Résumé

L’idéal éthique et scientifique du design vise à améliorer l’habitabilité du monde . Or, l’usage du monde, comme nous invitait à le penser Nicolas Bouvier, relève aujourd’hui de nombreuses médiations numériques, dans lesquelles le design est souvent mobilisé pour accroître l’acceptabilité de la technologie par l’utilisateur final à travers la conception d’interfaces intuitives, au détriment d’une réflexion plus profonde sur la technologie comme système de couplage de l’humain avec le monde, engageant son expérience d’agir dans le monde.
Or il est de la responsabilité des concepteurs de comprendre la nature des couplages qui s’opèrent lors de la saisie des dispositifs et de leur appropriation. Relever l’idéal éthique du design nécessite de concevoir des dispositifs qui engagent une dimension sociale, comprenant les motivations individuelles et les enjeux collectifs pour participer à la construction d’un monde désirable.

A partir de l’état de l’art des solutions existantes pour faire face à l’isolement des aînés et en tenant compte de l’évolution des situations individuelles et collectives, cet article pose un cadre théorique pour comprendre comment actionner les solidarités de proximité de façon opérationnelle et propose une solution technique qui répond à la fois au besoin de coordination des actions individuelles et au besoin de structuration et d’animation des écosystèmes territoriaux d’entraide par les collectivités locales.

Auteur(s)

Anne Guénand est enseignante chercheure en design et innovation à l’Université de technologie de Compiègne et fondatrice de Bip Pop

Plan

Introduction

L’isolement social des seniors

Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la santé mentale est un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Or l’OMS met en lumière l’incapacité mondiale à fournir aux gens les services de santé mentale dont ils ont besoin, à un moment où la pandémie de COVID-19 a révélé un besoin toujours plus grand de soutien dans ce domaine. La pandémie et les restrictions sanitaires qu’elle a engendrées ont eu des effets sur la santé mentale de la population, notamment sur la population âgée. Cela est d’autant plus critique que la population mondiale vieillit rapidement : entre 2015 et 2050, la proportion de personnes de plus de 60 ans va passer de 12% à 22% et en France elle passera de 25% à 31,7 %.

Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), 6,6 millions de Français souffrent d’isolement. Par convention, l’INSEE considère comme isolées les personnes n’ayant eu que quatre contacts ou moins d’ordre privé au cours d’une semaine de référence. Selon l’étude publiée en septembre 2019, « [l]’isolement social est la situation dans laquelle se trouve la personne qui, du fait de relations durablement insuffisantes dans leur nombre ou leur qualité, est en situation de souffrance ou de danger. Les relations d’une qualité insuffisante sont celles qui produisent un déni de reconnaissance, un déficit de sécurité et une participation empêchée. » Ce résultat peut être complété par le rapport 2021 de l’association des Petits Frères Des Pauvres1 qui relève 2 millions de personnes âgées isolées en France, dont 530 000 en état de mort sociale, c’est-à-dire sans ou quasiment sans contact avec les différents cercles de sociabilité (cercle familial, amical, voisinage et réseaux associatifs). La projection de 2050, en prolongeant les perspectives d’évolution démographique, annonce 4 millions de personnes âgées isolées malgré l’amélioration de l’état de santé.

Les probables causes de l’isolement

En 2006 Yves Cusset2 proposait un état des lieux des évolutions du lien social, en analysant la transformation des processus de construction des liens sociaux, l’accélération du processus lent et ancien d’individualisation qui entraine un déplacement du centre de gravité du lien social, de plus en plus construit à partir de l’individu et de moins en moins hérité du passé ou imposé par le groupe. Selon Cusset, cette évolution a fait émerger trois risques menaçant la bonne santé du lien social :

  • Le risque d’aggravation des situations d’isolement, tout particulièrement des personnes âgées, du fait de la déstabilisation de l’institution familiale. La famille a longtemps été considérée comme le socle premier sur lequel reposait l’ensemble de la société mais il existerait une distance culturelle croissante entre les générations, touchant toutes les classes sociales ;
  • Le risque de dégradation de la qualité des interactions au sein des espaces publics, l’augmentation de la délinquance et la montée des incivilités ;
  • Le risque, enfin, de « calcification » du lien social, alimentée par l’aggravation des phénomènes de ségrégation résidentielle et scolaire et par l’accroissement des tensions entre groupes, qu’ils soient constitués sur une base ethnique, religieuse ou culturelle.
  • La fragilité du lien social moderne est également liée à l’extension de la sphère de choix individuels, tant au sein de la famille qu’au sein de la société. A l’électivité des membres familiaux avec lesquels chacun choisit de continuer d’entretenir des relations, s’ajoute l’électivité de l’engagement associatif qui ne répond plus au désir ou au besoin de s’inscrire dans des identités collectives, qu’elles soient géographiques, professionnelles ou religieuses, mais à un « engagement distancié » qui implique que l’individu garde une maitrise de ses engagements.

Une mobilisation renforcée des pouvoirs publics

Selon le Ministère des Solidarités et des Familles3, l’isolement social, affectant la santé physique et mentale, touche plus particulièrement les personnes en situation de précarité. Ainsi, parmi les bénéficiaires du minimum vieillesse (allocation de solidarité aux personnes âgées) interrogés par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en 2021, 49 % se sentent seuls, 67 % vivent seuls et 17% déclarent ne pas avoir d’amis.
Lutter contre ce phénomène est au cœur des préoccupations de ce Ministère qui a mis en place en 2021 un comité stratégique de lutte contre l’isolement des personnes âgées, co-animé par la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS) et la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA), en lien avec les principaux acteurs impliqués dans la lutte contre l’isolement, associations, caisses de retraites, acteurs de l’habitat…. Il vise à développer une connaissance et une culture communes de la prévention de l’isolement des personnes vulnérables et à bâtir des solutions pérennes.

La feuille de route ministérielle4 « Lutter contre l’isolement des aînés », porte dix mesures autour de quatre grandes ambitions, complémentaires et solidaires :

  1. Encourager la citoyenneté et sensibiliser le grand public, notamment les jeunes, pour lutter contre l’âgisme ;
  2. Mieux prévenir et rompre l’isolement ;
  3. Renforcer notre politique territoriale pour lutter contre l’isolement au plus près des besoins des personnes ;
  4. Faciliter la diffusion des bonnes pratiques de la lutte contre l’isolement.

Ces quatre grandes ambitions invitent à une prise de conscience de l’ensemble de la société ainsi qu’à une puissante mobilisation des institutions et des citoyens, et laissent relativement ouvertes les manières de procéder pour :

  • Mieux repérer les fragilités et prévenir les situations d’isolement, mieux repérer les personnes isolées et fragiles, dans les territoires, et davantage prévenir les situations d’isolement, en s’appuyant sur la construction d’un réseau d’acteurs variés et sensibilisés à la question ;
  • Identifier et « aller vers les personnes âgées » ;
  • Développer de nouveaux outils de repérage des fragilités ;
  • Construire une politique territoriale de proximité est indispensable pour mieux lutter contre l’isolement des aînés, au plus près des besoins des personnes vulnérables. À ce titre, les départements jouent un rôle central dans le pilotage de la politique locale de lutte contre l’isolement. Les élus locaux ont également un rôle central, du fait de leur capacité à mobiliser l’ensemble des acteurs du territoire : habitants, professionnels de santé, acteurs associatifs ;
  • Favoriser les synergies entre les acteurs de la lutte contre l’isolement, au travers d’une animation territoriale refondée ;
  • Mettre en place un référent « lutte contre l’isolement » dans chaque département ;
  • Déployer des actions à portée intergénérationnelle et valoriser l’engagement citoyen, le renforcement du lien intergénérationnel et la valorisation de l’engagement des jeunes afin de changer le regard porté sur le vieillissement et de mobiliser l’ensemble de la société autour de l’isolement.

Mais des chaînons manquants sont à créer

Bien que cette feuille de route soit relativement précise en termes d’actions impliquant les départements, les élus, les territoires et la mise en place de référents de lutte contre l’isolement dans chaque département, une page reste à écrire quant aux outils à mettre en œuvre dans la construction d’une politique territoriale de proximité, de sorte à coordonner les acteurs de chaque écosystème local impliquant citoyens, élus et associations.

L’ambition de cet article est d’apporter une contribution outillée pour répondre à deux de ces objectifs :

  • Contribuer à construire une politique territoriale dans laquelle les élus locaux ont une partition à jouer, en lien avec les associations, les citoyens et les acteurs locaux ;
  • Contribuer à valoriser l’engagement citoyen intergénérationnel de proximité, en coordonnant le bénévolat direct tout autant que l’engagement régulier.

La section suivante décrit les solutions existantes complémentaires pour faire face au changement de notre société.

L’engagement bénévole pour la prévention de l’isolement des aînés

Les limites du bénévolat traditionnel pour faire face à l’isolement

Dans l’édition 2021 du rapport « La France associative en mouvement »5, « l’engagement individuel au service d’une cause ou des autres est en augmentation avec 12,5 millions de bénévoles et 132 000 volontaires en service civique, mais le monde associatif organisé ne doit pas être confondu avec l’ensemble du bénévolat hors associations, et a fortiori avec le bénévolat informel dont on sait qu’il est probablement à la hausse, alors que le bénévolat associatif organisé est travaillé par une lente érosion. La participation plus importante des jeunes ne compense pas une certaine rétractation des plus âgés, qui font figure de véritables piliers de la permanence associative et du bénévolat régulier, c’est à dire au moins hebdomadaire. Ce noyau dur ne concerne qu’un peu plus de 5 millions de personnes sur un total de 12,5 millions bénévoles ».

Ce constat contraste également avec ce que l’on sait du souhait d’engagement, de la recherche de sens, de lien et d’utilité sociale ou même de développement des compétences pour une bonne majorité des Français. Aspirations qui peinent aujourd’hui à se concrétiser par l’engagement associatif.

La fin d’un bénévolat vécu comme le prolongement d’un itinéraire de vie

Autrefois, de nombreux bénévoles s’engageaient dans la vie associative après être passés par les mouvements d’éducation populaire ou confessionnels. C’était comme un itinéraire de vie qui préparait aux engagements politiques, syndicaux ou associatifs. Il en découlait une très grande facilité d’intégration au sein du tissu associatif : « la greffe prenait vite, la personne disposant déjà d’une compétence ou d’une qualification, voire d’une culture du bénévolat ; ce n’est plus le cas6 ».
La mobilité, le chômage, la précarité, l’enfermement dans les quartiers urbains et l’enclavement des territoires ruraux, la déstructuration des rythmes individuels et collectif, les horaires de travail décalés des actifs et la part significative de la population qui se trouve en dehors du champ de l’activité économique, les jeunes retraités et les personnes sans emploi, ont rendu caduque cette pédagogie de la promotion de divers milieux pour leur insertion dans la société.

Les conséquences pour le milieu associatif

Les répercussions sur le monde associatif sont de deux ordres. D’une part, certaines associations se sont précisément constituées pour prendre le relais de ces anciennes affiliations et reconstituer un tissu social de proximité, comme les associations de quartiers et les tiers-lieux, et d’autre part, le « bénévolat vocationnel » du début à la fin de la vie est en voie de disparition au profit d’une modification de la nature de l’engagement bénévole : plus court, plus saccadé, il répond, pour certains bénévoles, à une logique assumée d’échanges.

