann, membre de l’Institut de l’esthétique industrielle (Friedman, 1954), incarne assez bien cette filiation16. Il accompagne une refonte de l’enseignement technique, en luttant contre une tendance au « technicisme » et à la « technolâtrie », en cherchant à promouvoir un humanisme du milieu technique, en étudiant la manière dont celui-ci nous conditionne (Friedmann, 1949)17. Cette refonte n’aboutira qu’à la fin de la décennie. Alors que l’enseignement de l’esthétique industrielle se constitue, l’enseignement technique, entre 1959 et 1965, connaît l’un des plus profonds bouleversements de son histoire : intégré au sein d’un système éducatif unifié, il disparaît en tant qu’entité distincte des autres ordres d’enseignement (Brucy, 2005).
Les années 1960
En 1962, le CSEI promulguera un BTS en esthétique industrielle. La même année, Roger Tallon est invité à mettre en place l’« esthétique industrielle » à l’ENSAD. La section de « design » – car Tallon a toujours préféré ce terme – de la vieille Ecole nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) était née.
Le design des années 1950 s’affirmait, mais restait marginal : il suffit de lire Pierre Francastel (Art et technique, 1956) pour s’apercevoir du travail qui reste à accomplir. Ce sont les années 1960 qui consacreront la profession et l’exposition Le design français, en 1971, consacrera elle l’idée d’un design total opérant dans toutes les sphères de la production18. En dépit de son retard par rapport aux autres pays occidentaux, visible notamment au 3e congrès de l’International Council of Industrial Design (ICSID) qui se tient à Paris en 1963, il existe dans les années 1960, un renouveau du design français : « il se dote d’un nouveau vocabulaire – le terme de “design” succède définitivement à l’expression “esthétique industrielle” –, d’un nouveau périmètre – non plus seulement l’objet, mais l’environnement –, de nouvelles tribunes – revues, syndicats professionnels, organismes de promotion » (Leymonerie, 2016, p. 121). Sur le plan institutionnel, le terme d’esthétique industrielle est progressivement abandonné19, mais celui de création industrielle prend place20. Sur le plan intellectuel, le design rencontre les études sur le quotidien et met en avant la figure du designer comme vecteur de relation, de médiation, de synthèse, de transversalité21 :
« Les designers peuvent faire aussi appel à un spécialiste de l’étude marché, à un technicien, un coloriste, un psychologue, un sociologue. Entre 1966 et 1970, la CEI s’adjoint par exemple, les services de Richard G. Coss, diplômé du département de design de l’université de Californie à Los Angeles, spécialiste de la psychologie comportementale… A la fin des années 1970, l’agence Technès-Maurandy compte, au sein de son personnel, un diplômé de sociologie spécialisé dans les questions d’urbanisme, Jan Tucny, et fait appel aux conseils de la sociologue Roselyne de Villanova. » (Leymonerie, 2016, p.149-150).
C’est dans les mêmes années que germe l’idée d’une recherche en design :
"Invités à imaginer, en 1966, ce que sera le design dix ans plus tard, Daniel Maurandy et Louis Lepoix rêvent de recherche fondamentale. Lepoix défend la dimension intrinsèquement prospective de son activité : « les expériences vécues, la permanence du futur dans nos études nous prédisposent à la synthèse non seulement du produit mais du mode de vie des années prochaines » ; pour Marnaudy, « il n’est pas interdit de penser qu’une telle recherche puisse être tentée à l’échelon gouvernemental par l’intermédiaire, par exemple, du CNRS ». Huit ans plus tard, Roger Tallon consacre une partie de l’activité de son agence Design programmes à des travaux de recherche détachés de toute commande immédiate" (Leymonerie, 2016, p.154-155, citant « L’esthétique industrielle dans 10 ans », Design Industriel, n°81, 1966).
Les années 1970
Dans les années 1970, le design se trouve à la fois dans les écoles d’arts (les arts appliqués, mais aussi les Beaux-Arts) mais aussi dans les universités et écoles d’ingénieurs22.
