Plan
Introduction
Un constat général : les dispositifs numériques sont de plus en plus utilisés comme outils de médiation ou de remédiation dans les établissements sanitaires et médico-sociaux (centres hospitaliers, EHPAD, Maisons d’Accueil Spécialisé, etc.). Depuis une dizaine d’années, casques de réalité virtuelle, tablettes numériques, robots, projection de jeux interactifs, etc., ont fait leur apparition dans la liste des propositions faites aux personnes qui nécessitent, pour une raison ou pour une autre, un accompagnement. Leur réception par les professionnels est cependant très contrastée. Les uns, plutôt technophiles, en attendent beaucoup ; les autres, davantage technophobes, les considèrent au mieux comme des gadgets. Assurément, dans ce débat parfois houleux, chaque camp sait trouver les arguments idoines pour emporter les faveurs de ceux qui peinent encore à se positionner. Comment dès lors faire la part des choses ? Disons-le d’emblée, notre propos ne cherche pas vraiment à prendre parti pour les uns ou pour les autres. Pareille position peut, c’est certain, décevoir. Notre projet est pourtant autre. En effet, en nous appuyant sur notre expérience de suivi de nombreux établissement sur l’inscription de tels objets techniques, l’objectif de ce présent texte est d’avancer quelques pistes de réflexion qui permettent à chacun de faire un pas de côté afin d’apprécier ou non l’intérêt de tels dispositifs en fonction de leur situation de travail. Et seulement en fonction de celle-ci. Deux temps sont avancés. Le premier dessine pas à pas un schéma qui regroupe en un seul coup d’œil les éléments qui nous paraissent fondamentaux à prendre en compte. Pour l’essentiel, il trouve ses fondements théoriques dans l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain. Le second, plus court, cherche à présenter en quelques lignes un certain nombre de risques qu’il peut y avoir à ignorer l’un des éléments mis en avant dans la première partie. On l’aura déjà compris, au terme de ces quelques considérations, nous ne prétendrons pas fournir une démonstration irréfragable sur la pertinence ou sur l’inutilité de telles pratiques. D’où la place de cet article dans la catégorie des Working Papers. Notre entreprise a cependant un objectif précis, celui d’insister sur l’importance de prendre en considération la notion d’aménagement du soin.
Six points de réflexion
Notre entreprise trouve ses références, nous l’avons dit, dans notre lecture des travaux de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain (1990 ; 1991). En écho aux réflexions menées par cette école sur le « fonctionnement de l’esprit » à partir de la clinique psychiatrique et neurologique, nous distinguons des processus habituellement difficiles à dissocier, que ce soit au niveau des fonctions dites naturelles (organisation de la sensorialité en objet de représentation, des mouvements en « gestes organisés », de l’organisme en « corps », des affects en « projet ») ou encore au niveau de facultés spécifiquement humaines (dire et raisonner logiquement, utiliser des objets techniques, se socialiser, légitimer son désir). Au-delà de cette dette, on reconnaitra sans nul doute également dans ce qui suit l’influence indéniable de Jacques Lacan pour tout ce qui concerne les questions du désir et de la jouissance, ainsi que celle de Christophe Dejours et de son triangle dit de psychodynamique du travail dans l’élaboration de notre schéma. Notre but ici étant de simplement avancer quelques éléments de réflexion, nous nous contenterons de renvoyer leurs justifications à des études réalisées ailleurs.
1. La dé-sidération face à l’objet : qu’achetons-nous ?
Pour engager notre propos, nous voudrions mettre l’accent sur l’objet technique numérique lui-même. La plupart du temps, en effet, il fascine. On peut très facilement se laisser éblouir par ses propositions innovantes et ses promesses publicitaires. On peut tout aussi bien y projeter au contraire notre défiance envers toutes les annonces alléchantes vite suspectes d’être fallacieuses. Peut-on alors se détacher de cette fascination, se dé-sidérer, effectuer un écart face à nos ressentis premiers et immédiats ?
Afin de rompre avec les dispositions les plus hâtives, nous proposons d’aborder l’objet technique numérique en effectuant un léger pas de côté par rapport à sa promesse d’efficacité.
De nombreux historiens et philosophes des techniques (Jacomy 2015 ; Puech 2008 ; Simondon 2012) nous ont effectivement appris à regarder l’objet d’abord à partir de son histoire, plus précisément à suivre le cours de son développement social et technique. Prenons cette direction.
A leur origine, on trouve d’abord des projets, des intentions, voire des fantasmes. Et si cela implique des satisfactions attendues, ce n’est pas sans présupposés théoriques (sur la maladie, sur le soin), économiques, politiques. Cependant, ces motifs sont rapidement confrontés à leur faisabilité technique, scientifique, industrielle, pécuniaire, voire socio-politique (Cf. les questions énergétiques, environnementales, administratives, etc.). Mais aussi aux spécificités du milieu sanitaire et médico-social auquel cet objet est promis (Cf. les missions, les questions d’hygiène et de sécurité, etc.). Les souhaits ne manquent donc pas d’être entamés par les inévitables compromis qui doivent être obtenus entre ces différents facteurs. Et pourtant, ces ajustements n’empêchent pas le dispositif de prescrire, via divers indices techniques et narratifs, les actions et les rapports sociaux de ses utilisateurs de manière proche à ce qui a été envisagé par ses concepteurs. Comme le fait remarquer le sociologue Dominique Boullier (2002), l’utilisation d’objet technique s’inscrit toujours dans un scénario plus ou moins ouvert en fonction des marges de manœuvre laissées aux usagers. Il faut en saisir la portée.
Le premier point est le suivant : parce qu’il est avant toute chose un objet technique – caractéristique sur laquelle bien entendu nous aurons à revenir -, le dispositif numérique nécessite un milieu technique spécifique. Le philosophe Martin Heidegger ne disait-il pas qu’un outil n’est jamais seul ? On peut mettre en évidence l’ordinaire de cette remarque en soumettant à l’esprit de chacun l’image d’une personne avec en main le câble d’alimentation d’un outil électronique dans une pièce sans prise de courant. L’exemple est simpliste, mais il cherche à résumer avec force l’idée que chaque objet technique ne peut être utilisé sans pouvoir être couplé à d’autres objets techniques. Et s’il produit des sensations (des lumières, des sons, etc.) ou des mouvements, cela suppose que rien ne vienne nuire à leur manifestation. Ce faisant, il impose aux professionnels de devoir y être attentifs, si ce n’est de s’occuper d’avoir à rendre ce milieu adéquat (en accrochant des rideaux aux fenêtres si l’appareil demande qu’il n’y ait pas trop de lumière, par exemple ; ou encore en partageant ses codes pour la connexion internet). Sans parler de l’entretien ou des mises à jour ! Les voilà donc possiblement conduits à ajouter quelques menues tâches à leurs activités habituelles. Encapsulées dans l’objet technique, ces dernières sont le plus souvent invisibilisées. Mieux vaut l’avoir préalablement en tête, au risque de voir le dispositif rester au placard en raison de ces « détails » qui grèvent leur utilisation par les soignants.
Une médiation numérique est un objet technique, avons-nous écrit plus haut. Il est donc, par définition, le fruit d’une analyse réciproque entre les moyens (les « matériaux ») et les fins (les « tâches »). En tant que tel, il impose, ou au contraire dispense, à son utilisateur des gestes, des mouvements, des postures spécifiques (pensez à la différence de conduite entre l’utilisation d’un ordinateur de bureau et celle d’une tablette). Ici, pas de lois générales, mais l’on sait que ces derniers peuvent parfois aller à l’encontre des dispositions ordinaires des professionnels, si ce n’est du mode de rencontre qu’ils tentent de mettre en place avec les personnes accompagnées (travailler en face-à-face n’est pas travailler côte-à-côte ou derrière un PC). Evoquer ces conditions, c’est aussi se donner les moyens de caractériser avec eux ce qui spécifie leur travail et les évolutions possibles ou impossibles qu’ils peuvent y apporter. Enfin, avant d’examiner le second point, on n’oubliera pas l’éventualité aujourd’hui répandue, mais pas toujours clairement établie, que les outils connectés réussissent désormais à enregistrer et transmettre certaines données, parfois à l’insu même des utilisateurs. La question est alors de savoir quels sont les biens escomptés de tels procédés, et qui ils intéressent.
