Plan
Quel peut être l’intérêt d’interroger la notion de calcul au prisme du jeu, et singulièrement du jeu vidéo ? Prendre le calcul « sub specie ludi », pour reprendre la formule de Huizinga (1938, p. 20), ne conduit-il pas à faire peu de cas du sérieux du calcul, en le ramenant à la frivolité du ludique ?
La considération des rapports historiques entre jeu et calcul présente l’intérêt d’interroger ce qui pourrait apparaître comme l’une des hypothèses structurantes de ces journées d’études, à travers l’énoncé qui leur donne titre : « ce que le calcul fait à nos pratiques ». La formule peut, en effet, s’interpréter comme désignant une forme d’« impérialisme du calcul », c’est-à-dire son extension à des pratiques et des domaines d’activité qui y échappaient jusqu’ici. L’informatique se signale immédiatement comme cette technologie par laquelle nos activités « entrent en calcul » (Weizenbaum, 1976), et dans les cas des jeux, par laquelle ceux-ci deviennent « jeux vidéo ». On perçoit qu’une telle hypothèse structurante peut être dotée d’une charge critique. Il est difficile de ne pas penser ici à la formule de « l’arraisonnement » Heideggerien, mode de vérité caractéristique des sciences modernes technicisées, qui fait entrer la nature en « un complexe calculable de forces » (Heidegger, 1953, p. 29).
Par rapport à l’exigence de « discuter avec recul critique l’idée selon laquelle les technologies du calcul auraient un caractère déshumanisant », énoncée dans le programme, la connexion des jeux, du calcul et des jeux vidéo présente l’intérêt immédiat de dédoubler la question du calcul. Si les jeux vidéo sont bien un des produits de l’ordinateur, comme dispositif de calcul, cela ne signifie pas cependant qu’il aurait existé pour les jeux un monde « d’avant le calcul ». La question du calcul est en effet centrale pour les jeux, aussi bien sur le plan de la pratique que de leur conceptualisation, bien avant le calcul mécanique et les jeux vidéo.
L’étude des jeux vidéo permet ainsi d’interroger non pas tant « l’entrée en calcul » des jeux que les effets particuliers de cette forme de calcul technicisée qu’est l’informatique, sur des pratiques ludiques qui connaissaient déjà le calcul, notamment sous la forme de « l’estime des apparences », la considération des chances et probabilités. Au-delà de la distinction entre calcul mécanique et calcul non-mécanique, la question des jeux conduit, en outre, à s’interroger sur la nature de ce que l’on appelle « calcul » chez les joueurs. En quoi consiste ce calcul des joueurs ? Est-il de même ordre que le calcul du mathématicien ou de la machine ? Les pratiques de calcul se démultiplient, sans garantie qu’elles puissent se ramener à une formule unique.
Enfin, l’un des intérêt de la question des jeux vidéo tient au fait que la mécanisation du calcul entraîne le jeu vers des terrains inattendus, dont on pourrait dire qu’ils relèvent moins de l’activité calculable que de la dépense. Si, par un côté, le calcul mécanique prolonge la dimension calculatoire déjà présente dans certaines catégories de jeux traditionnels, il vient aussi se brancher, par ailleurs, avec des activités du l’ordre du vertige et du faire semblant, pour citer les catégories de l’analyse des jeux de Roger Caillois (1958). L’un des paradoxes structurants des jeux vidéo, si l’on suit Caillois, veut ainsi que le calcul mécanique débouche sur des activités ludiques situées sur le versant de la transe et du masque, à l’opposé de la rationalité calculatoire qui caractérise l’évolution des jeux dans les « sociétés de comptabilité ».
Nous nous proposons d’explorer cet ensemble de questions en deux temps. Nous examinerons d’abord les significations attachées au calcul du joueur, en revenant sur la liaison jeu-calcul à l’âge classique. Le jeu apparaît ici comme un terrain décisif pour l’extension de la signification du calcul, au-delà des seules opérations arithmétiques, vers un calcul logique généralisé. Dans un deuxième temps, nous présenterons une méthode pour interroger la place des jeux vidéo par rapport aux jeux traditionnels, à partir de la classification proposée par Roger Caillois. Cette démarche questionne les effets de l’ordinateur et du calcul mécanique dans le champ ludique.
1. Jeu et calcul
1.1 Les valeurs du jeu
Colas Duflo (1997) situe la question du calcul comme un élément déterminant dans la nouvelle forme de valorisation philosophique du jeu, qui intervient à partir du 17e siècle, et culmine, selon lui, dans l’œuvre de Schiller. Ce dernier fait, en effet, à la suite de Kant, du jeu une notion fondamentale, qui réunifie les dimensions naturelles et spirituelles de l’existence humaine. Cet intérêt nouveau pour le jeu s’exprime dans la formule célèbre des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, selon laquelle « l’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue » (Schiller, 1795, p. 221).
Les nouveaux discours de valorisation du jeu ne prennent sens que sur le fond d’un discours largement partagé d’hostilité au jeu, présenté comme une activité non seulement triviale, mais surtout factice. Le jeu ne possède de valeur qu’en tant que repos ou délassement, en vue de l’activité véritable. La matrice d’une telle disqualification se trouve chez Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque (X, 6). En tant qu’activité non finalisée vers une production et dont le plaisir procède du seul exercice, le jeu ferait, en effet, un bon candidat à l’activité bienheureuse. Aristote rejette cependant l’identification entre jeu et bonheur et renvoie, dans ce passage, le jeu à sa dimension de seul repos, en vue de l’activité authentique : « Le jeu est, en effet, une sorte de délassement, du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité » (Éthique à Nicomaque, 1176b). Nous trouvons ici la matrice d’un discours philosophique sur le jeu, largement repris dans la tradition chrétienne, assorti d’un impératif de modération dans le délassement. Cette condamnation philosophique et morale répétée possède, en outre, son pendant juridique, avec le lot d’interdictions qui frappe le jeu et dont la multiplication signale par là-même l’inefficacité (Belmas, 2006).