« La réforme de l’enseignement des beaux-arts en 1972/1973 fera apparaître dans les écoles deux types de départements ou options, environnement et communication. Au cours des années 1980, le terme design remplacera environnement » (Aguirre, Quéheillard, 2013). Le dossier de la revue Rosa.B sur le lien entre design et environnement, sur lequel nous reviendrons (Petit, Deldicque, 2017), fait ressortir de l’oubli l’Institut de l’Environnement (1969-1975), cette tentative échouée d’une recherche en design, caractérisée par cette volonté de construire de nouvelles modalités de recherches et d’enseignement pluridisciplinaire pour répondre aux enjeux d’un « environnement sensible » selon l’expression d’André Malraux. Claude Schaing, son premier directeur, se présente explicitement comme un héritier du Bauhaus, d’Ulm et des autres grandes écoles de design.23
« Là où il y a un objet, surgit la pensée » : tel est le proverbe Zen présenté comme la maxime de l’enseignement à l’Université de Technologie de Compiègne (Quarante, 1976). Là où on enseigne la technologie, le design est tiré vers l’industrie plutôt que vers l’art. Cette idée du design comme promotion d’une culture technique (plutôt qu’artistique) est défendue par Jocelyn de Noblet dans son livre pionnier (1974)24. Ce sera aussi celle de Guy Deniélou, directeur de l’UTC, qui confia l’enseignement du design à Danièle Quarante dès l’ouverture de l’Université, en octobre 1973 – quoique la première année fut des aveux même de Quarante « expérimentale » (Quarante, 1976). Le design à l’UTC s’exerce sous le nom de culture technique (De Noblet), de génétique technique (Deforge), ou d’ethno-technologie (Gaudin)25. Le design avait alors le rôle d’intégrateur des Sciences Humaines et Sociales dans les Sciences de l’Ingénieur. Sous l’impulsion de Quarante, autour de la formation de design, indissolublement théorique (culture technique) et pratique (problème industriel), interviennent, plus ou moins régulièrement, les spécialistes du design français (tels Jocelyn de Noblet, Abraham Moles et Yves Deforge) ou étranger (tel Maldonado). En 1981, elle reviendra sur cette expérience pionnière, et c’est la notion de projet qui est présentée comme celle permettant de mettre en œuvre la synthèse, la médiation, le décloisonnement propre au travail du designer26. Depuis, cette notion de projet semble le Graal du design. Dans le manuel de référence de Danièle Quarante – Éléments de design industriel (1984), qui en est à sa troisième réédition –, on trouve la diversité des considérations propres au design : des considérations historiques, mais aussi philosophiques ou épistémologiques (Gestaltthéorie, sémiotique, etc.), mais aussi commerciales (stratégie de communication d’entreprise, marketing), mais aussi éthique (design et environnement), etc.
Les années 1980
Dans les années 1980, le design rentre dans des écoles spécialisées publiques et privées. L’ENSCI-Les Ateliers est l’une de ces écoles et mérite peut-être qu’on s’y arrête par son caractère exemplaire. Au moment où l’ENSCI propose son diplôme de création industrielle sous la tutelle des ministères de la Culture et de l’Industrie (1982), le diplôme supérieur d’arts appliqués est créé sous l’égide du Ministère de l’Education Nationale (1983)27.
Dans le hall de l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle crée en 1982 sous le patronage de Charlotte Perriand et de Jean Prouvé, une plaque rend hommage à Jacques Viénot. Le but de cette école est de rapprocher la culture, la recherche et l’industrie. Les Ateliers Saint Sabin sont issus des « ateliers de création » rêvés par Patrick Bouchain28 qui voulait à tout prix lier penser et faire, design et artisanat, école et quartier. Les grands principes de l’école sont le cursus individualisé (la responsabilité), le contrat d’éducation (l’engagement), l’enseignement généraliste (refus de la spécialisation), les partenariats industriels, l’ouverture à l’international et l’ouverture des locaux 24h/24 toute l’année (De Bure, 2007). Mais ce qui caractérise surtout l’école, c’est qu’il n’y a pas d’enseignement, au sens de cours magistraux. Il y a des tuteurs, plutôt que des professeurs.
Jean-Louis Monzat de Saint Julien29, premier directeur de l’ENSCI, résume ainsi parfaitement le problème posé au design contemporain :
Dans le concept de création industrielle, il n’y a pas seulement la réponse à la question “Comment produire ?” mais, antérieurement et plus profondément, celle chaque jour plus difficile du “Quoi produire ?”. Longtemps, a été déterminant le critère de la faisabilité : on produisait ce que l’on savait produire et l’ambiguïté du concept de progrès suffisait à justifier le remplacement d’un produit par un autre plus moderne. Nous sortons, probablement, à présent, d’une deuxième période, celle qui fait du consommateur et de ses besoins, réels ou suscités, le point de départ de la création d’un produit (Monzat de Saint Julien, 1984, p.214).