Un article grand public de la journaliste Ségolène Le Stradic7 sur le bénévolat montre des associations inquiètes face au désengagement des jeunes retraités, constatant que les seniors s’engagent moins, tandis que les jeunes s’investissent autrement. Une tendance démographique à laquelle le secteur n’a pas encore trouvé de parade.
Pour éclairer sa mission qui est de « développer l’engagement bénévole associatif pour tous au service d’une citoyenneté active et solidaire », France Bénévolat s’est dotée depuis 2010 d’un baromètre trisannuel de l’évolution du bénévolat. Son cinquième baromètre, édité en 2022, met en avant l’essor du bénévolat direct de proximité, surtout chez les plus jeunes. Il montre que la diminution du bénévolat qui s’esquisse depuis 2016 a été fortement accentuée par la pandémie et, toutes les générations sont concernées, le bénévolat ponctuel continue de progresser, regroupant désormais presque un tiers des bénévoles associatifs. La pandémie a provoqué d’importants mouvements dans le bénévolat associatif.

Ce rapport questionne l’engouement pour un bénévolat occasionnel ou ponctuel et questionne notre capacité d’adaptation à aspirations qu’il révèle. « Comment, à travers cette envie de plus de souplesse, plus de découvertes multiples... assurer la permanence nécessaire des projets associatifs ? Comment inciter ces bénévoles à s’engager dans l’associatif ? Leur donner envie de s’engager dans la durée ? Appuyer l’action associative davantage sur ces groupes plus éphémères ? »

L’opportunité des nouvelles formes d’engagement bénévole

Les tiers-lieux dans les territoires ruraux

Les territoires ruraux, touchés de plein fouet par les crises économique, sanitaire et sociale, font parfois naitre des initiatives vertueuses. Les tiers-lieux sont des lieux de rencontre et d’échange qui offrent des services et des activités à la fois professionnels, culturels et sociaux. Ils sont de plus en plus nombreux dans les zones rurales, où ils jouent un rôle important dans le développement du territoire.

  • Renforcement des liens sociaux : les tiers-lieux favorisent la rencontre entre les habitants d’un territoire, quel que soit leur âge, leur profession ou leurs origines. Ils contribuent ainsi à créer un sentiment d’appartenance et de cohésion sociale ;
  • Développement économique : les tiers-lieux peuvent favoriser l’implantation d’entreprises et de start-up sur un territoire. Ils peuvent également offrir des espaces de coworking et de télétravail, ce qui permet aux habitants de travailler plus facilement à distance.

Les contraintes liées à l’éloignement des services, des écoles, des commerces, qui entrainent parfois le renoncement aux droits pour une partie de la population notamment âgée, sont transformées en opportunité de liens sociaux et de cohésion sociale par les tiers-lieux. Les citoyens imaginent et apportent des solutions qui s’inscrivent à la fois à dans la transition écologique en favorisant le partage de ressources et de compétences, et dans les initiatives locales en faveur de la cohésion sociale, ces lieux d’engagements et de partages contribuant ainsi à l’amélioration de la qualité de vie.

L‘engagement bénévole ponctuel

L‘engagement bénévole ponctuel, ou engagement direct, est en forte croissance notamment chez les jeunes. Bien qu’il offre de nombreux avantages, comme la flexibilité, la satisfaction immédiate de l’action réalisée et la diversité des actions possibles, il pose aussi de nouvelles questions, notamment de cohésion sociale, d’appartenance, de sécurité et de reconnaissance. La figure traditionnelle et rassurante de la « dame de charité » a laissé la place à une diversité de profils de bénévoles, et la diversification des champs d’intervention des associations a accompagné et précédé l’apparition de ces « nouveaux » bénévoles.

Des plateformes ont vu le jour pour encourager et susciter l’engagement des citoyens dans les associations en dehors de leur temps de travail : JeVeuxaider.gouv8, Benevolt9, ou encore BeneNova10 facilitent la rencontre entre celles et ceux qui ont envie de vivre une aventure bénévole et les associations qui se trouvent à proximité.
D’autres plateformes telles que Vendredi11 ou Wenabi12 encouragent le mécénat de compétences et connectent les salariés des entreprises qui s’y inscrivent et des associations ou organisme d’intérêt général. Il s’agit pour les entreprises de mettre des collaborateurs à disposition afin de mobiliser leurs compétences ou leur force de travail pendant un temps donné au profit du projet d’intérêt général. L’engagement en mécénat de compétences accélère la transition sociale et environnementale des entreprises, et répond au besoin d’engagement des salariés, qui recherchent une « dimension plaisir » dans leur investissement, un côté ludique dans l’exercice de leurs compétences, par opposition à la vision purement économique de l’entreprise.

Les secteurs correspondent aux problématiques actuelles des associations, de lien social, d’insertion, d’environnement, d’intégration, d’égalité hommes-femmes, de lutte contre le chômage et la précarité, d’alimentation, de santé …. Le temps et la fréquence du mécénat de compétences13 peuvent considérablement varier en fonction des besoins : il peut aussi bien s’agir d’une mission courte, même d’une seule demi-journée, que d’une mission plus longue voir d’un plein temps dans la limite de trois ans. Quel que soit le format retenu, le mécénat de compétences s’articule toujours sur les trois mêmes fondements : l’engagement personnel du salarié, la réponse à un besoin bien identifié de l’organisme et l’accord de l’entreprise.

Le développement du bénévolat des actifs pose un certain nombre de questions :

  • Pour ceux qui s’engagent, il s’agit de concilier les exigences de la vie professionnelle, les moments de la vie privée et l’investissement associatif ;
  • Du côté des entreprises, le développement du bénévolat salarié pose la question de l’attitude à adopter vis-à-vis du salarié (ignorance, tolérance ou encouragement ?), dont on est en droit d’attendre qu’il concilie son investissement personnel avec les exigences de performances propres au poste qui lui est confié.

La position des chefs d’entreprises a changé, à l’instar du discours de promotion de « l’entreprise citoyenne ». Suivant l’évolution du mécénat, traditionnellement institutionnel, et qui s’est transformé en mécénat d’image, l’investissement bénévole des salariés constitue désormais un « bonus » pour la dimension « éthique » de l’entreprise, valorisée en tant que telle14. « Donner du sens à sa vie », « refuser le rapport instrumental à autrui », ce sont les mots qui reviennent le plus souvent quand on interroge les motivations des salariés engagés dans des actions associatives.

Il est nécessaire de considérer le geste bénévole en marge du modèle productiviste de notre société, échappant à la tendance du marché de le monétariser et de le mettre en concurrence avec les offres commerciales. Selon Jacques T. Godbout15 le geste bénévole est un geste de ré-enchantement du monde, un geste de don de soi. Le don de soi fonctionne avec ses propres critères qui ne sont pas ceux du modèle productiviste avec ses produits et ses objectifs d’efficacité16.

Le don de soi et la question de la dette positive

Selon Christophe Humbert17, dans le cadre de nos relations avec autrui, il est essentiel de créer des espaces de socialisation "tiers" et sécurisants pour ceux qui le souhaitent ou en ont besoin, l’auteur souligne également l’importance de réfléchir à la possibilité d’offrir à ces personnes des activités qui les engagent dans une "dette positive", comme le définit Jacques T. Godbout : « celle qui existe lorsque le receveur ne perçoit pas chez le donneur l’intention de l’endetter par son geste ».
"Le don générant une dette positive implique donc de donner à autrui la liberté de donner à son tour, sans qu’il ne se sente contraint par ce geste ». En effet, un don auquel une personne ne peut répondre favorablement peut être perçu comme stigmatisant, car il relève d’une mise en dette dont elle ne pourra jamais s’acquitter ». L’auteur met en garde contre « les actes charitables qui, malgré une bonne volonté apparente, risquent de rendre autrui débiteur et donc dépendant. »

Mais qu’est-ce que vieillir ?

Vieillir, c’est sortir de soi et sortir de ses gonds

Selon Rose-Marie Lagrave18, « on peut être vieille à 30 ans, et jeune à 80 ». Toute pensée et traitement de la vieillesse en tant que telle est une faillite annoncée. Il faut renverser la logique, et penser la vieillesse en amont durant tout le parcours de vie, ainsi « Vieillir, c’est ne plus être en capacité d’exercer sa liberté, son indépendance et son autonomie », c’est à dire qu’on peut être vieille à 30 ans, et jeune à 80. Retenir cette définition suppose de mettre au jour la logique d’engendrement de la vieillesse, qui ne commence pas avec l’avancée en âge, mais se configure au gré des conditions de possibilité d’exercer sa liberté, et d’amplifier des marges d’autonomie, tout au long de la vie. C’est ce patient travail de conquête et de maintien de l’autonomie, devenu habitus ou seconde peau au moment du grand âge, qui permet de mieux faire face aux fragilités de la vieillesse et de déconstruire l’infantilisation dont elle fait l’objet.

Le principe de la vieillesse, c’est de s’ouvrir au nouveau

Aujourd’hui, selon le professeur de médecine Maurice Tubiana19, ce qui retarde, voire empêche le vieillissement, c’est de conserver une curiosité intellectuelle et relationnelle, un appétit d’avancer, de comprendre. « L’état psychologique joue un rôle majeur, le vieillissement est d’autant plus retardé si l’on a confiance en soi, si l’on se sent utile, capable d’aider les autres et heureux d’être aidé par eux ». Selon Albert Jacquart « vieillir c’est vivre la même chose mais autrement, c’est fabriquer en soi des émotions nouvelles, s’enrichir au contact des autres et enrichir les autres ». L’ouverture du cœur et de l’esprit, la curiosité qui n’est pas destinée à diminuer, bien au contraire, permettent à la personne âgée d’apporter aux autres. Ainsi créer des groupes de parole où donner la possibilité aux personnes d’âgées d’échanger entre elles sur ce qu’elles vivent, et notamment ce qu’elles vivent d’heureux, d’intéressant et de fécond, est nécessaire.

« Bien-vieillir », un oxymore ?

François Dagognet20 dans sa préface à l’ouvrage « La Tyrannie du bienvieillir » dénonce la contradiction du « vieillir sans être vieux », les deux termes ayant été agglutinés afin de montrer que le prétendu « bien » (régulateur) a pris possession d’un individu désormais contraint et surveillé. Selon Dagognet, « nous n’excluons pas que le vieux nous renvoie l’image de ce qui va nous frapper ou nous enrober ; alors il importe de l’éroder, de le transformer, de le rajeunir ». « C’est « nous » qui apparaissons dans celui qui essaie de s’affirmer différent, bien qu’il vive dans un univers du même. D’une part il importe de redevenir ce qu’on n’est plus, sans pouvoir y réussir vraiment, mais d’autre part, tout est mis en œuvre pour notre asservissement. Puisqu’on ne s’arrête pas aux faits, on insistera sur « le vieillir sans devenir vieux », une ruse pour échapper en vain à son destin ou du moins à sa fonction ».

L’aventure du vieillissement

Dans sa conférence du 22 mai 2023 "Et si vieillir était une aventure", Marie de Hennezel21, première psychologue à avoir intégré une Unité de soins palliatifs en 1987, chargée de mission au ministère de la santé de 2003 à 2007 et auteure d’ouvrages concernant l’accompagnement de la vieillesse et de la fin de vie, rappelle que « vieillir est une inconnue ». « Tout se délite, et en même temps s’ouvre un espace de grâce », citant la parole d’une vieille femme de plus de 90 ans , qui décrit selon elle, ce qu’il en est du vieillir. Replacer la vieillesse dans son contexte sociétal, est nécessaire pour comprendre l’image très détériorée que l’on a de la vieillesse en France. Ainsi, l’abandon de la loi Grand-âge de la part des politiques publiques au profit de la loi fin de vie est un signe d’abandon perçu comme danger potentiel. « Présenter le vieillissement comme une série de pertes et de dégradations a une incidence forte et renforce l’idée que le vieillissement est un poids ».