Le discours sur le jeu se modifie au 17e et 18e siècles, en contournant plutôt qu’en affrontant frontalement cette condamnation. La valorisation du jeu comme activité de calcul est l’une des branches de ce nouveau discours, dont la seconde est constituée par l’attention portée à l’enfance et aux questions d’éducation. L’Émile de Rousseau est ici l’un des textes clés. Le jeu y est valorisé comme instrument d’apprentissage, qui masque le sérieux derrière le futile, dans la lignée de la maxime d’Erasme qui suggérait déjà de « faire porter à l’étude le masque du jeu » (De Pueris instituendis). Ce mode de valorisation du jeu n’en annule pas l’indignité. Le jeu ne saurait avoir de valeur que pour autre chose que lui-même : non plus le délassement des adultes, mais ici l’instruction des enfants. L’argument est analogue aux discours contemporains sur le « serious game » : le jeu sérieux n’a de valeur et d’intérêt qu’en vue d’autre chose que lui-même, apprentissages ou messages publicitaires (Alvares, Djaouti, 2012). Cette nouvelle orientation ouvre néanmoins un premier espace de discours, consacré aux vertus pédagogiques des divers jeux, qui conduit à observer l’activité ludique et à la considérer comme digne d’examen, ne serait-ce qu’à d’autres fins.
1.2 Le jeu comme forme du calcul
La valorisation du jeu comme calcul constitue la seconde branche des discours sur le jeu à l’âge classique, tels que les identifie Duflo. Elle se distingue des discussions sur l’efficacité pédagogique des jeux en ce qu’elle porte sur le jeu chez l’adulte, qui plus est sur les jeux d’argent et de hasard, lesquels concentrent les critiques des moralistes.
L’alliance entre jeu et calcul se noue autour du fameux « problème des partis », soumis par le Chevalier de Méré à Pascal, et qui est considéré comme l’amorce de la doctrine des probabilités (Hacking, 2006). Leibniz en donne, dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain (IV, XVI), le compte-rendu suivant : « Les mathématiciens de notre temps ont commencé à estimer les hasards à l’occasion des jeux. Le Chevalier de Méré, dont les Agréments et autres ouvrages ont été imprimés, homme d’un esprit pénétrant et qui était joueur et philosophe, y donna occasion en formant des questions sur les partis, pour savoir combien vaudrait le jeu s’il était interrompu en tel ou tel état. Par là, il engagea M. Pascal, son ami, à examiner un peu ces choses. La question éclata et donna occasion à M. Huygens de faire son traité De Alea. D’autres savants hommes y entrèrent » (Leibniz, 1765, p. 367-368).
La formule « joueur et philosophe », par laquelle Leibniz désigne Meré, signale la nouveauté du propos : les jeux présentent à l’esprit des problèmes intéressants, et qui sont loin d’être triviaux, Leibniz lui-même s’étant dépensé en solutions erronées du problème des partis (Parmentier, 1995). Un parcours parmi les nombreux textes de Leibniz consacrés à la question du jeu permet de distinguer deux ensembles argumentatifs au sein de cette nouvelle valorisation mathématique du ludique.
Le premier ensemble d’arguments a trait à la question de l’ingéniosité, c’est-à-dire d’une forme d’invention par exploration combinatoire. Mais chez Leibniz la valorisation de l’ingéniosité concerne moins le joueur que l’inventeur : ce n’est pas tant tel ou tel jeu individuel qui déclenche l’ingéniosité, au titre des problèmes qu’il poserait, que le répertoire même des jeux dans sa diversité quasi-infinie. Certains textes proposent rien moins que l’invention d’une forme de Game Studies de l’âge classique, sous la figure de sciences du jeu mathématisées : « Je voudrais que vînt quelqu’un qui fît un traité mathématique de tous les genres de jeux » (lettre à Bernouilli, 5 mars 1697). L’ambition leibnizienne fait écho avec le programme épistémologique contemporain de Jesper Juul (2005) qui vise une forme d’axiomatique des jeux : « les jeux sont des systèmes formels, basés sur des règles, dont les résultats sont variables et quantifiables, etc. »
Cette ambition d’un « traité des jeux » apparaît à plusieurs reprises dans la correspondance de Leibniz (Parmentier, 1995, p. 19-22). Elle ressurgit dans les Nouveaux Essais, assortie d’un thème nouveau : « Je souhaiterais qu’un habile mathématicien voulût faire un ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux, ce qui serait un grand usage pour perfectionner l’art d’inventer, l’esprit humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières les plus sérieuses. » (Leibniz, 1765, p. 368). Cette version nous donne la clé de ce qui sous-tend cet intérêt pour les jeux : si « l’esprit humain paraît mieux dans les jeux », c’est dans la mesure où ces derniers consistent en un libre exercice de l’intelligence, dans un domaine déjà formel. La formule de la lettre à Montmort du 17 janvier 1716, redouble l’argument des Nouveaux Essais : « les hommes ne sont jamais plus ingénieux que dans l’invention des jeux : l’esprit s’y trouve à son aise » (cité par Duflo, 2005, p. 28-29).
Cette « aise de l’esprit » possède une double dimension : psychologique et épistémologique. Au plan psychologique, le plaisir du jeu sert d’aiguillon à l’invention. Au plan épistémologique, le jeu apparaît comme un domaine qui relève de la combinatoire. L’esprit humain trouve dans le jeu un espace pour son ingéniosité, découplé des contraintes du réel. Émerge ici, de manière intuitive, le principe d’une équivalence entre règles du jeu, règles logiques et règles syntaxiques du calcul. Si le jeu est calcul ou combinatoire, mais le calcul ne pourrait-il pas être considéré, à son tour, comme une forme de jeu réglée, par où l’esprit déploie la forme d’ingéniosité syntaxique qui lui est propre ?