Après le productivisme, après le consumérisme, la troisième période du design se cherche encore. Pour préparer la culture et l’éducation à cette troisième période, celle de la création industrielle, il faudrait, selon Monzat de Saint Julien, à la fois une réforme épistémologique et une réforme pédagogique. La première doit refuser « le schéma selon lequel l’innovation procède de l’invention ; la technique, de la science ; et finalement l’objet, de la théorie » ; la seconde doit éviter la fragmentation de l’objet technique en disciplines, cela entraînant « une assez bonne maîtrise des moyens de la production, pas de ses fins » (Monzat de Saint Julien 1983 : 215). Le malaise pointé semble toujours le même : comment se défaire de la « logique additive » du design où l’on ajoute l’art à l’industrie ? La réponse de Monzat de Saint Julien dans ce même article est aujourd’hui banale : par le « projet ». L’ENSCI prône une école qui passe par autre chose que le cours institué sur l’asymétrie du sachant et de l’apprenant, une école qui fonctionne sous forme d’ateliers dans lesquels étudiants et professeurs accompagnent un projet qui n’est évalué comme tel qu’à l’aune d’un tiers (une entreprise industrielle, un organisme public). Ce que Monzat de Saint Julien ne dit pas c’est à quel point le tiers, dont il est question, devient le commanditaire du projet.
Insister sur le projet, c’est faire écho au passage de l’académisme au modernisme, lorsque le rare talent est remplacé par l’universelle créativité (De Duve, 1994). Mais insister sur le projet, c’est aussi une manière de fuir l’objet, et parfois le sujet qui en est responsable. Le projet est à la mode, et la rhétorique du projet peut parfois se faire le vecteur du « nouvel esprit du capitalisme » où tout devient « projet » (Boltanski, Chiapello, 2007, p. 104–106).
Entre art et ingénierie
Notre rapide parcours nous a fait rencontrer un certain nombre d’écoles, mais pas toutes. Depuis les années 1980, le design s’est considérablement développé, au point presque d’exploser. Mais une chose demeure : du point de vue de son enseignement et de sa formation, le design est encore tiraillé entre école d’art et école d’ingénieur. Aujourd’hui, les BTS en design sont nombreux30, et le design se retrouve sous forme d’option de spécialisation dans les écoles et université d’ingénieurs31, dans les écoles d’architecture, comme dans les écoles d’art32, et de nombreuses écoles privées33 lui sont dédiées. Il existe donc de nombreux établissements, public et privé, qui délivrent des diplômes de designers. Chaque école a son propre diplôme et les diplômes de « designers » sont en fait attribués par une diversité de filières de formation, dont aucune ne s’impose comme condition exclusive d’appartenance au groupe professionnel ou de recrutement. Monique Vervaeke (2005) a montré que ce qui singularise le groupe professionnel des designers est qu’il favorise une diversité de filières de formation – cette hétérogénéité de l’offre résultant des clivages institutionnels et sociaux. L’auteure fait ressortir une diversité de cursus dans chaque service de design et un marché du travail qui s’est socialement construit grâce aux réseaux professionnels et aux relations d’inter-reconnaissance
L’enseignement de design reste assuré par des établissements sous tutelle de différents ministères : la Culture, l’Éducation, l’Industrie. Cette situation n’est pas particulière à ce groupe professionnel ; les écoles d’ingénieurs relèvent de ministères encore plus diversifiés. Cependant, sur la question des diplômes, les designers se différencient des professions habituellement étudiées par la sociologie, et en particulier des ingénieurs, lesquels ont recherché la protection du titre par la loi du 10 juillet 1934. (Vervaeke, 2005, p. 40).
Ce qui vient d’être dit des ingénieurs est aussi valable pour les architectes. Les designers font donc exception chez les « concepteurs ». Ce métier reste atypique en ce sens que s’il passe généralement par un diplôme en design, il n’en dépend pas et semble échapper à toute formation disciplinaire. Pourtant, ce métier – mais le design n’est-il qu’un métier, en l’occurrence une diversité de métiers ? – cherche à tout prix à se faire reconnaître comme une discipline.