Le second point porte quant à lui sur le scénario d’utilisation qui accompagne le dispositif. Régis Debray (1998) dirait sans doute qu’on passe de la matière organisée à l’organisation matérialisée, et que l’un ne va jamais sans l’autre. Quoi qu’il en soit, l’outil invite à suivre une forme de script, soit par un certain nombre d’indices directs qu’il contient, soit par un mode d’emploi qui en complète l’usage. N’importe quel robot zoomorphe se voit ainsi spontanément placé sur les genoux de la personne accompagnée pour être caressé. Il est également indéniable qu’un programme de rééducation implémenté dans une tablette demande qu’on respecte une conduite préétablie, ne serait-ce que s’assoir, pour rester attentif aux consignes qui y sont présentées. De manière plus générale, nous pouvons ajouter qu’ils visent pour la plupart à travailler telles ou telles compétences. Le professionnel doit intégrer ces scripts à sa pratique et peut être conduit à repenser les modalités du service rendu. Ce qui indique assez qu’ils ne sont pas sans accréditer des modes de penser l’accompagnement, une philosophie du soin. Sans même parler d’une insidieuse entreprise de captation de l’attention, on comprend qu’Ulrich Beck (2001) ait pu parler de « subpolitique » à propos des outils numériques. Toujours dans cette optique « politique », il ne faut pas pousser loin les choses pour s’apercevoir que ces outils imposent aux établissements de nouveaux partenaires (des industriels), ne serait-ce en raison des mises à jour, service après-vente, ou bien des licences qu’ils demandent. L’objet recèle aussi un modèle économique. Lequel n’est pas sans risque : celui de voir, notamment, le fournisseur mettre la clé sous la porte …
Un dernier point peut participer de la fascination que suscite l’objet : sa nomination même, les mots qui le qualifient. On assigne ainsi à l’appareil des fonctions de mobilité facilitée, de production d’émotions, d’outil propre aux interactions, de travail du prendre soin. La formulation immerge l’utilisateur dans l’univers narratif auquel souhaite le faire participer le concepteur. Jacques Laisis (1996), dans un développement remarquable, a montré de plus qu’il y a dans toute nomination une affaire de pouvoir, car nommer c’est tout à la fois décider de quoi il convient de parler et comment il convient de le dire. Ce n’est pas sans lien avec la philosophie de l’accompagnement qui sous-tend la proposition de l’activité. Il en ressort une fois de plus que la dimension sociale, au sens large du terme, n’est pas à ignorer.
A la lecture de ces quelques observations, une première question se pose aux professionnels : quel objet achètent-ils ? Y répondre demande de considérer quatre domaines, ainsi que leurs intrications : les domaines langagier (comment l’objet est-il nommé ?), technique (comment est-il fabriqué ?), social (comment est-il échangé ?), et « axiologique » (comment est-il désiré ?). Il se rapporte autant qu’il offre une résistance à ces différents abords. Un schéma par conséquent se dessine. La suite apportera quelques éclaircissements.
2. Les processus sociaux et l’objet : Comment est-il échangé ?
L’utilisation des dispositifs enveloppe un paradoxe, lisible jusque dans les études qui leur sont consacrées : objet dit de médiation, on met néanmoins de côté le fait qu’il est toujours donné par quelqu’un. A ce titre, il entre dans des échanges. Faire appel à ce domaine resitue le travail d’accompagnement avec un dispositif numérique au sein des processus sociaux. C’est échapper à la pensée magique de l’outil numérique. A qui, en effet, voudrait-on faire croire qu’un casque de réalité virtuelle qu’on pose sur la tête d’une personne est seul à créer des effets sur celle-ci ? La manière avec laquelle lui est présenté cet artefact ne jouerait-elle aucun rôle ? Vraiment ? Pensons aux possibilités de choix offertes au bénéficiaire et bien d’autres échanges qui participent des effets produits avec et non pas par ce dispositif numérique.
Cette considération soulève la question de l’inscription de l’objet dans la dialectique de la prise et du don. Le psychanalyste D. Winnicott (1975) avait déjà souligné cet aspect en situant son fameux objet transitionnel « entre l’ignorance première de la dette et la reconnaissance de celle-ci (Dis : « Ta », « merci »). » Avec son triptyque « donner, recevoir, rendre », Marcel Mauss en a donné un certain modèle.
Ces remarques conduisent, lorsqu’on examine la question des objets techniques numériques, à prendre en compte les processus sociaux dans lesquels ils s’insèrent. Nous suivons ici les mêmes lignes que précédemment, quand on rappelait que ces dispositifs sont élaborés, confectionnés, montés, vendus, entretenus, proposés, entreposés, etc., et que participe à ces offices toute une série de personnes. Il faut en déduire ceci : il y a ce que l’objet fait, et il y a ce qu’il accomplit.
Il faut entendre le terme d’échange au sens large. De ce point de vue, il s’agit d’abord d’une affaire d’emprunt et de conditions socio-historiques. On ne devrait pas perdre de vue que nous tenons toutes ces manières de faire et d’outiller d’autres - prédécesseurs ou pairs -, quand bien même nous ignorons d’où elles proviennent et l’altération qu’on leur a fait subir dans notre façon de les faire nôtres. Il y a une histoire des pratiques que les objets techniques participent à renouveler. En fait, la tension dont il s’agit ici est celle-là même qui voit s’opposer le propre et le commun : on cherche toujours à personnaliser ce qui nous est donné, et à universaliser ce qui nous est singulier.
Employer un dispositif particulier, c’est en effet nécessairement se positionner dans des usages socio-historiquement situés. Autrement dit, il renseigne, même à notre insu, sur ce que nous sommes. Le plus souvent, on peut être témoin des outils et des manières de s’en servir des uns et des autres. Tout le monde ne participe pas de la même histoire. Il y a les objets et les usages des professionnels et ceux des autres. Une même table peut être à la fois bien utile pour des soignants et bien encombrante pour les employés de ménage, par exemple. En somme, et malgré les divergences qu’on ne manque pas de rencontrer au sein d’une profession, on peut même estimer par les façons de faire « si on en est ou si on n’en est pas ». On peut aussi emprunter à d’autres leurs outils, pour se les approprier et ainsi les transformer. Les « modes d’existence » des objets sont, de ce fait, multiples. Dire cela, ce n’est ni plus ni moins affirmer que nous ne cessons d’effectuer des classements, même implicitement. Quoi qu’il en soit, avec ce principe d’ordonnancement, nous pouvons comprendre pourquoi, dans les établissements, certains objets numériques sont ici attribués au psychologue et là aux aides-soignantes. Entre les deux lieux, seul le système de classement change, non le fait de se classer. Il n’est pas sans être doublé d’une dimension axiologique. Après tout, on a pu voir certains personnages fanfaronner à partir d’accessoires accrochés à leur poignet : autre façon d’établir des distinctions (Rappelons-nous le célèbre : « Si tu n’as pas telle montre à 50 ans, c’est que tu as raté ta vie »). Or, c’est exactement toute cette dynamique sociale qui est remobilisée lorsqu’un nouvel outil est proposé aux professionnels. Insensiblement, les positions et les fonctions de chacun se modifient : un nouveau groupe autour de l’activité est créé ; un lieu et un temps devant lui être consacrés, c’est toute l’organisation du travail qui se trouve changée ; un professionnel, sans doute plus à l’aise avec l’objet, devient le référent ou simplement celui qu’on appelle si quelque chose ne fonctionne pas ; un autre, plus embarrassé avec l’emploi de ces dispositifs numériques, voit sa place plus ou moins bouleversée au sein de l’équipe, etc. Par conséquent, des arbitrages sont à établir entre les multiples conduites à tenir possibles et les enjeux de partages, de distributions et de transferts de compétences ou de découpages institutionnels des espaces et des moments.
De ces dernières propositions, nous tirons un corollaire pour notre propos : il n’y a jamais d’approche solipsiste de l’objet. Les modes de faire et d’outiller sont constamment pris dans un système complexe d’interactions sociales (du macro au micro social, pour le dire ainsi). A la manière de Mikhaïl Bakhtine (1970), on pourrait dire que chaque abord d’un dispositif ne fait qu’entrer en dialogue avec les abords antérieurement réalisés sur ce même dispositif, ainsi qu’avec les abords à venir dont il pressent et prévient les réactions. Et dans ce dialogue, il importe d’entendre les diverses modalités vocales en présence : les voix qui se font entendre, celles qui semblent actuellement s’éteindre, celles qui tendent à s’amplifier, etc. Sans quoi l’objet pourrait bien venir cristalliser quelques tensions.
Pour la mise en œuvre de ces dernières dispositions, nul besoin d’attendre qu’un sociologue en fasse la description. Elles sont inhérentes à notre socialité.
Car il n’y a pas d’être sans appui sur un ne pas être. Au fondement du lien social, on trouve la possibilité d’introduire dans notre existence du vide, et donc de l’Altérité. Je est un Autre, a écrit le poète. On peut tenter d’établir la liste de ce qui nous identifie, jamais nous n’y sommes tout à fait. Être, c’est s’échapper à soi-même, se démarquer des conditions naturelles de son existence tout en étant contraint malgré tout de s’y référer. C’est pourquoi il parait vain d’accuser l’Altérité de faire obstacle à l’échange : elle en est au principe même. Au fond, l’échange n’est pas autre chose que la tentative de réduire cet écart qui lui préexiste. Et cela concerne autant nos manières de mesurer nos rapports d’intimité avec les autres (où l’on reconnaitra l’interdit de l’inceste) que nos façons d’analyser notre violence envers autrui (où l’on reconnaitra l’interdit du meurtre). Ainsi peut-on voir dans la notion de division l’explication de nos relations sociales, comme de notre capacité à ne jamais coller aux éléments de notre existence immédiate, qu’il s’agisse du temps, de l’espace ou de l’entourage. En les redéfinissant, nous nous redéfinissons dans le même mouvement. Pour pousser un peu plus loin les choses, on pourra d’ailleurs rappeler qu’on ne mesure un événement qu’à l’ampleur des bouleversements qu’il provoque dans nos manières d’ordonner le monde.
