Plan
« Les opérations de requalification jouent un rôle clé dans la naissance du landscape urbanism, en montrant que les pratiques paysagères permettent concrètement de réarticuler et de redonner une cohérence à des territoires décousus, hétérogènes, souvent en déshérence ». Antoine Picon, in « Natures urbaines : une histoire technique et sociale 1600-2030 » 2024, p. 175.
1. Introduction
En abordant le thème du développement durable, il est important de considérer spécifiquement la question urbaine car actuellement les villes accueillent plus de 50% de la population mondiale et le processus d’urbanisation semble amené à se développer encore puisque la prospective annonce plus de 6 milliards d’urbains à l’horizon 2050 contre 3 milliards de ruraux (Chaouad et Verzeroli, 2018).
Cette concentration de population est bien entendue associée à une concentration de consommation, à une pression sur les ressources et à la dégradation de la qualité de vie en milieu urbain. L’accroissement continu des villes et des agglomérations entraine également une pression foncière qui est devenue encore plus importante avec l’objectif d’atteindre le Zéro Artificialisation Nette (ZAN) des sols en 2050, dans le cadre de la loi « Climat et Résilience ».
Associer la notion de durabilité à l’architecture et à l’urbanisme devient un défi important, car le processus de transformation de l’environnement naturel en espaces bâtis pour la constitution des villes passe nécessairement par un processus spontané de dissociation entre le naturel et l’artificiel. La durabilité urbaine doit donc proposer de nouvelles formes d’appropriation de l’espace, cohérentes avec les besoins urgents de la société contemporaine, et cohérentes également avec la synergie et l’équité entre les sphères sociale, environnementale, économique et de gouvernance (figure 1).
Figure 1. Evolution du concept de la durabilité à partir de l’insertion de la « gouvernance » intégré aux aspects social, économique et environnemental. Source : Adapté de Silva et Romero, 2015.
Les enjeux associés à la question des villes soutenables sont nombreux. Il est possible de les classer en deux échelles spatiales d’analyse (Darly, 2020). Les premiers enjeux (qui font l’objet de notre attention dans cette recherche) seraient des enjeux que l’on pourrait qualifier d’internes ou d’endogènes, si l’on considère la ville dans son environnement, comme un milieu de vie. En considérant la ville comme un environnement, les thématiques qui émergent sont celle du métabolisme urbain (l’ensemble des flux d’énergie et de matières qui sont nécessaires au fonctionnement des villes), la biodiversité urbaine et le besoin de préserver du vivant dans la ville. Les échelles et les proportions d’appropriation de l’espace public et privé, l’identité culturelle, sont également des attributs qui doivent être présents dans la ville du futur, car la ville durable doit être démocratique et participative.
Les seconds enjeux pourraient être qualifiés d’externes et de globaux si l’on considère la ville dans la biosphère. Ce sont des évènements extrêmes comme les inondations, canicules, tempêtes, etc., influencés par des facteurs externes et qui ont la tendance à s’aggraver avec le changement climatique. Par conséquent il est important pour les villes de mieux se préparer à ces événements.
L’urbanisme durable vise la diversité des usages et des fonctions qui se chevauchent dans un tissu dense et compact. Il est donc nécessaire de « recycler » les espaces urbains déjà construits. Dans cette perspective la requalification urbaine est un mode d’urbanisation consistant à modifier les qualités physiques d’un espace en lui attribuant une nouvelle vocation et en lui offrant de nouveaux usages. La requalification joue en rôle important dans ce scénario comme moyen de lutter contre des phénomènes comme l’étalement urbain et l’artificialisation des sols. En redéveloppant et en modernisant le tissu urbain des villes, il est possible de rétablir la qualité de vie et d’offrir de meilleures opportunités pour ses habitants, en mettant en œuvre une innovation qui permet une approche consciencieuse et raisonnée des ressources. Mais comment faire pour requalifier cet espace urbain de manière durable ?
L’agriculture urbaine n’est pas un sujet récent mais grâce à sa multifonctionnalité, elle connait un regain d’intérêt face aux défis de la ville durable. Concernant l’origine des projets d’agriculture urbaine (ci-après noté PAU), et comme condition essentielle à leur pérennité, ces projets apparaissent généralement dans les interstices de la ville et dans des espaces que des acteurs (collectivités, acteurs économiques, associations, citoyens etc.) décident de conserver, de protéger ou de réhabiliter au travers de pratiques environnementales, et qui peuvent en même temps favoriser de nouveaux liens sociaux. Ainsi l’agriculture urbaine est devenue depuis une dizaine d’années une des composantes de la « fabrique de la ville durable », répondant à la fois aux besoins des citadins comme la demande sociale de la nature en ville, de la sécurité alimentaire, de la relocalisation des produits agricoles, etc. (Cerema, 2019).
Au niveau politique, un certain nombre de villes françaises ont inscrit « l’agriculture urbaine » dans leurs projets et leurs stratégies politiques, telles que Strasbourg, Rennes, Nantes, Lyon ou Grenoble (Granchamp-Florentino, 2012). Dans ce cas, il est également important de comprendre comment les agglomérations intègrent les PAU dans les stratégies du territoire et quels sont les modes de gestions et d’organisation de ces projets, en lien au territoire urbain pris dans sa globalité.
Cet article prend comme référence des PAU situés dans les agglomérations de Rouen et du Havre, qui sont des villes fortement marquées par leur héritage industriel. Dans ce sens cette recherche cible les PAU localisés dans les milieux industriels, tels que les friches industrielles, les zones en reconversion et les projets d’agriculture urbaine situés à proximité des usines. L’objectif est de comprendre comment s’établissent les articulations entre la problématique de l’agriculture urbaine et celle de villes historiquement industrialisées, et au final d’analyser comment appréhender la contribution d’un projet (d’agriculture urbaine ou autre) à la soutenabilité de la ville.