Un véritable paradoxe, que Victor Hugo décrivait ainsi : « Je ne vieillis pas, au contraire, c’est d’ailleurs à cela que je sens l’approche de la mort. Mon corps décline, ma pensée croît, dans ma vieillesse il y a une éclosion ». Témoin, depuis quinze ans, de la parole de personnes âgées autonomes de 80 à 100 ans invitées à parler de ce qu’elles vivent de spécifique, Marie de Hennezel a acquis la conviction que cette parole libérée montre que la vieillesse n’est pas un naufrage mais est un dévoilement de l’intériorité, de la vérité la plus intime et la plus profonde de chacun. Dans son livre L’Aventure de vieillir elle invite à changer de regard sur l’expérience de vieillir, à réfléchir aux enjeux du vieillissement et au sens de l’âge, d’une vieillesse vivante et désirante, responsable et consciente. Elle invite à écouter les très âgés rayonnants et lumineux, souvent considérés par les plus jeunes comme des « trésors » et des « porte-bonheurs » qui nous proposent les clés.

Garder l’estime de soi lorsque le corps vieillit nécessite une modification de son rapport au monde

Marie de Hennezel rappelle que rester jeune n’est pas une entreprise jeuniste avec déni de réalité, mais une invitation à la fois à « accepter ce paradoxe du délitement du corps et faire alliance avec son corps ». Notre société a peur de vieillir, c’est pourquoi elle en présente une image détériorée, mais vieillir c’est précisément affronter ses peurs. « D’abord identifier ses peurs, puis identifier chacun ce qu’il est possible de faire pour ne pas se trouver dans la situation qui génère ces peurs, pour enfin questionner les ressources internes sur lesquelles chacun peut s’appuyer si cette situation arrive ».

Ce faisant, lorsque la personne perd son autonomie, elle mobilise ses ressources internes et garde l’estime d’elle-même, mais garder l’estime de soi nécessite une adaptation de ses pratiques :

  • Pratiquer le lâcher-prise : Le lâcher prise vis à vis de ce qui arrive est une attitude féconde pour la relation entre la personne âgée et son entourage, l’accueil de l’aidant dans le lâcher prise permet de transformer la situation, alors que le refus d’être aidé·e exprimé avec violence ou agressivité crée un enfer pour la personne et pour les autres.
  • Prendre soin de son corps et de son esprit :
  • Bien s’alimenter : Le jeûne intermittent ou partiel, la frugalité des centenaires japonais, sont des comportements de frugalité alimentaire qui fonctionnent, plus que des aliments à proscrire.
  • Bouger : Le mouvement, arrêter l’ordinateur et la télévision, pratiquer le yoga, le chant, le qi gong, la marche, le vélo, le jardinage : « faire peu tous les jours plutôt que beaucoup tous les 15 jours permet de faire alliance avec son corps et avec sa tête, le cerveau adore le changement et déteste la routine ».
  • Rester en lien est aussi important : la danse, la marche, les activités collectives sont éminemment recommandées.
  • Trouver la paix de l’esprit : travailler à plusieurs niveaux, faire du ménage dans sa vie, méditer, marcher en forêt, regarder les animaux, aller dans son jardin, identifier ce qui apporte une paix de l’esprit et le pratiquer. « Méditer sur sa finitude, son destin d’être mortel, tout le monde y pense, car vivre c’est aller vers sa mort »,selon Marie de Hennezel. « [L]es personnes qui mettent de côté la question de la mort se fragilisent, il y a un rapport direct entre le déni et l’angoisse ».
  • Identifier les sources de joie et donner de l’énergie à ce qui donne de la joie : le rituel de gratitude, évoquer tous les soirs les moments de gratitude de la journée et nourrir ses sources de joie a un effet positif sur les insomnies, les personnes mettant en place ces pratiques restent dans une énergie positive. L’auteur cite « Silver Santé Study - une étude Européenne sur le bien vieillir22 » et le Label Humanitude23.

Bien vieillir … à tout âge

Dans le même esprit, l’association « OLDUP plus si jeunes mais pas si vieux », créée en février 2008 par Marie-Françoise Fuchs, s’adresse prioritairement aux personnes vieillissantes, autour de la deuxième étape de la retraite, large tranche de la population des retraités dont le nombre est en augmentation significative et rapide, et a pour buts de connaître et faire connaître la place, le rôle, l’aptitude et l’utilité des personnes vieillissantes, qui ont à s’inscrire dans la société, à y jouer un rôle civique et sociétal.
L’association est engagée pour identifier et faire lever les obstacles au maintien de cette génération dans une aire active et intégrée, et elle affirme sa capacité d’autonomie, c’est-à-dire sa capacité à réfléchir pour elle-même, par elle-même, et de décider librement de ses choix de vie, d’être acteur de sa vie, autant qu’acteur social, et familial. Elle travaille également à optimiser les relations entre les générations.

OLDUP tenant compte des résultats de l’enquête menée en 2022-2023 propose 3 orientations fortes :

  1. Le refus des vieux de peser d’une quelconque manière sur la vie de leurs enfants ;
  2. La volonté des personnes âgées de conserver leur pleine liberté ;
  3. L’établissement par les vieux d’une frontière entre le domaine d’intervention du professionnel (cure) et celui réservé à l’aidant proche, l’affectif (care).

L’association OLDUP24, réseau d’échanges, d’actions et de recherche, travaille à faire reconnaitre la notion de « vieillissement créateur », indispensable au « bien-vieillir » et à la cohésion sociale entre générations. Elle invite à « donner la parole aux vieux pour construire avec eux une société où ils auront leur juste place ».
« Avec l’allongement de la vie, il y a un avenir qui s’ouvre auquel il faut donner du sens et de l’utilité. OLDUP organise des groupes de paroles, des ateliers d’apprentissage numérique, des actions citoyennes, tout ce qui fait de nous un sujet en chemin et non pas un objet à distraire. Je n’ai jamais rencontré autant de gens passionnants. Ensemble, à 80, 90 ans nous découvrons encore l’étendue des possibles ! » Marie-Françoise Fuchs, Fondatrice de OLDUP.

Perdre son autonomie physique ne signifie pas perdre son libre-arbitre et sa capacité d’agir dans la société

Par une enquête25 originale réalisée après la crise sanitaire et rassemblant 5.385 répondants, l’association OLDUP actualise la participation des aînés à la vie sociale et leur rôle dans la société et bouscule les représentations véhiculées au cours de la crise sanitaire : alors que l’on perçoit les personnes âgées comme ayant besoin d’être aidées et soutenues, il apparaît qu’elles sont elles-mêmes pourvoyeuses d’aide et qu’elles rendent de multiples services. Non pas bénéficiaires mais acteurs de la solidarité, les vieux se soucient des autres.

Et lorsque les personnes ne peuvent pas se déplacer, des solutions sont inventées localement en lien avec la collectivité et les acteurs locaux pour que les gens se retrouvent et se rencontrent. Cela suppose une organisation de bénévolat qui passe par les pouvoirs locaux.

Ainsi la posture même du bénévolat doit être questionnée, la posture traditionnelle de l’aidant vis-à-vis de l’aidé peut induire une position difficile à tenir pour l’aidé qui peut se voir un poids trop important sur les épaules dès lors qui n’ose pas exprimer ses besoins ou ses fragilités.

Selon Serge Guérin26 : « l’avenir sera intergénérationnel ou ne sera pas ». Dans la tribune WeDemain27 rédigée par Hélène Binet, si l’on s’en réfère au sondage IFOP 2020 : 91 % des Français jugent les relations intergénérationnelles comme essentielles pour la construction personnelle, celles-ci ne relevant pas uniquement de la même famille mais pouvant s’étendre au cercle proche (amis, collègues, voisins…) et même au-delà (associations, clubs de loisir, pratiques sportives).
La quasi-totalité des Français ont des relations intergénérationnelles (96%), surtout dans le cercle familial (91%) ou le cercle proche (famille, amis, collègues… : 83%).

Certes, le lien intergénérationnel se définit avant tout par sa dimension affective (42% à 60%), mais d’autres registres la caractérisent, qu’il s’agisse de pratiques actuelles ou de pratiques que l’on aimerait développer :

  • Sur un plan pratique : l’aide logistique dans le quotidien (28% à 44% des personnes concernées s’y sont déjà engagés)
  • Sur un plan intellectuel : la transmission de savoir-faire (31% à 41%) et, parce qu’il s’agit d’un type de lien dont on regrette qu’il ne soit pas assez pratiqué, la transmission de la mémoire (qui fait partie des formes de lien dans lesquelles on aimerait le plus s’engager : 30% à 33%).

En termes de périmètre de ces relations intergénérationnelles, ce sont avant tout les moments d’échange, de dialogue qui sont les plus profitables (52% au total des citations, dont 35% « en premier »), où l’éducation et l’environnement semblent avoir une place prépondérante : ce sont les deux sujets qui sont perçus comme les plus à-même de constituer des centres d’intérêt communs (3,7 et 3,8 /10).

Pourtant, 37% des Français pensent que le lien intergénérationnel va se distendre dans les 30 prochaines années, alors même que son importance ne fait pas débat (91% dont 35% « très importantes ») dans la construction personnelle d’un individu, participant ainsi manifestement au « vivre ensemble » et donc « à faire société ».

Parmi les pistes envisagées pour préserver, voire améliorer les liens entre générations figurent certes les solutions pratiques telles qu’aider la prise en charge des personnes âgées (42% au total des citations) ou la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle dans les familles (38%) mais aussi la cohabitation intergénérationnelle (40%).

“S’il n’y a pas d’intergénération, il n’y a pas de transmission, et s’il n’y a pas de transmission, il n’y a plus de société… On ne peut faire une société à partir d’une page blanche,” explique le sociologue Serge Guérin28.

Le lien intergénérationnel est présenté par Hélène Binet comme le ciment de notre société. Elle propose de « s’appuyer sur les luttes d’hier pour réinventer celles d’aujourd’hui, prendre conseil et appui sur celles et ceux qui s’y sont essayés, cultiver ensemble notre capacité à nous indigner et à nous émerveiller : les liens intergénérationnels permettent indéniablement d’être plus forts et outillés pour affronter l’avenir. »

En 2050 en France, une personne sur trois aura plus de 60 ans, dans ce contexte comment cultiver les liens intergénérationnels et comment les faire fructifier ?

Générer une démarche « d’aller vers » outillée et respectueuse de ces prises de conscience peut permettre de continuer une vie en lien, facilitant le fait d’oser demander et faciliter la rencontre avec autrui est nécessaire

Pour cela, la collectivité est amenée à jouer un rôle de tiers de confiance qui autorise l’expression des désirs, des besoins, tout autant que des fragilités. Ainsi que le rappelle le Ministère des Solidarités, construire une politique territoriale de proximité est indispensable pour mieux lutter contre l’isolement des aînés, au plus près des besoins des personnes vulnérables. À ce titre, les départements jouent un rôle central dans le pilotage de la politique locale de lutte contre l’isolement, tout autant que les élus locaux qui ont également un rôle central de par leur capacité à mobiliser l’ensemble des acteurs du territoire : habitants, professionnels de santé, acteurs associatifs.

