Plan
Introduction
Dans l’article précédent (Dubois, 2020), nous avons montré que la bipédie originelle, à l’origine du processus d’hominisation, peut être conçue comme une posture technique, c’est-à-dire un savoir-faire issu d’un apprentissage et transmis de génération en génération, avec sa contrepartie, la métastabilité de la verticalisation – métastabilité, selon Simondon, par emprunt à la physique (Debaise, 2004).
La posture métastable verticale n’est pas un acquis définitif, tant qu’elle n’est pas une conséquence immédiate de l’anatomie et qu’un système de rétro-contrôle « automatique » n’est pas installé ; même chez les humains actuels, un apprentissage reste nécessaire, ce qui conforte l’hypothèse. Les espèces de primates bipèdes anciens n’ont pas la régulation de l’oreille interne (Skoyles, 2006) et nombreuses parmi elles ne sont pas des ancêtres putatifs directs des humains actuels (Strait et al., 1997). Selon l’hypothèse défendue précédemment, ce n’est pas la verticalisation en tant que telle, mais sa construction sociotechnique, qui la conduit à être une mise sous tension apprise et maintenue comme telle par imitation et stimulation. Une nouvelle technique est toujours modificatrice des conditions d’existence. Dans ce sens elle est créatrice de processus sélectifs pour un groupe qui se construit un milieu plus propice à partir d’un environnement donné grâce à la maîtrise de l’usage de cette technique. Il s’agit bien d’une sélection multi-niveau qui favorise toute amélioration de l’usage technique, mais aussi toute exploration technique.
L’analyse précédente a aussi montré la nécessité de penser la technique dans un collectif. L’aspect ludique et agonal (Huizinga, 1938 ; Caillois, 1967, 1992) peut être conçu comme un préliminaire dans ce qui établit la relation entre humain et technique et celle qui, médiée par la technique, opère entre humains, durant un jeu. Les descriptions des bonobos et des chimpanzés montrent leur intérêt pour les jeux (Schroepfer-Walker et al., 2015). Simondon (2013, p 28-29) a répété, en référence explicite à la physique quantique, que son approche du processus d’individuation permettait de considérer toute véritable relation comme ayant rang d’être. La relation n’apparaît pas comme une conséquence entre deux termes qui seraient déjà des individus, elle fait partie d’un état du système. L’enjeu, comme le remarque Nicolas Dittmar (2013) est de « désubstantialiser l’individu sans le déréaliser, en se fondant sur un réalisme de la relation qui, comme le rappelle Jean-Hugues Barthélémy, est un préalable épistémologique pour comprendre la philosophie génétique de Simondon ». Or, saisir la relation entre technique et humain, c’est comprendre son rôle dans la co-évolution hominidés – technique, c’est comprendre l’humain comme un ensemble, producteur de techniques et sélectionné par les effets de l’usage de la technique durant toute la phylogenèse qui a conduit à l’humain « moderne ». Être humain relève d’un ensemble comprenant l’humain biologique intriqué prothétiquement à son milieu sociotechnique associé (Ihde, 2012). Ce qui évolue, c’est un groupe utilisateur de techniques corporelles et outillées.
On peut en conclure que la technique, intriquée au biologique, c’est-à-dire à l’anatomique fin et au neurologique, est donc au moins aussi ancienne que les capacités dites humaines marquées biologiquement qui se dévoilent dans la pratique technique. Cela permet de remonter à avant l’émergence du langage, du chant, du dessin, de la maîtrise du souffle, du système dento-maxillo-digestif humain, de la marche et de la course d’endurance, de la souplesse des épaules, du renforcement du pouce, de la verticalité. C’est donc bien en comprenant le rôle initial de la technique dans le développement vers l’humain – puis son rôle continu de sélection par l’usage technique – qu’on comprend l’incroyable capacité humaine à s’adapter aux nouvelles techniques qu’elle a inventées, qu’elle invente, et qu’elle inventera. Il a fallu plus de cinq millions d’années de sélection par et avec l’usage en co-évolution de la technique corporelle et outillée pour qu’émerge l’espèce humaine. L’émergence de l’humain ce n’est pas que le déverrouillage frontal cher à Leroi-Gourhan, cela commence avec l’usage technique continu, depuis plus de quatre millions d’années.
Il ne s’agit pas de faire de la néoténisation l’explication globale d’une évolution, mais de la comprendre comme une réponse biologique à la technicité dès le commencement (Mitteroecker et al., 2004). L’hypothèse d’un début fondateur (Dubois, 2020), permet-elle de mieux appréhender l’évolution qui mène des premiers primates supérieurs bipèdes à l’Humain ? Les connaissances et savoir-faire pour aborder cette évolution se situent à la croisée de la paléoanthropologie et de la génétique et demandent des apports généraux des sciences biologiques, neurologiques et cognitives ainsi que des sciences humaines et sociales et de la philosophie des techniques – initialement nommée : technologie.
Les paléoanthropologues ont défini les homininés par leur bipédie. Si la verticalisation correspond à la mise en place d’une technique corporelle permanente associée à des techniques outillées, elle peut être l’expression du « moteur initial » d’une évolution qui conduit à un être vivant technicisé, corporellement et mentalement parlant (Vaesen, 2012a, 2012b, 2016 ; Ihde & Malafouris, 2018). Son action et sa cognition peuvent être décrits comme des processus techniques s’appuyant sur des outils externes (Haudricourt, 1987 ; de Beaune, 2004 ; Malafouris, 2008 ; Vaesen, 2011). Il y a donc ici identité entre notre hypothèse et l’approche paléoanthropologique, à une nuance près : selon notre analyse, le commencement, c’est nécessairement une verticalité métastable transmise par apprentissage.
On peut poser que l’ensemble des espèces de primates verticaux qui ont été trouvées ou détectées, qui ont laissé des restes d’os, de dents, des traces d’activités, d’outils, d’aliments, etc., sont ce qui nous permet de décrire l’évolution qui va des plus anciens aux plus récents, sans supposition a priori du schéma représentatif de cette évolution. Une arborescence, ou mieux une buissonnance, de cette évolution pourrait-elle être tracée ? L’hypothèse générale de la néoténisation originelle (Dubois, 2020) apporte-t-elle des éléments conceptuels heuristiques pour la recherche de la trajectoire qui finalement mène à l’humain ?
Selon notre hypothèse générale, la bipédie par verticalisation apprise et la technicisation associée fournissent les conditions d’une réponse biologique (néoténie) qui ouvre des possibles. L’usage des techniques maintient la métastabilité et apporte un supplément de compétitivité au groupe ou à l’espèce capable, collectivement, d’en faire un usage constant. L’un des premiers effets est d’élargir la palette des aliments. Cette déspécialisation alimentaire ouvre la niche écologique, ce qui met l’espèce technicienne en compétition avec différents prédateurs, petits, moyens et grands, mais sans l’enjeu d’une survie face à chaque prédateur concurrent, car les alternatives alimentaires sont plus nombreuses. Autrement dit, l’ouverture de la niche écologique résulte d’une délimitation / construction d’un milieu sociotechnique et culturel. Le processus peut alors se poursuivre en fonction des mutations/variations sélectionnées par ce milieu dans la longue durée de la reproduction biologique du groupe.
La maîtrise technique peut être très variable selon les individus et les groupes. L’usage technique sélectionne donc, dans la durée, les individus, les groupes, les sous-espèces, etc. Si une variabilité existe dans la maîtrise de l’usage des techniques, on peut concevoir que la réponse biologique à la sélection sociotechnique – une sélection de mutations ou variations – conduise à des changements qui peuvent soit mener à des impasses soit à de nouvelles ouvertures de possibles. Quelles grandes étapes de néoténisation, en plus de la première, peuvent-elles être identifiables ? Quelles sont les conditions qui les ont permises ? Apparaissent-elles à chaque fois comme des ouvertures de possibles ? Et, question subsidiaire, pourquoi faudrait-il que chaque étape clé, buissonnante, soit néoténique ? Qu’en est-il selon les descriptions issues des recherches de terrain ?
Cette recherche de la correspondance entre l’hypothèse de la néoténisation (Dubois, 2020), et l’ensemble des faits observés durant ce processus qui s’étale sur plus de six millions d’années, rencontre un certain nombre de difficultés. La définition de ce qu’est une technique se construit sur un fondement aux frontières matérielles floues. Il n’est pas certain que l’on puisse définir ce qu’est un savoir-faire et le séparer nettement d’un savoir ; par exemple, la taille de l’Acheuléen se compare-t-elle à un chant d’oiseau ou à une composition des beatles ? (Corbey et al, 2016) ; qu’en serait-il alors de celle du Lomekwien ? Comment définir la transmission sans référence à un enseignement et/ou un apprentissage ? Plus précisément, que signifie enseigner sans parole et comment montrer que, dans certaines conditions, enseigner exige la parole ? Quand un savoir-faire devient-il appris, et qu’est-ce qui est appris ? A-t-il été enseigné, ou au contraire exige-t-il une posture active de l’apprenant ?1 Ou encore, comment invente-t-on ? L’exaptation, qui est une transposition fonctionnelle, serait-elle le modèle biologique, prélude de l’invention ? (de Beaune, 2004). Comment apprendre est-il devenu une sorte de routine nécessaire à la survie de tout être humain ? S’agit-il de sélection à partir de l’usage technique ? La difficulté réside dans l’utilisation de concepts élaborés à partir de l’expérience humaine récente pour l’analyse d’un continuum temporel évolutif qui mène d’un grand singe utilisateur de quelques outils rudimentaires, vivant dans une société « primitive » et acquérant peu à peu la bipédie et l’usage des mains en continu, à un humain accompli devenu capable dans un contexte collectif d’inventer de nouveaux outils.