Et si émerger au Social, c’est émerger à cet évidement d’un mode d’être au monde immédiat, alors c’est tout l’abord dichotomique entre l’individu et le groupe qu’il nous faut impérativement abandonner. Il ne s’agit dans ces deux termes que de deux formes réifiées, positivées, de deux pôles entre lesquels nous naviguons sans jamais pouvoir y être réductibles. On se figurera plus adéquatement les choses en parlant du sujet comme un « être de relations ». D’où nos doutes concernant toute saisie de ce qui pourrait se présenter comme la réalité de ce dernier sans prendre en compte le milieu qui lui est associé et qui a pris forme avec lui. Il n’y a donc, selon nous, d’analyse que situationnelle.
Le bénéfice de ces considérations apparaît davantage lorsqu’on se tourne du côté des échanges de service autour des outils qui ont cours entre les différents protagonistes. On s’oriente assurément ici vers l’acception la plus commune de ce qui s’entend de la dialectique de la prise et du don. Certains de ces échanges concernent évidemment les activités commerciales, de maintenance ; d’autres se rapportent plus particulièrement à l’accompagnement, aux soins. A chacun d’eux ses parties prenantes, sans doute. A chacun d’eux ses contraintes. Et à chacun d’eux ses façons à la fois de se définir (c’est telle forme d’échange et pas telle autre) et de se délimiter (tel élément fait partie ou non de l’échange) en situation. S’y mêlent inévitablement, ne serait-ce à bas bruit, des enjeux de pouvoir, de domination, d’une violence sous-jacente qui, fort heureusement la plupart du temps, se trouve sensiblement acculturée. Il n’en reste pas moins que la question fondamentale est de savoir si l’on considère ou non son interlocuteur comme véritablement un partenaire et un participant à la situation. Quelle rencontre en effet produit-on avec l’autre ? Quand bien même s’agit-il de chercher (en une quête vaine, car toujours à reprendre) via des objets techniques numériques à se rapprocher de l’autre, à rapprocher l’autre de soi, ou encore à célébrer l’être-ensemble, l’important est de considérer l’autre comme un interlocuteur toujours possible. Il est toutefois des contextes qui nuisent à cette reconnaissance.
Du côté des professionnels, tous ont à répondre de prescriptions concernant le travail à effectuer. Ces dernières peuvent par ailleurs paraître plus ou moins éparpillées ou parfaitement contradictoires. Et dans le contexte d’un établissement, on sait que la tâche de chacun ne se détermine pas seulement en fonction des fiches de poste, mais aussi en fonction du rôle des collègues. Mais tous héritent (implicitement ou explicitement, selon les formations) de conduites à tenir, d’une histoire relative à leur métier, sans laquelle leur activité peinerait à l’évidence à être intelligible. Tous se les approprient néanmoins plus ou moins et les transforment à la mesure des multiples rencontres qu’ils effectuent. Des enchevêtrements de manières de faire, des entrecroisements entre des modes d’appréhension de l’objet se constituent, soit un tissu complexe de répliques entre les univers de chacun, se composent. Les surprises, le hasard, ne sont pas absents. C’est pourquoi, bien souvent, avons-nous affaire à divers modes d’appropriation, de détournement ou encore de bricolage avec les dispositifs. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris de nombreux fournisseurs en proposant à leurs clients des communautés de pratique. Quoi qu’il en soit, les manières de présenter l’objet aux autres, de s’en servir, sont redevables de cette dynamique. Dans le meilleur des cas, cette dernière n’oblitère pas l’attribution par les professionnels d’une place d’interlocuteurs aux personnes accompagnées. Ce n’est pas sans conséquence sur l’usage des dispositifs. On voit ainsi des robots, habituellement utilisés comme simples modèles de comportement (les robots proposent des gestes à reproduire), servir de « marionnettes numériques » manipulées ou programmées par les personnes accompagnées (les robots sont pris comme des personnages d’une histoire) dans des établissements où tout objet ne peut être appréhendé qu’en qualité de médiation. Répétons-le : il y a ce que l’objet fait, et il y a ce qu’il accomplit.
Du côté des personnes accompagnées, les mêmes processus sont à l’œuvre, qu’on les prenne en compte ou non, qu’elles soient en capacité ou non d’établir réellement du lien social (nous pensons ici à des personnes ayant une maladie neuro-évolutive grave). En effet, elles ne sont jamais tout à fait passives. Par leurs interventions, par leurs réactions, et même paradoxalement par leur apathie, elles concourent à la mise en place de la conjoncture sociale, à co-construire le service. Nous ne faisons pas qu’évoluer dans un contexte, nous cherchons à en produire, quel que soit notre rapport au monde. C’est ce que Georges Canguilhem (1999) avait indiqué avec sa notion de normativité. On sait que celle-ci peut concourir à une véritable appropriation du dispositif proposé. On peut même avancer que se trouve ici une grande partie de l’explication du succès ou de l’échec d’un objet. Il s’agit par conséquent de mettre au premier plan ce que Gilbert Simondon (2005) tentait d’éclairer à partir de son approche de l’individuation : un individu ne survient jamais seul, c’est dans la relation qu’il se constitue. Et dans cet exister ensemble, qui est aussi une tension, chacun des êtres en présence se dépasse pour aboutir, par l’entremise des échanges, à une réalité co-constituée.
Dans le paysage actuel des interventions auprès des personnes accompagnées à partir de médiations numériques, cette normativité est plus ou moins prise en considération. C’est, à notre avis, mettre de côté bien trop rapidement un facteur important dans l’accompagnement que Jean Oury synthétisait par ces mots : « le milieu dans lequel le malade est plongé modifie souvent le style de la maladie ». Si cette remarque a du sens, il importe alors de réfléchir aux conditions les plus favorables à l’émergence de « territoires existentiels » (Guattari 1990) pour tous les acteurs de la situation.
La question, en somme, peut se résumer à celle de savoir quelle forme de rencontre nous souhaitons mettre en œuvre.
Sur ces bases, débute véritablement la construction de notre schéma.
En voici une courte illustration. Une directrice d’un établissement qui accueille des adolescents présentant des déficiences intellectuelles souhaite « moderniser » les accompagnements. Les politiques sanitaires et sociales actuelles l’y encouragent. Grâce à l’obtention d’un budget spécifique, elle fait appel à un roboticien qui propose des séances d’entraînement aux habiletés conversationnelles. Son intervention consiste à contrôler de manière discrète le robot pendant l’interaction des adolescents avec ce dernier (technique dite du « magicien d’Oz »). Le but est de faciliter la personnification du dispositif technique. Un partenariat s’établit donc entre les membres de la direction et le roboticien. Un accord est trouvé sur le nombre de séances et de personnes qui en bénéficieront, sur le prix, sur les salles mises à disposition, sur les professionnels qui doivent participer à cette expérience, sur les objectifs, sur la médiatisation qui peut en être faite, etc. La façon même de nommer le robot, et par conséquent de lui donner un statut dans l’établissement, se négocie. Une histoire se construit dans laquelle on cherche ensuite à faire entrer les adolescents et les autres professionnels, notamment les éducatrices qui doivent co-encadrer les séances. Ces dernières rencontrent le roboticien qui leur explique le cadre de la séance. Malgré leurs interrogations, elles acceptent ce renouvellement de leur pratique. Six jeunes de l’institution sont ensuite choisis par l’équipe comme participants. Ces choix reposent à la fois sur les objectifs de l’accompagnement, l’intérêt supposé des adolescents et l’anticipation des professionnels relative aux réactions que pourraient avoir les participants. Une présentation de l’accompagnement est effectuée auprès des jeunes. Il importe de réaliser combien se réaménage dans les différentes situations l’espace des positions de chacun et comment intervient l’objet comme médiation dans ces négociations entre les multiples partenaires. Le robot n’est pas identique pour chacun des acteurs. Avec le début des séances, de nouveaux liens s’établissent entre le roboticien, les professionnels et les adolescents. Tout se passe comme si chacun était amené à redéfinir le jeu du partenariat, sans que soit tout à fait mis de côté tous ceux (surtout la direction, mais aussi les financeurs et les autres collègues qui ne participent pas au projet) qui virtuellement ou implicitement y participent. Le cadre des séances évolue alors : après accord avec la direction, il est décidé de présenter aux jeunes le robot comme un outil, et non plus un compagnon. A tour de rôle, des adolescents sont dès lors encouragés à sélectionner avec le roboticien les signaux du robot pendant qu’il interagit avec les autres participants. Malgré son intérêt, l’expérience n’est pas renouvelée pour des questions pécuniaires. Les budgets sont dirigés vers d’autres projets. Tout au long de ce parcours, cet accompagnement a supposé une forme de dialogisme entre toutes les parties prenantes, oscillant en permanence entre divergence et convergence, dettes et ruptures, sans véritable aboutissement définitif.