Le premier pan de cette nouvelle valorisation du jeu par le calcul conduit ainsi à présenter l’invention des jeux comme libre déploiement de l’ingéniosité humaine, dans sa dimension logique et calculatoire. En la matière, Leibniz joint le geste à la parole, puisqu’il se fait à plusieurs reprises « game designer », en proposant des variantes de jeux établis : une variante du solitaire, du pharaon et de la bassette, des jeux de cartes (Parmentier, 1995). Mais sa proposition la plus impressionnante reste sans doute ce qui apparaît comme un authentique simulateur de bataille navale et pourrait figurer parmi les ancêtres des jeux vidéo, ces jeux qui semblent en attente de l’ordinateur pour se réaliser de manière effective : « J’ai eu également l’idée d’imaginer un jeu d’un nouveau genre, que j’appellerai le Jeu Naval, où on s’affronte comme au moyen de flottes sur une Table qu’on imaginerait être une mer, au moyen de pièces figurant des navires, une certaine direction du vent étant donnée, ce qui impose qu’une trajectoire contraire au vent possède une déclinaison maximale et que la vitesse du mouvement dépende de l’angle ; ce serait un moyen de figurer au plus près les Evolutions navales et de s’y exercer en jouant » (Parmentier, 1995, p. 281).
1.3 Le calcul des joueurs
Le deuxième pan de cette valorisation mathématicienne du jeu tient au type de calcul qui est effectué par les joueurs. La version la plus remarquable de cette défense du jeu, à travers l’activité des joueurs (play) plutôt que par la variation réglées des jeux (games), se trouve chez Fontenelle, dans l’Eloge de Montmort.
« L’esprit du jeu n’est pas estimé ce qu’il vaut. Il est vrai qu’il est un peu déshonoré par son objet, par son motif, et par la plupart de ceux qui le possèdent ; mais du reste il ressemble assez à l’esprit géométrique. Il demande aussi beaucoup d’étendue pour embrasser à la fois un grand nombre de différents rapports, beaucoup de justesse pour les comparer, beaucoup de sûreté pour déterminer le résultat des comparaisons et, de plus, une extrême promptitude d’opérer. Souvent les plus habiles joueurs ne jugent qu’en gros, et avec beaucoup d’incertitude, surtout dans les jeux de hasard, où les partis qu’il faut prendre dépendent du plus ou du moins d’apparence que certains cas arrivent où n’arrivent pas. On sent assez que ces différents degrés d’apparence ne sont pas faciles à évaluer ; il semble que ce serait mesurer des idées purement spirituelles, et leur appliquer la règle et le compas. Cela ne peut se faire qu’avec des raisonnements d’une espèce particulière, très fins, très glissants, et avec une algèbre inconnue aux algébristes ordinaires. […] Ce fut en 1708 qu’il donna son essai d’analyse sur les jeux de hasard, où il découvrait ce nouveau monde aux géomètres. Au lieu des courbes qui leur sont familières, des sections coniques, cycloïdes, des spirales des logarithmiques, c’étaient le pharaon, la basette, le lansquenet, l’hombre, le trictrac, qui paraissaient sur la scène assujétis au calcul, et domptés par l’algèbre » (Fontenelle, 1825, p. 14-15).
L’argument déployé ici paraît absolument remarquable en ce qu’il clive la question de l’identité entre le jeu et le calcul. Sur un premier versant, nous retrouvons un argument leibnizien : l’esprit du jeu exige « beaucoup d’étendue pour embrasser un grand nombre de rapport », opérer des comparaisons et en déterminer le résultat, etc. Mais Fontenelle insiste dans un second temps sur l’originalité de ce calcul ludique : le calcul du joueur n’est pas celui du mathématicien ou de « l’algébriste ordinaire ». Il s’agit d’un calcul « glissant », qui doit être opéré avec « une extrême promptitude ». Le calcul du joueur apparaît ici comme une activité qui relève plus du vertige que d’une suite d’opérations syntaxiques effectuées avec méticulosité.
Le joueur opère bien un calcul, mais ce calcul du joueur est-il celui du mathématicien ? En entrant « dans la tête du joueur », pour évoquer la nature de son activité, il semble bien que Fontenelle maintienne, par delà l’affinité réelle, la distinction de l’esprit du jeu et de l’esprit géométrique. A l’inverse, chez Leibniz, l’identité entre jeu et calcul ne se gagnait pas tant du côté des opérations effective du joueur, que du côté de la reprise logico-mathématique des principes des jeux chez leur concepteur. Ceci dit, le calcul du joueur apparaît chez Fontenelle comme un problème à résoudre pour le mathématicien, qui devrait être capable de fournir une méthode formelle et autrement plus rigoureuse pour résoudre le genre de problèmes qui se posent aux joueurs, quitte à dépouiller cette résolution des vertiges qui l’accompagne autour de la table de jeu. En définitive, le calcul du mathématicien « assujettit » et « dompte » le calcul du joueur.
L’article « Jouer », de l’Encyclopédie, rédigé par Diderot, reprend l’argument de Fontenelle, en indiquant explicitement la supériorité du calcul du mathématicien, défaisant au passage l’alliance du joueur et du philosophe nouée par Leibniz à propos de la figure de Méré. « Les hommes ont inventé une infinité de jeux qui tous marquent beaucoup de sagacité. […] Les jeux de hasard sont soumis à une analyse qui est tout à fait du ressort des Mathématiques. […] On voit par la solution compliquée de ces problèmes, que l’esprit du jeu n’est pas si méprisable qu’on croirait bien ; il consiste à faire sur-le-champ des évaluations approchées d’avantages & de désavantages très-difficiles à discerner ; les joueurs exécutent en un clin d’œil, & les cartes à la main, ce que le mathématicien le plus subtil a bien de la peine à découvrir dans son cabinet. J’entends dire que, quelque affinité qu’il y ait entre les fonctions du géomètre & celles du joueur, il est également rare de voir de bons géomètres grands joueurs, & de grands joueurs bons géomètres. Si cela est, cela ne viendrait-il pas de ce que les uns sont accoutumés à des solutions rigoureuses, & ne peuvent se contenter d’à-peu-près, & qu’au contraire les autres habitués à s’en tenir à des à-peu-près, ne peuvent s’assujettir à la précision géométrique. Quoi qu’il en soit, la passion du jeu est une des plus funestes dont on puisse être possédé. L’homme est si violemment agité par le jeu, qu’il ne peut plus supporter aucune autre occupation. Après avoir perdu sa fortune, il est condamné à s’ennuyer le reste de sa vie. » (Diderot, 1765, p. 884)
La défense du jeu chez Diderot - « l’esprit du jeu n’est pas si méprisable qu’on croirait bien » - reste ainsi fragile et subordonnée aux problèmes que les jeux posent aux mathématiciens plus qu’aux joueurs. Si le calcul du joueur y apparaît d’un type différent de celui du mathématicien, sa vitesse d’exécution, qui caractérise le cadre ludique, se paye d’un défaut de précision. On notera que l’article jumeau de Jaucourt, « jeu », donne quant à lui une belle description de l’état ludique, sous les espèces du vertige et de l’extase, qui prennent le pas sur le calcul : « A ces derniers jeux [de hasard], tous les coups sont décisifs, & chaque événement fait perdre ou gagner quelque chose ; ils tiennent donc l’âme dans une espèce d’agitation, de mouvement, d’extase, & ils l’y tiennent encore sans qu’il soit besoin, qu’elle contribue à son plaisir par une attention sérieuse, dont notre paresse naturelle est ravie de se dispenser » (Jaucourt, 1765, p. 532).