Construire un modèle, même approximatif, du passage d’un primate supérieur doté d’une posture verticale apprise, à la construction d’un être pensant, actif, inventeur et créateur de mondes virtuels, futur développeur de machines autonomes, est le défi d’un projet global dont cet article est un maillon. En premier lieu, j’expliciterai un certain nombre d’hypothèses et/ou théories nécessaires pour saisir l’ensemble de ce parcours. Les connaissances empiriques du développement vers l’humain, autrement dit les archives paléoanthropologiques, peuvent servir de tris sélectifs des hypothèses / théories soutenues ; il est aussi possible d’inverser l’approche et de suggérer des recherches matérielles. Les théories existantes, en science, sont parfois des obstacles cognitifs à l’élaboration de nouvelles hypothèses, surtout quand la science en question est en pleine transformation (Bachelard, 1972 ; Kuhn, 1983).
Puis, j’appliquerai ce corpus général sur les trois grandes périodes généralement reconnues de l’évolution des hominidés. D’abord celle qui commence avec les premiers bipèdes, et se termine aux alentours de – 2 millions d’années avant le présent. H. habilis représente davantage le marqueur d’une situation, c’est-à-dire l’existence d’un bipède à cerveau accru d’environ 50%, et non une preuve d’avoir trouvé celui qui se situe dans la lignée qui mène à l’humain. Il peut être la fin d’une séquence, déjà dépassée en son temps. La seconde période est focalisée sur le deuxième changement qualifiable de néoténique, conduisant à la fois à une verticalité biologiquement régulée (oreille interne), à une taille de cerveau accrue, et à des capacités nouvelles. Elle couvre le temps qui donne à voir H. erectus et les espèces voisines marqueurs du processus. Il est difficile de savoir quand elle commence, mais c’est certainement avant -2 millions d’années ; des marqueurs moléculaires suggèrent vers -2,4 millions d’années. Elle se termine dans une impasse évolutive, il y a tout juste 100 000 ans, et peut-être même plus récemment encore, avec la disparition d’H. erectus. La troisième période concerne le processus de néoténisation qui commence aux alentours de – 800 000 ans, mais peut-être avant, et se termine avec l’apparition d’Homo sapiens, soit approximativement 500 000 ans plus tard, période durant laquelle, là aussi, de nombreuses espèces coexistèrent. La conclusion est une ouverture et une critique. Les inconnues sont nombreuses, mais de nombreuses questions conduisent à des hypothèses qui pourraient être falsifiées, transformées ou validées. Ces trois phases montrent des séquences temporelles en recouvrements partiels, car il s’agit de processus évolutifs qui impliquent des populations variées. Le commencement d’une nouvelle branche apparaît toujours avant la fin d’une branche ancienne à laquelle elle se raccorde et dont elle prend souvent la niche écologique.
Quelques prérequis méthodologiques et épistémiques
1 - L’origine d’une qualité est (presque) toujours plus ancienne que supposé
L’étude phylogénétique de l’évolution des populations d’êtres vivants montre que le commencement d’un processus évolutif s’enracine dans un lointain temporel plus important qu’il est supposé à partir des données disponibles à un moment donné, et même après des décennies de recherche ; au fur et à mesure des recherches, on remonte régulièrement le temps ; on peut supposer qu’on atteigne, au bout d’un certain temps d’efforts et de recherche, une butée ou une asymptote. Cette règle semble générale, hormis quelques erreurs de datation toujours possibles et corrigées par les chercheurs dans la durée. Les dernières découvertes sur l’apparition du vivant (Nutman et al., 1996, 2016) l’ont repoussé jusqu’à -3,7 milliards d’années. Les sites de Burgess et Ediacara (Jensen et al., 1998 ; Butterfield, 2003 ; Gaines et al., 2005) suggéraient une origine des premiers eucaryotes pluricellulaires aux alentours de -600 millions d’années. Cette datation a été réévaluée à -2,1 milliards d’années, en 2010, grâce au site de Franceville (El Albani et al., 2010, 2014). De même, les origines des oiseaux (Clark et al., 2005) ou des mammifères (Butler & Hooker, 2005 ; Vogel, 2018) ont été réévaluées régulièrement. Ou encore les poumons ou les plumes des oiseaux dont l’origine a été remontée au temps des dinosaures (Sanz et al., 1996 ; Xu et al., 2010 ; Brocklehurst, 2018)
Il pourrait en être de même avec les lignées bipèdes depuis la découverte de Sahelantropus tchadensis (Brunet et al., 2002) qui serait vieux de 7 millions d’années, et dont la bipédie reste encore discutée. Cela donnera-t-il raison à Arnold Gehlen (2009) qui postulait que les ancêtres bipèdes directs des humains seraient aussi les ancêtres des chimpanzés et des bonobos ? De même, la découverte d’humains modernes datant de 300 000 ans au Maroc (Hublin et al., 2017) à la fois repousse dans le temps et élargit à tout l’espace africain l’origine des premiers « humains anatomiquement modernes » (AMH en anglais). L’origine de la technicité a connu un choc comparable mettant à mal l’affirmation d’absence d’outils fabriqués chez les Australopithèques (Harmand et al., 2015) et l’origine de la chasse chez les homininés qui remonte désormais aux australopithèques (Bunn & Gurtov, 2014). On peut continuer sur le début de la domestication du feu, l’origine de l’agriculture, l’origine du dessin et de la peinture, l’origine de l’écriture, etc. Comme conséquence des résultats des recherches, il est certain que le recul dans le passé des datations finira par se stabiliser, mais cela demandera encore du temps.
Une des raisons de ces décalages, déjà précisée en son temps par Darwin, se réfère au manque d’archives dû à trois principales raisons : i) les conditions taphonomiques d’archivages (c’est-à-dire la fossilisation) ; ii) leur répartition aléatoire (logique voisine de l’étude des réserves pétrolières ou des mines, cf le pic de Hubbert (1956)) qui demande des recherches de plus en plus intenses, du temps et une technologie de plus en plus complexe ; iii) la petitesse des populations d’individus concernées puisqu’une innovation ou une mutation concerne à l’origine un faible nombre d’individus. On peut ajouter, spécifiquement pour la paléoanthropologie, les conditions africaines actuelles de prospection et les moyens financiers qui réduisent les possibilités de recherche. L’association de ces conditions permet de comprendre que, pour les événements anciens, les datations prouvées seront longtemps plus proches de nous que les dates réelles.
D’autres raisons relèvent de problématiques culturelles, cognitives et épistémologiques c’est-à-dire qu’elles sont « dans la tête des chercheurs ». L’histoire des sciences montre qu’il est difficile de voir ou mesurer l’importance d’un phénomène non conçu ou imaginé. L’existence de données, même limitées, peut bloquer la visibilité de celles qui sont difficilement imaginables. On voit désormais des plumes dans les empreintes fossiles des dinosaures, alors qu’on ne les voyait pas jadis, car on ne l’imaginait pas même quand la fossilisation était bonne. Avant la compréhension de ce qu’était un fossile, on ne les voyait pas comme fossiles, mais comme des phénomènes physiques (Gould, 2006).
On a longtemps décrit H. neanderthalensis comme une brute qui ne pouvait se métisser avec H. sapiens, jusqu’à ce qu’on découvre par la biologie moléculaire que les humains eurasiatiques modernes ont des gènes venus de lui, et que certaines populations ont des gènes venus de H. denisova lequel est une probable variante sibérienne de H. neanderthalensis (Reich et al., 2011 ; Paixão-Côrtes, 2012 ; Browning et al., 2018). On n’a découvert des restes de chien dans les sépultures que quand on les a cherchés (Germonpré et al., 2009, 2012). On a cru longtemps que les dernières évolutions techniques après l’émergence d’H. Sapiens, jusqu’au mésolithique, avaient eu lieu en Europe. C’est récemment qu’il est admis que, avant – 50 000, tout converge sur l’Afrique (Sahnouni, 2005).
Observer un fait exige d’avoir une théorie qui permette de le voir et d’avoir les données à observer. L’adéquation au réel dépend de la théorie explicative en arrière-fond. Nous avons besoin de théories, même si elles paraissent « farfelues », pour analyser le réel. Dès qu’une nouvelle théorie permet de voir ce qu’on n’observait pas auparavant, la logique de la preuve s’inverse. La théorie des équilibres ponctués (Gould & Elderedge, 1977) a montré que l’évolution n’est pas constante, alors qu’avant cette théorie, on supposait que les évolutions progressives se voyaient peu, par manque d’archives géologiques ; depuis, de multiples « stases » ont été décrites sur de nombreuses lignées déjà bien enregistrées alternant avec des époques d’évolution plus rapide, généralement buissonnantes (Maynard Smith, 1983).
Dans le cadre d’un processus de changement technique, d’autres difficultés apparaissent. Une fois la nouveauté détectée, rien ne garantit l’absence de régression. Il suffit que le milieu associé à l’individuation de cette nouveauté change ; en absence de nécessité une innovation finit par disparaître. En acceptant cette variabilité spatio-temporelle et l’impact d’événements contingents on peut ainsi repenser la succession. Par exemple, dans ces conditions, les tasmaniens avec leur niveau technique si réduit deviennent un cas intéressant et non une énigme (McGrew, 1987 ; Taylor, 2010). De même, l’existence d’une technique de chauffage des pierres à tailler dans le sud de l’Afrique, vers -164 000, bien antérieure au solutréen européen qu’on a cru être le moment d’invention, permet de comprendre que dès que les capacités techniques deviennent complexes, des apprentissages peuvent être perdus si leur nécessité disparait (Brown et al, 2009). Alain Testart (2012) montre qu’« une invention, un changement ne se fait que dans un milieu social qui, d’une façon ou d’une autre, le suscite, le favorise et le porte. » Ce qui est vrai aussi des chimpanzés (Lycett et al., 2009). Cela offre une autre approche devant la stabilité présumée de la taille de pierre de l’Acheuléen (Nicoud, 2013 ; Deino et al., 2018).