Lutter contre l’âgisme

Comme le fait justement remarquer Corinne Pelluchon29 au sujet de vieillissement, « comment est-il possible de supporter l’amenuisement de ses forces physiques et le déclin de ses facultés intellectuelles quand on souscrit au culte de la compétitivité et de la performance et que tout porte à croire dans les annonces publicitaires, dans le vocabulaire utilisé pour valoriser les individus au sein de l’entreprise et dans la politique, que la possession de biens matériels, la santé, la jeunesse et la capacité à imposer ses désirs dans ce qu’ils ont de plus particulier sont les signes d’une vie réussie et même d’une vie de qualité ? »

Invitant à changer de posture, elle considère que « La vieillesse nous oblige à nous confronter à ce qui nous échappe, elle est l’épreuve de la non-maîtrise et de l’opacité. Nous ne possédons pas notre vie et cette étape que nous n’imaginions pas vraiment quand nous étions actifs nous montre que nous sommes un sujet d’inconnaissance. Nous ne sommes pas ce que nous avons fait. C’est en ce sens que la vieillesse est un moment de vérité. Les conflits de l’enfance et de l’adolescence resurgissent car les systèmes de défense qui avaient permis à l’individu de les enfouir pendant sa vie d’adulte s’effondrent. »

Ainsi, il y a une opposition entre les représentations de la vie qui relèvent de l’éthique de l’autonomie et les traits moraux qu’il s’agit de développer, voire d’acquérir pour bien vieillir.

L’Autonomie, telle qu’elle est déterminée par l’OMS, et rappelée par Angélique Giacomini30 et Pierre-Olivier Lefebvre31 dans le cadre du Réseau Francophone Villes Amies des Aînés (VADA), est « la capacité à être indépendant et capable de prendre ses propres décisions ». Ainsi le réseau invite les territoires à s’engager dans la démarche VADA, signe d’une prise de conscience par les politiques locales de la nécessité de passer d’une « prise en charge » du vieillissement dans ses aspects médicosociaux à une « prise en compte » des personnes âgées dans la société tout entière et dans leur environnement quotidien. Intégrer ces générations au présent et l’avenir et ne pas penser à leur place dans la société est quelque chose de complexe qui est lié aux représentations négatives qui pèsent sur le vieillissement : l’âgisme. Les aînés sont des habitants et des citoyens qui veulent continuer à faire société. Ou, dit autrement, qui veulent garder leur autonomie dans le sens de maintien de leur « capacité de prendre des décisions pour eux-mêmes et de les exécuter (littéralement de « se gouverner soi-même ») » nous précise Pierre Charazack32.

Ainsi, les déficits et les handicaps n’affectent pas l’autonomie entendue comme la capacité à avoir des désirs et à poser des valeurs, c’est-à-dire à éprouver, en réalisant certaines activités, un sentiment d’estime de soi. Ils compromettent seulement le deuxième sens de l’autonomie, à savoir la capacité à hiérarchiser ses désirs et à voir comment les traduire concrètement.

Ainsi, c’est bien cette double approche de l’autonomie qu’il s’agit de servir, à la fois garantir le libre-arbitre, la liberté de décider et les possibilités d’agir des personnes en perte d’autonomie.

Le rôle de la collectivité locale

Selon Roger Sue33, Sociologue, professeur à l’université de Paris et chercheur au Centre d’Étude et de Recherche sur les Liens Sociaux (laboratoire CERLIS - CNRS), président du Comité d’experts et administrateur de Recherche & Solidarités, la politique devrait avoir comme mission centrale de faire vivre le politique, c’est-à-dire de mettre les acteurs de la société civile en position d’agir pour et dans la Cité.

A la posture curative nécessaire pour faire face aux situations rencontrées sur les territoires, s’impose une posture préventive qui met en place une coordination locale des acteurs et des citoyens qui souhaitent rester actifs et se sentir utiles dans la prévention de l’isolement lié à la perte d’autonomie.

Les indications du gouvernement

Aurore Bergé34, alors Ministre des Solidarités et des Familles, présentait en novembre 2023 les grandes avancées et les quatre axes de la stratégie « Bien vieillir, préparer la France de demain, ajouter de la vie aux années », il s’agit de :

  • Axe 1 : Prendre en compte de nouveaux besoins et reconnaître la place des seniors :
  • Axe 2 : Donner le choix de vieillir où on le souhaite
  • Axe 3 : Accompagner les solidarités entre générations
  • Axe 4 : Garantir les droits et la participation des citoyens âgés

Pour les collectivités locales, les nouvelles formes d’engagement dans le monde et les stratégies mises en œuvre par les personnes âgées pour continuer de vivre en cohérence avec leur identité le plus longtemps possible à domicile peuvent être opérationnalisées localement, favorisant la prise en compte des nouveaux besoins des aînés, mais aussi l’accompagnement des solidarités entre générations et la participation des citoyens âgés à la vie de la cité.

Cette démarche « d’aller vers » doit être outillée pour garantir le respect des nouveaux besoins, notamment l’engagement ponctuel, la flexibilité et la diversité d’engagement dans un lien social de proximité, tout autant que le respect du besoin de proposer une activité en lien avec d’autres personnes du quartier ou de la commune, ou le besoin de demander de l’aide ponctuellement sans stigmatisation ni dette à porter.

Cette posture préventive sur le lien social et sur le soin que doit porter notre société aux personnes en perte d’autonomie pose un défi de taille : le défi de l’adaptation de la société au vieillissement, et non l’inverse. Ce défi s’inscrit dans notre démocratie, tout autant que le défi sociotechnique qui le rendra possible.

Susciter l’engagement bénévole pour faire face à l’isolement

Bien que des solutions existent sur les territoires, relayées par les sites web des collectivités, par les organismes publics et les acteurs associatifs, ou encore par des plateformes telles qu’Ogénie35 afin de rendre visibles les porteurs de projets visant à rompre l’isolement des personnes âgées et identifier les activités proposées localement, il manque le maillon local de la coordination opérationnelle des solidarités de proximité, la réponse territoriale au désir d’engagement direct et ponctuel des citoyens, et aux besoins d’entraide et de liens intergénérationnels.

La coordination locale des solidarités entre générations

C’est à l’échelle locale que l’engagement citoyen joue un rôle crucial dans le renforcement de la cohésion sociale intergénérationnelle. Dans la vie de tous les jours, l’organisation cloisonnée de nombreux acteurs et services nécessite de créer des liens et d’organiser les écosystèmes locaux afin de mieux faire connaître les solutions de prévention de l’isolement, de mieux valoriser les bonnes pratiques initiées localement et de favoriser l’engagement des citoyens dans des solidarités de proximité.

L’expérience de l’engagement bénévole via Bip Pop

Le dispositif Bip Pop36 est à la fois un outil technique et une méthode d’ingénierie destinés aux collectivités qui souhaitent s’engager dans la prévention de l’isolement des personnes empêchées par l’âge, la santé, le handicap ou la précarité sociale et qui souhaitent coordonner de façon pérenne et sécurisée les solidarités locales.
Ce dispositif soutient :

  • le rôle clé des bénévoles : le dispositif facilite leur engagement avec une application mobile et un intranet sécurisé pour agir en direct auprès des personnes de leur secteur ;
  • le rôle des élus qui montrent le cap et sont garants de la qualité de vie locale : le compte administrateur et l’outil de gestion permettent de coordonner en 5 clics les demandes du terrain et les actions bénévoles ;
  • le principe de réalité des aînés : pour couvrir 100% des personnes, le téléphone reste la solution la plus adaptée aux personnes fragiles, garantissant le contact humain nécessaire au diagnostic des besoins. Et l’orientation vers les bénévoles recommandés.

Les plateformes Bip Pop sont proposées en marque blanche, l’accès au compte administrateur permet aux territoires :

  • la gestion des types de missions, des secteurs, préférences, options
  • un site web entièrement personnalisable pour communiquer auprès des citoyens et des acteurs locaux
  • une application mobile pour les bénévoles
  • un kit de communication à destination de l’écosystème local et des personnes aidées
  • une ingénierie et accompagnement régulier des agents des collectivités
  • une mesure d’activité pour les techniciens et les élus.

Bip Pop s’est construit dès 2015 sur la ville de Compiègne dans l’Oise, avec l’implication de chercheurs de l’Université de Technologie de Compiègne, du Club Seniors Soiron et des citoyens. Dès 2017 la solution est déployée dans l’ensemble du département de l’Oise qui est précurseur en matière de prévention de l’isolement lié à la perte d’autonomie des aînés en constituant dès 2016 la Conférence des Financeurs pour la prévention de l’isolement lié à la perte d’autonomie. La France compte 80 % de territoires ruraux et ces territoires accueillent 30 % de la population, les habitants de ces derniers font face à une double peine, d’une part, ils sont souvent éloignés des services essentiels, des infrastructures et des opportunités économiques, ce qui limite leur accès à la santé, à la culture et aux services et commerces de proximité. D’autre part, ils sont confrontés à une diminution des services publics et à une perte de lien social, ce qui peut accentuer leur sentiment d’isolement et de marginalisation. Les solidarités de voisinage, bien qu’existantes, ne suffisent pas combler ces écarts et appelle des politiques publiques volontaristes et ciblées pour aider à garantir un accès équitable aux services et aux opportunités pour tous les citoyens, où qu’ils résident, et quel que soit leur âge. Aujourd’hui 1200 communes sont couvertes par le dispositif Bip Pop, qu’elles soient utilisatrices indépendantes, communes utilisatrices regroupées en intercommunalités ou encore gérées à l’échelle d’un départements, le dispositif Bip Pop permet aux collectivités de prendre en main un engagement citoyen à la carte, sécurisé, en s’appuyant sur la force du Centre Communal d’Action Social ou du Centre Intercommunal s’il existe, ou de la structure qui a délégation, ou encore des associations locales pour coordonner l’engagement citoyen de proximité, le former et l’animer.

L’expérience vécue de l’engagement dans les solidarités de proximité via le dispositif Bip Pop a été approchée à partir d’entretiens réalisés entre 2017, 2019 et 2023. Cinq types d’engagement ont pu être mis en exergue lors de l’usage du dispositif et sont présentés à travers les archétypes ci-dessous :

1. L’engagement bénévole « ponctuel pour plus de liberté » :
Monique : 73 ans, retraitée du métier de commerçante, vit seule, senior active.

  • Motivations et freins vis-à-vis de l’entraide : aime rendre service, a une petite retraite, réalise des piges pour un journal local. Est motivée par le lien social qui lui manque au quotidien, agit en tant que bénévole au sein de la dynamique d’entraide locale coordonnée par une plateforme Bip Pop. S’est engagée dans son association d’anciens élèves pendant de nombreuses années, est familiarisée avec la notion d’entraide.
  • Relation au numérique : Possède un smartphone. Est à l’aise avec internet et les applications mobiles. Est souvent en dehors de chez elle. Cherche le lien social et l’engagement citoyen. A l’aise avec l’application une fois que quelqu’un lui montre le fonctionnement, n‘hésite pas à poser des questions ni à se déplacer pour apprendre ou découvrir. Verbatims : Pour l’instant, agit ponctuellement, « pour rendre service à ses voisins » aime ce petit “plus de liberté », « moins de contraintes ».

2. L’engagement bénévole « sécurisé » :
Yvonne : 85 ans, retraitée du métier d’aide-soignante, a reçu un flyer Bip Pop dans sa boite aux lettres, avait besoin d’aide pour l’aider à porter « ses paquetons », s’est rendue à la mairie pour avoir plus d’information. A été aidée par Thierry, bénévole, qui lui a parlé de Fabienne qui habite son quartier. Et Yvonne qui avait besoin d’aide est devenue une personne qui donne également de son temps en tant que bénévole.