2. Méthodologie de recherche
La démarche de recherche s’est faite en trois phases :
– La sélection des PAU à étudier. Identification et géolocalisation des différents types de PAU sur les deux territoires (Le Havre et Rouen), et sélection de quatre cas situés dans les territoires industriels, tels que les friches industrielles, les zones en reconversion et à proximité d’usines en activité.
– La collecte de données et la constitution d’un corpus de données quantitatives et qualitatives, avec entretiens basés sur un grille d’analyse comprenant des indicateurs sociaux, environnementaux et économiques (pour permettre la collecte et l’analyser les données) près des acteurs directement concernés par les projets : porteurs de projet, habitants, consommateurs, visiteurs, municipalité, experts, universitaires, partenaires et agriculteurs (sources : ADEME 2017 et AULAB 2022).
– Enfin l’analyse de données, à partir d’un logiciel d’analyse de données qualitatives NVivo, qui permet d’organiser les informations grâce à sa fonctionnalité de codage des entretiens. Le logiciel NVivo a ainsi facilité le codage et la classification des données selon les dimensions et les indicateurs d’analyse afin d’identifier les grands thèmes à aborder.
L’intérêt des cas de PAU pour aborder cette question de la qualification soutenable de territoires industriels, et plus largement pour cette question de transition vers des villes plus durables, est corroborée par plusieurs éléments (Madelrieux et al., 2018) :
– une configuration d’acteurs potentiels très large : producteurs, consommateurs, multi-usagers (récréatifs, éducatifs, expérimentations…)
– une utilisation renouvelée et étendue du foncier urbain et de ses usages
– un lieu de multiples innovations : agrotechnique, sociale et territoriale, organisationnelle…
– un lieu d’apprentissage de nouvelles formes de socialisation, et plus généralement de liens entre ville et nature.
Tableau 1. Flux et enjeux pour le développement durable des PAU
3. Résultats
3-1 Le diagnostic agricole et urbain du territoire et les trajectoires d’accès au foncier
Du fait de l’absence de massifs montagneux, d’une faible présence de forêts et d’une urbanisation modérée, la Normandie est la 1re région française pour sa part de surface agricole, avec 2,06 millions d’hectares. Près de 69% de l’espace normand est valorisé par l’agriculture. Cependant la pression foncière est singulièrement forte dans la région, en particulier autour des agglomérations et sur l’axe de la Seine. La Normandie se classe au 3e rang des régions dont le rythme d’artificialisation est le plus élevé. Les surfaces agricoles ont diminué de 20 880 ha entre 2008 et 2020, soit une baisse de 1 % en l’espace de 12 ans. Les terres qui quittent l’agriculture sont majoritairement dédiées à l’habitat (Chambre d’Agriculture 2024).
La recherche d’un équilibre entre le développement urbain et la protection des espaces agricoles et naturels représente un enjeu majeur pour la Seine-Maritime au cours des dernières décennies. La Seine-Maritime est considérée comme un département à forte densité (200 habitants/km² contre 118 en moyenne en France) avec 60% de la population localisée dans les grandes agglomérations de Rouen et du Havre (Chambre d’Agriculture, 2022). Selon les données de la Chambre de l’Agriculture de 2008, le développement des agglomérations comme Rouen et Le Havre et des pôles urbains secondaires s’est traduit par un phénomène de périurbanisation du département, dans lequel 80% de la population vit en zone urbaine. Plus récemment, malgré une faible évolution du nombre d’habitants (autour de 1,25 million), la concentration s’est essentiellement faite dans les couronnes des pôles urbains et les communes rurales péri-urbaines, qui voient leur population s’accroitre. Ces nouveaux habitants sont à la recherche de tranquillité, d’un cadre verdoyant et d’une meilleure qualité de vie (Chambre d’Agriculture, 2022).
Les territoires de la Métropole Rouen Normandie et Le Havre Seine Métropole sont caractérisés par l’importance de sa surface dédiée aux activités agricoles. La métropole de Rouen rassemble près que deux fois plus d’habitants que Le Havre Métropole, alors que ce dernier possède une surface agricole plus importante (Tableau 2).
Tableau 2. Tableau de relation entre nombres d’habitants et surfaces agricoles disponibles à Rouen Métropole Normandie et Au Havre Seine Métropole
Dans la métropole de Rouen on observe des attentes plus fortes en termes de renouvellement agricole en raison de la pression foncière et aussi de la très faible autonomie alimentaire, qui est de seulement 10,6% (Métropole Rouen Normandie, 2019). Dans ce contexte, nous pouvons citer par exemple le dispositif « Observatoire foncier agricole » qui a été a mis en place par la métropole de Rouen pour favoriser les systèmes agricoles (Métropole Rouen Normandie, 2021).
Dans le cadre leur stratégie agricole et alimentaire, les deux métropoles ont mis on place des projets pour soutenir une alimentation de proximité, mais avec des approches différentes. Dans le contexte de son Projet Alimentaire Territorial, la Métropole Rouen Normandie propose depuis 2021 des projets « Métropole Nourricière ». L’objectif est de développer de l’agriculture urbaine citoyenne et solidaire, contribuant ainsi à augmenter le taux d’autosuffisance alimentaire du territoire, à travers l’accompagnement financier des projets d’espaces nourriciers collectifs comme les jardins partagés, les vergers participatifs, etc. De plus Rouen a mis en place une charte de jardinage urbain pour mieux organiser les pratiques agricoles en ville, basée sur trois axes structurants du développement durable du territoire (environnement, société et économie). La Ville de Rouen est également engagée dans un programme majeur de rénovation urbaine pour la période 2020-2030, le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU), dont l’agriculture urbaine représente un des dispositifs d’accompagnement spécifiques.