La tardive recherche en design ?
La question de savoir quand commence la recherche en design en France n’est pas tranchée. Il semble admis que la recherche en design francophone est en retard, et qu’elle se dote aujourd’hui des moyens de le rattraper en adoptant la mouvance internationale. Pourtant, si l’histoire de la recherche en design anglophone existe déjà, l’histoire de la recherche en design en France reste largement à faire – comme notre prochain texte sur la recherche en design le suggère (Petit, Deldicque, 2017).
Du côté anglophone
L’histoire de la recherche en design est très largement sous domination américaine et anglaise34. Les historiens la font généralement débuter dans les années 196035, quoiqu’il faille attendre les années 1980 pour assister pleinement à l’établissement du design en tant que discipline d’étude cohérente qui possède des connaissances propres ainsi que ses propres moyens de les acquérir36. Ce n’est que depuis les années 2000 que la recherche en design serait devenue pleinement mondiale et internationale.
Bruce Archer, professeur en Design Research au Royal College of Art, dans le premier numéro de Design Studies, écrivait :
Ainsi le Design, dans son sens éducatif le plus général, où il est sur un pied d’égalité avec la Science et les Humanités, est défini comme le domaine de l’expérience humaine, de compétence, de compréhension, qui reflètent l’appréciation et l’adaptation de l’homme à son environnement [surroundings] au regard de ses besoins matériels et spirituels (Archer, 1979, p.20)
Le Design est pensé en termes d’éducation à la « Troisième Culture ». À côté de la Science dont le langage est mathématique, à côté des Humanités dont le langage est la langue naturelle, il y a place pour la modélisation formelle (modelling) qui est le langage essentiel du Design, il y a place pour une « culture matérielle » qui réunit les artefacts aux expériences et activités humaines. Il faut remarquer que dans les articles pionniers, qu’il s’agisse de B. Archer (1979) ou de N.Cross (1982), le nom de cette troisième culture (ou third area in education) est encore discutée : la « technique » ou la « technologie » sont évoquées puis rejetées ou délaissées37. Car leur idée est précisément de distinguer, au sein de la technologie, un régime pratico-théorique propre au design. Nigel Cross (2004) acte ainsi le passage du Design as Science au Design as Discipline, seul ce dernier admettant qu’il existe un mode de connaissance propre au designer (designerly way of knowing). Nigel Cross (2007) s’appuie notamment sur Donald A.Schön et son « tournant réflexif » qui fait passer du paradigme de la science appliquée à celui du praticien réflexif38. Personne ne pouvant affirmer que la réflexivité est le propre du designer, il s’agirait donc d’affirmer qu’il n’y a de recherche en design que par la réflexivité du designer. Mais en ce cas, la recherche en design n’aurait de sens que dans l’exercice du métier de designer. En ce cas, les Design Studies telles que défendues notamment par Victor Margolin (Margolin, 1995 ; Margolin, 2010) seraient exclues de la recherche en design.
Lorsqu’on ouvre un livre collectif sur la recherche en design, on ne trouve pas une science constituée, on trouve plutôt une recherche sur la recherche elle-même (Joost et al., 2016). Que doit-on espérer des modélisations formelles de la recherche en design39 ? Comment savoir où commence et où s’arrête la recherche en design ? Englobe-t-elle toute philosophie de la conception ou toute modélisation ? La recherche en design ne manque pas, en tout cas, de références philosophiques, qui vont de la cybernétique à la phénoménologie en passant par le pragmatisme, pour faire converger science et design, théorie et pratique (Jonas, 2014). Est-il possible de réconcilier sous le nom de recherche en design la théorie CK d’Armand Hatchuel et le Design Thinking de Tim Brown40 ? Le Design Thinking est-t-il le nouveau nom pour cette « troisième culture » – à cette différence près qu’elle peut désormais s’enseigner aux non-designers41 ? Pour les sceptiques, il n’est que l’autre nom que la Silicon Valley se donne à elle-même – l’innovation.