3. Les processus actionnels, représentationnels, sociaux et l’objet : quel milieu, quelle efficacité, quelle pensée ?
C’est évident, faire, manipuler un objet, requièrent la motricité. Il s’agit également d’avoir la capacité de détecter dans son monde des potentiels d’action qu’on nomme depuis James Gibson (1977) des affordances. Toutefois, c’est loin d’être suffisant. Il y a en effet quelque chose dans l’utilisation de tout dispositif qui va bien au-delà du simple lien d’un moyen et d’une fin. En effet, un pas de plus est fait lorsque nous nous servons d’objets techniques : il s’agit d’être en mesure d’y saisir le « mode d’emploi » qu’inclut l’objet : qu’on s’en serve ou non, un marteau reste un « pour frapper », et un bouton-poussoir un « pour appuyer ». Bref, la technique est fondamentalement une affaire d’analyse. Quantité de gestes banals à nos yeux impliquent de mettre en œuvre cette dernière. Voilà en quoi l’objet dicte nos conduites. C’est le cas, par exemple, lorsque nous revissons la vis du manche de notre casserole avec un couteau. Il a bien fallu en passer par un mouvement d’abstraction pour nous amener à choisir tel couteau plutôt que tel autre. Utiliser une médiation numérique ne demande généralement guère plus. En conclusion, nous pouvons considérer que toute personne, sauf pathologie (nous pensons à certaines apraxies), peut exercer cette capacité, et donc se faire technicienne. Un certain bricolage est alors rendu possible. On voit ainsi des professionnels, une fois qu’ils ont réussi à analyser les effets de l’infrarouge d’un dispositif de projections de jeux interactifs (la détection), ajouter des ustensiles afin d’enrichir les activités.
Toutefois, s’il est maintenant peut-être un peu plus évident que la technique se caractérise par une raison qui lui est propre, il convient de revenir ici, au moins rapidement, sur quelques conséquences quant à la prise sociale de cette dernière. De manière tout à fait triviale, nous pouvons d’abord rappeler que l’enfant est introduit très tôt aux usages que fait son entourage des outils, et par là, apprend comment mettre en œuvre ses capacités motrices et techniques. Les sociologues l’ont montré, cette socialisation première participe du rapport au monde que nous avons une fois adulte. Elle conditionne notre familiarité aux objets. D’où, parfois, ce sentiment d’étrangeté de certains professionnels à l’exposition d’un dispositif numérique qui semble bien éloigné de ce qu’ils connaissent. Encore une fois, il est néanmoins possible d’en faire son affaire et prendre l’outil comme on dit prendre la parole. En outre, une co-opération est indispensable pour toute utilisation à plusieurs. Autrement dit, il faut s’entendre sur son utilisation. Parfois, une forte négociation s’impose. C’est tout un art en effet que de trouver ou d’amener à une forme de compromis dans l’usage d’un dispositif. Les manipulateurs en électroradiologie médicale le savent bien : il faut souvent beaucoup de pédagogie pour faire accepter à quelqu’un le fait de suivre les instructions que réclame l’objet technique. Ce travail n’est pas à négliger dans l’emploi de certaines médiations numériques (aider une personne âgée dépendante à mettre un casque de réalité virtuelle, par exemple).
La seconde conséquence remet en question, de manière un peu différente de Bruno Latour (2013) ou de Philippe Descola (2018), le « Grand partage » entre le sujet et son environnement. En un mot, elle fait référence à notre propension à personnifier ce qui nous entoure, à classer les existants non humains parmi nos amis ou nos ennemis. Fritz Böhle et Brigit Milkau (1998), dans leur étude sur l’expérience sensible des ouvriers lors des évolutions technologiques, avaient indiqué que ce qu’ils nommaient un « commerce sympathique avec les objets », fondé sur l’empathie, avait une importance considérable dans l’appropriation de l’activité. Des médiations robotiques s’appuient sur ces processus : on les présente comme des partenaires, des compagnons. Mais une telle projection est-elle souhaitable dans le cadre d’une médiation ?
Il est également patent que l’objet technique, notamment parce qu’il en fabrique, suscite des sensations. Notre recension doit donc prendre en compte les perceptions. Mais là encore, les processus sociaux jouent un rôle : ce sont eux qui permettent non seulement de reconnaitre dans telle représentation gnosique du connu ou de l’inconnu, mais aussi de la partager plus ou moins avec ceux qui nous entourent.
Incidemment, nos manières de concevoir le monde héritent également de notre aptitude aux mots. La capacité de langage fonde en effet notre connaissance du monde, sans qu’il soit pour autant nécessaire de verbaliser. Les mots ne sont pas une étiquette posée sur les choses. C’est du reste sur ce principe que repose notre faculté de penser. Rendre tangible ce propos demande que nous nous arrêtions un moment sur notre définition du langage. Son examen, notamment à l’écoute des patients aphasiques, nous oblige tout d’abord à l’appréhender comme une structure formelle qui organise le dit, une grille qui vient analyser le son et le sens pour en faire du Signifiant et du Signifié. Un jeu d’oppositions (nous permettant d’identifier les éléments) et de segmentations (nous permettant de délimiter les éléments) s’établit et donne à ces éléments une valeur uniquement structurale. On reconnait ici l’aphorisme de Ferdinand de Saussure : « Dans une langue, il n’y a que des différences. » Il n’empêche que le monde gnosiquement perçu reste à dire, à prononcer, à énoncer. Un réaménagement de la structure en fonction de la conjoncture est à opérer. Il vise la chose… et la rate. Que saisissons-nous en réalité au travers des mots, sinon toujours autre chose que la chose elle-même. Quoi qu’on fasse, il faut faire avec l’ambiguïté du langage. Aucune coïncidence des mots et des choses peut être trouvée, sinon de manière toujours relative et sans cesse à reprendre. Pour toutes ces raisons, polysémie et synonymie peuvent être considérés comme les deux propriétés fondamentales du langage. La quête d’adéquation à la chose passe alors par de multiples reformulations, périphrases, hyperonymies, ellipses, etc. Certains Serious Games qui s’offrent comme aide au langage (avec des jeux de dénomination) tendent à l’oublier.
En situation d’interlocution, les mots s’échangent, et s’inscrivent ainsi dans l’espace d’action des processus sociaux. Les choses se compliquent. On est alors loin du schéma cybernétique de la transmission de l’information. Un jeu d’appropriation et de désappropriation se déroule, tentant de conjurer le malentendu tout en le nourrissant dans le même temps. Aucune transparence ne s’atteint dans ce qui se produit dialogiquement. Chacun des protagonistes transforme ce qui lui vient de l’autre et se transforme dans la relation, tempérant implicitement plus ou moins sa quête d’intimité et son agressivité. Ici, la forme de la relation compte. Ordinairement, on ne parle pas à un psychanalyste comme on parle à un kinésithérapeute. Dès lors, à quelle forme de langage ouvre le script proposé par le dispositif ? Prend-il en compte la complexité des processus en jeu ? Une telle interrogation n’est peut-être pas à négliger. On peut la ramasser.
En effet, dans le cas de la technique, comme dans celui du langage, la question de savoir dans quelle « relation de pouvoir » est le professionnel importe. Est-ce qu’il s’agit d’amener la personne accompagnée à se conformer à un certain process ou bien la considère-t-on comme véritable co-autrice de la situation ? Il convient donc d’être attentif à la narration qui est réalisée autour de l’objet.
Ces considérations sont, à notre avis, très liées aux théories qui accompagnent les pratiques. Car, une fois de plus, il est peut-être utile de rappeler qu’il y a ici comme ailleurs rien qui ne soit simplement du donné, mais que, tout au contraire, il n’y a que du construit, c’est-à-dire des manières de formaliser le réel. Mais en situation, les règles du jeu se négocient, forcément : nul ne peut en rester au prescrit, comme nous l’a enseigné la psychologie du travail. Quelle dynamique se met-il en place ?
Ces interrogations nous permettent de poursuivre l’esquisse de notre schéma.
L’exemple choisi est ici celui d’une expérience d’utilisation de casques de réalité virtuelle dans un service qui accompagne des adultes en situation de handicap. Ce dispositif invite les personnes à agir dans un monde généré numériquement puis à répondre à un questionnaire sur le comportement adopté. L’objectif est, selon les créateurs de cet outil, d’aider les participants à analyser leur conduite pour faciliter leurs habiletés dans la vie quotidienne. Très vite, les professionnels s’aperçoivent que l’architecture de leur établissement, avec la présence d’un puits de lumière, nuit au bon emploi de ces outils. Y trouver une solution retarde par conséquent l’étude mise en place. Dans un second temps, ils constatent également que le questionnaire impose une manière d’analyser les comportements qui ne convient pas tout à fait aux personnes accompagnées. Les professionnels sont alors amenés à apporter leur concours à la complétion des grilles d’évaluation en en reformulant les questions. D’autres dispositifs de réalité virtuelle sont plébiscités par l’établissement à l’issue de cette expérience.