1.4 Le jeu comme terrain d’extension du calcul
La question du calcul apparaît comme un élément stratégique pour la construction d’un intérêt théorique pour le jeu. Mais si le jeu est « sauvé de son indignité par le calcul », il apparaît dans le même temps comme un terrain privilégié pour l’extension de la portée du calcul. Dans la connexion du jeu et du calcul, il ne s’agit pas seulement de ramener au calcul « l’estime des apparences » qu’opèrent les joueurs, mais de montrer que l’ensemble du domaine des jeux, entendu comme systèmes de règles, peut relever d’un calcul au sens élargi.
Marc Parmentier interprète en ce sens l’intérêt leibnizien pour les probabilités et le jeu : « La théorie des probabilités est loin de s’identifier à un calcul, il faut y concevoir une logique voir une rationalité en gestation. [… Leibniz] n’aspire pas seulement à étendre le calcul à des jeux nouveaux, mais à édifier une mathématique des jeux dont l’application principale serait la politique. […A Paris] son intérêt a glissé de côté vers les jeux en général, parmi lesquels les jeux de hasard n’ont qu’une place très relative, au bénéfice des jeux de raisonnement ; à propos des applications, il déclare songer d’abord à la politique et à la jurisprudence. Sa préoccupation repasse du calcul des probabilités à la logique du probable » (Parmentier, 1995, p. 7).
Cette considération du calcul ludique s’inscrit ainsi dans un mouvement plus vaste d’extension de la notion de calcul de façon à englober l’ensemble des opérations rationnelles, dont Hobbes, modèle déclaré du jeune Leibniz en la matière, est l’un des promoteurs. Dans le De Corpore, comme dans le Leviathan, Hobbes affirme l’identité entre raison et calcul : « la raison n’est autre chose qu’un calcul. […] En résumé, en quelque domaine que ce soit, là où il y a de quoi additionner et soustraire, il y a aussi une place pour la raison, et, là où ces opérations n’ont pas leur place, la raison n’a rien à faire du tout. […] En partant de tout cela, nous pouvons définir (c’est-à-dire déterminer) ce qui est signifié par ce mot de raison quand nous mettons celle-ci au nombre des facultés de l’esprit. Car la raison, en ce sens n’est rien que le calcul (autrement dit l’addition et la soustraction) des conséquences des noms généraux acceptés pour consigner et signifier nos pensées. » (Hobbes, 1651, p. 111).
Il manque à Hobbes, comme de nombreux commentateurs l’ont souligné, les moyens mathématiques pour réaliser une telle identité entre jeu et calcul (Blanché, 1997 ; Wagner, 1998). Le calcul hobbesien se réduit, de fait, à une méthode d’engendrement des définitions, par addition et soustraction de propriétés. La question du jeu n’intervient pas chez Hobbes, si ce n’est à travers l’image, non suivie d’effets théoriques, des mots comme « tokens » : « les mots sont les jetons des sages qui ne font que calculer avec eux ; mais ils sont la monnaie des ânes pour qui ils n’ont de valeur qu’en vertu de l’autorité d’un Aristote, d’un Cicéron, ou d’un Thomas, ou de tout autre docteur en ce que l’on voudra, mais qui n’est jamais qu’un homme. » (Hobbes, 1651, p. 104). Le jeu n’est pas encore constitué comme ce banc d’essai, où expérimenter des formalisations entre les mathématiques et la politique à la manière de Leibniz.
L’intérêt pour le calcul et les jeux apparaît situé, au-delà des questions de légitimation du jeu, dans ce double mouvement d’extension de la notion de calcul à une forme de calcul logique génralisé, par où se gagne l’identité « penser c’est calculer », et de réduction de la rationalité à la seule modalité du calcul. Le calcul des joueurs, dont Fontenelle insistait sur la spécificité en tant qu’activité, est l’une des premières activités sur laquelle s’exerce la réduction de la pensée au calcul. L’opération de légitimation du jeu qui s’opère à cette occasion a pour contre-partie la résorption du jeu comme activité à un calcul logico-mathématique, détaché de la pratique effective des joueurs.
