Plan
Introduction
Le programme de développement durable à l’horizon 2030 (Programme 2030), avec son principe « Personne ne doit être laissé pour compte », appelle à la participation de tous les citoyens, dans tous les segments de la société, sans distinction de race, de sexe, d’ethnie ou d’identité. En 2016, lors d’un forum des États membres à New York sur le thème de l’éthique du développement, le Vice-Secrétaire général de l’ONU a insisté sur le caractère inclusif et universel de ce programme : « Les principes fondamentaux qui sous-tendent les nouveaux objectifs de développement sont l’interdépendance, l’universalité et la solidarité. […] Les personnes qui sont les plus difficiles à atteindre devraient avoir la priorité. […] Nous devons nous informer auprès des personnes que nous cherchons à aider et être à l’écoute de leurs aspirations. »1
En effet, nous faisons face à des défis complexes et multiples d’un avenir incertain, où le global et le local sont inextricablement liés, nécessitant des actions articulées, où chaque personne et tous les groupes de personnes sont non seulement (diversement) affectés, mais sont des acteurs potentiels du changement. L’inclusion sociale2 est un des aspects fondamentaux du Programme 2030 qui met l’accent sur la nécessaire appropriation des ODD – vus comme un cadre d’adaptation aux défis de l’avenir – par tous et toutes : pour impliquer tous les citoyens dans les initiatives de développement durable, pour leur permettre de prendre conscience de leur « agentivité » (agency) et leur permettre de s’en saisir, il est indispensable de mener des processus de concertation3 inclusive. De tels processus mobilisent des approches et outils de la participation qui cherchent a priori à donner la parole à tous les groupes sociaux et renforcent leurs capacités d’apprentissages et d’autonomie, y compris les plus vulnérables.
De nombreux travaux montrent que les processus prétendument participatifs comportent le risque de « consolider les rapports de forces en présence » (Blanc-Pamard et Fauroux, 2004), de reproduire, voire de renforcer les inégalités. Comment éviter une telle reproduction des inégalités dans la mise en œuvre du Programme 2030 et la « localisation » des ODD ? Comment amener à bord les plus vulnérables, celles et ceux qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer et défendre leurs points de vue, qui n’ont pas pris conscience de leurs capacités civiques, dont la dotation en capital social, culturel et économique est faible ? Et comment amener les participants des processus de concertation à co-construire, à contribuer à l’émergence d’un consensus, au-delà de la défense de leurs intérêts spécifiques ? En quoi les processus de concertation inclusive peuvent et doivent être formatifs pour les citoyens concernés ? Et quelles sont les implications pour la formation des professionnels qui pilotent et accompagnent ces processus ? Quelles compétences faut-il viser et par quelles méthodes pédagogiques pouvons-nous préparer les futurs professionnels à ce rôle de pilote de la concertation inclusive ?
Un atelier participatif sur la concertation inclusive
Partant de ce postulat que les processus de concertation réellement inclusifs représentent un enjeu clé pour faire face à un avenir incertain et répondre aux ODD, un atelier organisé dans le cadre d’un colloque sur l’éducation au développement durable en mai 2019 à Bordeaux a mis en débat les questionnements concernant des leviers, des obstacles et des pistes d’amélioration et d’innovation pour inclure les personnes qui ne participent pas habituellement aux concertations sur le développement durable.
Des témoignages initiaux proposaient des exemples de concertation où l’inclusion était l’un des enjeux de la mobilisation des parties prenantes, menés dans des contextes différents4 et à des échelles multiples. Ces démarches visaient à associer les personnes concernées, en leur permettant de tenir toute leur place, tout leur rôle, afin d’exprimer toute leur créativité et de s’engager dans le temps, la durée, et dans l’espace, celui de leur territoire de vie. L’atelier s’est déroulé en trois séquences, la première pour présenter et commenter les expériences, vécues et restituées par celles et ceux qui les avaient conduites, accompagnées ou analysées, la deuxième pour approfondir, par petits groupes, les processus de concertation mis en œuvre dans chacune des expériences, afin d’en dégager les grandes caractéristiques, les spécificités, les freins et les moteurs, et la troisième pour en restituer les points clés et partager les réflexions.
Les dimensions clés pour la réussite des processus de concertation inclusive
À la croisée des témoignages proposés et des expériences partagées, quatre dimensions sont apparues comme essentielles. Elles représentent des conditions de la réussite de l’ambition d’inclusion dans les dispositifs visant à mobiliser les personnes pour produire du projet collectif et de l’éducation émancipatrice, y compris celles et ceux qui en sont spontanément éloignés :
1. Le temps : Très souvent perçu comme contrainte majeure, le temps est pourtant crucial, car il est indispensable pour la concertation en vue d’agir dans la durée et la continuité... les processus de concertation ne peuvent être ni ponctuels ni éphémères, ils demandent vision prospective et patience intégrée, le temps pour se faire confiance et co-construire, le temps pour les « peu habitués » à construire leur avis, à s’exprimer, le temps pour faire sens ensemble. Par ailleurs, la concertation suscitant des attentes, le temps de la concertation ne doit pas prendre le pas sur celui de l’action, car action et concertation se nourrissent mutuellement dans un processus qui se déploie dans la durée et qui peine parfois à rentrer dans les cadres rigides de l’approche projet avec ses activités pré-planifiées de A à Z.