4. Les processus psychiques et l’objet : quelle satisfaction ?
Cette partie est consacrée à une question d’un nouveau type par rapport à ce que nous avons présenté jusqu’ici, celle du plaisir et du déplaisir pris avec ces objets, et nos manières de les réfréner. Pour mettre en relief ce point, nous rappellerons cette remarque de Jacques Lacan : « nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant, sinon seulement ceci, qu’un corps, cela se jouit. » (1975) Autrement dit, nous sommes animés par un « principe de jouissance ». Et notre rapport aux dispositifs techniques n’y échappe pas. Ce à quoi nous assistons avant même toute activité avec un dispositif numérique, c’est à un certain intérêt ou au contraire à une forme d’aversion quant à l’utilisation d’un tel objet. Et lorsque l’activité débute, elle est parfois un prétexte à s’autoriser quelques relâchements comportementaux, ou tout à l’opposé, prêter à une satisfaction retenue, laquelle n’est forcément pas à confondre avec l’ennui, voire le mécontentement qui peuvent aussi se manifester. Bref, des processus psychiques, neuropsychologiques ou inconscients, interviennent.
Tentons d’en restituer une rapide justification en ramassant à l’extrême notre propos, quitte à friser la caricature (nous n’évoquons pas les circuits cérébraux en jeu). A la section suivante, le lecteur pourra trouver, du moins l’espérons-nous, des éléments qui donnent davantage de densité à notre présentation.
Nous proposons de débuter par l’affect. Parce que l’être humain est capable de sensibilité, d’impulsion, de réaction à une stimulation, toute expérience qu’il vit s’accompagne d’un éprouvé de plaisir ou de déplaisir, d’une mise en tension. Du vu, de l’entendu, du senti peuvent affectés. Et cet affect émeut le sujet, c’est-à-dire, provoque une é-motion, un mouvement. Une telle « mise en branle » occasionne une poussée vers un certain projet, la quête d’une jouissance. Ne dit-on pas que la faim pousse à manger ? Ce rapport « volontaire » au monde, disons cet élan, peut toujours avoir quelque chose d’excessif. Les professionnels de la captologie connaissent bien les ressorts de cette mobilisation et ne se privent pas d’en user dans leur contribution au design des objets. Tout est bon pour solliciter, dans une forme de « pousse-à-jouir », la satisfaction du sujet et pour encourager le renouvellement des stimulations qui pourraient le repaître. Dans le cadre des médiations numériques, mieux vaut peut-être s’en méfier…
Pourtant, cette recherche, génétiquement programmée ou apprise, trouve rarement dans le monde de quoi se contenter directement. C’est pourquoi des détours se trouvent requis. Un effort. On pourrait parler d’une « exigence de travail » pour le psychisme, si le terme ne prêtait pas à confusion d’avoir déjà été utilisé par Sigmund Freud. Les projets sont alors déplacés, remplacés par d’autres projets qui valent pour eux. Ils se perdent en quelque sorte pour se re-présenter avantageusement dans de nouveaux buts, de nouveaux motifs. Cette « mise à échéance de la satisfaction » peut s’interpréter en termes de « prix à payer » pour l’obtention d’un certain « bien ». Les « technologies persuasives » savent aussi user de ce mouvement et jouer avec les tensions entre la peine à payer et la satisfaction à obtenir (Cf. le nudge).
Il est difficile ici de faire valoir une originalité de la mise en évidence de ces processus à la psychanalyse. On en lit de pareilles ressources dans les écrits des éthologues (pensez aux ruses des prédateurs vis-à-vis de leurs proies). En revanche, comme nous le soulignerons plus bas, ce sont les circonstances spécifiquement humaines qui feront de ces procédés des modes de vouloir qu’on ne trouve pas dans le règne animal.
Mais cette dernière formule est quelque peu maladroite. Elle s’expose à un malentendu. La tentation est forte de faire de ces circonstances, certes encore floues pour le lecteur, ce qui spécifie le « vouloir » humain. Or, il y a plus. Et ce plus ne doit rien aux facteurs que nous établirons plus bas. Ils appartiennent encore aux processus psychiques proprement dits.
Il faut en effet prendre en compte le fait qu’on ne veut jamais tout à fait ce que nous désirons et ne désirons jamais tout à fait ce que nous voulons. C’est une façon de dire que notre satisfaction est toujours relative. Certes, des intentions nous guident. Mais tout se passe comme si ces dernières venaient sans arrêt se heurter à une sorte de non-vouloir, de nolonté. La satisfaction ne peut être pleine. Il y a toujours un « manque à jouir ». Une sorte de mise en suspens de l’urgence des projets réfrène le règne de la Lust et de l’Unlust et nous oblige à la sublimation. Elle nous contraint en quelque sorte à ne jamais vouloir ni n’importe quoi ni n’importe comment. Cette mesure des projets est introduite par une forme d’analyse structurale qui fait de chacun d’eux les éléments abstraits, un champ de pures différences. Les mécanismes essentiels aux yeux de la psychanalyse que sont la condensation et le déplacement trouvent dans cette formalisation leur fondement. Jacques Lacan, c’est connu, avait montré que cette structure est homologue à celle du langage (« L’inconscient est structuré comme un langage »). Gardons-nous toutefois ici d’y projeter trop rapidement les notions freudiennes. Nous les retrouverons plus bas. La clinique neuropsychologique rencontre également depuis longtemps, au travers par exemple des syndromes dits frontaux, des atteintes de ces processus (Le Bot 2010 ; Jarry et al. 2017). Ne pas distinguer ce qui relève du neuron et de la psuchè peut heurter le lecteur. Nous demandons à ce dernier de nous suivre et de trouver ailleurs la justification. Pour l’instant seule compte pour nous la nécessité de mettre l’accent sur certains facteurs.
Toutefois, nous n’en avons pas terminé avec la présentation des mécanismes en jeu. Car cette formalisation est accompagnée dans le même moment d’une mise à l’épreuve concrète qui réaménage ces entités en fonction de la situation. Ne pas céder à l’immédiateté n’est pas renoncer à toute satisfaction. Celle-ci peut s’obtenir aussi bien dans le refus de toute facilité qu’en se permettant une certaine audace. C’est donc le temps de la décision, celui de l’engagement en acte. Temps de compromis aussi bien. Il n’y a ici ni certitude ni maîtrise. On peut aussi y reconnaitre une sorte de principe de réalité. L’usage de l’objet permet-il la mise en œuvre de ces modalités axiologiques ou y porte-t-il au contraire atteinte ?
On aurait par conséquent tort d’ignorer ces processus dans tout abord des dispositifs techniques numériques. Ils sont nécessairement présents. Bien plus, ils peuvent former un support extrêmement puissant dans l’accompagnement des personnes. Pour ne prendre que cet exemple, de nombreuses études montrent (malgré leurs biais) combien les outils numériques se présentent comme des solutions adaptées pour celles qui présentent un Trouble du Spectre de l’Autisme (Moore & Calvert 2000 ; Fage et al. 2012 ; Kuo et al. 2014 ; Virole 2014 ; Cohen et al. 2017, Duris 2017 ; Tisseron et al. 2017 ; Gwynette et al. 2018 ; Mercier et al. 2018). Des personnalités autistes telles que T. Grandin ou D. Williams ont par ailleurs beaucoup insisté de leur côté sur la nécessité de rendre accessible très tôt ces appareils informatiques aux jeunes autistes afin qu’ils puissent y avoir recours (Grandin 2011, Williams 1992). Ainsi, s’appuyer sur des objets « connus et appréciés » peut faciliter, par déplacement, leur engagement dans un accompagnement (Francis et al. 2019 ; Lee et al. 2021).
Ces quelques mots seront suffisants, nous l’espérons, pour faire valoir la question de la satisfaction comme essentielle à prendre en compte.
Pour toutes ces raisons, notre schéma trouve donc à s’enrichir :
5. Les processus psychiques et sociaux et l’objet : qu’est-ce qui se joue dans la relation ?
Jusqu’à présent, il importait surtout de dissocier les processus. L’objectif d’une telle déconstruction était de dégager les raisons propres de chaque domaine ainsi présenté afin d’en révéler les enjeux spécifiques. Or, il est évident qu’ils sont dans la réalité profondément intriqués. Il s’agit donc d’aborder dans cette partie une réflexion sur le nouage qui s’opère entre les processus sociaux et les processus psychiques. On voit mal en effet comment se passer de tels facteurs lorsqu’on évoque une activité dite de médiation, quelle qu’elle soit. Nous sommes loin d’être les premiers à examiner cette question : elle a fait l’objet de nombreux travaux, surtout chez les psychanalystes (Vinot & Vivès 2014 ; Chouvier 2015 ; ; Haza 2019 ; Brun & Roussillon 2021). Elle n’est pas spécifique aux objets techniques. Notre contribution entend simplement apporter des éléments qui restent cohérents et cohésifs épistémologiquement avec l’ensemble de cet article.