Au Havre, le scénario est un peu différent, car il y a moins de pression foncière. On observe un certain effort de la part de la métropole pour développer une agriculture de proximité, comme avec le « Projet Alimentaire de Territoire », qui organise la mise en réseau des acteurs de la chaine alimentaire locale. On peut citer également le dispositif appelé « La Ceinture verte », qui a été mis en place pour promouvoir la création de fermes maraîchères dans le périurbain avec un accompagnement technico économique des agriculteurs. Mais, différemment de Rouen, les actions de la métropole autour des projets d’agriculture urbaine sont plus orientées vers l’aspect économique.
A partir des résultats des entretiens avec la Métropole du Havre, il semble que l’agriculture urbaine n’est pas une véritable nécessité, du fait que la métropole dispose de suffisamment de terres agricoles :
« On a la chance d’avoir un territoire qui est très agricole. Du coup, quand on pense au Havre, à l’agglomération, après on pense souvent au port. Finalement, on a encore plus de la moitié du territoire qui est plutôt utilisée et qui a une vocation agricole. Donc en fait, on a encore quand même un terrain de jeu assez important au niveau de l’agriculture traditionnelle, quoi » (Métropole du Havre).
Source : Demba et al, 2023.
3-2 Le contexte politique de la requalification des friches et les projets d’agriculture urbaine
Il existe depuis une dizaine d’années des initiatives importantes, tant au niveau des agglomérations qu’au niveau national, pour requalifier les friches, ce qui ouvre la voie à des projets de valorisations économiques et sociales, dont l’agriculture urbaine. Ci-dessous quelques exemples :
• Au niveau national, « Cartofriches » élaborée par le CEREMA, qui est un dispositif conçu pour recenser les friches, pour les qualifier et pour faciliter leur réutilisation (CEREMA, 2023).
• L’Appel à Projets pour la reconversion d’espaces d’activités ou industriels en friche, à destination des zones urbaines, dans le cadre du Programme Opérationnel FEDER FSE+ FTJ Normandie 2021-2027.
• L’Appel à Projets sur la stratégie de développement urbain intégré de la Métropole Rouen Normandie Action 3, Traitement intermédiaire des friches, dans le cadre du Programme Opérationnel /FEDER FSE 2014-2020 - Axe 4 : développement des espaces urbains durables.
A partir d’une analyse quantitative il est possible constater qu’il y a une relation différente entre le nombre de friches industrielles et les PAU dans les deux métropoles, possiblement en fonction de leur histoire d’industrialisation, de leur diagnostic de l’agriculture et de l’ensemble des politiques menées. A partir de la base de données « Cartofriches », on observe que Rouen Métropole a presque quatre fois plus de friches que Le Havre (Tableau 3 et figure 2).
Tableau 3. Nombres de friches industrielles et de PAU dans les deux métropoles étudiées
Le diagnostic de l’agriculture et les trajectoires d’accès au foncier se distinguent dans les deux métropoles, ce qui explique sans doute la disparité des PAU entre les deux territoires. Concernant le nombre de projets d’agriculture urbaine, il a été identifié presque deux fois plus de projets dans la métropole de Rouen (45) qu’au Havre (23). Il est important de souligner que le nombre de PAU identifié dans les territoires industriels (passés ou présents) à proprement dit était très limité par rapport au nombre total de cas trouvés dans les métropoles. Dans la métropole de Rouen sont identifiés cinq PAU dans les milieux industriels et au Havre le total est de quatre PAU.
Figure 2. Carte de localisation de projet d’agriculture urbaine dans les métropoles étudiées
3-3 Caractérisation des PAU étudiés
Localisation et contexte géohistorique
Les deux métropoles détiennent une histoire qui remonte à la première Révolution Industrielle en Haute-Normandie, sur l’axe Seine (1800-1870). L’urbanisation de la région est liée aux différentes phases de la Révolution Industrielle. La première Révolution Industrielle en Haute-Normandie est essentiellement textile et se situe principalement sur l’axe de la vallée de Seine : Le Havre importe le coton, Rouen est centre de négoce, et les filatures s’établissent essentiellement dans les vallées, utilisant la force motrice des rivières jusque vers 1860 (vallées du Cailly, de l’Aubette, du Robec et de l’Andelle) (Cremnitzer, 1980).
Les projets étudiés sont situés dans des zones historiquement industrielles. Les deux sites étudiés à Rouen « Jardin de Repainville » et « Jardin du Prince de l’astéroïde » sont localisés dans les vallées textiles de l’Aubette et du Robec, respectivement (Figures 3 et 4).
Le jardin de Repainville se situe dans le site naturel de Repainville, dans la Vallée des Deux Rivières à l’Est de Rouen. Sur le site existait déjà une casse automobile, une station essence, un lavage de voiture et un espace de jardins ouvriers sur dix hectares de superficie.
Le Jardin du Prince de l’astéroïde est situé à Rouen, aux Petites Eaux de Robec. Le site a un fort passé industriel permettant le développement commercial de Rouen qui remonte à l’époque médiévale avec des moulins et des teinturiers. On dispose d’images datant des années 1700 comme la teinturerie AUVRAY, témoin de l’industrie textile de l’agglomération rouennaise et construite entre 1784 et 1787 à Robec.
Au Havre, le projet « Jardin partagé 76 » se localise à Gonfreville-l’Orcher, une ville industrielle qui a pris son essor au 19e siècle. De nombreuses usines telles que la fonderie Bassot et les usines Schneider (aujourd’hui Safran) furent implantées. Après la Seconde Guerre mondiale, l’installation du camp américain Philip Morris a permis le développement de Gonfreville l’Orcher avec la création de cités provisoires pour les familles sinistrées de la région havraise.