La question, ici, est de saisir le moment probable de modifications biologiques et d’innovations qui concernent les techniques outillées, les techniques corporelles, les techniques mentales, l’exaptation mentale (plasticité neuronale), soit, concrètement, la verticalité/bipédie, la fabrication d’outils, la chasse, l’invention de l’alimentation processée puis cuite (Ragir, 2000), la maîtrise du souffle, la vocalisation, la dédifférenciation sexuelle, la perte de la fourrure, le développement des vêtements, la formation du couple et de la famille, l’organisation sociale, le langage, la culture, l’imaginaire. Il faut accepter que (presque) toutes les données sur la datation de l’apparition d’une nouveauté sont plus ou moins fortement biaisées dans le sens d’une sous-estimation de leur ancienneté, et que dans certains cas, il faut oser supposer des dates très antérieures si elles permettent de résoudre des contradictions.
Reconnaître qu’un caractère est plus ancien que ce que l’on croyait a des conséquences sur la conception que nous avons du processus évolutif. Depuis les dernières découvertes, par exemple, il n’est plus possible de dire que les oiseaux sont les descendants des dinosaures ; ce sont les dinosaures actuels… De même, les humains ne descendent pas des singes supérieurs, ils en font partie.
2 – Forces et faiblesses du chimpocentrisme
Le chimpocentrisme (centrer toute l’analyse sur la comparaison au chimpanzé ou au bonobo) peut devenir un frein à la recherche des sources d’une caractéristique (Vaesen, 2014). Cette comparaison n’a de sens que si elle est bien cadrée, car chimpanzés et bonobos ont évolué de leur côté depuis au moins six millions d’années ; certaines ressemblances pourraient être des convergences qui font appel à la réaction fonctionnelle à une pression de sélection et certaines différences peuvent venir de spécificités propres au chimpanzé et non à l’humain. Par exemple l’absence de visibilité de l’oestrus chez l’humain n’est pas originale, c’est son excès qui l’est chez le chimpanzé (Vaesen, 2014). C’est pourquoi il est utile pour le sujet d’étudier les liens phylogénétiques entre les primates (incluant l’humain) et même largement au-delà (Steiper & Young, 2006). Dans certains cas il faut chercher beaucoup plus loin. Des mammifères comme les dauphins peuvent avoir un très gros cerveau et l’utiliser différemment des humains car les raisons sélectionnant ces gros cerveaux sont différentes (Connor, 2007 ; Marino et al, 2007) ; la croissance du cerveau n’est pas réservée aux primates. On la trouve aussi chez le poulpe, séparé par plusieurs centaines de millions d’années d’évolution (Mather, 1994 ; Gutnick & Kuba, 2018).
On peut élargir le chimpocentrisme (ou bonobocentrisme) au primatocentrisme, au mammocentrisme, voire au vertébrocentrisme. Geoffroy-Saint-Hilaire avait eu l’intuition d’une unité de plan et de composition de presque tous les animaux (Piveteau, 1950). Les recherches Evo-Devo lui donnent raison (Pennisi & Roush, 1997 ; Langer, 2006 ; De Robertis, 2008 ; Kuratani, 2009 ; Louryan & Vanmuylder, 2018). L’une des conséquences, c’est qu’il peut y avoir des spécificités humaines qui relèvent d’une mobilisation/exaptation d’organes, par mutation de régulation, dont l’origine s’enracine très loin dans l’histoire du vivant et, dans ce cas, seulement comparer au chimpanzé peut être problématique. Nous pouvons avoir extirpé des fonctions venant de vraiment très loin.
Le chimpocentrisme est aussi fondé sur l’idée implicite qu’il existe un référent « chimpanzé », même si nous avons admis depuis Montaigne qu’il n’en existe guère pour l’humain. Il apparaît que sur ce point le chimpanzé est terriblement humain… La variabilité culturelle, comportementale et technique des groupes de chimpanzés même voisins est très grande (McGrew et al., 2003). Il est possible que, différemment des humains, les chimpanzés aient évolué vers un maximum de variabilité génétique et culturelle. Quant au bonobo, plus néoténique, plus joueur et légèrement plus bipède que le chimpanzé il aurait une orientation autre, originale. (Hare et col., 2012).
3 - Métastabilité versus Stabilité
Passer de la verticalité suspendue à la verticalité érigée (Sockhol et al., 2007 ; Sarringhaus, 2014), c’est passer d’un état stable à un état métastable. La verticalité des premiers homininés peut être conçue non pas comme la réinvention de la posture verticale, que l’on trouve chez des reptiles anciens ou les oiseaux comme les manchots, mais l’invention de sa métastabilité. Une tige métallique peut se balancer à partir d’un point d’attache rotatif. En position de pendule, en position basse, l’équilibre vertical est stable (suspension par les bras), tout déplacement entraine une force qui fait revenir au point d’équilibre ; en position métastable, en position haute (bipédie) tout déplacement du point d’équilibre crée une force qui éloigne du point d’équilibre. La position érigée demande un effort permanent spécifique que ne demande pas la posture suspendue que pratiquent aussi les petits chimpanzés et bonobos. On voit ainsi que toute position érigée construite par un équilibre des poids à la base, type kangourou, dinosaure ou manchot, est bien différente, car physiquement stable. Le résultat, c’est que les premiers australopithèques sélectionnés sont de petite taille et devaient tomber souvent. La force de déséquilibre est moins grande en cas de petite taille et la chute est moins dangereuse, pour un petit, que pour un grand. La sélection de la verticalité, est donc doublement néoténisante : les petits sont avantagés par rapport aux grands, et c’est à partir des enfants que tout a commencé. L’évolution de l’oreille interne, plus précisément des organes oolithiques réagissant aux accélérations linéaires et des canaux semi-circulaires du labyrinthe aux accélérations angulaires, peut être comprise comme la sélection de propriétés contrôlées par le cerveau permettant une verticalisation dont la métastabilité est intégrée (Skoyles, 2006). Elle sera sélectionnée au bout de quelques millions d’années. Il peut donc y avoir un décalage considérable entre l’émergence d’une technique et la sélection des caractères biologiques qui y répondent, d’autant plus qu’ils sont complexes. Le temps des variations biologiques est toujours très long et parfois apparemment rapide par exaptation. Co-évolution n’est pas synchronisme.
Génétiquement l’humain est plus proche du bonobo, et si le chimpanzé montre réellement des prédispositions plus grandes à l’usage d’outil, cela pourrait conduire à des perspectives inédites sur la séparation chimpanzés – homininés/bonobos puis homininés – bonobos en deux séparations de phases consécutives (pour reprendre les termes simondoniens). La séparation bonobos-bipédie pourrait être fondée sur des « choix » de technicisation différents conduisant dans les deux cas à une forme de néoténisation : ce qui a conduit aux humains relève d’un choix technique-ludique qui conduit à la métastabilité corporelle, tandis que ce qui conduit au bonobo est un choix d’abaissement de l’agressivité qui conduit à une stabilité sociale (Hare et al., 2012). La métastabilité par la verticalité d’enfance met mâles et femelles au même niveau de compétition, ce qui a un point commun avec le choix qui a conduit aux bonobos dont la technicité sexuelle est supérieure par opposition à la domination mâle propre au chimpanzé.
Mais cette différence entre la lignée qui mène aux bipèdes verticaux et celle qui conduit au bonobo diffère bien dans la métastabilité physique, corporelle, prise par les premiers et écartée par le second. On peut imaginer un gradient de ces deux « choix » – dont il existe des exemples par ailleurs – qui aurait fini, dans la durée, par une séparation.
4 – Simplification méthodologique de la généalogie des homininés
L’hypothèse d’un lien chronologique entre évolution de la technicité et évolution de la morphologie et physiologie des homininés et même des hominines, selon notre hypothèse, ne signifie donc pas synchronicité, démentie par les recherches paléoanthropologiques et archéologiques. Néanmoins on connait des cas de décalage temporel faible : l’adaptation au lactose ou au gluten, issue de l’élevage et de l’agriculture, en moins de 7000 ans. Conformément aux trois prérequis ci-dessus, un usage technique est un modificateur de milieu. Il crée une pression de sélection, il ne peut être synchrone de modifications biologiques ultérieures, il est toujours antérieur. Nous reprenons la position historique de Leroi-Gourhan (1964), avec quatre modifications cruciales : i) celle de la durée couverte, à partir du processus de verticalisation, autrement dit sur des millions d’années et non sur quelques centaines de millénaires ; ii) nous adoptons une posture résolument darwinienne, i.e. chercher la pression de sélection et identifier les moments de mutation ; iii) la technicité prise selon sa définition générale (Dubois, 2020), peut être déclinée en technique corporelle, outillée et mentale, et peut se développer en fonction de mutations biologiques. Elle n’est pas pensée comme une conséquence de la verticalité ; iv) La néoténisation est la réponse biologique dominante, mais non unique, à la pression de sélection issue de l’usage technique. Le concept de néoténie vient d’un univers intellectuel étranger à Leroi-Gourhan ; on peut comprendre qu’il s’y soit opposé (Levivier, 2012).
Notre différence majeure par rapport à Leroi-Gourhan est d’écarter que la verticalisation aurait entraîné la « libération » de la mâchoire ou de la main, et donc finalement l’émergence de l’outil. Ce genre d’hypothèse ne coïncide ni avec une analyse darwinienne, ni avec la profonde constitutivité technique de l’humain (Dubois, 2020). Notre approche prend en compte ce qui a conduit à définir le « genre humain » (Wood, 1999 ; Elton et al., 2001 ; Wood & Collard, 2001 ; Collard & Wood, 2000, 2007 ; Antón, 2012 ;). L’intuition très novatrice de Leroi-Gourhan peut être revisitée à partir des avancées réalisées en sciences cognitives et technologie (dans le sens de « philosophie de la technique »).