Pour commencer, nous voudrions centrer notre propos sur la remarque suivante : chacune des interactions qui se déroulent entre les différentes parties prenantes est un espace, un temps, une rencontre au sein desquels des expériences se réalisent, se vivent. Elles sont de plus des occasions pour remobiliser, reprendre, s’approprier des expériences, et ce faisant, ouvrir à la possibilité d’en traverser de nouvelles. Autrement dit, nous ne nous en tenons pas dans notre analyse aux seules séances de médiation. Nous posons au contraire qu’il faut rompre avec les fausses évidences d’une concentration de l’attention uniquement sur les ateliers. Chaque protagoniste est un faisceau de relations, et de ce fait, se trouve au croisement de plusieurs mondes. Tout cela est courant : le professionnel qui a la charge du suivi de la maintenance de l’objet avec les prestataires extérieurs tient de fait un rapport particulier auprès de ses collègues dans la responsabilité de la médiation. Il peut arriver qu’un tel rôle mette en tension le professionnel. N’oublions pas qu’il existe tout un système de valorisation des compétences professionnelles : il y a le « dirty work », le plus souvent au plus près des corps et de ce qui s’en échappe, et il y a le « travail prestigieux », généralement plus « cognitif ». L’injonction actuelle à utiliser ce qu’on appelle les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) peut participer à la (re)distribution des valeurs du travail.
Si, comme nous l’avons évoqué plus haut, ces divers échanges participent de différentes contributions sociales, s’ils entrent dans un jeu complexe de délégations de responsabilité, alors il revient au cadre (au sens de disposition) qui définit le service d’établir, voire de codifier, des possibilités ou des impossibilités dans les agirs de chacun. Selon les cas, nous aurons alors affaire à des accompagnements dans lesquels la règle est d’accepter un certain effort en vue de l’obtention d’un mieux dans son rapport aux autres et au monde, ou bien, privilégiant une certaine licence, à des « espaces de respiration psychique ». Certains dispositifs de réalité virtuelle délivrent ainsi pour les uns des informations standardisées afin de travailler les capacités motrices et cognitives (Camara Lopez & Serlet 2022) et pour d’autres produisent tout un catalogue d’environnements différents qui servent de supports à la parole (Charlet & Rabeyron 2021). Dit autrement, le choix de l’objet peut accompagner ou bien au contraire grever la relation que l’on souhaite mettre en place.
Et comme le montrent quelques fines analyses sur « l’esprit du soin » (Castel 2009 ; Demazeux 2013 ; Ehrenberg 2004), il s’agit encore de s’interroger sur l’idée de l’être humain qui les habite. Les questions politiques ne sont jamais très loin non plus.
Tout ceci mène à ce que l’on ne perde pas de vue que ces rencontres sont de surcroît, qu’on le prenne en compte ou non, des épreuves identitaires. Travailler ou participer à une activité, confrontent de fait chacun à des prescriptions, des méthodes, des pratiques, des rencontres avec lesquels il faut composer pour atteindre certaines finalités. Cet exercice, comme l’a montré la psychodynamique du travail (Dejours 2014), s’accompagne inévitablement de la confrontation à de l’immaîtrisable, qui n’est pas sans susciter des questions identitaires.
Quelle personne je veux être ? Telle est, de manière très ramassée, l’interrogation, éminemment inconsciente, que se posent alors les protagonistes. Nous voulons dire : tous les protagonistes du lien social qui s’établit. Moyennant quoi, dans ces échanges, se remobilisent et se mettent en jeu des désirs relatifs au « vouloir-être », qui concernent aussi bien nos mesures d’intimité avec l’autre que celles de la violence à l’égard d’autrui. En somme, ici s’intriquent véritablement les processus sociaux et les processus psychiques, soit deux manques, celui de l’être et celui du jouir. Soulignons-le d’ores et déjà : on trouve ici le facteur plus haut énoncé sur ce qui fait la spécificité des émotions humaines.
Dans une telle approche, parce qu’elles se voient rapatriées dans une telle épreuve, il faut donc considérer les façons de subjectiver la jouissance et ses modalités de renoncement. Or, il y a une histoire à ces façons de faire siennes ces dernières. Une telle opération se déroule en différents temps. Nous résumons à l’extrême.
Sauf difficultés spécifiques (qu’il s’agit justement de prendre en compte dans le travail auprès des personnes accompagnées), nos modes d’être passent par différents types d’états qui, se succédant, renouvèlent ceux qui les précèdent, tout en étant anticipés avant leur actualisation par ceux qui nous accueillent : d’un corps sexué et vivant réduit aux sensations et incapables de se distinguer absolument du milieu dans lequel il baigne et qui pourtant le porte, à un corps qui désormais se différencie d’un environnement se formant dans le même mouvement, et pouvant à partir de là mémoriser véritablement son expérience, avant qu’une nouvelle forme de relation à soi et aux autres se dégage à partir de la sortie de l’enfance (nommée adolescence dans nos sociétés) et reprenne ce qui le précède à partir de son principe propre.
Une considération se tapit dans ces quelques mots, encore peu prise en compte jusqu’à présent dans notre abord des processus psychiques. C’est l’idée, déjà développée plus haut, que le sujet n’est jamais seul : il est un faisceau de relations. Le fait d’être en permanence avec d’autres est bien entendu encore plus criant dans le cas de l’enfant. N’est-il pas nécessairement porté par d’autres, inscrit dans une histoire qui le précède ? Freud parlait de l’importance de l’action du prochain (le Nebenmensch) dans la mise en place du désir, via les réponses qu’il apporte aux besoins du nourrisson, marquant ainsi un corps qu’il érogénéise (Freud 1956). Pour notre part, si le désir ne s’infère pas de la rencontre avec les premiers autres, il s’agit davantage de considérer les modes de nouage du désir au social, soit les manières de chacun de faire avec les traces de cette rencontre, de les incorporer, de les (re)mettre en jeu dans l’acculturation de nos rapports d’intimité et de violence au travers des différents réseaux d’appartenance et de dépendance dans lesquelles nous entrons.
Toujours est-il qu’entre les affects éprouvés par le nourrisson et les façons contingentes qu’ont eu les premiers autres d’y répondre, des marques de jouissance impriment le corps de l’infans. Elles y excitent des projets qui devront toutefois en passer par l’effort du cri pour trouver leur apaisement. Au temps d’indistinction des premiers rapports de l’enfant aux Autres des premiers soins, il faut davantage parler ici d’assimilation plutôt que de mémoire. Entendu de cette façon, ce propos rappelle la notion de das Ding développée par Freud et dont Lacan fera un préalable non représentable à la structure du vouloir-être. Ce n’est qu’au moment où s’instituent assurément ensemble le corps et son environnement que cette assimilation s’organise peu à peu en mémoire. Surtout, l’enfant saisit qu’il doit en passer par un Autre pour obtenir la satisfaction des projets en quête de jouissance. La problématique de la « mise à échéance de la satisfaction » se tisse à celle des processus sociaux (et ses questions relatives à la sexualité et à la violence). Bien plus, la présence de souhaits d’un Autre se manifeste véritablement. Ces derniers, cependant, ne s’expriment jamais de manière directe, mais seulement à la mesure de ce que cet Autre, implicitement, et à son insu, s’est permis ou non d’exprimer. Voilà alors un désir à interpréter, sans jamais y parvenir complètement. Quelque chose de l’ordre d’un ratage (l’objet a, selon Lacan) se présente et résonne avec les premières jouissances. Il pousse cependant, dans une quête de re-trouvaille, le sujet à agir. En ce sens, on peut alors substituer le terme de pulsion à celui de projet. Non seulement le cri se fait demande, mais plus particulièrement encore, c’est dans les matériaux qui lui sont apportés par l’Autre, notamment les mots, que l’enfant a à traduire, et donc quelque part sacrifier, ses premières quêtes de jouissance. Il opère ainsi un nouage entre les mots et le corps. Des termes spécifiques se démarquent alors de provoquer un jouir. Tout ceci organise les souhaits. Autrement dit, nous assistons à une progressive mise en forme sociale de la jouissance. Au travers de la loi du désir qui est celle qui signe l’incomplétude de la satisfaction décrite plus haut, les souhaits privilégiés deviennent les éléments d’une structure qui seront réinvestis sous une certaine forme en fonction de la situation. S’il y a dès lors aliénation au désir de l’Autre, il y a aussi instauration d’un désir propre au sujet. Ce sont là, comme on sait depuis la psychanalyse, considérablement résumés, tous les mouvements qui déterminent, orientent les modes de « vouloir-être » du sujet dans sa vie, jusqu’à la répétition le plus souvent, mais pas sans créations parfois.