Le projet « Symbiose » est une ferme d’aquaponie implantée sur une friche industrielle, un ancien hangar de stockage situé sur les quais de Seine dans le quartier de l’Eure au Havre. Suite à l’industrialisation et à la désindustrialisation, le quartier a connu des changements importants. Au début du 20e siècle, le dock, appelé aujourd’hui Hangar Zéro, a été construit au bord d’un bassin fluvial et a été utilisé pour différentes activités commerciales, notamment pour le café, le cacao, et le bois, avant d’être finalement abandonné. Une vaste opération de réaménagement et de requalification est initiée grâce à son acquisition par la ville du Havre (Demba et al, 2023).
A partir de l’interprétation des cartes, les sites sont actuellement localisés dans les zones urbaines denses et sur des fonciers publics (Figure 3).
Figure 3. Localisation des PAU dans la Métropole de Rouen
Figure 4. Localisation des PAU étudiés à Rouen et au Havre
Informations générales sur les PAU étudiés : typologie, insertion, objectifs et techniques utilisées
Les quatre projets sélectionnés dans le cadre de cette recherche ont été identifiés comme porteurs d’enjeux et en phase avec une démarche de ville plus soutenable. Ils peuvent être subdivisés en deux types : 3 cas étudiés s’intègrent dans la catégorie dite « AU non-professionnelle : collective » et 1 cas « AU professionnelle : sociale et solidaire » (Figure 5).
Figure 5. Caractéristiques des PAU étudiés
Jardin de Repainville
Dans le cadre de sa politique de préservation et de mise en valeur, la ville de Rouen a donné en location un espace de 2 hectares à l’association « Le Champs des Possibles » pour la création d’une ferme maraîchère. Mise en place en 2015, cette ferme maraîchère sur le site de Repainville a pour vocation de sensibiliser et de guider les habitants de l’agglomération rouennaise pour une expérience de transition écologique et alimentaire. L’objectif de ce projet est de « donner accès à tous au mieux manger par l’éducation ». Le projet du jardin de Repainville met en avant l’aspect pédagogique pour participer aux enjeux de transition alimentaire. Pour ce faire des activités sont planifiées : il s’agit des chantiers qui sont organisés les jeudis matin avec les bénévoles. En outre, les chantiers sont une occasion d’apprendre aux participants comment semer des graines et comment entretenir les plantes. Au jardin, des ateliers pédagogiques sont également organisés autour de différentes thématiques écologiques. De même, l’association vend des prestations, réalise des animations « de la terre à l’assiette », des ateliers grand public (payants) et des journées portes ouvertes.
Le Jardin du prince de l’astéroïde
Les acteurs initiateurs du projet « Le jardin du prince de l’astéroïde » l’ont nommé ainsi parce qu’il se situe entre le stade Saint-Exupéry et le centre d’accueil du Petit Prince, faisant référence au livre Le petit prince de Saint Exupéry. Il a été créé en 2015 par l’association de gestion de l’astéroïde. Le jardin du prince dispose de trois parties : une partie maraîchage, une prairie et une partie humide pour la gestion de la biodiversité. Leur objectif est de « créer du lien social entre les habitants du quartier et préserver l’espace naturel ». L’association a un bureau composé d’un président, d’un trésorier, d’un secrétaire et des adhérents. L’association organise des chantiers participatifs et des repas communs pour favoriser l’échange entre les acteurs du projet.
Le Jardin Habitat 76
Au Havre, l’objectif du projet « Jardin habitat 76 » à Gonfreville l’Orcher est de « favoriser la biodiversité ». Le personnel de l’Office Public et les habitants se sont réunis pour rendre possible le projet, qui a été mis en place en 2021. Avec la collaboration de l’association « On va semer », des activités sont organisées pour les locataires de la résidence pour qu’ils apprennent à jardiner.
La ferme d’aquaponie « Symbiose »
La ferme aquaponie s’insère dans un projet de tiers lieux « le Hangar Zéro ». Ce dernier est né d’une réponse à un appel à projet en mars 2016 : « Réinventer la Seine ». Cet appel à projet a été lancé par les autorités publiques des régions de Paris, de Rouen et du Havre avec l’objectif d’« inventer de nouvelles façons de vivre sur et au bord de la Seine sur l’axe Paris-Rouen-Le Havre ». Le projet, initié par des acteurs locaux, s’inscrit dans une approche globale et systémique pour apporter des solutions à la crise écologique. Dans l’objectif de participer à la gestion de la crise écologique, un jeune havrais a collaboré avec l’association Hangar Zéro pour mettre en place une ferme d’aquaponie sur le site. Un espace lui a été loué pour son activité d’agriculture urbaine. Mais il est important de noter que la ferme d’aquaponie est un projet individuel géré par le jeune entrepreneur. Il a été aidé et accompagné par Hangar Zéro, des partenaires techniques et commerciaux, des stagiaires et des bénévoles.
3-4 Modes d’organisation des projets et gouvernance
Les projets dits non-professionnels sont pilotés (Jardin de Repainville) ou en collaboration avec des associations (Jardin du Prince de l’astéroïde et Jardin partagé Habitat 76). Concernant les modes de gestion, les projets ont en général des bureaux administratifs bien structurés, notamment le Jardin de Repainville, puisque cette forme de gouvernance est nécessaire pour répondre aux conditions d’accès au financements (tableau 4).
En effet l’association des Champs des possibles répond souvent à des appels de projets pour mettre en place des activités. « La Métropole Nourricière » est un exemple de programme dont l’association a bénéficié d’une subvention. Les décisions à prendre émanent du bureau mais cela n’exclut pas la prise en compte des avis et des suggestions des bénévoles et des stagiaires. L’association est l’acteur principal du projet du jardin de Repainville. Son atout est principalement lié à la forte coopération avec les acteurs politiques : la métropole de Rouen et la ville de Rouen.