2. Les contextes : Agir en territoire, agir avec les habitants, de tous les âges, sexes, catégories sociales, origines, etc., les projets demandent d’appréhender les lieux où ils vont être conduits, de les interroger, de les comprendre... de prendre en compte leur histoire, leurs milieux, leurs groupes sociaux, leurs cultures, leurs diversités et leur complexité. Cette appréhension des contextes ne peut pas se limiter à des études classiques. Le diagnostic participatif est la première phase d’une concertation inclusive. La vision partagée du contexte est une fondation essentielle pour la priorisation des besoins des territoires et de leurs populations vulnérables et pour la co-construction des actions qui en découlent.
3. Les cadres et les méthodes d’action : Cette exigence de contextualisation implique la nécessité de l’adaptation des modes de concertation et d’inclusion, ainsi que des méthodes et outils déployés. Il n’existe pas de méthodologie unique. Définir le champ des concertations, co-construire et adapter (tout au long des processus de concertation) les méthodes aux contextes et populations, incarner les principes énoncés dans les pratiques, affirmer les valeurs partagées et les faire vivre... ce sont les conditions de l’implication et de l’inclusion, et à terme, les clés des changements attendus.
4. L’éducation : Le défi éducatif étant permanent, la concertation inclusive est – implicitement ou explicitement – de nature formative. Selon l’énoncé du Programme 2030, son appropriation passe par la sensibilisation, l’éducation et le renforcement des capacités… aussi pour apprendre à se concerter de façon constructive, à co-construire. Se donner les moyens et le temps de la concertation, débattre, dans la diversité, dans la convivialité... Un projet est l’occasion d’apprendre, de connaître, de prendre des initiatives et des responsabilités... et à terme de "grandir" humainement ensemble.
Les compétences professionnelles pour les pilotes des concertations inclusives
Les quatre conditions de réussite exposées ci-dessus posent la question cruciale de la formation des professionnels capables de piloter des processus de concertation inclusive. Alors qu’il est nécessaire que ces professionnels jouent un rôle de « catalysation » des processus participatifs, peu de formations professionnelles incluent une sensibilisation à cet enjeu, et encore moins la transmission des compétences nécessaires pour initier, piloter, accompagner, suivre et évaluer des processus participatifs de concertation, sans parler de l’accent sur l’inclusion des groupes de personnes qui n’y participent pas spontanément, parmi eux les plus vulnérables. Dans la majorité des formations, cette thématique est abordée au mieux à la marge, comme une injonction déclarative et sous forme d’une transmission d’outils pour « instaurer » la participation. Or, il ne suffit pas d’être « outillé » pour pouvoir orchestrer la concertation inclusive et la co-construction, notamment dans le sens d’un « dialogue »5 (Patenaude 1997, Seger 2018). Encore faut-il savoir remplir un certain nombre de fonctions : préparer les dispositifs de participation et de concertation (analyser la demande, le contexte et les parties prenantes dans leur diversité, puis construire le dispositif), piloter le dispositif avec les parties prenantes, préparer les modalités du travail collectif, animer ces différentes étapes de travail, adapter éventuellement la méthode à des évolutions non-appréhendées ou nouvelles, rendre compte du travail réalisé et le restituer à l’ensemble des acteurs et groupes sociaux concernés.
Outre des savoirs, des capacités et d’autres ressources, à dimension normative, se pose aussi la question de la posture. Cette notion moins présente dans le contexte des référentiels de formation est pourtant d’un vif intérêt, notamment compte tenu des conditions formulées ci-dessus. On peut associer la posture à l’idée de « rapport à », comme on parle de rapport au savoir, mais en étendant la notion à d’autres dimensions : rapport au pouvoir, à l’imprévu, à la réflexion, aux autres, à l’altérité, au risque, à l’incertitude, au conflit, au temps, à l’espace, aux institutions... Un « rapport à » contient des représentations, des valeurs, des attitudes, mais aussi une mémoire, des sentiments, des savoirs, des schèmes de pensée et d’évaluation. Concernant la « gestion » des inégalités dans la concertation qui résultent de l’hétérogénéité des populations concernées, outre les compétences, c’est la posture des professionnels qui est déterminante pour leur capacité à faciliter l’inclusion.
S’il est évident que la transmission de ces compétences à piloter la concertation inclusive doit faire partie de l’enseignement supérieure, des formations professionnelles initiales et continues, elle pose des défis de taille : la formation des pilotes de processus de concertation inclusive ne peut en aucun cas faire l’économie de la cohérence entre le thème abordé (l’inclusion) et la manière de la conduire et l’animer, au risque de la rendre inefficace, notamment pour l’acquisition de la « bonne » posture. Ces formations – universitaires et extra-universitaires – doivent donc elles-mêmes être participatives et réellement inclusives, ce qui ne va pas de soi, notamment à l’heure où les formations en ligne et des formes d’apprentissage peu interactifs (comme les MOOC) prennent de plus en plus d’ampleur. Des ateliers dynamiques s’inscrivant dans de l’« apprentissage transformatif » (Förster 2019) sont prometteurs et doivent être expérimentés davantage. Les professionnels de l’avenir doivent au minimum être sensibilisés pour éviter les mécanismes d’exclusion et prendre conscience de la nécessité de faire appel aux compétences externes de facilitation « incluante », si nécessaires.
La formation des professionnels doit les préparer à investir les quatre dimensions clé pour la réussite des processus de concertation inclusive – le temps, les contextes, les cadres et les méthodes d’action, ainsi que l’éducation – et également les doter des compétences pour adopter une posture propice, mobilisant des compétences situationnelles, d’adaptation et relationnelles. Former les professionnels du développement durable à devenir ainsi « pilotes » de processus de concertation est indispensable pour donner réalité et conscience à l’idée d’inclusion qui reste une condition sine qua non de la capacité de nos sociétés à faire face aux problèmes complexes de notre avenir.