Parce que toutes les rencontres déplient des faisceaux de relations, c’est tout une « géographie axiologique » de l’être (Le Doujet 2014) qui, à partir de ces éléments, se compose alors pour le sujet, dans ses relations entre soi et son monde, avec ses pôles d’attraction ou de répulsion, ses zones insupportables et celles plus séduisantes, et ses points d’impossibilité. Elle se recrée à chaque rencontre, mais peut aussi se renouveler lorsque des occasions relatives à l’intimité ou au pouvoir sont données au sujet d’avoir à prendre position quant à ce qui l’affecte sans trouver de garantie extérieure pour le légitimer. Les médiations, qu’elles soient numériques ou non, peuvent permettre d’engager un processus de remobilisation par rapport à ce qui l’affecte. Par conséquent, au-delà de l’outil, bien des éléments sont en jeu dans la rencontre. Et ils ne se maîtrisent pas.
On pourrait donc voir dans les accompagnements un temps et un lieu exemplairement proposés pour cela, un cadre dans lequel du jeu est possible. Le dispositif, le cadre, la rencontre effective favorisent alors l’émergence, la réactualisation d’éléments primordiaux, subjectivés ou non, ou le jeu de leur assemblage structural, voire l’investissement de nouveaux matériaux, ouvrant par là le sujet à se constituer de nouvelles modalités de réponse face au réel. Encore faut-il pour cela que rien dans les relations connexes (avec les collègues, la hiérarchie, les fournisseurs, etc.) ne vienne par trop écraser ces potentialités.
Là encore, la question reste ouverte pour tous les professionnels : qu’est-ce qui se joue dans la relation ? Quelle expérience cherchent-ils à proposer aux personnes accompagnées ? Que font-ils de l’épreuve identitaire déclenchée par la rencontre ?
Voilà notre schéma complété d’une nouvelle branche.
La rencontre avec un jeune garçon de 17 ans dans le cadre d’un groupe thérapeutique de parole en hôpital de jour de pédopsychiatrie peut illustrer notre propos. Depuis un certain nombre d’années, il tend à fuir tout lien à l’autre et à passer son temps sur les jeux vidéo. En séance il parle peu avec les autres, sinon parfois des univers numériques dans lesquels il aime se démener. Parce que les professionnels qui animent le groupe lui laissent de l’espace pour décrire ces mondes fantastiques, il accepte peu à peu l’échange. Il en vient progressivement à évoquer son avatar et les manières qu’a ce dernier de réagir aux diverses épreuves qu’il doit affronter. A travers ce récit adressé surtout à l’un des soignants qu’il semble peu à peu investir, des éléments concernant son rapport de soi à l’Autre (sexualité et agressivité) trouvent à s’exprimer et à se frayer progressivement un nouveau chemin. Bientôt un intérêt pour la discipline de l’histoire commence à poindre. C’est cette voie qu’il décide de suivre au moment de mettre fin à la prise en charge.
6. Processus psychiques et sociaux, processus actionnels et représentationnels et objet : quelle création possible avec les mots et les outils ?
En mettant le doigt dans la partie précédente sur les matériaux qui s’échangent, nous avons déjà attiré l’attention sur ce que nous souhaitons aborder ici : faire et dire ne sont pas seulement portés par leurs processus propres, ni par les seuls processus sociaux, ils le sont aussi par la jouissance et le désir. Autrement dit, s’opère aussi à travers eux une quête de jouissance, celle de faire ou de dire comme cela, avec ces outils-là ou avec ces mots-là, et la jouissance de faire ou dire ces éléments-là, ceux qui éveillent une quête de satisfaction, en les traduisant avec ces matériaux-ci. Plus que tout, c’est la question de la créativité possible qui se pose ici. Comme l’indiquait W. Benjamin à partir du montage cinématographique, la pratique d’un outil possède un élément libérateur.
On reconnait la clé de ce processus dans le terme de transfert, dans son acception générale, puisqu’il concerne le mouvement de rapatriement, non seulement comme on tend à l’accorder rapidement dans la situation d’échange, mais aussi dans les dispositifs techniques ou dans les mots, de désirs qui viennent d’ailleurs, subjectivés ou non, passés ou non sous les fourches caudines de la loi qui en commandent l’organisation. Sans doute ces désirs, quelle que soit la situation, cherchent-ils à trouver une réponse plus satisfaisante ? Quoi qu’il en soit, dans cette mise en jeu, notamment au travers des outils, peuvent se dérouler maints détours, diverses façons de travailler le quoi et le comment se permettre. Par-là, le dispositif intervient comme arène dans laquelle des questions sont provoquées, se déploient, se reprennent, voire tentent de se reconfigurer. Comme l’écrit René Roussillon (2004) à propos du jeu : « Le jeu peut alors prendre la valeur d’une « exploration » des situations subjectives, de leur face inconnue, voire énigmatique, la valeur d’une « création » et re-création de la subjectivité, d’une découverte ou d’une invention d’une nouvelle forme de relation ou de rapport à soi-même ou à l’autre, d’une interprétation renouvelée de soi ou du monde. » Dans cette perspective, les objets sont saisis et ouvrent à la transformation possible des premières expériences subjectives. On conçoit que de telles explorations, pour être réalisables, soient permises dans le cadre proposé.
Répétons-le : toutes les parties prenantes sont concernées par ce processus, professionnels (ingénieurs, commerciaux, éducateurs, psychologues, technicien, etc.) et personnes accompagnées.
Ce peut être aussi tout le regard porté sur l’autre qui trouve à évoluer. Par l’entremise de l’objet, les manières de considérer son interlocuteur peuvent effectivement changer du tout au tout. Par exemple, la personne montre lors de l’utilisation de l’objet des compétences, une inventivité qu’on ne soupçonnait pas jusqu’à présent. Cela arrive. Combien de fois, lors de médiation numérique, avons-nous rencontré des professionnels qui découvraient que telle personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer savait encore lire ? Ou bien que telle femme atteinte d’une sclérose latérale amyotrophique réalisait des gestes plus amples que lors de ses séances de kinésithérapie ? Ou encore que le collègue responsable technique montrait un vrai « savoir-faire » relationnel avec les résidents ? Soudain, leur appréhension de la personne se transformait. Néanmoins, toute nouvelle façon d’envisager l’autre suppose la perte des repères qu’on se donnait auparavant. Cela suppose donc de ne pas en rester à ses acquis, pouvoir le remettre en jeu et accepter le risque de bouleverser son rapport à l’autre. C’est, avouons-le, loin d’être toujours simple.
Evidemment, une bonne partie de ce que nous venons d’avancer dépend du sens que l’on donne au mot « jeu ». L’essor des Serious Games a en effet passablement brouillé cette notion en s’évertuant à rendre ludiques les apprentissages ou les rééducations. C’est même le plus souvent un fort argument de marketing (Mérieux 2023). Entendu de cette manière, on n’est plus dans la situation du jeu entendu comme « prestation sociale gratuite », au sens où aucune réelle nécessité sociale n’est attendue, aucune conséquence sociale réelle ne peut en advenir, où seul l’être-ensemble est « célébré » (Bruneau 1990). Là encore, c’est un choix.
Il revient toutefois à Donald Winnicott, dans son étude sur l’objet transitionnel, le mérite d’avoir indiqué que ce processus pouvait venir à se gripper : le dispositif n’ouvre plus à la perspective de connaitre de nouvelles expériences, il le renferme au contraire sur une jouissance qui le fixe dans une répétition qui peut même parfois s’avérer mortifère. Cette difficulté frappe par ailleurs un nombre croissant de personnes, dites « addictes » aux objets techniques. Tout est fait pour qu’au travers de ces outils, la dimension de manque soit occultée. « La jouissance, affirmait Lacan, c’est le tonneau des Danaïdes, une fois qu’on y entre, on ne sait pas où ça va ; ça commence à la chatouille et ça finit par la flambée d’essence. » Dans le cadre des médiations, le ressort fondamental de l’évitement d’une telle dérive se trouve dans l’attention que chacun porte aux personnes accompagnées.
On peut également appliquer ce raisonnement au cas soulevé plus haut du rapport de chacun à la théorie en situation, soit la manière avec laquelle est conceptualisée l’utilisation du dispositif : jusqu’où va notre exigence de suivre le prescrit ? Quels écarts nous autorisons-nous ? Acceptons-nous de renoncer à la méthode si le contexte l’impose ? Quelle tricherie nous permettons-nous ? A partir de ces interrogations, nous concluons que le rapport à la jouissance module ce qui se passe dans notre usage de l’outil.
C’est avec ces remarques que notre schéma trouve ici son achèvement.
L’exemple que nous pouvons ici apporter est celui d’éducateurs avec des enfants présentant un Trouble du Spectre de l’Autisme dans un Institut Médico-Educatif. Des jeux sur des tablettes numériques sont proposés à ces jeunes en groupe afin d’améliorer certaines capacités cognitives. Cependant, à mesure que les semaines avancent, les professionnels considèrent que les enfants tendent à se focaliser sur les tablettes pendant les séances. La décision est alors prise de changer le rapport aux activités. Les jeux sur tablette sont désormais intégrés à un jeu collectif autour de thèmes qui intéressent les participants. Chaque jeune est invité à tourner sa tablette vers les autres pour exposer ses réponses au reste du groupe. Ce faisant, c’est toute la dynamique de la rencontre qui est changée.