  • Motivations et freins : aime rendre service, aider a toujours été le sens de sa vie, n’hésite pas non plus à demander de l’aide, apprécie pouvoir rencontrer des personnes « qui la sortent de son quotidien ».
  • Relation au numérique : Possède une tablette, n’est pas à l’aise avec internet. A besoin d’une petite initiation à domicile puis se débrouille très bien.
  • Verbatims : Apprécie le « Réseau de confiance apporté par la certification des membres bénévoles ». Apprécie « l’assistance du CCAS ».

3. L’engagement bénévole « pour donner du répit » :
Francine : 71 ans, vit en couple, a longtemps été investie en tant que bénévole dans une bibliothèque associative, est socialement entourée et fortement sollicitée par ses amis âgés.

  • Motivations et freins : aime rendre service, ne se rend pas compte de tout ce qu’elle fait pour sa mère âgée et pour son mari en perte d’autonomie cognitive. Est intéressée par la vie associative et les cours d’histoire. Fait les courses pour sa mère chaque semaine, ne s’autorise pas de longues absences. Commence à être fatiguée. A besoin de répit.
  • Relation au numérique : Possède un smartphone, un PC, une tablette et se connecte tous les jours à internet.
  • Est assez à l’aise avec internet et les applications mobiles grâce à ses petits-enfants qui lui rendent visite 2 fois par an. Cherche des occasions pour sortir de chez elle en emmenant son mari, mais sans avoir à conduire, a peur de s’isoler, a peur de ne pas être à la hauteur pour ses proches. Est ouverte à l’usage des nouvelles technologies pour trouver des personnes qui peuvent l’emmener au théâtre ou au cinéma avec son mari.
  • Verbatims : A besoin « d’un peu de répit ».

4. L’engagement bénévole « pour rester dans le coup »
Daniel : 64 ans, vit seul, socialement peu entouré.

  • Motivations et freins : aime rendre service, en tant qu’ancien routier a peu d’amis sur le territoire et de petits moyens, est motivé par le lien social et l’entraide pour se faire des amis, est intéressé par les solidarités de proximité, n’est pas à l’aise devant une tasse de thé mais aime rendre service, aime faire de l’accompagnement aux courses au petit bricolage. N’est pas engagé dans d’autres processus de rencontre sociale.
  • Relation au numérique : Possède un smartphone. Est assez peu à l’aise avec internet et les applications mobiles. Cherche des occasions pour sortir de chez lui, a peur de devenir isolé socialement, recherche la proximité avec des personnes de sa génération. Est ouvert à l’engagement citoyen. Selon lui, une application mobile « qui lui permet d’être utile c’est une bonne occasion de s’initier aux nouvelles technologies“.
  • Verbatims : Dit avoir une « Meilleure image d’Internet avec un service solidaire ». A apprécié que « le CCAS soit présent à ses débuts pour lui permettre de se familiariser avec la technologie ».

5. L’engagement bénévole comme sens dans la vie
Jean-Jacques : 79 ans, retraité, actif socialement, vit en couple avec son épouse également active. Est trésorier du club seniors de sa commune, organise des voyages et des journées de rencontres inter-clubs.

  • Motivations et freins : aime voyager, organiser les rencontres. Pour les membres de son association effectue des demandes d’aide ponctuelle comme l’accompagnement aux courses ou aux rendez-vous. Demande aussi de l’aide pour la mise en place des événements de son association. Est à l’aise avec sa tablette, plus confortable que son smartphone. A déjà effectué des demandes d’aide informatique via Bip Pop pour lui-même avant de proposer à son association de faire appel à Bip Pop.
  • Relation au numérique : Possède une tablette. Surfe tous les jours sur Internet. A besoin d’une petite initiation à Bip Pop au club Senior puis se débrouille très bien sur l’appli iOS de Bip Pop, se connecte en tant que bénéficiaire.
  • Verbatims : « Bonne occasion de s’initier aux nouvelles technologies ». N’apprécie pas qu’on lui demande « Vous avez besoin d’aide » mais souhaite demander librement. N’apprécie pas non plus qu’on lui dise que le numérique est simple et facile à prendre en main car « ce n’est pas évident pour tout le monde ». Apprécie les tutoriels à disposition et la « Création de liens sociaux ».

Réconcilier technique et vivant

« Si l’homme tient à sa survie en tant qu’espèce, il lui faut apprendre à s’émanciper des grands paradigmes qui le guident depuis les Lumières » rappelle Bruno Latour37. De même Xavier Guchet38 interroge la problématique des liens entre soin et technique et les voies possibles d’une dynamique pour la vie en réconciliant ce que la révolution industrielle avait dissocié : la technique d’un côté et les impulsions biologiques de l’autre.

Le culte de la performance, qu’elle soit industrielle, économique, individuelle, physiologique a conduit notre société à mettre en avant les valeurs de la réussite et de l’optimisation permanente dans tous les domaines. Or dans un monde de l’abondance où la recherche de la performance a conduit à favoriser la récompense individuelle, viser la sous-optimalité peut nous permettre de faire quelque chose de plus résilient au niveau collectif, au niveau de la population39.

Les ateliers réalisés à trois périodes du développement du dispositif Bip Pop ont aussi permis d’identifier, pour les utilisateurs engagés dans des solidarités de proximité, les dix critères à prendre en compte dans la technique :

1. Simplicité d’utilisation <---------------------------> 5. Diversité des possibilités d’action
2. Sécurité <---------------------------> 6. Facilité d’engagement
3. Flexibilité <---------------------------> 7. Régularité
4. Besoin d’autonomie <---------------------------> 9. Besoin de lien social
5. Indépendance <---------------------------> 10. Besoin de Reconnaissance, sentiment d’utilité

Ainsi la technique Bip Pop encapsule à la fois la simplicité d’utilisation attendue tout en veillant à offrir une diversité de possibilités d’actions. De même, la sécurité et le respect du règlement général de la protection des données sont assurés tout en garantissant une facilité d’engagement. Le dispositif garantit l’engagement en toute flexibilité, mais permet la régularité voire la suscite. De même, le dispositif encourage l’autonomie et ouvre le citoyen au lien social, soutient le besoin d’indépendance et contribue à satisfaire le besoin de reconnaissance.

Les technologies ont des effets sur les individus et la société et agissent comme un « Pharmakon40 », c’est-à-dire apportent à la fois le remède et le poison, la puissance curative de la technique et en même temps sa puissance destructrice. « La technique qui permet de prendre soin est aussi celle dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention ».

C’est dans cet esprit que le dispositif Bip Pop a été mis en place. En construisant sur nos existants, la dynamique de vie rendue possible par le dispositif Bip Pop s’appuie sur la compréhension des mécanismes singuliers initiés localement au sein des collectivités, parfois dans la lenteur, parfois avec des faiblesses ou des mécanismes aléatoires, et invite à prendre soin de ses systèmes, des citoyens et des liens entre citoyens, pour composer une résilience et construire une société désirable.

Le rôle de la collectivité dans la coordination asynchrone pour des rencontres synchrones

Comme indiqué précédemment, le dispositif Bip Pop est proposé en marque personnalisée aux collectivités qui définissent la programmation et adaptent le choix des missions aux enjeux du territoire. Nous affirmons le rôle central de la collectivité pour actionner les solidarités de proximité.

En seulement 20 ans, une grande partie des activités humaines s’est déplacée dans les mondes numériques41, et le développement des ordinateurs personnels, l’Internet, et la téléphonie mobile ont radicalement changé notre relation avec le monde, or avec la technologie il n’a jamais été autre chose que de cela : notre relation avec le monde.

Ainsi, pour lutter contre des tendances dominantes qui ne sont pas porteuses d’avenir et créer les conditions de notre avenir, nous comptons sur la volonté politique des élus qui nous représentent, et sur une forme de puissance publique qui est nécessaire pour que puissent subsister des choses qui ne sont pas rentables sur le court terme mais qui sont nécessaires à la vie en société.

Selon Serge Paugam42, directeur de recherche au CNRS et d’études à l’EHESS, et du Centre Maurice Halbwachs, les individus sont anthropologiquement solidaires. Même si la société donne une place importante à l’autonomie, permettant à chacun d’avoir sa propre liberté, l’individu ne peut pas devenir autonome sans être attaché à d’autres individus et à des groupes, dans lesquels il prend conscience de son existence sociale. Selon Paugam, « les liens libèrent et permettent l’autonomie ».

Il est intéressant de considérer les personnes en capacité de mener leur vie comme elles l’entendent, c’est-à-dire les quinze millions de personnes âgées en France, et d’observer comment s’organisent la vie, les rituels du quotidien, les interactions avec autrui, avec le système de santé, le système social, le tissu associatif, avec le monde culturel, le système et les structures de mobilité, de communication.

Bien que les familles vivent à 260 km en moyenne de leurs parents âgés, comment faire pour prévenir l’isolement des personnes âgées, comment aider à maintenir des capacités d’agir pour des personnes en perte d’autonomie, que ce soit par l’âge, la santé, le handicap ?

« Encapaciter », construire les outils qui aident à faire

Aider à faire sans faire à la place, c’est donner du pouvoir d’agir, et donner du pouvoir d’agir c’est d’abord donner à percevoir des possibles, c’est comprendre l’expérience des personnes et envisager dans le parcours de leur expérience, les éléments techniques qui vont, une fois saisis, une fois incorporés, une fois assimilés, permettre de continuer de faire ou recommencer à faire ce qui n’était plus possible. C’est aussi simple qu’une paire de lunettes, quand un individu trouve la correction qui lui convient, la vie prend une autre saveur, et ouvre vers de nouveaux possibles, et l’outil, en l’occurrence la paire de lunettes, s’incorpore peu à peu et disparaît de la conscience, elle devient partie de l’individu, comme un organe, mais à la différence d’un organe, l’individu peut la déposer, s’en séparer, l’échanger.

Concevoir pour répondre au besoin d’engagement

Il s’agit de concevoir des systèmes techniquement constitués et constituants de l’expérience humaine. Comme le rappelle Elsen et al.43 dans « Les Nouveaux territoires des Designs Urbains », le design a évolué depuis une approche centrée sur l’objet où il se caractérisait par son apport et questionnement esthétique et technique, et s’est déplacé vers les acteurs, en faisant du projet un enjeu relationnel et expérientiel. Ce dépassement vis-à-vis de l’objet fait émerger des approches collaboratives, d’implication des acteurs dans des dynamiques participatives44 ou orientées par le design des Interfaces Utilisateurs (UI) et de l’Expérience Utilisateurs (UX). Ainsi, le design questionne à la fois la dimension constituée de l’objet et sa dimension constituante d’une expérience individuelle et collective.
Dès lors, il s’agit d’accéder à l’expérience vécue rendue possible par la technique et de comprendre comment les choix techniques engagent une structuration des interactions sociales. Pour ce faire, nous proposons de mobiliser le concept de robustesse en conception et le design for all ou design inclusif.

Le principe de robustesse en conception

Selon Taguchi45, la conception robuste est faite de manière à limiter la sensibilité du système aux variations, en prenant en compte la variabilité de ces possibles variations en conception, ce type de conception est un point fort dans l’ingénierie de la qualité. Un produit sera robuste si sa qualité n’est pas remise en question lors de l’usage par des facteurs extérieurs non contrôlés, comme la température ou les vibrations. Il n’est pas suffisant qu’un produit fonctionne bien en laboratoire, il faut qu’il fonctionne bien dans un environnement bruité qui sera le sien lors de son utilisation quotidienne. La robustesse d’un produit est donc un élément-clé de sa qualité.