Du côté francophone
Dans son rapport sur le design et les métiers d’art au Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement et de la recherche (2015), Brigitte Flamand dresse un bilan mitigé de la formation et de la recherche en France de cette discipline42. Mais la recherche en design est pourtant en train de se préciser : il existe, par exemple, un post-diplôme « design et recherche » à l’École d’Art et de Design de Saint-Etienne, et il existe désormais un réseau de chercheurs43 et un réseau de doctorants44. La recherche en design s’affirme notamment à l’Université de Nîmes avec Alain Findeli, qui défend l’idée du design comme discipline scientifique (et non seulement comme une pratique professionnelle) fondée sur une méthode propre, celle de la « recherche-projet ». Il propose de distinguer : la recherche pour le design, la recherche sur le design, la recherche par le design45. La recherche pour le design est la recherche (les lectures etc.) qu’effectue le designer pour son projet : elle n’aboutit pas à des publications scientifiques (Findeli, 2005). La recherche sur le design est la recherche universitaire sur le design menée par une discipline (histoire, philosophie, sociologie, science de la gestion, etc.) : si elle aboutit à des publications scientifiques, elle ne semble pas, selon Findeli, utile au designer. Son but est de proposer un troisième type de recherches, une recherche par le design (ou recherche à travers le design, recherche-projet) qui concilie les deux premières : à la fois rigoureuse du point de vue scientifique et féconde pour la profession et les usagers46. Le « projet » de design est présenté comme étant l’équivalent du « terrain » des sciences sociales et du « laboratoire » de la recherche expérimentale. Dans cette optique, le design s’opposerait à la science (SHS et STI) comme le monde du projet s’oppose au monde de l’objet. Stéphane Vial se situe dans la droite ligne de Findeli47 et comme lui ou Nigel Cross il pense que la recherche en design est une discipline scientifique autonome. La revue Sciences du Design qu’il dirige est-elle supposée incarner cette recherche ? Sa ligne éditoriale affirme que la culture design est une discipline irréductible aux autres cultures (Vial, 2015b), pourtant comme son titre l’indique elle relève des sciences du design, ouverte aux autres disciplines. De fait, la revue n’est pas réservée aux designers, ni à la recherche-projet. De fait aussi, elle s’est ouverte par un débat entre Lysianne Léchot-Hirt (2015) qui défend une « recherche-création » et Philippe Gauthier (2015) qui défend une recherche-projet épistémologique distincte de la pratique. De fait, encore, la place des sciences humaines semble prépondérante dans la recherche en design (Gentès, 2015). Il y a débat sur le statut de la discipline même, car en France comme ailleurs, la question de savoir si le design doit ou non se revendiquer disciplinaire ou interdisciplinaire n’est pas tranchée48.
Nombreux admettent que la recherche en design suppose une définition du design. L’ennui, c’est que celle-ci est souvent auto-circulaire : le design, c’est le projet propre au design. Et quand les définitions ne sont pas circulaires, elles sont tellement larges que chacun pourrait s’y reconnaître : « la recherche en design est une recherche systématique et une acquisition de connaissance liée à l’écologie humaine générale considérée du point de vue de la pensée design, i.e d’une perspective orientée-projet » (Findeli, 2010, p. 294). Il suffit de donner au mot projet un sens politique (étrangement oublié), pour que chaque citoyen ait l’âme d’un designer.
Conclusion et perspectives.
Lors de la rédaction de ce texte nous avons rencontré deux doctorants sur le programme SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche) : Lia Giraud49 et Emile de Visscher50. La première provient d’une école d’art et est « artiste » ; le second provient d’une école d’ingénieur et est « designer ». Quiconque s’intéresse à leurs travaux comprendra qu’il est difficile d’y départager ce qui relève de l’art, du design, de l’ingénierie, de la science expérimentale. Dès qu’on prend des exemples concrets de recherche (en art ? en design ? en technologie ?), alors il devient beaucoup plus difficile de séparer les différents régimes de conception, ou les différentes disciplines du projet.
Parcourir à grand pas l’histoire du design en France comme nous l’avons fait, c’est suivre la constitution d’un métier, d’un enseignement et d’une recherche, en un mot suivre la constitution d’une discipline. Notre rapide parcours de la recherche en design nous a mené vers la discipline design ou la recherche-projet. Mais la recherche en design, nous l’avons dit, est sujette aux mêmes ambivalences que le design lui-même. Si cette « discipline » est passionnante pour l’historien ou le philosophe, c’est en raison même de son indétermination, de son oscillation constituante, entre art et ingénierie, entre SHS et STI ; c’est précisément parce ce qu’il y a, dans cette oscillation, une force qui résiste à sa normalisation disciplinaire.