Cette confrontation entre calcul des joueurs, calcul du mathématicien et calcul mécanique, trouve un écho particulièrement net dans l’histoire de l’Intelligence Artificielle, domaine dans lequel le jeu a servi à nouveau de terrain privilégié à la mise en œuvre de l’identité entre pensée et calcul. Le calcul effectué par la machine est-il de même type que le calcul du joueur ? Dreyfus argumente ainsi, dans son What Computer Can’t Do, en faveur de l’hétérogénéité des modes de calcul du joueur d’échec et de la machine. Le joueur humain ne procède pas par calcul strict, mais s’oriente en fonction d’une perception globale des formes et de la situation de la partie, qui lui économise une bonne part des calculs effectifs : « We need not appeal to introspection to discover what a player in fact does before he begins to count out ; the protocol itself indicates it : the subject "zeroed in" on the promising situation ("I notice that one of his pieces is not defended"). Only after the player has zeroed in on an area does he begin to count out, to test, what he can do from there. […] In the article we have already discussed, chess master Hearst casts some further light on this perceptual process and why it defies programming : Apparently the master perceives the setup in large units, such as pawn structure of cooperating pieces. . . . When he does make an error, it is often one of putting a piece on a very desirable square for that type of position. » (Dreyfus, 1972, p. 14)
Le jeu offre donc un site contrasté d’extension de la notion de calcul. Par un côté, cette extension peut s’appuyer sur la présence reconnue d’un calcul des joueurs, lequel peut être formalisé, voir dépassé par sa version formelle. Mais par un autre côté, le jeu résiste à cette résorption calculatoire, au sens où le questionnement sur la nature de l’activité psychologique des joueurs, sur leur manière d’exercer le jeu comme un calcul, subsiste. De ce point de vue, les interprétations qui accompagnent les succès récents d’Alpha Go témoignent de la persistance de ce clivage. Si les discours autour de la première version du programme insistaient, à la suite de sa victoire médiatisée contre Lee Sedol, sur la capacité de la machine à déployer une intuition, à la manière humaine, c’est-à-dire à exprimer l’ensemble des propriétés du calcul ludique de façon mécanique, la seconde version du programme, dite AlphaGo Zero, a quant à elle été accompagnée, chez ses promoteurs mêmes, par un discours qui vantait l’altérité de ses manières de penser par rapport aux joueurs humains : « AlphaGo Zero discovered a remarkable level of Go knowledge during its self-play training process. This included fundamental elements of human Go knowledge, and also non-standard strategies beyond the scope of traditional Go knowledge. » (Silver, Schrittwieser, Simonyan, 2017, p. 357)
2. Jeux vidéo : ce que le calcul mécanique fait au jeu
2.1 Du calcul au calcul mécanique : solutions de continuité
Les démonstrations des performances de l’IA dans le jeu correspondent à une première voie de mécanisation du calcul ludique. Dans cette première perspective, qui fonctionne pour les jeux compétitifs, comme les dames, les échecs, le go, etc, l’ordinateur tient la place de l’adversaire. Au plan phénoménologique, il intervient ainsi comme un « quasi-autre », avec qui un dialogue s’engage pour l’utilisateur (Ihde, 1979). Mais une deuxième voie est possible, dans la continuité du calcul ludique et du calcul mécanique, dans laquelle l’ordinateur ne tient plus le rôle de l’opposant, mais prend en charge une partie de l’activité du joueur lui-même, en automatisant la gestion des règles du jeu. Ici l’ordinateur décharge le joueur d’une partie des calculs. C’est le cas, par exemple, d’une forme de jeu comme le solitaire. Dans les termes de Ihde, il faudrait dire que l’ordinateur fonctionne comme instrument, prolongeant l’activité naturelle du sujet, ici sous forme de prothèse cognitive.
Dans les deux scénarios, la mécanisation apporte non seulement rapidité et sûreté d’exécution, en continuité avec les formes de jeu antérieures, mais elle autorise aussi l’accès à des formes inédites de complexité, par la prise en charge de l’explosion combinatoire. Avec l’ordinateur, nous voyons, très tôt dans l’histoire des jeux vidéo, des jeux de gestion (Hamurabi, 1968) ou de simulation (Lunar Lander, 1969), pour lesquels la simulation des règles serait toujours possible à la main, mais dénuée d’intérêt ludique tant elle serait longue et coûteuse en efforts. Ici l’ordinateur prend en charge la dimension de simulation, c’est-à-dire la production d’un univers tout à la fois fictif et réglé. Dans les catégories de Ihde, l’ordinateur n’intervient plus comme « quasi-autre », ni comme « prolongement de soi », mais comme instrument « à l’horizon de l’expérience ». Une forme ludique comme le jeu de rôle combine ces trois possibilités du calcul mécanique : l’opposant à affronter (intelligence artificielle), la prise en charge des calculs autrefois effectués à la main (extension cognitive), et la production d’une fiction opérable (simulation). Le passage du calculateur au calculateur mécanique autorise ainsi la réalisation de formes ludiques, dont certaines comme la bataille navale de Leibniz ou le fantasy baseball (la simulation de saisons entières à part de tables de probabilités) existaient déjà, mais comme en attente de la machine qui permettrait de réaliser les calculs (Triclot, 2011, p. 40).
2.2 Le cube de Caillois
La mécanisation du calcul ludique ne fait-elle qu’étendre et élargir les possibilités de calcul qui s’offraient jusqu’alors aux joueurs ? Ou, à l’inverse, peut-on dire qu’avec l’ordinateur s’inventent de nouveaux possibles ludiques, qui ne tiennent pas seulement à l’extension des formes de calcul antérieures ?
Répondre à un tel questionnement suppose de pouvoir évaluer les effets de l’émergence du calcul mécanique du point de vue des expériences de jeu traditionnelles. Nous pouvons imaginer une telle démarche, en prenant appui sur la classification des jeux, élaborée par Roger Caillois (1958). Cette classification possède l’avantage de se présenter comme un document érigé au rang de classique dans les sciences du jeu. L’ouvrage de Caillois y est, en effet, très régulièrement cité. Il s’agit, en effet, de l’un des rares textes de la tradition francophone à avoir a été traduit quasi-immédiatement aux États-Unis, contrairement à l’œuvre d’autres théoriciens comme Château ou Henriot qui demeurent largement ignorés.
Une des spécificités de la classification de Caillois tient à sa construction par le play, plutôt que par les dispositifs matériels ou les règles. Cette entrée par les modes d’engagement des joueurs, ce que Caillois nomme « impulsions ludiques », permet d’assurer une forme de comparabilité entre jeux vidéo et jeux traditionnels, sans faire de la rupture technique par l’ordinateur un obstacle à la classification.
La classification de Caillois est construite à partir de trois couples de catégories. Premièrement, la propension à l’âgon s’oppose à l’alea, comme les jeux par lesquels le joueur triomphe par son mérite seul s’opposent à ceux où le joueur se soumet au hasard. Deuxièmement, la mimicry s’oppose à l’ilinx, comme les jeux fondés sur la fiction et la fabrication d’une personnalité alternative se distinguent de ceux où le joueur se livre, à travers le vertige, à la dissolution du moi. Enfin, l’opposition du ludus, le jeu à règle, et de la paidia, le plaisir du dérèglement, offre une troisième dimension sur laquelle positionner les jeux. Un même jeu défini par ses coordonnées sur les axes agôn-aléa, mimicry-ilinx peut voir sa position varier sur l’axe ludus-paidia : une partie de football improvisée dans la rue ne présente pas le même rapport à la règle que le match codifié du sport professionnel.