La Ferme d’Aquaponie qui est gérée par une entreprise dépend également de l’aide financière publique dont les subventions jouent un rôle clé face aux difficultés financières auxquelles est confronté le jeune entrepreneur. Ce projet a l’avantage de s’insérer dans un projet de tiers lieu qui incite les populations à adopter un nouveau mode de vie. Dans un cadre innovant et amusant, le Hangar Zéro attire l’attention de la population havraise qui se mobilise pour participer aux chantiers participatifs. Ce sont par ces chantiers que les habitants découvrent le projet « Hangar Zéro » et la Ferme d’Aquaponie, ce qui favorise ainsi la participation voire l’acceptabilité sociale du projet. Bien que le porteur du projet soit le seul responsable et exploitant de la ferme, des bénévoles et des stagiaires l’aident dans la mise en place de ses activités. Tout ceci témoigne d’une participation active des différents acteurs.
Tableau 4. Résumé des modes d’organisation et de gouvernance des PAU
Dans les PAU où l’atteinte d’un objectif financier n’est pas visée, les dépenses et investissements sont moindre, ce qui fait que nous n’avons pas noté un manque de subventions de la part des acteurs politiques. C’est également le cas du Jardin du Prince à Rouen et du jardin partagé d’Habitat 76 au Havre. En effet, au niveau de ces deux projets, la recherche de moyens de subventions n’est pas capitale parce que le jardinage ne se fait que pour une autoconsommation. Les acteurs de ces projets ne font aucune activité économique, ce qui favorise leur autonomie financière.
Néanmoins des besoins de matériels existent et nécessitent une collaboration entre le porteur de projet et l’acteur politique (la ville). Cette dernière fournit des subventions et des matériels pour le fonctionnement. Au niveau de la région Normandie, il existe des dispositifs d’aides pour les porteurs de PAU. Toutefois ces dispositifs sont très sélectifs et concernent principalement les agriculteurs professionnels, ce qui fait écho à la dichotomie entre le PAU professionnel et amateur en agriculture urbaine (Nahmias & Yvon, 2012). Nous retrouvons ce problème de légitimation des acteurs de l’agriculture urbaine par les acteurs politiques.
Pour bénéficier de subventions, la métropole du Havre exige un changement de pratiques agricoles. L’adoption de pratiques agricoles durables est nécessaire pour les agriculteurs qui veulent en bénéficier :
« Après en tant que tel, on n’a pas de dispositif financier sur l’agriculture urbaine. Aujourd’hui, on a deux dispositifs financiers directs aux agriculteurs qui s’appellent le fonds d’initiatives agricoles locales et le fil de l’aide directe aux agriculteurs. Mais ça s’adresse aux agriculteurs qui sont pour le soutien à l’élevage globalement, c’est effectivement pour aider les agriculteurs qui veulent changer un peu de pratique, qui veulent sortir de l’agriculture conventionnelle et essayer de s’orienter vers des pratiques plus vertueuses. On essaie de promouvoir un changement de pratiques via du soutien financier » (Métropole du Havre) ».
Source : Demba et al 2023
4. Atouts et freins à la requalification territoriale par l’agriculture urbaine
L’objectif de cette analyse est de présenter un descriptif des points positifs et des faiblesses de la requalification par l’agriculture urbaine, selon les enjeux économiques, socio-humains, environnementaux ainsi que les modes d’organisation des projets et gouvernance. La figure 6 montre la distribution de l’ensemble des indicateurs par PAU.
Figure 6. Graphique de la distribution des indicateurs économiques, socio-humains et environnementaux concernant les PAU
Enjeux socio-humains
Concernant les enjeux humains et sociaux, des effets bénéfiques importants et majeurs sont observés notamment de part des PAU non professionnels (Figure 6). Les effets bénéfiques cités parmi les acteurs participants des projets sont spécifiés ci-dessous :
• Fonctions d’amélioration de la sécurité alimentaire et de bénéfices pour la santé mentale et physique
Différemment de la ferme d’Aquaponie, les PAU non professionnels, à partir de la pratique du jardinage, présentent des capacités majeures de productions d’une variété d’aliments et la possibilité d’autoproduction alimentaire des participants. Ces projets n’assurent pas complètement la sécurité alimentaire mais elle peut y contribuer, ainsi qu’à la santé mentale et physique des acteurs. Le fait de se nourrir, de s’instruire, d’avoir des activités de loisir et de socialisation permet aux jardiniers de créer les conditions de reconnexion avec la nature et d’avoir un meilleur niveau de bien-être. Par contre un travail sur les indicateurs du bien-être serait très utile pour mieux identifier ces effets.
• Fonction d’éducation et de formation
En général tous les projets offrent divers aspects éducatifs à la société autour de la question du bien se nourrir et de la sensibilisation environnementale. Cependant le rôle pédagogique est plus marquant dans les PAU non professionnels. Le projet Jardin du Repainville offre des programmes de sensibilisation et de formation ouvert aux habitants pour leur apprendre à mieux se nourrir. Les associations organisent des chantiers participatifs et des repas communs pour favoriser l’échange entre les acteurs du projet. L’ensemble de ces activités jouent un rôle dans la transmission des connaissances sur la nutrition et le partage de compétences culinaires afin de pousser les participants « à mieux manger » et « à manger autrement ».
• Fonction urbaine et d’amélioration du cadre de vie
Les quatre projets ont en commun la création d’une identité autour d’une alimentation saine à travers l’agriculture, favorisant l’attractivité et le rayonnement du quartier. Les trois projets de jardins collectifs ont comme fonction urbaine de végétalisation du quartier. En créant des espaces verts, ces projets concourent à embellir la ville.