Si le design peine à se constituer en discipline c’est en raison même de ses promoteurs qui mettent en avant sa vocation totalisante. En effet, à écouter les chantres du design, le domaine du designer ne serait rien de moins que celui de la technique, dans tous les sens du terme : comme matière, comme art, comme code. Le designer serait concerné par tous les sens du mot technique : à la fois comme objet, comme savoir-faire et comme savoir-vivre. Le designer a donc une lourde responsabilité. Nous ne le nions pas, mais nous l’invitons à la partager. D’autant plus que l’épistémologie du design est encore à inventer51.
La question de la « recherche en design » n’a jamais été aussi discutée qu’aujourd’hui en France. Et cette question demeure une question précisément car la recherche en design n’est pas clairement délimitée, pas plus d’ailleurs que son enseignement n’a réussi à se fixer entre école d’arts et écoles d’ingénieurs. En guise de perspectives de recherche, nous proposerons deux principes qui viennent conclure respectivement la première partie sur l’enseignement et la seconde sur la recherche.
Principe de non-séparation de l’ingénieur et du designer
Il suffit parfois de mettre un ingénieur et un designer sur un même projet, pour s’apercevoir que la différence est bien réelle. Mais qu’il existe des différences de formations, et donc de compétences, est une chose ; qu’il existe des différences essentielles en est une autre. Comment distinguer le régime de conception propre au designer à côté de celui de l’ingénieur et de l’architecte se demande Armand Hatchuel ? Nous ne discuterons pas sa réponse, il nous suffira ici de remarquer que très peu de personnes ont fait l’effort d’y répondre. Répondre à cette question est pour Hatchuel une manière de prouver que « le Design n’est ni une simple pratique dérivée des métiers d’arts au service d’objectifs marchands, ni une forme d’ingénierie astucieuse et sensible » (Hatchuel, 2006).
Nous sommes passés très vite sur des questions très compliquées. Si vite que s’est opéré un glissement. Il y a une différence essentielle entre la démarche initiale d’Archer et la démarche actuelle. Dans le premier cas, il s’agissait de définir une Troisième Culture – ce qui supposerait d’être au clair sur les Deux Cultures, celle des Sciences et celle des Humanités. Dans le second, il s’agit en quelque sorte d’une quatrième culture, car il s’agit de distinguer le design, non seulement des sciences et des humanités, mais aussi de l’ingénierie, ou plus généralement de la technique et de la technologie. Pour la Design Research Society, le Design était confondu avec l’ingénierie, et la recherche en design se confondait presque avec la R&D. Tandis que pour les défenseurs du designerly way of thinking – le design, non plus comme science de la conception, mais comme discipline de la conception – le Design se distingue de l’ingénierie, et cette distinction est constitutive. Ce que Herbert Simon appelait « design » était valable pour les ingénieurs, les architectes, et à peu près tout le monde en fait (du médecin au professeur) ; tandis que ce que Stéphane Vial appelle aujourd’hui « design » est propre au « designer ». On ne part plus du design pour définir les designers, on part des designers pour définir le design.
D’ordinaire on affirme que l’ingénieur conçoit le fonctionnement de la technique, et que le designer conçoit son usage. La pratique du design se distinguerait de l’ingénierie « par sa maîtrise du registre formel, sa sensibilité à l’usage et son souci de l’expérience utilisateur » (Vial, 2015a, p.83). Cette idée n’est pas fausse, mais elle n’est pas vraie non plus : elle est partisane et injuste envers les ingénieurs. Les ingénieurs en IHM par exemple ne sont-ils pas préoccupés l’usage et l’expérience ? Cessent-ils d’être ingénieurs dès lors qu’ils font de l’UxDesign ? En outre, quand on rentre dans les détails de l’histoire des techniques, tout devient plus compliqué. On peut gloser sur la question de savoir pourquoi Bill Gates est ingénieur, tandis que Steve Jobs est designer. On peut se demander pourquoi la lampe Anglepoise est une idée d’ingénieur, tandis que la lampe Tizio est une idée de designer52. Mais les démarches qui cherchent à séparer le design et l’ingénierie risquent fort de se confronter à des contre-exemples, à des nuances, à des singularités historiques qui rendront difficiles toute définition essentialiste.