Tant que l’évolution technique ne se montre guère plus rapide que le potentiel d’évolution biologique, cette approche est opérante. Après l’émergence d’H. sapiens, là encore avec un décalage dans le temps considérable, l’accélération de l’évolution technique, devenue possible par l’amplification de la dédifférenciation neurologique, change les relations entre technique et biologie. Nous nous arrêterons juste avant.
Nous proposons en vision simplificatrice le schéma suivant. D’abord un buissonnement propre à la bipédie qui s’épanouit en divers Australopithèques (et « espèces » voisines), pour lequel proposer ici des sous-branches est sans objet. Que sait-on de l’inter-fécondité de ces espèces ? Presque rien de certain à ce jour. Mais on sait par les datations que certaines lignées vivaient encore il y a environ 1,9 millions d’années (Berger et al., 2010). Une de ces branches ou sous-branches irait jusqu’à H. habilis et H. rudolfensis, aux alentours de la même époque (Spoor et al., 2015). En provient un deuxième buissonnement qui s’est séparée quelques centaines de milliers d’années auparavant pour donner les H. erectus et semblables. De cette dernière, longtemps avant la fin des H. erectus, se donnerait à voir un troisième buissonnement qui donnerait les H. heidelbergensis, puis neanderthalensis, denisovan et sapiens (Stringer, 2012b). On peut concevoir un quatrième buissonnement qui est celui propre à l’humain « comportementalement moderne », lequel apparaîtrait il y a moins de 100 00 ans et, semble-t-il tant sur la lignée sapiens que sur la néandertalienne.
Il apparaîtrait ainsi trois ramifications majeures successives depuis la verticalisation. La question est donc de savoir s’il s’agit de trois transformations néoténisantes. On sait que la séparation de groupes conduit dans la durée à des évolutions différenciées selon la logique des niveaux de sélection, que ce soit par hétérochronie ou allométrie (Gould, 2006) mais aussi que la rencontre de groupes ayant évolué indépendamment peut par le métissage faire s’associer des traits nouveaux. Cela complique les schémas sans pour autant les supprimer.
5 – Ne pas être (trop) prisonnier, conceptuellement, des techniques lithiques
Certes, les produits de l’activité lithique des hominidés sont les produits les plus durables issus de leur technicité. Ils sont donc plus accessibles, plus nombreux et bien conservés, ce qui peut contribuer à sous-estimer, toute autre forme de technicité. Comme pour toute activité technique, on a pu constater que le mode de fracturation des pierres évoluait, il a été imaginable de définir des « styles » et des évolutions de méthodes. On parle du Lomekwien (Harmand et al., 2015 ; Lewis & Harmand, 2016 ; Domalain et al., 2017 ; Lombard et al, 2018), de l’Oldowayen (Chavaillon, 1976 ; Domalain et al., 2017), de l’Acheuléen (Alimen, 1977), du Moustérien (Bordes, 1953), du Levalloisien (Boëda, 1995), du Stillbayen (Archer et al, 2016), plus largement du Middle Stone Age africain (Barham & Smart, 1996 ; Sheppard & Kleindienst, 1996 ; Henshilwood & Sealy, 1997 ; Henshilwood et al., 2002 ; Archer et al., 2016 ; Brooks et al., 2018 ; Deino et al., 2018). Mais se focaliser uniquement sur l’industrie lithique peut conduire à sous-estimer d’autres techniques. D’une part on se focalise sur la fabrication d’outils - laquelle ne représente qu’une partie, certes essentielle, de l’activité technique –, et d’autres part, parmi les outils, sur les outils de pierres, certes très importants, mais peut-être moins dans la vie quotidienne que d’autres outils en matériaux dégradables, plus faciles à travailler, mais hélas peu détectables dans les époques très anciennes.
La taille de la pierre, par la pierre elle-même, est une activité très difficile. Elle le reste en notre époque moderne qui pourtant utilise désormais les métaux pour tailler la pierre… Dans le monde technique des homininés, puis des hominines, elle ne pouvait correspondre qu’à la pointe émergée de l’iceberg de l’activité technique, celle qui n’était pratiquée probablement que par une minorité, les artisans excellents. En comparaison, casser des noix, bien que cela demande des années d’apprentissage à un chimpanzé (Lombard et al., 2018), est un jeu d’enfant, au sens propre comme au sens figuré pour un humain. Dans le temps, la taille de la pierre a pu se « démocratiser », mais cela semble assez marginal, car on sait qu’au pléistocène moyen, vers -300 000, il semble que les « bonnes pierres » voyageaient pour être taillées par les bons artisans (Brooks et al., 2018), lesquels devaient être peu nombreux... Le concept économique de rareté est ici adapté. L’analyse d’une humanité plus « moderne » montre que les forgerons, il y a trois mille ans, étaient une toute petite partie de la population, que la sidérurgie au Moyen-âge restait l’apanage d’une petite minorité. Pourquoi les tailleurs de pierre des temps préhumains auraient-ils été proportionnellement plus nombreux ? Une technique d’élite est pratiquée par une minorité. En conséquence, les matériaux sont déplacés pour atteindre ceux qui savent les travailler et ce dès le début. Le travail de la pierre, son savoir-faire, avait donc bien un rôle de sélection.
Les pierres comme outil technique peuvent être réparties en plusieurs groupes d’usages. D’abord pour casser des noix ou d’autres objets durs, comme des os, dont le contenu pouvait être savoureux. Dans ce but, il fallait aussi une pierre servant d’enclume. Il faut plusieurs années d’entraînement à un chimpanzé en liberté pour en acquérir une bonne maîtrise (Whitesides, 1985 ; McGrew et al., 2003 ; Mercader et al., 2007 ; Haslam et al., 2009). Cet usage des pierres semble dépasser la famille des hominidés (Ueno & Fujita, 1998). Le deuxième groupe d’usages est la projection de pierres contre les prédateurs, les proies éventuelles, les importuns, associée à l’organisation en prévision de situations de cet ordre. Là encore, les chimpanzés en ont montré maintes fois la capacité (Osvath, 2009 ; Kano & Hirata, 2015) tout en dévoilant de fortes variabilités de nature culturelle (Lycett et al., 2009). Franz de Wall cite dans ses ouvrages grand public un chimpanzé qui préparait ses tas de pierres, la veille au soir, à l’attention des visiteurs du zoo. Le troisième est l’usage de pierres fracturées ou cassées, fournissant du tranchant pour tailler, couper, racler, broyer des produits végétaux, des chairs animales, os, tendons, boyaux (McPherron et al., 2010).
Parmi les activités techniques annexes, connexes ou améliorées grâce aux outils de pierre fabriqués (la taille de pierre), il y a le travail des peaux, des boyaux, des os, des ivoires et celui des lianes et fibres (nœuds, attaches), des bois et branches acquis à des époques et en des lieux différents. Porter un bébé, le protéger, peut être bien plus ancien que supposé (Taylor, 2010). L’utilisation du feu, bien plus ancienne que généralement affirmé encore aujourd’hui (Gowlett et al., 1981 ; Karkanas et al., 2007 ; Beaumont, 2011 ; Hlubik, 2018) permettait d’attendrir, chauffer, cuire les produits alimentaires et aussi de durcir les pointes de bois et fragiliser les pierres à tailler. On sait que des aliments processés (épluchés, coupés, écrasés, broyés, humidifiés, fermentés, chauffés, cuits) sont plus facilement digérés. Enfin il reste les techniques corporelles sans lesquelles l’incarnation et l’intégration des objets techniques dans le champ humain demeureraient problématiques. Les techniques corporelles pourraient être le point aveugle de la théorie de l’engagement matériel (Malafouris, 2004 ; 2013). On peut citer la maîtrise de la verticalité comme technique, les techniques respiratoires, les gestes associés aux usages des outils, les marches et poursuites longues, les danses, vocalisations, chants, puis paroles. À trop se focaliser sur la pierre, il existe un risque de ne pas saisir l’importance première du geste technique qui est, de fait, corporel dès l’origine des lignées d’hominidés et dont l’usage a un rôle sélectionnant. Notre thèse déjà largement explicitée, le fait remonter beaucoup plus loin que le suggérait Leroi-Gourhan.
Tout ce qui ne se conserve pas peut être négligé involontairement ; cela peut fausser les raisonnements concernant l’évolution dans le temps et ramène, finalement, aux problématiques relevées au point 1, qui ont pu faire affirmer, par exemple : « les australopithèques n’ont pas d’activité lithique », « le feu n’a pas été domestiqué avant -400 000 ans », « le langage n’existe que chez H. sapiens, voire H. Neanderthalensis »…
Les trois grandes étapes de la néoténisation vers l’humain et leurs modèles évolutionnaires sous-jacents
L’évolution qui a conduit à l’humain, en plus de 6 millions d’années, est une évolution qui intrique technique, biologique, sensoriel et neuronal. Ce fut un long et complexe chemin de développement qui peut être appréhendé selon une approche d’évolution – mutation génétique incluant l’hétérochronie et plus spécifiquement la néoténie (Etzelmüller & Tewes, 2016) dont la sélection se comprend par sa polyvalence. Ce chemin de co-évolution est donc une co-évolution cognitive, biologique et technique, ce qui ne signifie pas synchronicité, nous l’avons vu.