Achevons à présent cette partie en récapitulant les quelques questions que nous avons ramassées en chemin.
Les coupures et l’objet
Après avoir examiné les questions qui nous apparaissent cruciales à poser pour envisager ou non d’utiliser des outils numériques comme médiation, nous voudrions désormais aborder les risques possibles que l’on peut rencontrer à ne pas les prendre en compte. Mais que faut-il entendre exactement dans la locution « ne pas les prendre en compte » ? Comment appréhender et qualifier ce refus ? On sait qu’un auteur comme Freud a présenté dans ces œuvres de multiples formes de négations (Rabinovitch 2000) : Verwerfen (jeter définitivement), Verdrängung (écarter, chasser), Vermieden (éviter, fuir), Verleugnung (désavouer, dénier), etc. Chacune d’entre elles altèrent à sa façon notre rapport au monde et surtout condamne à des formes différentes de retour des éléments ainsi refusés (hallucinations dans le cas de la Verwerfung, fétiche dans celui de la Verleugnung, etc.). Tout autre est la non prise en compte pour des raisons épistémologiques. Cela relève alors d’un parti pris. Il est à respecter : tout modèle théorique cherche à proposer un corpus cohérent de définitions et d’hypothèses. Dans les cas qui nous occupent, nous cherchons à ramasser ici l’ensemble de ces négations sous le terme de coupure, inspiré en cela par la psychodynamique du travail. Dans chaque situation concrète rencontrée dans les établissements, il s’agit justement de s’évertuer à caractériser ce qu’on appelle coupure. Cette partie ne prétend pas à plus : elle veut faire ressortir les conséquences de cette dernière en laissant chacun tirer les fils qu’il lui plait de suivre selon la conjoncture qu’il rencontre.
Dans le contexte actuel, et à suivre notre modèle, quatre coupures ont été mises en évidence.
L’idée que l’objet puisse être coupé des processus sociaux est banale, nous l’avons déjà fait remarquer. La personne accompagnée n’est plus considérée comme une réelle partenaire et participante. L’outil est alors utilisé pour les satisfactions qu’il est censé apporter, généralement en rapport à des compétences à travailler. L’oubli des rapports sociaux dans lesquels il s’inscrit amène alors à poser la question suivante : en pareil cas, qui se satisfait ? On a affaire ni plus ni moins à un objet de consommation débarrassé de tout rapport à l’autre. En quoi dès lors est-ce une médiation ? Cette pratique, disons-le, tend à proliférer. Elle est d’autant plus redoutable qu’en se centrant sur la jouissance et sa légitimation, les dispositifs tendent surtout à oblitérer la seconde pour privilégier la première.
C’est ce qui nous apparait souvent à l’écoute de certains créateurs de jeux vantant les mérites de leurs Serious Games en capacité de lier divertissement et sollicitations cognitives. Le jeu seul serait en effet en mesure d’améliorer les aptitudes des personnes accompagnées, sans effort et avec plaisir. On y loue la richesse des expériences, le caractère séduisant des activités, sans jamais faire référence au rôle occupé par le thérapeute dont on connait pourtant l’importance dans cette pratique.
On peut poursuivre notre raisonnement en appliquant la coupure cette fois-ci du côté des processus psychiques. Dans ce cas, l’objet entre bien dans le cadre d’un échange de service, mais un échange de service tout à fait dévitalisé, pourrait-on dire. Seul compte le jeu des obligations sociales. Tout se passe comme si l’engagement de chacun dans ce système n’y avait pas sa place. Le risque est grand de devoir simplement suivre des recommandations organisées autour de prescriptions. Immanquablement, on tombe dans une sorte de « totalitarisme » que Jean-Pierre Lebrun a qualifiée de « pragmatique » (Lebrun 2009). C’est alors l’Altérité elle-même qui est mise à mal.
On voit ainsi des temps dans certains établissements pendant lesquels les personnes accompagnées sont encouragées à suivre toutes ensemble, et dans le même ordre de progression, des activités dites sociales sur des tablettes numériques. En d’autres termes, on demande aux personnes de se conformer à la démarche proposée, fondée, qui plus est, sur une conception reposant sur un séquençage logique de phénomènes sociaux. Une sorte de savoir préétabli sur ces derniers dont la validité écologique parait contestable…
On peut encore avoir un usage de l’objet qui se fiche bien des processus représentationnels et actionnels. La coupure consiste ici à ne pas apercevoir en quoi il importe de prendre en compte les questions perceptives, motrices, techniques et langagières dans nos réflexions sur les médiations numériques. Le propre d’un outil numérique, nous l’avons redit, est de nécessiter un certain milieu. Il faut également admettre avec Gaston Bachelard que chaque technique produit sa réalité, conditionne la manière avec laquelle les choses nous apparaissent, exactement comme peut le faire également le langage. Il y a aussi à rester attentif aux effets sensibles et moteurs de ces outils, tels que l’épilepsie ou encore la fatigue musculaire ou oculaire, pour ne prendre que ces exemples. De plus, si ces objets se centrent souvent sur les facultés langagières et techniques des personnes accompagnées, elles soustraient fréquemment à ces derniers la possibilité de réaménager les catégories ou messages donnés, et les contraignent à entrer dans le dispositif comme il se présente sans leur octroyer un espace de création. Le risque est ici connu, c’est l’échec.
Nous sommes ainsi régulièrement témoins dans de maints établissements de difficultés d’usage d’un dispositif de projection de jeux interactifs en raison de supports de projection inadéquats, comme des tables aux couleurs sombres qui nuisent à la qualité des images. Hélas, il arrive que des normes de couleurs concernant le mobilier soient données dans les institutions et interdisent tout changement. Elles conduisent dès lors à l’abandon du dispositif.
Dès le départ, nous avons mis en avant la dimension relationnelle dans laquelle entrait un objet technique numérique avec l’ensemble des facteurs avancés. Que serait en effet un objet coupé du monde ? Ne pourrait-on pas y voir ce sur quoi Bernard Stiegler cherchait à attirer notre attention, à savoir un « désajustement » entre le système technique et les autres systèmes qui rend impossible toute métastabilisation entre eux (Stiegler 2010) ? Inversement, que devient une activité à médiation numérique qui se coupe de la « réalité » de l’objet ? N’ayant plus de réels liens avec le concret, les protagonistes vivent dans une sorte de récit qui n’est plus pondéré par un ancrage. Bref : ils fabulent. C’est le cas lorsque des informaticiens et des soignants, sans doute très heureux des ateliers qu’ils proposent (pourquoi pas ?) annoncent, sans aucune réelle justification, que ces derniers permettent des progrès plus rapides que n’importe quelle autre prise en charge.
Conclusion
Nous concluons en soulevant une interrogation : quelle valeur accorder à ce schéma ? Quand bien même les hypothèses concernant les différents processus ici présentés sont éprouvées par ailleurs par la clinique, il n’y a pas à ce jour de travaux qui ont particulièrement trait à cette figure. Disons que nous le livrons aujourd’hui à titre d’un programme de recherche. L’avenir dira s’il a un quelconque intérêt. Il reste qu’il s’agit avant tout d’un schéma. Il n’est pas plus que cela : un instrument pour penser. Comme tel, il montre où nous en sommes dans notre manière d’attraper le phénomène. S’il s’appuie sur les processus indiqués, c’est aussi qu’il est à nos yeux indispensable que le phénomène ici étudié, les médiations numériques, soit abordé comme contenant en lui les déterminismes qui l’expliquent. Dire cela, ce n’est ni plus ni moins avancer l’idée que nous ne faisons qu’analyser des analyses. Et de ces dernières, nous n’en sommes pas exclus en tant que chercheurs. Ils nous déterminent tout autant, comme ils déterminent nos pratiques. En somme, il n’y a pas véritablement d’en dehors à partir duquel nous serions en mesure d’observer le phénomène. A la limite, ce schéma devrait être en mesure de contribuer à notre réflexivité.
Dans l’attente de la poursuite de notre travail, nous souhaiterions, pour terminer, tirer le fil de cette idée de Work in Progress. Parce que si ce terme, cela s’entend, fait florès dans le monde de la recherche, il est plus rarement utilisé dans celui de l’accompagnement. C’est un tort, à notre avis. Et c’est bien ce que notre schéma s’attache, entre autres, à attraper : ce fait que tous les jours, une myriade d’acteurs proposent de nouveaux outils, tentent des choses, bricolent des solutions pour aider au mieux les personnes accompagnées. Parfois ça réussit, parfois ça rate. C’est pourquoi, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs, le terme d’aménagement nous parait-il adéquat pour décrire le travail dans le médico-social (Delacroix & Gaboriau 2021). Il s’entend pour nous comme l’art de l’à-peu-près, mais un à-peu-près qui vise, généralement, le mieux dans le contexte considéré. L’utilisation de dispositifs numériques n’y déroge pas. Ils ne font que relancer à nouveaux frais toutes les questions se rapportant à l’accompagnement, au soin. « Si ton œil était plus aigu, tu verrais tout en mouvement. » (Nietzsche)