Même Danielle Quarante, qui a tenté de réconcilier ingénierie et design, a pu reproduire des clichés pernicieux. Selon elle, l’ingénieur serait mu par l’efficacité, tandis que le designer serait mu par la responsabilité et donc par l’éthique : « la motivation de l’ingénieur, tournée vers l’efficacité fonctionnelle, et la motivation du designer, qui se doit d’aborder les problèmes sous l’angle de la responsabilité culturelle, sociale et humaine, ne peuvent être la même » (Quarante, 1976). Une telle formulation est ambivalente, car elle laisse supposer qu’il y a l’ingénieur (irresponsable) à côté du designer, alors qu’en l’occurrence (à l’UTC) il s’agit de la même personne et de la même technique. L’opposition entre une approche « techno-centrée » et une approche en design « centré sur l’humain » est-elle pertinente du point de vue technologique ? En caricaturant à peine, elle suppose de distinguer dans la machine un aspect « humain » qui serait l’affaire du designer, et un aspect « non-humain » qui serait l’affaire de l’ingénieur. La philosophie qui la sous-tend est lourde de conséquences et pas toujours assurée. Elle suppose implicitement qu’il y aurait des degrés d’humanité dans la technique selon que l’on va de son cœur pour aller vers la périphérie. Elle suppose plus justement que l’ingénieur s’occupe de la machine, et que le designer s’occupe de son milieu (comme medium et comme environnement). Mais cette formulation non plus n’est pas satisfaisante, car la technicité n’est jamais entièrement dans l’objet, mais dans l’objet et son milieu. La recherche en design ne peut pas se satisfaire d’une séparation entre la concrétisation de l’individu technique (l’ingénieur) et la psycho-sociologie de ses usages (le designer)53.
Ne pas les séparer ne signifie pas ne pas les distinguer. Cette subtilité est toute la nuance.
Principe de l’indiscipline et philosophie du mi-lieu
Le design est pris dans des problèmes dont il ne sort pas : alors que sa force est d’aborder une approche transdisciplinaire (plutôt qu’inter-disciplinaire), il doit, pour se faire reconnaître comme recherche et non pas seulement comme pratique, devenir une discipline à côté des autres disciplines. Nous suggérons au contraire qu’il ne devrait pas rentrer dans le jeu des disciplines.
« Si la recherche en design s’opère fréquemment par des emprunts à d’autres disciplines, elle est aussi source de renouvellement pour des domaines ‘installés’, qu’il s’agisse des sciences humaines, sociales, ou de l’ingénierie. » (Brulé, Masure, 2015). À lire cette nouvelle génération de docteurs en design, on comprend que la recherche en design, faisant son entrée à l’Université, a l’immense mérite d’ébranler les normes éditoriales, et avec elles les conventions disciplinaires. C’est là sa force. Il serait donc dommage de vouloir normaliser le design.
Il en est du design comme de l’art moderne. Le fait que le design soit en crise est constitutif de son histoire. Chaque décennie semble nous rappeler sa « crise d’identité, crise d’objectif et de visée, crise de responsabilité et crise de sens » (Richardson, 1993, p. 34). « À cause de ces crises – professionnelle, économique et technologique – on peut dire aujourd’hui que le design est caractérisé par une configuration de pratiques fluide, mouvante, qui traverse, transcende et transfigure les frontières disciplinaires et conceptuelles » (Bremner, Rogers, 2013, p. 8). Pour répondre à cette crise le design a tenté de se constituer en discipline, mais la crise est devenue crise disciplinaire, crise du statut même de la discipline ; si bien que définir la recherche en design semble revenir à distinguer l’inter-disciplinarity, la trans-disciplinarity, l’alter-disciplinarity et l’undisciplinarity (Bremner, Rogers, 2013). On parle de plus en plus aussi, du moins dans le monde du design, de l’anti-discipline. Ces diverses dénominations témoignent de l’effort d’une discipline de recherche pour échapper à la recherche de la discipline.