La première néoténisation – des premiers bipèdes à Homo habilis
Selon Bernard Wood (2014) les traits biologiques sélectionnés durant les trois premiers quarts (en termes de durée) de l’évolution qui a donné l’humain sont des changements/mutations qui « facilitent » deux tendances que sont la bipédie et l’utilisation d’outils. C’est une manière superficielle de dire notre thèse que la bipédie ainsi que l’usage des outils qui y sont associés, sont des techniques apprises, transmises et utilisées en continu, conditions premières de sélections orientant cette évolution par la construction d’un milieu sélectif. Parler de la bipédie et de l’utilisation d’outils comme des « tendances qui sont facilitées » par des modifications biologiques suggère ou sous-entend que la bipédie (verticalité) et l’usage d’outils (technique outillée) sont de nouvelles conditions de sélection. Elles font partie du milieu associé à l’individu préhumain, protohumain (puis humain), milieu devenu un système sélectif incessant et constant, et ce d’autant plus que les conditions climatiques africaines, durant le pliocène et le pléistocène, ont été très variables, alternant les glaciations et les réchauffements (Vrba, 1996 ; McPherron et al., 2010 ; Ungar & Sponheimer, 2011 ; El Zaatari et al., 2016 ; Ungar, 2018). Pour la verticalité, il apparaît que les éléments de l’oreille interne, les os semi circulaires du labyrinthe, garants d’une verticalité métastable mais neurologiquement régulée chez les humains, sont chez les premiers bipèdes, semblables à ceux des grands singes non bipèdes. C’est bien une bipédie métastable et « risquée » dont l’incorporation demandera un temps long. C’est H. erectus qui montre le premier un labyrinthe humain (Skoyles, 2006). Avec lui, la verticalité, quoique toujours apprise, acquiert un statut d’obligation biologique (Spoor et al, 1994). On pourrait avancer que le genre Homo apparaît avec cette fonction et que ce marqueur pourra permettre de « traquer » le lieu de la divergence, parmi les hominidés bipèdes, qui mène à l’humain. H. habilis et H. ergaster montrent-ils ce caractère ? Répétons que nous avons pris Homo habilis comme une référence datée et non comme un cas certain de chaînon.
Notre « modèle » d’analyse de co-évolution hominidé – technique à partir de la néoténisation comme réponse, dans la durée, à la technicité, n’implique aucune intentionnalité impliquée dans l’orientation de l’évolution. Même si les premiers hominidés devenus bipèdes agissaient selon une orientation répondant à la logique de l’intentionnalité, ce qui évolue correspond à une réponse globale, systémique et transgénérationnelle. L’intentionnalité, ou son absence, des acteurs du système ne remet pas en cause le processus de co-évolution car l’action intentionnelle éventuelle ne concerne pas cette évolution, mais un acte sociotechnique. L’analyse du rôle des vers de terre dans l’évolution des sols, par Darwin (2001), relève de la même logique. Même si les vers de terre, dont l’intelligence étonne Darwin, agissaient de manière intentionnelle, la transformation des sols aurait lieu indépendamment de cette intentionnalité. Dans la durée, sur 6 à 7 millions d’années, chez les homininés, ce processus de co-évolution a lieu selon trois étapes qui apparaissent comme trois séquences analogues de néoténisation.
Chaque sélection d’un trait génétique nouveau, dans les conditions créées par l’usage technique, correspond à une technicisation supérieure dont l’usage accroît la pression de sélection dans le même sens, car les traits sélectionnés « favorisent la bipédie et l’usage d’outils ». C’est un modèle qui pose l’usage et la transmission de la technique comme conditions sélectives, ce qui revient à reconnaître une co-évolution culture-génétique originelle (Boyd & Richerson, 2009 ; Richerson et al., 2010), sans que cela puisse conduire à « une technique = une génétique » ! D’où l’expression heideggérienne « d’ouverture de la clairière ». L’animal technicisé subit une forte pression de sélection par l’usage technique, il trouve, génération après génération, une clairière toujours plus vaste ; l’ouverture de la clairière est un facteur sélectif de l’aptitude à vivre dans cette ouverture. Il faut à la fois une variabilité génétique du facteur considéré, un avantage sélectif sur cette variabilité, et une pression de sélection dans la longue durée.
Si le processus de verticalisation est un processus de néoténisation, une des conséquences est que les premiers bipèdes verticaux devaient être relativement petits, même si une variabilité sur la taille existait. C’est bien ce qui ressort des connaissances des australopithèques (Masao et al., 2016). Sous l’angle de vue strictement biologique, les premiers bipèdes seraient de petits « grands singes » qui sont verticaux car ils gardent à maturité sexuelle deux caractéristiques d’enfance, la verticalité et la taille. Ce en quoi ils sont bien néoténiques. On conçoit ici que si la verticalité est technique, c’est probablement grâce à une autre technique, outillée, qui la conforte. On peut penser à l’usage des mains, et probablement le transport d’objet ou le lancer de pierres. Mais le système de contrôle d’une verticalité métastable n’existant pas (oreille interne), les australopithèques tombaient facilement ce qui devait les mettre en danger. Étant petits, le risque global était réduit (Hatala et al., 2016) et devait être compensé par les avantages collectifs apportés.
Ces bipèdes sont certainement devenus plus prédateurs en même temps qu’ils devenaient bipèdes. On sait qu’ils disposaient d’un savoir-faire technique supérieur à celui des chimpanzés actuels – tout au moins de ceux qui chassent rarement. Le site de Lomekwi, daté de 3,3 millions d’années dévoile déjà une technicité remarquable dans la taille de pierre ; c’est une forme d’aboutissement et non de commencement (Lombard et al., 2018). On sait que les australopithèques, à cette époque, chassaient et consommaient déjà des animaux (Ferraro et al., 2013) en utilisant des outils de raclage. H. habilis est un bipède technicien qui est issu d’une évolution d’environ neuf cent mille années supplémentaires dans le cadre d’une sélection par un milieu fortement technicisé. On sait que le travail de la pierre chez H. habilis était centralisé dans des ateliers, et les données du site de Lomekwi suggèrent que cette centralisation est bien plus ancienne. Sur une telle durée (50 000 générations), de nombreuses mutations favorisant la posture verticale, l’habileté manuelle et les capacités cérébrales peuvent être sélectionnées. Le travail de la pierre étant plus difficile que tout autre travail de la matière, on peut en conclure qu’une maîtrise dans la taille de la pierre est corrélative de très nombreux autres savoir-faire (Nonaka et al., 2010 ; Goren-Inbar, 2011).
Le cerveau d’H. habilis a augmenté considérablement, d’au moins 50%, atteignant de l’ordre de 600 cm3 (Tobias, 1987 : Miller, 1991) augmentation possible grâce à l’élargissement du bassin comme adaptation à la bipédie, avec des conséquences sur l’augmentation possible du cerveau à la naissance (Ruff, 1995 ; Lapègue et al., 2011). Cette croissance concerne surtout le cortex cérébral (Hill et al., 2010a, 2010b). Tous ces caractères ne sont pas néoténiques ; cela peut correspondre à une mutation conduisant à une poursuite de la multiplication de certains neurones, ou au développement de nouveaux types de neurones ou des nouvelles interactions. Le genre Homo, attribué à H. habilis, aurait été attribué par référence à l’habileté technique dont il semblait le premier détenteur. Avec la découverte de Lomekwi, les constructions mentales pour justifier son appartenance au genre Homo deviennent discutables. On peut concevoir qu’H. habilis, auquel H. georgicus se rattacherait, soit l’indicateur de la fin d’une lignée, initiée par le buissonnant rameau des australopithèques (de Lumley & Lordkipanidze, 2006).
Durant cette première étape que l’on peut suivre sur plus de 3 millions d’années, on constate un foisonnement de types dont l’archaïsme est variable et dépend des critères. Ne vaudrait-il pas mieux prendre ce processus foisonnant donnant des australopithèques, ardipithèques, kenyanthropes et autres paranthropes comme l’indication que la bipédie a ouvert des possibles et que de nombreuses lignées sont apparues ? Cette exubérance se termine sur H. rudolfensis et H. habilis, contemporains approximatifs d’au moins quatre ou cinq autres « espèces » d’hominidés dont des australopithèques (A. sediba).
La deuxième néoténisation – l’époque de Homo erectus
Elle se montre avec les H. ergaster, antecessor ou erectus, georgicus (qui serait semble-t-il proche d’un H. habilis (de Lumley & Lordkipanidze, 2006)), ce qui inclut les anciens pithécanthrope et sinanthrope, H. soloensis et H. pekinensis, mais peut-être pas floresiensis qui semblerait aujourd’hui relever d’un rameau pré-homo (Sutikna et al., 2016). Ils viennent probablement d’une autre branche que celle d’H. habilis, partageant un même ancêtre proche. Notre parti pris méthodologique et épistémique est qu’il est inutile de compliquer le schéma général et qu’il suffit de condenser la deuxième étape sur « H. erectus », considéré ici comme l’indicateur de cette deuxième néoténisation qui affecte les lignées conduisant à l’humain en se souvenant que le plus ancien clairement identifié date de -1,9 millions d’années. On constate au niveau d’H. erectus, ce même foisonnement qui était visible au niveau des australopithèques. Une seule espèce, dotée de variabilité élevée, ou plusieurs espèces ? Les traits qui séparent Homo erectus d’Homo habilis ou d’Homo rudolfensis sont considérables. Cela signifie probablement qu’il nous manque de nombreux jalons intermédiaires entre -2,6 millions d’années et -1,9 millions d’années et qu’H. Erectus ne serait pas sur la même succession généalogique. Si H. rudolfensis montre que ses structures osseuses semi circulaires du labyrinthe de l’oreille interne sont similaires à celles du chimpanzé ou des australopithèques, il pourrait être sur une des dernières séparations d’avant le chaînon qui mène à H. erectus. Car H. erectus montre une constellation de changements qui dénotent une cohérence. Il s’agit d’une rupture par rapport aux lignées antérieures, cela pourrait éventuellement être le résultat de métissages. Nous les examinons ci-après.