Dans notre travail, nous avons souvent mobilisé le principe de conception robuste développé par Taguchi, au sein d’une méthode de conception participative de sorte à identifier dès l’amont de la conception la variabilité inter et intra-utilisateurs qui pouvait affecter les performances du produit lors de son usage. Cette approche intéressante nous a mis face aux limites du principe même de robustesse qui renvoie à la notion de performance de système mais moins à l’étude des variabilités socio-techniques liées à l’usage et à l’expérience individuelle que nous souhaitons convoquer.

Nous avons besoin de produire dans le même temps les connaissances nécessaires au projet, les connaissances sur des critères de variabilité utilisateurs, et les résultats du projet : la matérialisation physique des concepts produits répondant à la problématique posée, intégrant une variabilité utilisateurs et répondant à des attentes latentes d’utilisateurs potentiels. Le principe de conception robuste permet bien de rendre insensible un système au jeu des variabilités externes, mais ne permet pas de les identifier finement. Pour comprendre l’expérience vécue médiée par la technique, nous avons besoin d’aménager le concept de robustesse pour ne pas négliger ces aspects pris a priori en conception robuste comme des détails, personae, aux archétypes, aux probables percentiles de dimensions qui fondent par principe l’activité de conception, mais qui pour nous ne sont pas de détails mais le cœur de notre mission de concepteur.

Pour adresser cette question de la prise en compte de l’expérience humaine médiée par la technique en amont de la conception, nous devons comprendre ce qu’est la perception d’un monde médié par la technique.

Le modèle de la boucle « Action-Perception » proposé en Sciences Humaines par l’Ecole de la perception active, dont Maurice Merleau-Ponty46 en est l’initiateur, et l’Ecole de l’Énaction47 représentée par Francisco Varela, est pertinent dans le cas de la conception de produits ou de services centrée sur les utilisateurs car il présente l’objet comme un outil qui donne accès au monde, réel ou numérique, en tant que support à une expérience possible dans l’interaction homme/monde, et non comme objet d’interaction en tant que tel dans un modèle de l’interaction Homme/Machine.

Ce modèle nous permet d’aborder la question de l’expérience rendue possible par l’objet, et de poser la question de la relation entre les paramètres physiques de l’objet et la perception de l’expérience rendue possible par la saisie de ces paramètres physiques.

Nous avons pour objectif de comprendre les facteurs qui structurent l’engagement des utilisateurs, et, en tant que concepteurs, de les outiller en termes d’éléments à donner à saisir pour que ces utilisateurs puissent interagir avec le monde auquel l’objet leur donne accès : le monde de l’engagement dans des solidarités de proximité.

La perception active médiée par la technique

Pour cela nous nous appuyons sur la théorie de la perception active médiée par la technique proposée par Charles Lenay et développée dans le cadre du laboratoire Costech de l’Université de Technologie de Compiègne et de ce que certains appellent « l’école de Compiègne » dans le cadre de la thèse TAC48, qui décrit la Technique comme Anthropologiquement Constitutive de l’expérience Humaine.

Schéma : La perception active

La perception n’est pas une représentation interne, mais le résultat de couplage dynamique entre l’organisme et le milieu. Selon Gibson49, il n’y a de perception qu’à travers l’action d’un sujet dans son environnement. D’après le modèle de la perception active, sur le schéma ci-dessus :

  • Une action « a » effectuée par un sujet sur son environnement engendre un feedback sensoriel « s » telle que s=g(a), et de façon concomitante, la sensation « s » oriente l’action de telle sorte que l’organisme, implémentant une stratégie pour générer ses actions et les moduler en fonction de ses sensations, découvre la loi de contingences, c’est à dire les liens entre action et sensation, et que le sujet comprenne ainsi comment les variations de ses mouvements déterminent les stimulations reçues.
    C’est de cette exploration active constante de l’environnement par des actions qui engendrent des sensations et des gradients de sensations que nait la perception.
    Selon Lenay50, tous les dispositifs possèdent ce double statut d’objet saisi et d’objet déposé, et peuvent être vus alternativement soit :
  • En tant que dispositif de couplage (objet saisi)
  • Comme objet dans le monde qui nous entoure (objet déposé).

Quand l’objet est « saisi » et utilisé, il devient une prolongation des capacités du sujet à explorer le monde. Il est alors intériorisé, devient un « organe », une partie du corps vécu, invisible à lui-même, et équivaut à une extension des capacités d’action, en disparaissant de la conscience de la personne, qui est alors concentrée sur ce qu’elle peut faire avec l’objet. Cependant, à la différence des organes, l’objet peut également exister en mode « déposé », objet de contemplation, il est alors possible d’en évaluer l’esthétique, de l’échanger ou d’en admirer l’efficacité.

Nous considérons l’objet comme une interface perceptuelle, comme un système de perception prothétisée, un dispositif de couplage qui modifie le corps vécu en définissant les répertoires d’actions et de sensations qui sont disponibles pour le sujet.

Pour comprendre comment l’expérience vécue est constituée lorsque nous nous emparons d’une interface perceptuelle, nous considérons l’objet comme une interface perceptuelle, et la perception de l’utilisateur comme une perception prothétisée. « Le bâton de l’aveugle a cessé d’être un objet pour lui, il n’est plus perçu comme tel, le bout est transformé en une zone sensible, il augmente la portée et le champ d’action du toucher, il est devenu analogue à vision51 ». Cet exemple, ainsi que celui du volant ou du siège dans la situation de conduite de véhicule, peuvent être généralisés à l’ensemble des « appendices » techniques qui transforment notre pouvoir d’action : on perçoit à travers l’utilisation d’un objet.

Gapenne & Boullier52 proposent une typologie permettant de définir et de distinguer quatre types de relations humain/technique qui pourraient inspirer le travail de conception : la substitution, la suppléance, l’assistance et l’aide. Dès lors que la saisie et l’usage d’un instrument ouvrent un horizon d’actions et d’expériences inédites relativement à un environnement, le dispositif est considéré comme système de suppléance. Les auteurs précisent que l’activité d’une personne s’inscrivant dans une situation et un projet d’action donnés mobilise généralement les différents types de relations ou couplages.

Nous avons mobilisé le concept de robustesse couplé au principe de perception active pour mettre en place un système socio-technique « d’encapacitation ». La technique, comprise comme Anthropologiquement Constitutive et constituante de l’expérience vécue st pensée dans sa relation de constitution mutuelle avec la cognition. La thèse TAC nous rappelle combien il est difficile de voir le rôle constitutif de la technique dans nos vies cognitives – et dans nos vies tout court – étant donné que la possibilité de ce rôle constitutif (et de son succès) semble bien souvent dépendre d’une nécessité, pour la technique, d’être oubliée. Pour que la technique puisse être partout, il faut qu’elle ne soit (presque) nulle part dans notre champ d’attention.

La posture de Bip Pop sur l’être humain et la technique

Parmi les déterminants du caractère inclusif on non d’une société, qu’ils soient culturels, politiques, idéologiques, sociétaux, techniques ou biologiques, le déterminant numérique, incluant toutes les formes de technologies (téléphonie mobile, capteurs, robotique…) ainsi que tous les types d’usage et tous les phénomènes socio-économiques que ces technologies induisent ou favorisent, joue désormais un rôle décisif.

La problématique de la vieillesse peut offrir au numérique un terrain d’expression de sa vocation humaniste et le détourner de ses nombreuses dérives. Cet article vise contribuer à définir le numérique que nous voulons plutôt que de critiquer le numérique que nous avons. Lire à ce propos l’article inspirant de Clément Mabi53 sur « le numérique que nous voulons, inscrit dans un horizon désirable, capable de se mettre au service d’un projet de société qui place la justice sociale, le développement durable, l’inclusion et l’émancipation des individus comme valeurs cardinales ».

Selon Anne Alombert54, on ne peut pas réduire l’intelligence humaine à du calcul, les plateformes qui basent leurs bénéfices sur l’économie de l’attention engendrent des bénéfices qui visent à maximiser l’engagement des utilisateurs, mais d’un point de vue social ce n’est pas rentable. Or nous faisons tous partie de cet avenir-là et c’est à nous de faire émerger des tendances qui ouvrent vers l’avenir que nous souhaitons.

Certaines plateformes sont fondées sur la collecte des données, d’autres sont fondées sur le partage des savoirs et sur la recherche contributive mettant en œuvre la recherche-action. Les ateliers de recherche-action avec des personnes différentes sur un territoire défini permettent de comprendre de quoi elles ont besoin, quelles sont leurs capacités et limites et comment la technique peut aider. Penser collectivement et adapter aux besoins singuliers de tels ou tels groupes ou de telle ou telle localité sont les conditions pour co-créer les conditions locales d’un avenir désirable. Les plateformes Bip Pop ne présentent pas de cookies, ne collectent pas de données pour d’autres fins que la seule analyse de l’activité, restituée annuellement aux territoires.

La mission de Bip Pop est de contribuer à renforcer la cohésion sociale des territoires par la possible reconstruction des rapports entre les générations. La démarche de l’équipe Bip Pop s’inscrit dans la pensée Bernard Stiegler qui nous donne des clés d’une possible diminution de l’entropie, c’est-à-dire de production de désordre, il s’agit selon lui de reconstruire les rapports entre générations, pour favoriser le maintien de la connaissance et des liens, parce qu’une société s’arrête quand il n’y a plus de transmission entre générations. Or depuis la Seconde Guerre mondiale, le marketing n’a de cesse de séparer la société, de découper la société en tranches. Il a ainsi d’abord visé la fameuse « ménagère de 50 ans », découpé et isolé la population pour cibler ses publicités, et cela a abouti à une catastrophe sociale. Revenir sur cette histoire permet de se rendre compte que « la génération » n’est pas un phénomène biologique ni anthropologique, c’est, à partir du XXe siècle, un phénomène médiatique, et qu’il appartient à chacun d’adopter une posture de réunion des âges plutôt qu’une posture de ségrégation.

Stéphane Vial55 auteur de L’être et l’écran, apporte un écho à ce besoin intellectuel actuel de donner un sens philosophique à la révolution numérique sur un autre plan que celui, largement idéologique et dominant, de l’analyse économique et politique de la technique.

L’objet technique est avant tout « ce sans quoi nous n’avons aucun pouvoir »56. L’informatique est la véritable innovation de notre époque - celle qui fait système. Selon Vial, nous sommes entrés dans l’air d’un nouveau machinisme, fondée sur la délégation des opérations de l’esprit à des machines numériques, c’est-à-dire la délégation du travail intellectuel et même du loisir mental à des ordinateurs. Du moins jusqu’à un certain point : celui où s’arrête le calcul. L’homme du XXe siècle, et plus encore celui du XXIe siècle, est celui qui délègue le labeur du calcul à des machines, les ordinateurs sous toutes leurs formes : grands systèmes, micro-ordinateur, console, borne, tablette, smartphone, etc.

Mais si une grande partie des activités humaines est devenue calculable et réductible à de l’information traitée par des ordinateurs en réseau, Jeremy Rifkin rappelle qu’il existe des aspects fondamentaux de l’expérience humaine qui transcendent cette réduction à des données ou informations calculables :

  1. Les expériences subjectives et émotionnelles : Les sentiments humains, les expériences émotionnelles, la créativité, la conscience et la subjectivité ne peuvent pas être totalement réduits à des calculs ou à des données informatiques. Par exemple, la beauté artistique d’une œuvre, l’amour, la compassion ou la profondeur d’une expérience personnelle vont au-delà de la simple quantification ou informatisation.
  2. L’intuition et la prise de décision complexe : la capacité humaine à prendre des décisions basées sur l’intuition, l’expérience, la compréhension tacite et la perception intuitive de situations complexes peut être difficile à réduire à des algorithmes ou à des données informatiques.
  3. Les valeurs morales et éthiques : les choix moraux, l’éthique et les dilemmes éthiques impliquent souvent des nuances, des valeurs et des contextes culturels qui ne peuvent pas être simplement réduits à des données informatiques. La prise de décision éthique peut être influencée par des considérations humaines, sociales et culturelles qui échappent à une simple computation.
    La conscience de soi et la singularité humaine : la conscience de soi, l’identité individuelle et la singularité humaine, avec toutes les variations uniques d’une personne à l’autre, ne peuvent pas être entièrement capturées ou réduites à des données informatiques.