L’appropriation des espaces publics, y compris des espaces non-utilisés comme les friches industrielles, requalifie et valorise les territoires industriels en milieu urbain. Ces exemples ont monté que ces PAU sont en général capables d’améliorer le paysage urbain et la qualité de vie des citadin(ne)s.
• Fonction de cohésion sociale et d’émergence d’une communauté résiliente (ancrage social)
Les PAU non professionnels sont marqués par une forte vocation sociale dès lors qu’ils sont capables de développer des liens sociaux, de promouvoir l’inclusion sociale (âge, sexe, classe sociale) et une forme de gouvernance démocratique. Les PAU collectifs permettent de découvrir le système associatif et politique et entraine une prise en compte des enjeux sociétaux plus larges.
Cependant les PAU non professionnels rencontrent souvent des problèmes relationnels, comme par exemple le manque de communication interne et de collaboration, ainsi que des risques de conflits d’usage. Ces problèmes sont notamment identifiés dans le projet Jardin du Repainville, malgré sa structure organisationnelle bien développée. Il semble que ces difficultés soient générées par l’absence de règles et de consignes claires au sein de l’association.
Enjeux économiques
Bien que les PAU n’aient pas un objectif purement économique, leur développement a un impact non négligeable sur le plan économique urbain. A la différence de l’agriculture professionnelle, les acteurs de l’agriculture non-professionnelle ont mentionné comme avantage la réduction des dépenses d’achats alimentaires dans les marchés.
Les indicateurs de création d’emploi, comme la création de nouvelles activités et d’emploi d’insertion ou de reconversion, ne représentent pas les points forts des PAU étudiés. Ces indicateurs ont été identifiés uniquement dans les projets « Jardin de Repainville » et la « Ferme d’aquaponie », puisqu’ils présentent un mode d’organisation plus structuré et bénéficient d’une aide financière de l’Etat (subvention).
L’économie circulaire a été soulignée comme étant un point commun pour les quatre cas d’étude, notamment en fonction de leurs pratiques vertueuses en lien à l’environnement, avec la gestion des matières organiques et non organiques, la gestion de l’eau, la pratique du compostage etc.
Les freins économiques des projets sont liés au mode d’organisation des projets. Il a notamment été observé la dépendance à la collectivité pour les projets qui sont subventionnés, comme le Jardin de Repainville et la Ferme d’Aquaponie. La charge de travail de la collectivité a été mentionnée par les acteurs politiques des deux métropoles, en fonction de la demande croissante en PAU.
Enjeux environnementaux
Dans la globalité des sites étudiés, ces PAU apportent des bénéfices environnementaux grâce à des pratiques vertueuses, même si l’impact est très local :
o Gestion de l’eau
o Gestion des matières organiques et non organiques
o Qualité des sols (pratiques qui permettent de protéger et d’améliorer les sols)
o Réhabilitation de vie dans les sols (fonction biologique)
En revanche, ce sont des effets souvent difficiles à évaluer, principalement si l’on ne connait pas le diagnostic de la qualité et les caractéristiques des sols avant à l’implantation des projets.
Concernant les freins identifiés, bien que les deux métropoles rencontrent des difficultés liées à la contamination du sol pour ces projets agricoles, les approches diffèrent. Au Havre la pollution du sol est une vraie contrainte pour la « Ferme d’Aquaponie », et les acteurs ont essayé de trouver des solutions alternatives en hors sol pour contourner la problématique de contamination. Dans les cas de Rouen, les porteurs des projets ont eu certaines précautions et ont effectués au préalable des analyses spécifiques pour évaluer le niveau de contaminants des sols.
5. Les projets d’agriculture urbaine : contributions à la requalification territoriale soutenable
La qualification territoriale soutenable suppose la prise en compte simultanée de deux dimensions : les indicateurs de la soutenabilité appréhendés par trois piliers et la gouvernance des projets en lien aux acteurs territoriaux du milieu urbain.
5-1 Les trois piliers de la soutenabilité au prisme des PAU
Tous les projets étudiés montrent qu’il y a une forte contribution à une vision plus soutenable des territoires. Globalement les projets sont bien alignés avec les objectifs de leurs typologies (PAU professionnels ESS et non professionnels collectifs), qui présentent des enjeux différents. La Figure 7 montre l’ensemble des grands objectifs de l’agriculture urbaine identifiés comme dispositifs potentiels de requalification urbaine.
A travers l’analyse des indicateurs (cf. Annexe), les points en commun entre ces deux types de projets sont :
– la possibilité de créer des emplois (économie) ;
– l’économie circulaire à travers la gestion des matières organiques/inorganiques (économie & environnement) ;
– la sensibilisation sociale avec des actions diverses d’éducation à l’environnement et à l’alimentation durable et plus saine (aspects socio-humains).
Pour les fonctions urbaines et d’amélioration du cadre de vie, on peut également mentionner la capacité de ces projets à requalifier des espaces publics non ou sous utilisés, en leur donnant une nouvelle identité autour d’une alimentation saine grâce aux pratiques agroécologiques.
Figure 7. Les grands objectifs identifiés comme potentiels dispositifs de requalification urbaine par l’agriculture urbaine. Source : Auteurs
Du point de vue économique, la création d’emplois ne représente pas un point fort ou même une priorité pour les projets analysés. Les projets de « La Ferme d’Aquaponie » et du « Jardin de Repainville » qui emploient des travailleurs dépendent de l’aide financière de l’État.