Anatomiquement parlant, H. erectus est verticalisé comme un humain moderne, ce qui permet de conclure à une démarche et une gestuelle proprement humaine : les structures osseuses semi circulaires du labyrinthe de l’oreille interne sont celles d’un humain moderne (Spoor, 1994 ; Skoyles, 2006). Rien ne garantit que cette spécialisation soit néoténique. Son émergence a demandé plus de deux millions d’années… Il peut être plus grand, plus lourd que ses prédécesseurs. La mâchoire est moins épaisse, moins puissante, les molaires plus petites, le système digestif corrélativement réduit. Les muscles maxillaires sont réduits, le cerveau est augmenté (Stedman et al., 2004 ; McCollum et al., 2006). Cela signifie une alimentation plus riche, plus dense, plus digeste, rapidement assimilable. Le dimorphisme sexuel se réduit encore. Les hanches sont élargies, le passage pelvien permet le passage d’un bébé avec un cerveau plus gros. Sa fourrure s’est considérablement réduite, H. erectus initie le début de la lignée des « singes nus ». (Carmody & Wrangham, 2009 ; Wrangham & Carmody, 2010 ; Organ et al., 2011 ; Wrangham, 2017 ;). Cette alimentation riche et rapidement utilisable rend possible la « course d’endurance » (Bramble & Lieberman, 2004). Un bassin féminin d’H. erectus daté d’environ 1,2 millions d’années a permis de conclure que les bébés d’H. erectus pouvaient avoir de grosses têtes (Simpson et al., 2008). Le pelvis féminin d’H. erectus, à cette date, est d’une largeur proche de celui d’H. sapiens, et le canal par lequel passe le bébé d’un diamètre voisin. C’est le résultat d’une verticalisation accrue. Mais si le bébé est mature plus tard, il a besoin d’une protection accrue.
Cette anatomie, et la physiologie associée, ne peuvent se comprendre que moyennant des changements techniques préalables très importants. Le premier est l’usage du feu et la cuisson des aliments, tant végétaux qu’animaux. Organ et al. (2011) concluent avec Ragir (2000) que l’alimentation processée, voire cuite, est apparue plus tôt qu’estimé. La possibilité de faire la cuisine même de manière « archaïque », c’est-à-dire sur la base de fermentation davantage que sur la cuisson, permettrait de comprendre comment est apparu H. erectus. L’absence de trace de feu, ou l’extrême difficulté à les déceler, provient du genre de vie nomade ; mais selon les auteurs de l’article en question, l’analyse de l’évolution de l’anatomie permet de conclure. Le deuxième changement est la mise en place de techniques de protection de la toute petite enfance : porte-bébé (Taylor, 2010), mais aussi toute forme de protection contre le froid et l’humidité, peaux de bêtes, etc. Le bébé naît sans fourrure et en acquiert de moins en moins, au fil des générations, devenu adulte.
En effet, on ne peut pas inverser l’ordre des choses et imaginer un H. erectus domestiquant le feu et protégeant sa progéniture, pour pouvoir survivre. Cela revient à imaginer une nature seconde et retrouver toute la problématique de la néoténie qui serait la cause de la créativité de l’invention technique, etc. H. erectus est néoténique parce qu’il est issu d’un développement technique lui permettant de l’être. Et cela conduit logiquement – on peut dire « nécessairement » – à une domestication du feu précoce et peut-être antérieure à -1,9 millions d’années, ce que semblent montrer les recherches (Gowlett et al., 1981 ; Karkanas et al., 2007 ; Hlubik, 2018). C’est une des conséquences fortes de notre point de vue épistémique que la domestication du feu a eu lieu beaucoup plus tôt qu’admis généralement. L’analyse des arguments en faveur d’une domestication tardive montre que sévissent les erreurs décrites ci-dessus (1 - L’origine des acquis est (presque) toujours plus ancienne que supposée) et surtout que ce qui est prouvé par les premiers foyers, il y a 400 à 500 000 ans, c’est la sédentarité de groupes maîtrisant de feu depuis de très nombreuses générations et non la domestication et l’usage du feu. De même, si les bébés « prennent le temps » de se développer, c’est qu’ils sont protégés sans que cela accroisse les risques pour leurs mères. La marque de l’activité technicienne est désormais très forte et H. erectus ne peut plus survivre sans toute sa maîtrise technique. Il est enfant de la cuisine et du feu avant d’être son premier utilisateur. Il fera mieux que survivre, il ira jusqu’en Chine et sur les îles indonésiennes où il dévoilera même des capacités nautiques (Bednarik, 2003). La domestication du feu est un événement dans l’évolution vers l’humain tant il est porteur d’un monde nouveau (Bachelard, 1949).
Toute mutation source d’évolution qui « va vers l’humain » n’est pas néoténique dans les lignées des hominidés, mais ce qui conduit à des pertes de différenciations propres à l’adulte a de très fortes probabilités de l’être : évolution de la face, des muscles maxillaires, du volume relatif du cerveau, du système digestif. On est bien dans une configuration similaire à celle de l’axolotl. À la stabilité de la température du milieu des lacs souterrains correspond la stabilité de l’alimentation et la protection contre les prédateurs, grâce à la technique. Et cela malgré les changements climatiques.
Les H. erectus vont se répandre dans l’Eurasie pendant plus de 1,5 millions d’années (Rightmire, 1981 ; Anton, 2003 ; Liu et al., 2005 ; Kappelman et al., 2008 ; Sutikna et al., 2016) Leur variabilité est d’ailleurs un indice, une branche va diverger environ un million d’années après les premiers H. erectus bien identifiés. Les derniers H. erectus disparaissent il y a semble-t-il 140 000 ans, mais il est possible que cet événement fût plus proche... H. erectus a démontré des capacités remarquables. Notre thèse ici est que par ces capacités techniques les groupes d’H. erectus ont créé des conditions nouvelles de sélection. Se séparant du pool génétique central des hominines, l’Afrique, des groupes iront dans toute l’Eurasie, jusqu’en Chine et en Indonésie. Il conviendra d’analyser si les H. erectus se sont éteints « spontanément », avant l’arrivée des H. sapiens, ou suite à la confrontation avec eux. Ce qui semble certain c’est que la niche écologique d’H. erectus est désormais celle d’un humain, c’est-à-dire en haut de la pyramide alimentaire, s’attaquant à presque tout ce qui est vivant et presque dans toute la biosphère. Il est à la fois déspécialisé collectivement et très spécialisé individuellement et techniquement. On sait que deux espèces ne peuvent pas partager la même niche écologique. Aussi, quoi qu’il arrive, l’apparition des H. sapiens (ou neanderthalensis, heidelbergensis), encore mieux outillés, plus adaptables, plus inventifs, signait son arrêt de mort. L’hypothèse ici est qu’il s’est éteint en Extrême-Orient et Asie du Sud-Est quand H. Sapiens s’y est installé. Car pourquoi se serait-il éteint ? C’est en tout cas la première espèce d’humain a avoir vécu si longtemps, d’au moins 1,8 millions d’années.
La troisième néoténisation – vers Homo sapiens
D’autres branches, en Afrique, probablement séparées de celle d’H. erectus assez tôt avant la fin de sa longue existence, vont reprendre une troisième fois un processus de néoténisation que l’on peut concevoir comme une nouvelle réponse à la pression de sélection de l’usage de la technique, peut-être dans le cadre de changements climatiques. Il y a entre 600 000 et un million d’années (Rightmire, 1998 ; Mounier & Caparros, 2015), ils entamèrent une évolution néoténisante, laquelle s’épanouit avec H. heidelbergensis, H. neanderthalensis et H. sapiens et d’autres « espèces » probablement de la même grande buisonnance : H. denisova, et peut-être H. naledi (Dembo et al., 2016).
Quelles sont ici les caractéristiques de cette troisième néoténisation ? Ici, c’est le social et les échanges dans les groupes qui semble la grande nouveauté, décelable par l’ampleur ou la forme du cerveau et, toujours, avec une technicité encore supérieure et plus générale à la phase précédente. Cette néoténisation semble plus marquée par un fort développement cérébral, associée à la fameuse altricialité secondaire, avec quelques « à côtés » spécifiques comme la perte totale de la fourrure, car la longue protection de l’enfance est telle que si des avantages apparaissent dans la peau nue et la sudation (régulation thermique) ils seront facilement sélectionnés, car les inconvénients sont supprimés par la technique (Rantala, 1999). Sur ces populations à évolution buissonnante, on constate une poursuite de la croissance fœtale plusieurs mois après la naissance en même temps qu’une croissance cérébrale du fœtus juste avant la naissance. Cela conduit à la fois aux difficultés de l’accouchement de la femme moderne (dystocie), qui n’est concevable d’un point de vue évolutionnaire que par une intense protection du bébé et de la mère impliquant une coordination entre femmes (Raynal et al., 2005) et à cette altricialité secondaire discutée précédemment.
Une simple mutation, apparue il y a environ 500 000 ans, c’est-à-dire 200 000 ans avant qu’H. sapiens soit attesté dans les archives paléontologiques, alors qu’H. erectus existe depuis un million et demi d’années, a entraîné une multiplication considérable des neurones cérébraux (Marta Florio et al., 2016, 2017). Dans les régions de bonne conservation des squelettes, on pourrait donc trouver des H. sapiens plus anciens que supposés.
On peut concevoir que l’invention des vêtements accentue la néoténisation conduisant à la perte de fourrure. L’accouchement lui-même peut devenir un enjeu technique s’il ne peut avoir lieu que dans des conditions techniques qui protègent de l’environnement (froid, chaud, vent, pluie, etc). La protection de l’enfance est poursuivie toujours plus longtemps depuis la naissance jusqu’au moment où cette protection devient celle d’un adulte ; c’est une hypothèse nécessaire, sinon, comment H. erectus aurait-il pu aller en Chine ? Initiée sur les tous petits, la protection par des peaux de bêtes et autres « tissus » a dû se poursuivre peu à peu jusqu’à l’âge adulte. En accord avec Paul Alsberg (1970), ce n’est donc certainement pas la perte de fourrure qui a conduit au port de vêtements, mais l’inverse, et en commençant par les tous petits. Cette invention « technique » qu’est le port de vêtement, que l’on peut concevoir comme la conséquence d’une protection de la naissance et des petits, va provoquer un événement biologique intéressant : la différenciation de deux espèces de poux, ceux de la tête et ceux du corps (Shaefer, 1978 ; Leo et al., 2002, 2005) qui serait effective il y a un peu plus de 100 000 ans. Cette séparation biologique a dû commencer quelques milliers de siècles après le port stable du vêtement... Le singe devient nu, selon l’expression de Desmond Morris (1971). Il dévoile sa fragilité, il attise le désir. S’épouiller réciproquement devient difficile, il ne reste que la caresse. Il convient donc de considérer le port du vêtement comme la réponse technique à un problème : la protection des petits, ce qui va conduire à un changement général en plusieurs centaines de millénaires.