Dans son Rapport sur l’Introduction du design industriel dans les écoles d’ingénieurs et les écoles de gestion, Danièle Quarante écrivait : « Les enseignements proposés ne doivent pas venir se plaquer ‘en plus’ et artificiellement par rapport aux programmes existants. C’est au contraire à partir des programmes existants que chaque établissement dans les différentes matières du cursus, peut transférer des cours et travaux dirigés sur le thème du design industriel » (Quarante, 1989, p.6). Six ans plus tard, dans un autre contexte, Victor Margolin écrivait : « Pendant que je réfléchis au statut que l’étude du design pourrait se voir conférer à l’université, je n’envisage aucune nouvelle discipline qui fermerait ses frontières aux autres disciplines » (Margolin, 1995, p. 15). Danièle Quarante et Victor Margolin ne pratiquent pas la même recherche en design, mais tous deux admettent que l’enseignement du design ne peut pas être l’enseignement d’une nouvelle discipline qui viendrait s’ajouter aux autres.
Les arts appliqués n’entrent officiellement qu’en 2004 dans la 18e section du Conseil National des Universités. Nous l’avons vu, la recherche en design s’affirme aujourd’hui à l’Université, et c’est une excellente nouvelle. Mais le design est-il une discipline, au sens du Conseil National des Universités (CNU) ? Le design appartient-il à la section 18 ? Répondre oui, ce serait comme affirmer que toute la technologie appartient à la section 72. Or la technologie, comme le design, ne rentre pas dans une case du CNU puisqu’elle relève à la fois des sciences humaines et sociales et des sciences de l’ingénieur. L’approche disciplinaire du design se confronte à deux difficultés de fait, dans sa relation aux autres disciplines d’une part, et dans sa relation à elle-même d’autre part. D’une part, en France comme ailleurs, la recherche en design est aussi le fait de non-designers54. D’autre part, la recherche en design n’est pas homogène et une tension non résolue demeure entre une pratique qui se définit comme recherche en tant qu’elle échappe au marché55 et un design management qui ne se définit comme recherche qu’en tant qu’acteur du marché.
Quelle est donc cette troisième culture, entre les sciences et les arts, que Charles Percy Snow évoque, en 1963, dans la réédition de son ouvrage ? Snow est bien vague sur cette troisième réalité qui semble correspondre à ce qu’on nomme les « sciences humaines et sociales », aussi bien qu’à l’architecture56. En réalité, entre la Science et les Arts, Snow manque aussi bien les SHS que les STI. Cette troisième culture a été revendiquée par la sociologie (Lepenies, 1990), aussi bien que par la recherche en art (Vesna, 2001), mais en réalité, nous l’avons vu, c’est bien le mot de « Design » qui a remporté la bataille, précisément en tant qu’il relève à la fois des SHS et des STI.
Il y a, selon nous, deux manières d’aborder la recherche en design. La première propose des méthodologies de projet à vocation universelle et cherche à naturaliser ou essentialiser le design, la seconde propose une approche du design qui n’a pas besoin de définition du design, seulement d’une direction : au mi-lieu. Au milieu de l’art et de la science, au milieu du producteur et du consommateur, au milieu des SHS et des STI, au milieu de l’actuel et du virtuel57, etc. L’erreur de la mouvance disciplinaire de la recherche en design est de ne pas prendre le mi-lieu au sérieux : elle cherche à en faire un troisième terme à côté de deux termes extrêmes. Or le mi-lieu n’est précisément pas un terme, c’est une relation de déphasage. Et cette relation, bien comprise, ne peut être disciplinaire. Il ne s’agit pas tant d’une troisième culture que du tiers inclus, celui que l’on ne peut précisément pas substantialiser, et qui définit pourtant le design : ce ni l’un ni l’autre, mais à la fois l’un et l’autre.
Ce que nous avons questionné dans cet article n’est évidemment pas la richesse de la recherche en design, mais l’idée qui est faite de cette troisième culture. Placer, entre les deux autres, une troisième culture, au même titre que les deux autres, est une bonne manière de ne pas les réunir. Cette troisième culture n’est pas tant entre les Sciences et les Humanités qu’au centre des sciences comme des humanités. Décrite ainsi, la troisième culture pourrait tout aussi bien s’appeler technologie. Qu’on la nomme « technologie » ou « design », ce qui est important c’est sa fonction non substantialisable de mi-lieu. Ni la science ni les humanités ne sont les mêmes dès lors qu’on les aborde par leur milieu technique (à la fois naturel et social).