La contribution économique sans doute la plus importante à considérer est la réduction de dépenses d’achats alimentaires parmi les utilisateurs des jardins des PAU non professionnels, puisque ces activités peuvent contribuer à l’amélioration de la sécurité alimentaire à l’échelle des ménages et des quartiers. Cette constatation est corroborée par la littérature (Darly, 2020), avec une grande partie de la production de fruits et légumes en ville, qui ne correspond pas à des activités professionnelles mais à des PAU non-professionnels, collectifs et individuels.
« Cette catégorie d’AU joue en rôle sur la réduction des inégalités d’accès à l’alimentation. Mais il était constaté aussi qu’elle est fortement diminuée par rapport aux années 60 et que jusqu’à une période récente elle a plus reculé dans les zones urbaines que dans le reste du pays. Cette constatation n’a pas suscité des réactions particulières car nous avons une tendance à considérer que ces agriculteurs non-professionnels ne contribuent pas vraiment à la croissance économique, et sa disparition, notamment sur l’effet de la pression foncière, n’a pas d’impact sur le développement économique en général » (Figure 11) (Darly, 2020).
Figure 8. Ménages cultivant un potager en 1965 et 2018. Source : adapté de Darly, 2020
Malgré cette tendance à la disparition de la catégorie d’agriculture urbaine non professionnelle constaté entre 1965 et 2018, l’agriculture urbaine, en général, est actuellement considérée en tant que dispositif face à la crise alimentaire et au changement climatique dans plusieurs agglomérations. Les conditions pour bénéficier des subventions par les deux métropoles est notamment l’adoption de pratiques agricoles durables. Les quatre PAU étudiés essayent de limiter leur empreinte à travers des pratiques vertueuses en lien aux démarches d’économie circulaire, même s’ils ne reçoivent pas de subventions de l’État.
Compte tenu d’une plus forte pression foncière et d’une crise alimentaire plus accentuée qu’au Havre, la Métropole de Rouen propose davantage de possibilités pour développer l’agriculture urbaine, basées sur les trois axes structurants du développement durable. Ainsi il est possible de constater que le « Jardin de Repainville » situé à Rouen est celui que présente le plus d’indicateurs durables (Annexe).
Le nombre de cas de PAU identifiés dans les territoires industriels, qui ont fait l’objet de notre analyse, est limité, probablement en raison du risque plus élevé de contamination alimentaire pour la population. On peut considérer que le projet agricole peut être avantageux dans les milieux industriels à condition qu’il ne présente évidemment pas de risque de contamination. L’agriculture hors sol est souvent considérée comme une alternative (exemple de la Ferme d’Aquaponie), mais ne résoudra pas la problématique de la qualité des sols en milieu urbain. Dans ce cas d’autres pratiques durables peuvent être envisagées, visant à décontaminer les sols, puisqu’il s’agit d’une demande forte dans ces territoires.
L’aspect éducatif proposé globalement pour ces projets peut être considéré comme un facteur important d’ancrage territorial. Il favorise l’attractivité sociale de ces activités et la création d’une identité autour d’une alimentation saine au travers l’agriculture. La création d’espaces verts peut jouer un rôle important dans l’acceptabilité de ces projets, compte tenu de l’impact positif dans le paysage urbain. Le rapport entre l’homme et la nature, souvent observé dans les PAU non professionnels, semble jouer un rôle très important également dans le développement des facteurs socio-humains, comme la création de liens sociaux, d’inclusion sociale et de gouvernance démocratique.
Dans une optique du développement soutenable, ces projets impliquent la modification des modes de production et de consommation, en introduisant des actions pour que la croissance économique ne se fasse pas au détriment de l’environnemental et du social. Au-delà des personnes employées, les citoyens sont souvent fortement impliqués, que ce soit pour le financement (coopérative, financement participatif), pour le fonctionnement (bénévolat) et bien sûr pour la consommation. L’appropriation de ces espaces vient de la volonté collective d’un groupe d’individus motivés pour se nourrir et pour être en meilleure santé grâce à leur alimentation, mais aussi pour trouver une nouvelle façon d’être en ville, avec de meilleures conditions de travail et de vie, en contraste avec les contraintes liées au mode de vie urbain traditionnel.
5-2 Vers une gouvernance territoriale intégrée des projets d’agriculture urbaine
De nombreux auteurs ont mis en évidence les fortes potentialités ouvertes par les PAU pour la transition soutenable des villes, mais ils en soulignent également les limites. Un des aspects essentiels de la contribution des projets d’agriculture urbaine à la transition soutenable des villes reposent sur les questions de gouvernance. Ainsi, Prové et al. (2019) soulignent que l’efficacité des projets d’agriculture urbaine est fortement dépendante de la prise en compte du contexte local et de ses spécificités. Les pratiques d’AU, les parties prenantes impliquées et leurs objectifs doivent trouver écho au niveau de la ville dans son ensemble pour avoir un impact positif et significatif.
Ainsi, pour Prové et al. (2019), une politique intégrée doit « stimuler la formation de réseaux d’agriculture urbaine larges et socialement inclusifs ». Il est nécessaire pour cela de « mettre l’accent simultanément sur l’adoption d’une approche multiscalaire des systèmes alimentaires locaux et sur la justice procédurale comme principe de gouvernance fondamental afin d’intégrer les multiples revendications de durabilité formulées dans l’agriculture urbaine » (Prové et al. 2019 : 180). Cette notion de justice procédurale renvoie à la diversité intrinsèque des modes de constitution et d’organisation des PAU, garantissant un accès à toutes les parties prenantes aux processus de décision et de gouvernance.
On retrouve cette même préoccupation chez Piso et al. (2019). Les parties prenantes diffèrent par les valeurs qu’elles incarnent : développement de la communauté, importance des questions de santé et de bien-être, compléments de revenus, développement d’emplois locaux etc. Les modes de gouvernance des PAU doivent ainsi ancrer leur légitimité dans la façon dont les diverses parties prenantes donnent de la valeur à leur actions (Piso et al., 2019). A l’alignement entre les visions à différents niveaux d’échelle des processus de décisions doit s’ajouter un alignement entre valeurs locales et visions des politiques publiques, à l’échelle de la ville et de l’ensemble de la communauté urbaine.