Cette troisième néoténisation qui demandera de l’ordre du million d’années semble bien corrélée au contexte sociotechnique. On peut le voir avec la construction des outils anatomiques permettant le langage. Cela commence durant les deux néoténisations antérieures avec un prélangage puis un protolangage, pour s’épanouir, durant les 500 000 dernières années, en un vrai langage. On peut concevoir différents niveaux dans la sélection du langage. Le fait de la seule verticalité dégage le larynx et permet une production de sons (Grant & Peyre, 2004). Par ailleurs, le développement technique demande, à partir des techniques acheuléennes, une transmission verbale (Toth et Schick,1990 ; Hecht et al., 2015 ; Morgan et al., 2015). Le maintien du feu est une technique nécessitant la maîtrise du souffle (souffler sur un feu). Là encore, c’est bien le milieu technique qui est sélectionnant tant sur l’usage que sur la protection par sélection négative, et ce même si les traits biologiques apparaissent longtemps après (ils arrivent avant lors d’exaptation).
Selon la formule ancienne adoptée par Darwin, « la nature ne fait pas de saut ». Néanmoins, lorsque la buissonnance se montre, on constate une sorte d’accélération des changements, ce qui répond au modèle des équilibres ponctués (Smith, 1983). On peut différencier innovation incrémentale et innovation de rupture à partir de la buissonnance. Faisons l’hypothèse que si, à l’échelle des temps du changement tel qu’il se montre, on découvre une forme de buissonnance, il y aurait une certaine probabilité qu’il s’agisse d’une évolution de rupture. L’équivalence analogique des termes « transformation », « changement », « innovation », permettrait de comprendre mieux ce que pourrait être une innovation de rupture. Il pourra être intéressant de revoir le parcours d’Homo sapiens depuis 300 000 ans. À cette nouvelle échelle, plus courte, peut-on détecter des innovations de rupture, sont-elles biologiques, sociales, techniques, … ?
La néoténisation vers l’humain conçue comme perte
Les trois néoténisations peuvent se condenser en quelques aspects frappants et simplificateurs et se montrent globalement conformes à l’analyse cladistique (Strait et al., 2015). La première concerne les genoux, les pieds et le bassin, surtout impliqués dans la bipédie, l’allongement du pouce impliqué dans la technique outillée (Key & Dunmore, 2015) et un cerveau accru en fin de parcours ; la deuxième concerne le fémur et la taille (lombaires), impliqués dans la bipédie, suivis de la torsion de l’humérus, l’abaissement des épaules et la force et souplesse du poignet, impliqués dans l’usage technique de la chasse et toute la modification de la face et du système dentaire, maxillaire et digestif, associés à l’usage technique du feu et des pratiques alimentaires (Organ et al., 2011 ; Zink et al., 2014 ; Zink et Lieberman, 2016), avec un cerveau qui s’accroît encore ; la troisième concerne un allongement du corps, impliqué dans la bipédie, la perte de fourrure liée à la protection de l’enfance et probablement à la lutte contre les ecto-parasites (Rantala, 1999), l’allongement de la petite enfance et le développement consécutif du cerveau permis par les techniques de protection de l’enfance – et des adultes – associées aux techniques outillées et à l’émergence d’une nouveau champ technique (Petanjek et al., 2011 ; Somel et al., 2009), les techniques mentales qui se définissent de manière sociotechnique et sont à la fois sélectrices du langage et sélectionnées par lui. Par contraste avec H. erectus, la différence se montre fondamentalement cognitive (Coqueugniot et al., 2004).
Il reste un immense travail de mise en correspondance des techniques conditions de – ou nécessaires à – une évolution biologique donnée ainsi que des techniques connues et de la pression de sélection qu’elles entraînent. Mais certaines évolutions ne semblent pas être le résultat d’hétérochronie, néoténique ou non, comme, par exemple celle du canal hypoglossal (Kay et al., 1998). La maîtrise du souffle pourrait être néoténique, puisque c’est la modification d’une régulation. Certaines fonctions nouvelles issues de mutations diverses peuvent être simplement sélectionnées sous pression d’une sélection constante sur l’usage, dans le cadre de groupes, de techniques de plus en plus variées.
Il est possible de concevoir la néoténisation générale menant à l’humain comme une perte de différenciation dès que la technique remplace une fonction spécifique qu’elle peut permettre d’amplifier (Alsberg, 1970). Sur une longue durée, la différenciation biologique, devenue progressivement inutile, régresse, par l’arrêt ou le retard d’une fonction durant le développement (algorithme darwinien). Lors de la verticalisation d’origine, ce sont des êtres de petite taille, plus graciles. C’est l’usage technique collectif qui les rend plus conquérants. Un être humain est beaucoup plus faible et fragile qu’un chimpanzé ; il faut au moins quatre personnes solides pour maîtriser un chimpanzé pourtant moins lourd. Mais le plus frappant, et le plus facile à comprendre, est le rétrécissement des fonctions d’assimilation alimentaire grâce à la technique. La technique a permis une alimentation de plus en plus riche, de plus en plus facile à absorber et digérer et en réponse l’organisme a vu les fonctions correspondantes, coûteuses et devenues inutiles, s’amenuiser. Homo sapiens, considéré comme population, ne peut plus vivre d’aliments crus non processés, même si un individu le peut éventuellement, en choisissant bien. Ce sera encore plus vrai s’il s’agit de régime strictement végétarien. Celui-ci devient impossible, dans le cadre d’une vie « normalement » active, si les produits ne sont pas cuits (Carmody & Wrangham, 2009 ; Wrangham & Carmody, 2010). L’alimentation processée, cuite et variée, rendu molle et facilement mâchable a favorisé la sélection d’une structure d’assimilation rapide, plus efficace et moins coûteuse. Cela a eu des conséquences aussi sur la baisse de sélection contre un cerveau trop gourmand en énergie. Quel risque s’il peut être facilement alimenté ?
On sait aujourd’hui, par l’étude des séquences d’ADN, qu’un bon nombre de modifications du génome des humains par rapport aux chimpanzés, et aux mammifères de façon générale, ne proviennent pas d’ajout mais de disparition de morceaux d’ADN. Il s’agit le plus souvent de fragments d’ADN qui jouent un rôle clé durant le développement embryonnaire et ont des rôles d’amplification, d’allumage ou d’interruption. Plus de 500 de telles séquences disparues ont été trouvées dans le génome des humains d’aujourd’hui. Même la croissance du nombre de neurones dans le cerveau semble avoir été amplifiée par la disparition, durant la troisième phase de néoténisation d’un interrupteur durant l’ontogenèse (Lovejoy, 2009 ; McLean et al., 2011 ; Kellis et al., 2014 ; Reno, 2014 ; Indjeian et al., 2016). Normalement, de telles mutations sont létales, mais dans l’environnement humain elles ont été sélectionnées tant elles répondaient aux exigences de l’usage technique et qu’elles étaient possibles grâce à la protection technique initiale. Une rétro-action réciproque a permis cette co-évolution corps – technique.
Quoi de plus parlant que de confronter le concept de néoténie à celui de perte d’une régulation, quand il s’agit bien de parler du retrait d’une différenciation pour laisser la place à un possible indifférencié, qui se différencie dans et par l’usage technique ? C’est bien le concept défendu par les philosophes Bernard Stiegler et Dany-Robert Dufour lors d’une journée animée par Marc Levivier sur addiction, pharmakon et néoténie. La néoténie cérébrale humaine entraîne en effet une forme d’addiction à tout « pharmakon » sur lequel il est possible de se décharger (Levivier, 2012). La technicité ouvre des différenciations nombreuses et en réponse le biologique s’adapte en jouant sur l’indifférenciation, l’exaptation et la capacité d’usage d’outils différenciés. En bref : plus le technique se différencie et moins le biologique en a besoin. La différenciation devient neuronale et adaptable par exaptation aux besoins. La moindre dédifférenciation s’associe avec l’intégration de l’usage d’outils dans la différenciation potentielle et conjoncturelle. Le corps et l’esprit s’indifférencient sans cesse comme réponse à une solution technique, et ce sont les capacités potentielles qui s’amplifient avec la technique. La différenciation devient « gestaltique ». Car l’usage technique, et tout ce qui favorise l’apprentissage, peut être sélectionné. Tel serait un des secrets de l’évolution vers l’humain depuis des millions d’années. Car les mutations sélectionnées ne sont pas toutes néoténiques, même si le nombre qui l’est est étonnamment grand.
Peut-on concevoir que la capacité à percevoir à travers un outil puisse être d’origine néoténique ? Cela ressemble à une projection psychique. Pourtant on peut constater que le bébé humain est projectif très tôt, probablement dès la naissance (Tomasello, 2004). Être projectif, c’est dépasser la perception passive ; être mobilisé dans une démarche active de jeu (Roman, 2005). Si c’était le cas des petits des autres singes, alors la néoténisation profonde au niveau du développement du fœtus, pourrait rendre le bébé humain projectif, mais comment expliquer ce processus projectif si précoce ? Est-ce que cela viendrait du processus de lactation, propre aux mammifères, qui oblige à rechercher le sein au plus vite ? Ou bien est-ce plus profond encore, le projectif étant dans la logique même du développement fœtal dès que le cerveau s’accroit et que le système nerveux s’installe (Kaplan, 2008) ?