Chaque jeu se présente donc comme la combinaison de plusieurs impulsions ludiques. Sur ce canevas, Caillois introduit une contrainte constructive supplémentaire, en affirmant que certains conjonctions présentent des affinités, alors que d’autres sont impossibles (Caillois, 1958, p. 145). Il y a par exemple conjonction privilégiée entre l’agôn, la mimicry et le ludus, ce qui correspond à la formule historique du sport : compétition (agôn) réglée (ludus) qui donne lieu au spectacle et à ses identifications (mimicry). A l’inverse, l’agôn s’accommode difficilement, selon Caillois, du vertige de l’ilinx, qui entraîne la perte de la maîtrise. En revanche, le vertige peut se nourrir de l’aléa. Si l’axe agôn-alea présente une connexion avec les jeux à règles du ludus, l’axe mimicry-ilinx tend vers le dérèglement de la paidia.
2.3 Jeu et calcul chez Caillois
La question des rapports entre jeu et calcul intervient à plusieurs niveaux dans le modèle originel de Caillois. Premièrement, le terme même de ludus, du jeu à règles, pointe vers des formes ludiques dans lesquelles le joueur calcule, ne serait-ce que parce qu’il faut déterminer, dans l’agôn comme dans l’aléa des conditions de victoire. C’est sur l’axe agôn-alea que se pose le problème des partis, c’est-à-dire de la répartition des gains et des chances, en cas d’interruption du jeu. En revanche, la question n’a pas de sens pour ce qui est de l’axe mimicry-ilinx, qui relève de toutes autres pratiques que de celles du calcul, entre improvisation et vertige : « vertige et simulacre sont rebelles absolument et par nature à toute espèce de code, de mesure et d’organisation. L’alea, au contraire, comme l’agôn appelle le calcul et la règle » (Caillois, 1958, p. 247).
Deuxièmement, le calcul intervient chez Caillois comme une tendance historique à l’œuvre dans les jeux. Le texte de Caillois est structuré en deux parties : la première présente les éléments de définition et de classification, la seconde propose une forme de « socio-histoire » des jeux, centrée autour de l’axiome selon lequel « on peut tenter le diagnostic d’une civilisation à partir de ses jeux » (Caillois, 1958,, p. 164). Cette socio-histoire se structure autour de l’idée de la progression des jeux type agôn-aléa, en conformité avec le mouvement de rationalisation (Weber, 1904 ; Elias, 1935) qui voit la montée de ce que Caillois appelle « la vie administrative » et des « sociétés de comptabilité » : « le nombre et la mesure, l’esprit de précision qu’ils répandent, s’ils sont incompatibles avec les spasmes et les paroxysmes de l’extase et du déguisement, permettent en revanche l’essor de l’agôn et de l’alea comme règles du jeu social. […] Le développement de la vie administrative ne favorise pas moins l’extension de l’agôn » (Caillois, 1958, p. 211-213).
Dans ce grand tableau historique, l’informatique, comme technique administrative par excellence, devrait renforcer cette tendance au ludus, à l’agôn et à l’alea. Or, un des résultats étonnants de l’application des catégories de Caillois est que les jeux vidéo et l’ordinateur entraînent le jeu vers d’autres alliances, à rebours de l’hypothèse historique de Caillois lui-même.
2.4 Calculer Caillois
La classification de Caillois est aussi régulièrement critiquée qu’elle est citée. Sur le versant ludologique des game studies, c’est la dimension subjective du mode de classement qui pose problème (Frasca, 2003 ; Juul, 2005). De fait, la classification de Caillois par les impulsions ludiques plutôt que par l’agencement syntaxique des règles constitue une alternative au projet leibnizien d’une mathématique des jeux. Sans rentrer dans les mérites et les limites comparés des approches centrées sur le play et centrées sur le game (Triclot, 2013), la classification de Caillois possède l’avantage – lequel peut aussi être intégré par les critiques au titre des reproches – de présenter un univers ludique extrêmement large, dans la mesure où Caillois prend en compte le dérèglement comme principe ludique. De plus, s’il est évident que les catégories de Caillois ne suffisent pas à décrire chaque expérience de jeu prise une à une, faute de descripteurs distinguant, par exemple, une partie à plusieurs d’une expérience solitaire, elles offrent cependant l’intérêt de construire un panorama étendu des comportements ludiques.
La démarche que nous proposons s’appuie sur l’introduction d’une exigence supplémentaire par rapport à l’œuvre d’origine, sous la forme d’un travail de codage numérique des jeux dans le système de Caillois. Pouvons-nous attribuer une note, sur une échelle de 0 à 5, pour évaluer la part de chaque impulsion ludique dans l’expérience de jeu ? Le codage auquel nous avons procédé a été effectué par consensus, au sein de groupes de 4 à 5 étudiants, à qui une liste de jeux, mêlant jeux traditionnels et jeux vidéo, était donnée à coder. La démarche a été répétée plusieurs semestres. Au préalable, le modèle de Caillois avait été discuté et expliqué, en dégageant pour chaque axe des jeux « paradigmes » : les échecs pour l’agôn, pile ou face pour l’aléa, la marchande pour la mimicry, le tourniquet pour le vertige, etc. Quelques jeux comme le football et Super Mario Bros (Nintendo, 1984) sont codés en commun. Les questions du codage reviennent ainsi, pour chaque groupe, à se positionner par rapport à ces jeux paradigmes. Comment évaluer, par exemple, la part du mérite individuel dans la victoire ou la défaite ? Est-elle plus ou moins importante par rapport aux jeux préalablement évalués ?
L’intérêt de la démarche est triple. Son premier intérêt est de tester la possibilité même d’un codage à la manière de Caillois, en dépit du caractère subjectif de la classification. Il est ainsi possible de mettre à l’épreuve la critique quant à l’impossibilité de classer au moyen de ces catégories, en mesurant le degré d’accord inter-codeurs obtenu.