Or l’un des enjeux de la technique aujourd’hui est de rendre possibles ces rencontres humaines, ces processus d’inter-individuation en offrant des occasions de rencontre physique synchrone dans un espace physique partagé, au-delà de la manifestation de soi par l’écran. Dans ce cadre, il s’agit de se saisir de la technique comme médium de la rencontre avec autrui.

Le processus de conception de Bip Pop : mobiliser le principe de robustesse et la théorie de perception active

Nous avons mis en place le système Bip Pop à travers un processus circulaire d’essai – évaluation – correction, constitué d’étapes de collecte et de production portant sur plusieurs années : observation, entretiens, conception, prototypage, tests et évaluation, afin de rendre possible la perception, la saisie et l’usage du système de mise en relation entre personnes qui ont besoin d’aide et personnes qui ont envie d’aider.

Alors que l’activité de design traite historiquement la dimension formelle de l’objet en mode « déposé », visible, dont le rapport des qualités mesurées et des qualités perçues est négocié selon le marché et les consommateurs cibles, nous proposons de traiter la dimension invisible de l’objet « saisi », c’est-à-dire de définir les éléments techniques qui sont le plus favorables à leur disparition de la conscience une fois saisis.

Désirs et contraintes des utilisateurs de Bip Pop Caractéristiques techniques du pouvoir d’agir
Simplicité d’utilisation
du dispositif
Utilisation égalitaire (Principe n°1 de la conception universelle) : La personne âgée n’est pas forcément handicapée ou reconnue comme telle et souhaite encore moins être catégorisée ainsi, il s’agit donc de passer du spécifique, par exemple « accessible aux aînés » qui est forcément stigmatisant, à « l’universel », qui permet de gagner en confort pour tous :
L’interopérabilité de Bip Pop avec Lisio , solution web d’inclusion et de sobriété numériques, permet une adaptation de l’affichage sur-mesure de Bip Pop, en fonction des difficultés de la personne (dyslexie, daltonisme, loupe grossissante x2, x4, vision faible, floue, malvoyant, vision très faible, épilepsie photosensible, migraine, et fatigue ophtalmique, mouvements difficiles, arthrose, sclérose en plaque, gestes imprécis, tremblements, maladie de Parkinson, de Wilson, difficultés de concentration, lecture guidée, apprentissage, dictionnaire en ligne).
Utilisation simple et intuitive : L’utilisation du dispositif Bip Pop se revendique facile à comprendre, indépendamment de l’expérience, des connaissances, des compétences linguistiques de la personne qui l’utilise ou de son niveau de concentration au moment de l’utilisation :
Pour l’agent territorial : L’agencement des informations, la quantité d’informations demandées lors de la saisie d’une requête, sont définis de telle sorte à pouvoir s’adresser à tous les citoyens, sans distinction d’âge, de genre, de capacités. La saisie d’une requête requiert 5 étapes, une seule information par étape, et la possibilité de revenir à l’étape précédente avant de valider.
Pour la personne bénévole : Les informations sont organisées selon les besoins : visualiser les demandes, les actions engagées, l’historique des actions, choisir ses typologies d’actions, demander une recommandation, échanger avec l’agent territorial dans le cadre d’une action.
Information perceptible : La conception vise informer efficacement la personne qui utilise le dispositif avec l’information juste nécessaire, quelles que soient les conditions ambiantes ou les capacités sensorielles de la personne :
Les fonctionnalités du Frontoffice donnent la visibilité en amont de l’action (feedforward) et en aval de l’action (feedback), avec un renforcement de l’information par des notifications internes et l’affichage de la totalité du fil des informations échangées (frontoffice et application mobile)
Tolérance pour l’erreur : La conception réduit au minimum les dangers et les conséquences adverses des accidents ou des actions involontaires :
L’affichage systématique d’une fenêtre pop-up récapitulative des informations saisies avant enregistrement d’une requête par le bénévole ou par la personne demandant une action bénévole en direct (bénéficiaire ou référent territoire).
Flexibilité d’utilisation
du dispositif
Le dispositif concilie une gamme de préférences et de capacités individuelles :
Le backoffice permet de paramétrer pour le compte de la personne bénévole ses préférences afin que cette dernière puisse :
Proposer ses disponibilités le jour et l’heure qu’elle choisit,
Être sollicitée seulement pour des actions qu’elle a choisies,
Être sollicitée seulement aux moments qu’elle a choisis, voire à aucun moment si elle décide de se mettre en pause ou en retrait.
De même, le frontoffice permet à la personne bénévole de gérer en direct l’ensemble de ces mêmes paramétrages.
L’application mobile permet à la personne d’être notifiée, d’accepter une mission, de consulter les missions qui l’engagent, de définir ses préférences d’actions, de consulter son historique d’actions et d’avoir un usage hors connexion internet, ce qui est utile sur certains territoires où l’accès Internet est encore peu déployé.
Le backoffice permet également de paramétrer pour le compte d’une personne ayant besoin d’aide :
Ses préférences en termes de types d’actions : visites de convivialité, appels téléphoniques, accompagnement à la promenade, aux courses, aux rendez-vous…
Ses préférences en termes de régularité : chaque semaine, chaque quinzaine, chaque mois, ou ponctuellement
Ses préférences en termes d’engagement : proposer une activité ou demander un service.
Dispositif sécurisé et sécurisant Le recours à la collectivité comme tiers de confiance :
Parce qu’il n’y a pas de développement territorial sans élus qui se mobilisent et portent des projets ;
Parce que la collectivité apporte un cadre rassurant tant pour les personnes qui proposent de donner de leur temps que pour les personnes qui demandent de l’aide. La collectivité fédère son écosystème local grâce à Bip Pop, intègre ses associations locales et valorise leur savoir-faire.
Le guichet unique téléphonique permet de répondre à 100% des demandes des personnes, que celle-ci soient connectées ou non à Internet
Les bénévoles signent une charte d’engagement avec l’association locale qui les forme ; le groupe de bénévoles est animé par l’association locale qui bénéficie de nouveaux bénévoles, les bénévoles ponctuels étant des bénévoles réguliers en puissance ;
L’écosystème local médico-social est impliqué dans la communication auprès des potentiels bénéficiaires et bénévoles : bailleurs sociaux, SSIAD, SAAD, RPA, EHPAD, associations, cabinets médicaux et paramédicaux, coiffeurs, pharmaciens, commerces …

Tableau : Correspondance entre désirs et pouvoir d’agir du dispositif de coordination des solidarités locales Bip Pop

Dispositif adapté à l’évolution de la société L’engagement bénévole ponctuel et flexible dans des solidarités de proximité est une caractéristique de notre époque. La flexibilité de l’engagement tout autant que sa régularité doivent être encouragés. Ainsi Bip Pop a mis en place une interopérabilité avec les dispositifs nationaux d’engagement associatifs suivants :
JeVeuxAider.gouv : est la plateforme publique du bénévolat, proposée par la Réserve Civique. Plus de 7000 associations, collectivités et organisations publiques y postent des missions, lorsqu’elles ont besoin de renfort. Pour y répondre, elles peuvent compter sur près de 350 000 bénévoles inscrits sur la plateforme.
Les demandes de missions postées sur les plateformes Bip Pop remontent automatiquement sur le site JeVeuxAider.gouv et permettent à des citoyens de s’engager sur des missions courtes et ponctuelles pour découvrir différents types d’engagement dans les solidarités de proximité, et/ou poursuivre par un engagement régulier.
Ogenie.fr permet de découvrir les actions bénévoles portées localement, telles que des visites de convivialité, sorties culturelles, ateliers numériques... et, au besoin, d’être orienté vers des professionnels ou des bénévoles pour recevoir des conseils face à une situation d’isolement.
Les demandes de missions postées sur les plateformes Bip Pop remontent automatiquement sur le site Ogenie.fr et permettent à des citoyens de s’engager sur des missions courtes et ponctuelles pour découvrir différents types d’engagement dans les solidarités de proximité, et/ou poursuivre par un engagement régulier.
Répondre au besoin d’autonomie tout en répondant au besoin d’accompagnement et de formation :
Les personnes inscrites sur Bip Pop sont invitées à des sessions de formation. Par exemple, l’association du Secours Catholique Caritas France, section de l’Oise, invite les personnes souhaitant s’engager dans un bénévolat de proximité auprès des personnes âgées à participer aux formations « être acteur » et « être en relation ». Une fois les formations acquises, les bénévoles peuvent s’organiser pour répondre aux sollicitations, organiser des réunions, demander ou proposer de l’aide, et œuvrer pour devenir acteurs et non plus spectateurs de l’évolution de notre société.
Offrir une diversité de possibilités d’engagement
Plus d’une centaine d’intitulés d’actions ont été imaginés par les territoires et peuvent être rassemblés en six catégories :
Aide administrative et informatique
Lien social
Mobilité
Partage d’objets
Partage de savoirs
Petits services ponctuels du quotidien
Ces actions sont communiquées par différents canaux, numériques, ainsi que papier (flyers, affiches roll-up)
Générer de la reconnaissance
Le bénévolat informel, appelé aussi bénévolat direct ou bénévolat de proximité, (aide aux voisins, soutien familial, coup de main…), se distingue, du bénévolat formel qui s’exerce dans le cadre d’un organisme. Selon le CESE : "Le bénévolat est l’action de la personne qui s’engage librement, sur son temps personnel, pour mener une action non rémunérée en direction d’autrui, ou au bénéfice d’une cause ou d’un intérêt collectif ». Paradoxalement, les personnes qui exercent un bénévolat direct attendent une reconnaissance de la part du collectif autant qu’un sentiment d’appartenance à une communauté.

Tableau : Correspondance entre désirs et pouvoir d’agir du dispositif de coordination des solidarités locales Bip Pop

Ainsi pour les personnes aidées, le système Bip Pop se compose d’une affichette en papier et d’une ligne téléphonique. Ce choix technique est le fruit d’une remise en question des premiers choix réalisés considérant le numérique comme système de couplage possible et acceptable des personnes âgées, choix soutenu par une littérature optimiste du CREDOC indiquant 54% des plus de 70 ans se connectent tous les jours à Internet chiffre relativement éloigné des statistiques que nous avons réalisées, indiquant que 90% des personnes demandeuses ne sont pas connectées à internet ou préfèrent exprimer leur demande par internet.

Concernant les bénévoles, ils bénéficient de deux accès complémentaires sur deux plateformes :
Un accès frontoffice sur un site web lorsqu’ils sont connectés à leur compte, site sur lequel ils peuvent compléter leurs informations, visualiser des événements, des actualités et solutions locales ;
Une application web comportant quatre écrans, simplifiée pour une facilité de saisie :

  • L’écran d’accueil et d’identification,
  • L’écran de choix de types de missions,
  • L’écran d’acceptation des demandes
  • L’écran de suivi des demandes acceptées, qui sont à réaliser.