Cette question de l’alignement propre aux modes de gouvernance des PAU apparait comme centrale pour la requalification soutenable des territoires urbains : alignement à différents niveaux d’échelle des chaines de décision ; alignement des objectifs et des valeurs des parties prenantes impliquées. A l’inverse un non-alignement de ces modes de gouvernance réduirait considérablement les potentialités des PAU à la transformation durable des territoires urbains.
Dans le cas des quatre PAU étudiés dans cet article, nous avons identifié une nette dichotomie entre projets professionnels, privilégiant une entrée commerciale, et projets non professionnels. Le point essentiel à prendre en compte est donc cette diversité organisationnelle, qui ne se limite pourtant pas à une dichotomie simple entre ces deux catégories. Seule une cartographie sociale et socioéconomique des acteurs ancrés territorialement peut permettre une caractérisation précise de la nature organisationnelle des formes d’agriculture urbaine. Ainsi une phase de diagnostic territorial (Tanguay et al., 2018) s’appuyant sur une identification des acteurs, des réseaux à différents niveaux d’échelles territoriales, et de leurs interactions (Frimpong Boamah, 2024) est nécessaire pour s’extraire d’une vision au cas par cas et centrée uniquement sur le contexte local, au détriment d’une perspective territoriale.
Au final on peut avancer le constat que les PAU ne seront efficaces d’un point de vue de la requalification territoriale soutenable que si un certain nombre de conditions sont remplies :
– ces projets s’intègrent dans une vision d’une gouvernance territoriale soutenable appréhendée dans le territoire urbain dans son ensemble,
– ils prennent en compte la diversité organisationnelle des modes de gouvernance des PAU, et notamment la diversité des parties prenantes, de leurs objectifs, de leurs valeurs, de leurs trajectoires,
– ils combinent les dimensions de projets locaux et d’insertion avec une planification urbaine à l’échelle de la ville et/ou de la métropole.
Les limites et les écueils sont nombreux car les trajectoires des acteurs sont multiples, leurs objectifs peuvent être en synergies, complémentaires, mais parfois aussi en contradiction. Seule une vision intégrée dans une optique de justice procédurale pourra permettre d’en surmonter les difficultés.
6. Conclusion
Les projets d’agriculture urbaine sont abordés dans cet article du point de vue de leurs potentialités de requalification soutenable des territoires industriels. La multifonctionnalité des projets d’agriculture urbaine apparait clairement dans les cas étudiés dans cet article, et de ce point de vue ces projets peuvent constituer un trait d’union entre les activités industrielles en milieu urbain et la ville, et orienter ces territoires vers davantage de soutenabilité. Aussi compte tenu de cette multifonctionnalité la tentation est grande d’assigner d’emblée aux PAU plusieurs objectifs en lien à la soutenabilité du milieu urbain.
Néanmoins dans cette perspective il apparait aussi que les territoires industriels limitent les activités sur sols et sont souvent contraints lorsque l’on prend en compte la question par exemple de leur contamination potentielle. Dans le cas de ces situations, d’autres projets, d’autres activités pourraient être plus indiqués que l’agriculture urbaine. De même le problème de la disponibilité foncière est généralement bien présent et la concurrence avec d’autres usages (pression immobilière notamment) est souvent forte. Enfin les questions de possibilités agronomiques et agrotechniques, de compétences des parties prenantes, voire d’acceptation et d’appropriation par l’environnement urbain, peuvent également être des facteurs limitatifs.
L’approche de la requalification des territoires par les PAU, au-delà de ces contraintes, a montré que la thématique de la soutenabilité met en évidence la multiplicité des moyens existants. Il est donc indispensable d’évaluer les PAU en prenant en compte leurs impacts positifs dans une démarche multicritères sur les trois piliers de la soutenabilité que sont les dimensions économiques, sociales et environnementales.
Par ailleurs il est souligné l’importance d’une analyse territoriale intégrée à l’échelle des agglomérations urbaines et de l’aménagement urbain. Cette analyse territoriale permet notamment de prendre en considération les dimensions stratégiques en lien aux attentes sociétales : avis des citoyens, besoin d’insertion des populations, nécessité de maintenir les emplois industriels, potentiels de reconversion industrielle etc.
Les perspectives de recherche sur ce thème reposent essentiellement sur une meilleure appréhension de la complexité du territoire vu dans cette approche de transition soutenable. Si le territoire ne peut définitivement plus être abordé comme simple déclinaison et recomposition, à une échelle élargie, de questionnements locaux (Theys, 2002), le dépassement d’une vision simple de gestion des ressources communes soulève d’importantes difficultés méthodologiques. Quelques pistes peuvent être suggérées, comme par exemple le recours à des mesures quantitatives et cartographiques basées sur les SIG des indicateurs de durabilité et leur modélisation, et les approches intégrées territorialement de cartographies sociales (Andersson et al., 2014 ; Andersson, 2021 ; Frimpong Boamah, 2024). Cette perspective pourrait notamment permettre de s’affranchir d’une vision strictement centrée sur les projets (d’agriculture urbaine ou autres) pour développer une méthodologie étudiant les infrastructures vertes au travers de leurs multiples fonctions et s’insérant dans une continuité territoriale ville-nature.
Remerciements
Les auteurs remercient le soutien financier de la Chaire UsinoVerT-Usines & Territoires, développée en partenariat entre l’institut polytechnique UniLaSalle et Lubrizol, Rouen, France, ainsi que l’ensemble des personnes interrogées et sollicitées.