Le deuxième intérêt de la démarche est de relire Caillois de manière opérationnalisée, en mettant le texte à l’épreuve de l’entreprise de codage de ses descripteurs. L’effort de codage implique, en effet, effort de lecture, d’interprétation, mais aussi de transformation du texte source. Plusieurs éléments nécessitent ainsi aménagement. Si l’axe agôn-aléa pourrait faire l’objet d’une notation unique, il est plus difficile de considérer comme un seul axe continu l’opposition mimicry-ilinx. Mérite individuel et chance forment un continuum plus aisé à se représenter que l’opposition entre identification à un moi alternatif (mimicry) et dissolution du moi (ilinx). De là, le choix de séparer chacun des termes en termes de codage, avec une notation pour chacune des six catégories. Un jeu comme Mario Kart (Nintendo, 1992) obtient par exemple des scores élevés sur la majorité des catégories ; ce qui pourrait pousser à calculer un « indice d’engagement ludique » par la somme de l’ensemble des notes. La part du mérite individuel – le jeu s’apprend, certains joueurs sont bien meilleurs que d’autres – n’est pas à négliger, mais elle est soumise à la multiplication des aléas, caractéristique de ce jeu, et dont la fameuse « carapace bleue » qui privera, même le meilleur joueur, de la victoire, est l’emblème. De même, la dimension d’ilinx constitutive d’un jeu de course, dont le principe est d’aller trop vite pour réaliser des acrobaties, sur le fil, se complique d’une part de mimicry, qui tient au choix du personnage adopté, lequel est un élément constamment mis en valeur par le jeu et qui renforce l’émulation entre joueurs.
De même, certains jeux font apparaître une diversité de codages possibles. Plusieurs cas sont possibles. Il peut exister diverses manières de jouer au même jeu : par exemple le cerf-volant considéré dans sa variante compétitive chez Caillois lui-même, qui diffère de la représentation majoritaire de l’activité chez les étudiants-codeurs. Un même jeu peut aussi en subsumer plusieurs, comme c’est le cas par exemple, en jeu vidéo, de titres comme World of Warcraft (Blizzard, 2004) ou GTA V (Rockstar, 2013). Le cas du football est exemplaire des ambiguïtés qu’admet le modèle de Caillois. Le football est alliance réglée d’âgon et de mimicry. Mais lorsqu’il décrit cette dernière dimension, Caillois la renvoie à l’identification des spectateurs aux joueurs. Agôn s’applique prioritairement aux joueurs, mimicry aux spectateurs. Si l’on peut admettre que le jeu ne saurait s’envisager qu’à partir d’un point de vue situé (play), il faut aussi admettre que ces points de vue sont multiples.
Les catégories de Caillois présentent cependant l’avantage de permettre de saisir cette hétérogénéité des points de vue ou des manières de jouer. Une solution pourrait consister à les distinguer explicitement sur le codage : « le football des spectateurs », « le football des joueurs du dimanche », « des joueurs professionnels », etc. Un même jeu pourrait, en outre, se voir représenté par une « surface ludique » plutôt qu’un point. Dans la perspective qui est la notre, de comparaison entre jeux et jeux vidéo, le codage par point, à partir d’une position centrale, obtenue par la moyenne des codages des groupes, offre cependant une représentation opérable et interprétable de l’espace des « impulsions ludiques ». Cette représentation permet, en effet, – troisième intérêt – de visualiser les espaces occupés par les jeux vidéo et les jeux traditionnels et de caractériser les innovations ludiques issues du calcul mécanique.
2.5 Produire et interpréter l’espace de Caillois
Le premier résultat porte sur l’accord inter-codeur. Données et code statistique sont disponibles en ligne : https://github.com/mtriclot/CailloisBox. En sélectionnant les 10 groupes de codeurs les plus actifs, avec 38 jeux en commun, la démarche produit un score remarquablement élevé, de 0,828, au Kappa de Fleiss, qui atteste de la possibilité de la convergence des groupes de codeurs. Ce score est obtenu, à partir des données agrégées (en soustrayant la note d’alea à la note d’agôn, d’ilinx à celle de mimicry, de paidia à celle ludus), de façon à reconstruire les axes de Caillois. Cette stratégie élimine ainsi une part de la variation des codages. En considérant les axes individuellement, l’accord se maintient à 0,785. Le résultat demeure cependant très favorable dans la mesure où le score du Kappa de Fleiss porte sur des variables non ordonnées.
Cependant, on pourrait s’interroger sur la signification de la démarche : porte-t-elle sur les catégories de Caillois en elles-mêmes, ou bien plus prosaïquement sur la capacité de l’enseignant à faire consensus ? Il est évident que les deux dimensions sont inextricablement mêlées dans la mesure. Reste qu’il est possible de coder, en obtenant un consensus robuste, à partir des catégories de Caillois. La dimension subjective du codage et l’appel à l’expérience de jeu n’interdisent pas la possibilité d’objectiver un espace ludique à la manière de Caillois.
La procédure fait cependant apparaître des différences dans la signification des axes (figure 1). Si les scores des axes Mimicry-Ilinx et Agôn-Alea font apparaître des distributions normales, la distribution des valeurs sur l’axe Ludus-Paidia est quant à elle uniforme, avec un pic sur le score maximal de Ludus. Intuitivement, il est plus facile d’affecter un score différent de mimicry et d’ilinx, d’agôn et d’alea, que de ludus et paidia, ces deux dernières dimensions se prêtant mieux à un codage unique qu’à une composition d’éléments contraires. Comme nous l’avions noté à propos de la difficulté à coder le football, la dimension de mimicry liée au spectaculaire de la représentation sportive a tendance à s’annuler dans le travail de codage avec la considération du vertige, faisant disparaître l’alliance agôn-mimicry postulée chez Cailois. La zone de la pratique sportive occupe, à l’issue des codages, un espace d’équilibre entre mimicry et ilinx.
La figure 2 nous livre les positions occupées par les jeux vidéo, en comparaison avec celles des jeux traditionnels. Chaque jeu se positionne sur les deux axes, ilinx-mimicry et agôn-alea. Les jeux traditionnels sont représentés par un cercle vide, les jeux vidéo par un cercle plein. La couleur de la figure représente la dimension ludus (bleu) et paidia (rouge).