Les collectivités, quant à elles, reçoivent les appels téléphoniques, coordonnent les demandes de missions exprimées par les personnes aidées et les diffusent aux bénévoles :

  • En cinq clics : qui, quoi, quand, avec qui + valider.
  • La simplicité d’usage pour les collectivités rend la saisie opérante, et l’effacement de l’outil au profit du lien social réel (au téléphone avec les personnes aidées) et en réunion et pendant les temps de partage trimestriels avec les bénévoles.

L’équipe Bip Pop accompagne les collectivités à identifier leur écosystème et à le mobiliser : Bailleurs sociaux, Maisons France Service, Maisons Départementales de la Solidarité, EHPAD, Résidences pour Personnes Autonomes, Associations locales d’entraide … Chaque acteur représente une partie du système et joue un rôle vis-à-vis des autres acteurs, qu’ils soient ambassadeur, promoteur, relai ou membre actif.

Qu’est-ce que l’équipe Bip pop a compris de ces cinq années d’expérience et qui pourrait être transférable ?

L’équipe a identifié sept conditions à remplir pour qu’une collectivité soit en mesure de coordonner une dynamique d’engagement citoyen sur un territoire :

  1. L’implication des acteurs locaux aux côtés des élus : bailleurs, sociaux, SSIAD, SAAD, RPA, MDS, MFS, EHPAD, associations, cabinets médicaux et paramédicaux, pharmaciens, commerces, coiffeurs… ;
  2. L’identification d’une personne référente qui répond au téléphone aux personnes aidées exprimant une demande ou souhaitant proposer leur aide ;
  3. Une communication dédiée : papier, supports numériques, sms, lettres, bulletins municipaux, presse ;
  4. Une implication des habitants et des associations locales sur le terrain via le dispositif ;
  5. Une implication des associations, formation des bénévoles, temps de parole, etc. ;
  6. Une charte d’engagement pour les bénévoles, charte qui cadre les interventions et assure une sécurité à chaque acteur ;
  7. La prise en compte des besoins des collectivités dans une démarche de design inclusif, afin de faciliter toujours davantage l’usage de l’outil numérique, selon le principe « less is more » afin de fournir le juste nécessaire à chacun, tout en tenant compte des contraintes les plus fortes des personnes les plus éloignées du numérique. Le dispositif Bip Pop est conçu en intégrant les besoins des personnes les plus contraintes, répond au besoin de davantage de personnes et finalement peut être utilisé par tous.

Conclusion

La fonction philosophique du design57 est de produire des régimes d’expériences inédits, des nouvelles manières d’organiser l’expérience vécue, c’est-à-dire les usages. Le designer, plus spécifiquement dans les nouvelles formes du design telles que le design centré utilisateur, le design inclusif, le design universel, l’écodesign, le design participatif, le design social ou le design des politiques publiques et des services, a pour responsabilité de créer les conditions d’une expérience humain-monde médiée par la technique qui donne accès à un nouveau champ de possibles, à de nouvelles possibilités d’actions pour les citoyens que nous sommes. Dans cet article, les questions d’isolement social des seniors, de perte d’autonomie, de vieillesse, sont explorées sous le prisme miroir de l’engagement dans des solidarités de proximité, accessible à tout individu et de façon à favoriser les liens intergénérationnels. Parce qu’adaptées aux capacités de chacun, notamment des plus fragiles, en prenant comme principe premier que ce qui est conçu pour les personnes les plus fragiles doit pouvoir être utile à une plus grande part de la population et finalement être utilisé par tout le monde, cet article pose également la question de la société que nous désirons, sous la forme d’une autre question « qu’est-ce que faire société aujourd’hui ? » Dans notre société post-moderne de l’anthropocène, nous souhaitons dire que la valeur d’un territoire ne se résume pas à son PIB mais qu’il est nécessaire de lui adjoindre des externalités positives telles que les liens entre les individus et la robustesse de leurs liens.

Cet article pose la question de l’âgisme sous l’angle du vieillissement actif et propose le chaînon manquant permettant de coordonner les solidarités locales pour la prévention de l’isolement à l’échelle d’une collectivité ou d’un bassin de vie. Le dispositif Bip Pop proposé aux collectivités locales contribue à l’adaptation globale de la société au vieillissement, notre société se transformant et, avec elle, les citoyens que nous sommes évoluent et font société d’une manière qui possiblement se régénère, se renouvelle. « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère » aimait à nous rappeler Jean-Louis Le Moigne58 penseur de la complexité, et cet article expose les principes et la méthode de conception du dispositif Bip Pop en lien avec l’activité humaine dans le domaine de la prévention de l’isolement des personnes en perte d’autonomie qui représente un enjeu majeur du XXIe siècle.


1 Association LES PETITS FRERES DES PAUVRES, Baromètre 2021 Solitude et isolement

2 Yves CUSSET Les évolutions du lien social, un état des lieux, dans Horizons stratégiques 2006/2 (n° 2), pp 21 - 36

3 Ministère du travail, de la santé et des solidarités, 2018

4 Ministère chargé de l’autonomie, feuille de route ministérielle « Lutter contre l’isolement des aînés » Mai 2021

5 Cécile BAZIN – Marie DUROS – Béatrice BASTIANI - Aziz BEN AYED Guillaume PREVOSTAT – Jacques FAURITTE - Jacques MALET, « La France Associative » dans Recherches et Solidarités 3 octobre 2021

6 Bernard MURAT, « Dix propositions pour encourager le bénévolat », Rapport d’information n° 16 (2005-2006)

7 Ségolène Le STRADIC « Bénévolat : les associations inquiètes face au désengagement des jeunes retraités », Le Figaro, 14 décembre 2023

13 Olivia GRÉGOIRE, « Guide pratique du mécénat de compétences , Secrétariat d’État chargé de l’économie sociale, solidaire et responsable, novembre 2021

14 Bernard MURAT, « Dix propositions pour encourager le bénévolat » dans Rapport d’information, 12 octobre 2005.

15 Jacques T. GODBOUT, « Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs. Homo œconomicus »

16 Jacques T. GODBOUT « Le bénévolat n’est pas un produit, Nouvelles pratiques sociales », Université du Quebec à Montréal, Vol.15, numéro 2, 2002https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2002-v15-n2-nps722/008913ar.pdf

17 Christophe Humbert, « Accompagnement de la démarche d’inclusion sociale des personnes âgées en situation de solitude et d’isolement ”Viens avec nous” », Ville de Strasbourg, 14 février 2023

18 Rose-Marie LAGRAVE, « On peut être vieille à 30 ans et jeune à 80 » Blog Or Gris, 10 septembre 2022

19 Maurice TUBIANA « Bien-Vieillir, la révolution de l’âge », LGF, 2004

20 François DAGOGNET, « La tyrannie du bienvieillir », 2018

21 Marie DE HENNEZEL, « L’Aventure de vieillir », 2022

22 Centre CYCERON, Projet Silver Santé Study, Medit-Aging financé par la Commission européenne

23 Annie DE VIVIE , ETERNIS, Humanitude « une démarche de projets outillée : des formations-actions qui apaisent 83% des troubles du comportement vers des lieux de vie – lieux d’envies », 2023

24 Marie-Françoise FUCHS, Association Old-Up « Vieux et vivants », 2021

25 Brigitte CADEAC, Marie-Françoise FUCHS, Marie GEOFFROY, Martine GRUERE, Lydie de LOUSTAL, Marie VANNIER, Association Old-Up, Rapport « 5385 Vieux prennent la parole », 2020

26 Serge GUERIN, Pierre-Henri TAVOILLOT, « La guerre des générations aura-t-elle lieu ? », 2017

27 Hélène BINET, MakeSense, We Demain « L’avenir sera intergénérationnel ou ne sera pas », 7 avril 2023

29 Corine Pelluchon, 2010, La vieillesse et l’amour du monde Dans Esprit 2010/7 (Juillet), pages 171 à 180

30 Angélique GIACOMINI, « Adaptation de la société française au vieillissement. Vieillir aujourd’hui dans une Ville amie des aînés : intégration, discrimination et rôles des politiques publiques. » Thèse de Doctorat Université Bourgogne Franche-Comté, 25 juin 2019

31 Angélique GIACOMINI, Pierre-Olivier LEFEBVRE, « Spécificités françaises de la démarche Villes amies des aînés : une dynamique politique soutenue par le Réseau francophone », Retraite et société, 2018

32 Pierre Charazak, « Autonomie et dépendance », Psychogériatrie 2015 pp 111 à 133

33 Roger SUE, « Renouer le lien social. Liberté, égalité, association », Odile Jacob, 2001

34 Aurore BERGÉ, Sylvie RETAILLEAU, Christophe BÉCHU, Aurélien ROUSSEAU, Amélie OUDÉA-CASTERA, Clément BEAUNE, Agnès FIRMIN-LE-BODO, Sabrina AGRESTI-ROUBACHE et Prisca THEVENOT « Stratégie « Bien Vieillir », 17/11/2023

36 Bip Pop : Dispositif de coordination des solidarités de proximité développé par la coopérative d’intérêt collectif Django Mesh ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale) www.bippop.com

37 Bruno LATOUR, « Habiter la Terre », 2022

38 Xavier GUCHET « Du soin dans la technique » ou les techniques du soin », 2022

39 Olivier HAMAND, « La 3e voie du vivant », 2022

40 Bernard STIEGLER, « L’emploi est mort, vive le travail  ! » 2015

41 Stéphane VIAL, « l’être et l’écran », PUF, 2013

42 Serge PAUGAM, « Faire société aujourd’hui : ce qui nous lie encore », podcast, 20 février 2023

43 Catherine ELSEN, Smail KHAINNAR, Thomas WATKIN, « Les Nouveaux Territoires des Designs Urbains” 2023/1 (n°17, 8-15)

44 Elizabeth B.N. SANDERS & Pieter Jan STAPPERS, « Co-creation and the new landscapes of design”, 2008

45 Genichi TAGUCHI, « On robust technology development, Bringing Quality Engineering Upstream”, ASME
Press (1993)

46 Maurice MERELEAU-PONTY « Phénoménologie de la perception » Gallimard, 1976

47 Francisco VARELA, « Invitation aux sciences cognitives », 1997

48 Pierre STEINER « Thèse TAC Technique comme Anthropologiquement Constitutive de l’expérience humaine » Costech, 2010

49 J.J. GIBSON, « The Ecological Approach to Visual Perception », Boston : Houghton Mifflin Press. 1979

50 Charles LENAY, Olivier GAPENNE., Sylvain HANNETON, John STEWART, « Perception et Couplage Sensori-Moteur »,
Expériences et Discussion Epistémologique, in A. Drogoul and J-A. Meyer, eds., Intelligence, Artificielle Située (IAS’99), Paris : Hermes, pp. 71–86, 1999

51 Maurice MERLEAU-PONTI

52 Olivier GAPENNE, Dominique BOULLIER, « Systèmes d’aide opératoire. Enjeu pour les technologies cognitives. » Intellectica, 2006

53 Clément MABI, « Le numérique que nous voulons », 2023

54 Anne ALOMBERT, « Schizophrénie numérique, la crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies », avril 2023, ISBN : 979-10-304-2967-1

55 Stéphane VIAL, L’Être et l’Écran », 2013, 2023

56 François DAGOGNET, « La tyrannie du bienvieillir », 2018

57 Stéphane Vial, L’Être et l’écran, 2023

58 Jean-Louis LE MOIGNE

Citer cet article

Guénand, Anne. "Comment le dispositif Bip Pop peut être mobilisé pour accroître l’engagement des citoyens dans les solidarités de proximité et prévenir l’isolement lié à la perte d’autonomie des aînés ?.", 14 juillet 2024, Cahiers Costech, numéro 7.

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article190