Ce mode de classification fait ainsi apparaître deux résultats principaux. Les jeux vidéo se font leur apparition dans un premier espace qui correspond à l’alliance de la compétition, du vertige, et de la règle. Tetris (Pajitnov, 1984) apparaît ainsi dans la zone de la voltige et Space Invaders (Taito, 1978) dans celle de la boxe (ce qui n’est pas sans rappeler l’importance du martèlement dans cette forme de jeu). Cet espace correspond à l’expérience de l’arcade : une forme de jeu compétitive (high score), dont l’opposant n’est pas forcément un humain, mais la machine elle-même qui accélère le système de jeu jusqu’à précipiter le game over. Pour obtenir d’autres jeux dans le même cadran, il faut que la composante de mimicry ne vienne pas concurrencer l’ilinx, ce qui fonctionne pour des titres qui privilégie des représentations minimalistes ou abstraites. De ce point de vue, un titre comme Super Hexagon (Cavanagh, 2012) pourrait représenter la quintessence du jeu d’arcade, entre la compétition et la voltige, précipitée du côté ludus.
Cette expérience de l’arcade possède des affinités avec l’expérience du vertige mécanique du parc d’attraction. Elle s’offre comme un résidu industriel de l’extase de l’ilinx, dans les termes Caillois. Tout se passe ici, comme si les jeux vidéo prélevaient de l’expérience du sport la dimension du geste à la rupture, du vertige, de l’acrobatie. La machine de calcul soumet le joueur à l’objectivité de la mesure, en même temps qu’elle accélère le système de jeu jusqu’à des cadences inhumaines (Sudnow, 1983). Le calcul n’est pas utilisé ici pour produire ou reproduire une expérience du calcul et de la maîtrise, pour entraîner le joueur vers ce rapport à la vitesse, au mouvement et à l’extase que Jaucourt discernait déjà dans le comportement ludique.
La deuxième zone qu’occupent les jeux vidéo paraît plus massive sur nos codages. Elle constitue l’ouverture d’un espace original. Si l’alliance agôn-ludus-ilinx peut se rapprocher de pratiques sportives intensifiées, à la manière des « sports extrêmes », l’alliance de la mimicry et du ludus, de la simulation par les règles, ouvre une forme d’expérience nouvelle. Les seuls jeux à l’occuper préalablement relevaient chez Caillois du théâtre ou des jeux de construction. La puissance de calcul de l’ordinateur a démultiplié les possibles des jeux de construction, en produisant des formes de fiction nouvelles régulée par le calcul (Boyer, 2015). Il est intéressant de constater que la valse apparaît dans cette zone de combinaison de jeu réglé à dominante de faire semblant, ce qui évoque la dimension d’exécution d’une partition rythmique qui accompagne la découverte des univers de jeux vidéo.
L’alliance de la fiction et de la règle ouvre ainsi à d’autres manières de jouer le jeu de la fiction (Schaeffer, 1999 ; Lavocat, 2016). Mais derrière les atours de la fiction, règles et programmes affleurent, offrant à l’activité du joueur une nouvelle forme d’« estime des apparences », à la recherche des scripts d’action exigés par le programme. Le joueur n’est plus seulement celui qui pratique la « suspension volontaire d’incrédulité », mais celui qui adopte la position de l’ingénieur-système simondonien, qui s’assure de maintenir les opérations des agents machiniques dans un milieu favorable, sans les précipiter vers le bug ou l’échec (Triclot, 2011, p. 29).
Dans les deux cas, l’usage de l’ordinateur conduit à des formes ludiques qui renouvellent l’expérience de la transe (arcade) et du masque (simulation). Le calcul mécanique n’est pas tant utilisé comme prolongement du calcul ludique à l’ancienne que pour la production de formes d’expériences nouvelles, et qui reviennent selon les termes de la socio-histoire de Caillois à produire les formes les plus archaïques du jeu avec la machine de la rationalisation. Le calcul mécanique ne prolonge pas seulement le calcul ludique, mais il ouvre le jeu vers des dimensions nouvelles, qui semblent à l’opposé de la rationalité calculatoire (Triclot, 2016).
Cette modélisation de l’univers ludique à la manière de Caillois conduit à considérer une forme de sémantique vectorielle des jeux. Qu’advient-il de telle ou telle forme ludique si on lui applique un vecteur d’ilinx et de paidia ? A quelles conditions peut-on passer de la position de la maison de poupée au Sims (Electronic Arts, 2000) pour prendre des formes proches ?
Conclusion
Le jeu apparaît comme comme un domaine intéressant pour investiguer les métamorphoses du calcul, à travers l’avènement de l’informatique et du calcul mécanique. Le jeu se prête, en effet, à une multiplicité de pratiques calculatoires. Non seulement, le jeu était déjà affaire de calcul, bien avant le calcul mécanique, mais la nature même de ces calculs, dans les jeux de hasard et de stratégie, pouvait faire débat. L’informatique prolonge des éléments antérieurs de l’activité calculatoire des joueurs, mais elle ouvre aussi à des formes ludiques nouvelles. Celles-ci mobilisent l’instrument de calcul en dehors de la zone de l’activité rationnelle, pour transformer, de manière inattendue, la machine en dispensateur de transe et de fiction.
Un dernier aspect des jeux vidéo mériterait examen : la nature calculatoire de l’expérience vidéoludique ouvre la possibilité de nouveaux types de connaissances des pratiques culturelles, de par l’extension des possibilités de captation et la production de traces numériques de l’activité. Si la démarche présentée à partir de Caillois repose sur une forme d’évaluation par consensus de l’activité ludique, il est aussi possible de travailler directement à partir des données produites en machine. Ainsi, par exemple, la captation des mouvements des joueurs sur les contrôleurs lors d’une partie permet de renouveler le programme traditionnel des rythmanalyse, et d’accéder avec une granularité inédite aux données de l’activité. En ce sens, les jeux vidéo constituent une pratique culturelle qui offre un nouveau milieu pour les savoirs, notamment ceux qui se centrent sur l’activité, et pour des formes de phénoménologie assistée par ordinateur.