On peut aussi concevoir cette néoténisation comme une diminution des contraintes de régulation biologique. Ces régulations ont un coût énergétique et peuvent limiter l’efficacité, si l’activité technique a pris le relais. On le constate dans les régulations liées à la reproduction biologique. Les régulations « naturelles » semblent désormais être prises en charge par des fonctions sociotechniques. Qu’il s’agisse de régulation des naissances ou de l’interdit de l’inceste, la prise en charge sociale remplace des processus qui fonctionnaient fort bien dans un cadre qui semble biologique/éthologique : d’un côté l’oestrus et la lactation, et de l’autre le départ des femelles hors du groupe dès qu’elles sont pubères. La protection technique de l’enfance montre bien son rôle, car avec la sédentarisation et le néolithique, l’explosion démographique correspondante montre bien qu’un processus sociotechnique de limitation des naissances a été levé (Armelagos et al., 1991 ; Bocquet-Appel, 2011 ; Fedotov et al., 2008). Cela permet de reconsidérer le point de vue de Lévi-Strauss sur le rôle de l’interdit de l’inceste qui peut être conçu ici comme la reprise sociale d’une éthologie de grand singe (Lévi-Strauss, 1949).
La néoténisation peut bien être conçue comme des pertes de savoirs, savoir-faire, savoir être biologiquement construits, qui ont été rendus possibles par des prises en charge de savoir-faire appris par étapes. On peut comprendre la théorie d’Arnold Gehlen (2009) de la décharge dans ce sens. Elle devient une condition de néoténisation.
La taille de la pierre comme indicateur de l’évolution cognitive
La très longue existence d’H. erectus, environ 1,8 millions d’années, suggère un état d’adaptabilité aux changements environnementaux et climatiques. Avec l’utilisation du feu, la protection technique de l’enfance, une méthode de chasse éprouvée, une technologie de la taille de pierre stabilisée (Acheuléen), un protolangage efficace, H. erectus est préparé à une longue vie sociale et mobile, de par le monde.
Durant la période d’émergence d’H. erectus, d’autres possibles se sont probablement développés conservant un état métastable. On peut le deviner par la multiplication des variants, souvent qualifiés d’espèces, tant diachroniquement que synchroniquement. Les populations sont probablement limitées, éclatées et les traces archéologiques, même limitées transmettent bien cette variabilité. Il reste que, alors qu’H. erectus a traversé un million d’années, de nouvelles espèces dont l’avenir montrera la performance, sortent du schéma erectus, acquièrent un cerveau plus important tout en pratiquant un débitage de pierre plus efficace dite « méthode levallois » (Boëda, 1994, 2013 ; Eren, 2012).
L’étude des méthodes de taille de pierre suggèrent un processus possible à cette évolution. Nicolas Toth et Kathy Schick (1990), ont proposé d’observer le fonctionnement cérébral lors de la taille de pierres. Ces travaux ont été poursuivis par plusieurs chercheurs dans le monde et leurs conclusions sont conformes. L’apprentissage de la taille de pierre selon la méthode oldowayenne (en gros jusqu’à H. habilis) demande déjà des dizaines d’heures de concentration, celle de la méthode acheuléenne tardive (H. Erectus, mais aussi des espèces voisines), capable de produire des haches taillées, peut demander jusqu’à 300 heures d’apprentissage à un Homo sapiens d’aujourd’hui. La taille oldowayenne mobilise le cortex ventral prémoteur, les sillons intrapariétaux antérieur et supérieur, et le gyrus supramarginal du lobe pariétal inférieur, ce dernier étant connu pour être impliqué dans la conscience de la localisation du corps dans son environnement spatial. Les exigences du travail acheuléen sont supérieures ; elles demandent entre autres, une mobilisation supplémentaire du cortex prémoteur supérieur et du gyrus frontal inférieur gauche.
Il faut, à la fois, un raisonnement de planification et un contrôle moteur précis. Certaines techniques postérieures, comme la technique Levallois (moustérien), qui relèvent de H. Neanderthalensis et H. Sapiens, et peut-être H. heidelbergensis, relèvent d’une planification ; Éric Boëda (1995) a présenté le « concept Levallois ». On ne peut qu’être admiratif devant une telle ingéniosité ignorée d’H. erectus. Les chercheurs ont montré que cette activité entraînait une modification détectable des réseaux neuronaux. Durant toute activité d’apprentissage, une reconfiguration neuronale a lieu lors du processus. Celle-ci définit de nouveaux comportements qui seront soumis à la sélection, favorisant les variants les plus efficaces. L’usage de l’outil est bien une force motrice du développement cérébral (Pelegrin et Roche, 2017). La taille d’un silex demande un effort continu et au premier abord ingrat, récompensé par… le plaisir de la réussite (Sigaut, 2012) ; celui-ci est amplifié par la nécessité d’être accompagné et soutenu. C’est une activité collective. Il faut une maîtrise et une concentration soutenues. Tout tailleur de pierres, encore aujourd’hui, sait qu’il faut comprendre les caractéristiques de la pierre à tailler. Cela demande un long apprentissage qu’il faut savoir transmettre (Firth & Malafouris, 2009 ; Morgan et al., 2015 ; Hecht et al., 2015 ; Stout et al., 2015 ; Stout, 2016). Le cerveau avait donc bien acquis sa plasticité actuelle avant même la fin de l’Acheuléen. Mais ce n’était plus H. erectus.
Les expériences réalisées sous la direction de Dietrich Stout, à l’université d’Emory aux États-Unis, suggèrent que dès les techniques acheuléennes, la transmission par le langage, et non seulement en montrant, accélère l’apprentissage. Anne Smyrl (2014), de l’Université de Colorado Boulder, montre que, pour les techniques post-acheuléennes, l’apprentissage par observation et imitation ne suffit plus pour pouvoir transmettre le savoir-faire technique, ce qui est confirmé par d’autres chercheurs (Hecht et al., 2015 ; Morgan et al., 2015) et conforme aux analyses sur l’humain actuel (Firth & Malafouris, 2009). L’apprentissage réalisé selon un enseignement verbal a donc dû commencer longtemps avant l’ère post-acheuléenne, celle qui est propre à H. neanderthalensis et H. sapiens (Putt et al., 2014).
Il apparaît bien une forme d’indépendance de l’évolution technique. H. erectus qui semble être l’inventeur de la taille acheuléenne, y est resté jusqu’à la fin. D’autres, dans une situation métastable plus ou moins improbable ont été plus loin et, par une co-sélection et une co-évolution entre cerveau et technique, ont pu conduire à la sélection d’H. Neanderthalensis et H. sapiens. H. heidelbergensis (ou rhodesiensis) serait d’ailleurs un candidat d’une telle forme intermédiaire (Stringer, 2012b).
La nature de la taille des pierres change, durant les quelques trois millions d’années de cette pratique par les homininés, de la simple fracture par choc à la taille lomekwienne, puis la taille oldowayenne, puis acheuléenne, puis Levallois. Ces changements ont été, et sont encore, associés respectivement à un australopithèque, à Homo habilis, puis Homo erectus, et enfin à Homo neandertalensis ou sapiens. Cette activité, transmissible comme une technique, demande un fondement génétique (Corbey et al., 2016). C’est la génétique qui définit les limites de ce qui, dans le cadre d’une espèce, peut être inventé, enseigné, transmis, appris. Dans le cadre de ces limites génétiques, s’épanouissent toutes formes de techniques. La technique n’est pas propre à l’humain ; ce qui lui serait propre est la nécessité, pour sa survie, d’un usage permanent de techniques et peut-être aussi d’une capacité d’innovation devant un nouveau problème. Ici, en analysant l’évolution des premiers bipèdes à Homo Sapiens, nous pourrions nuancer le propos. Cette nécessité peut être apparue avec les premiers bipèdes, et dans ce cas, dans les cinq à six millions d’années qui ont suivi, c’est la gamme des techniques et la nature des limites génétiques qui sera propre à chaque espèce. Il est possible que le langage comme technique ne soit pas propre à l’humain, par contre la largeur de la gamme de ce qui constitue le langage humain est immense et sans ce langage il n’y a plus de survie possible de l’humain actuel.
Comment la taille acheuléene a-t-elle duré si longtemps ? Ne serait-elle pas « plus proche d’un chant d’oiseau que d’un air des beatles ? » (Corbey et al., 2016) ou telle la toile de l’araignée, marque de chaque espèce ? On peut répondre que c’est une marque de l’humain que l’apprentissage soit systématique et régulier. L’humain copie davantage que le chimpanzé ; il copie la totalité de la procédure apprise et pas seulement le résultat (Call et al., 2005). Les humains montrent une aptitude spontanée à la sur-imitation (McGuigan et al., 2007, 2011 ; Whiten et al., 2009 ; Nielsen and Tomasello, 2010 ; Högberg et al., 2015 ;). Et la taille acheuléenne semble relever au moins autant d’une représentation, d’un pattern global, que de copies parfaites, au point que le « concept » d’Acheuléen est peut-être un amalgame (Nicoud, 2013). On découvrira peut-être que l’Acheuléen est d’abord le goût pour une forme symétrique, indépendamment des moyens pour l’obtenir, la technique Levallois devenant une sorte d’accomplissement final. De plus, on peut identifier des étapes cognitives dans les comportements des tailleurs de pierres lomekwiens dépassant les capucins frappeurs de pierres ou les chimpanzés casseurs de noix (Haidle et al., 2015 ; Lombard et al., 2018 ; Proffitt et al., 2016). Ces étapes cognitives sont parallèles au développement du pouce et de l’aire cérébrale dite de Broca, c’est-à-dire du langage (Putt, 2015).
On peut inférer que l’évolution de la taille de la pierre pourrait devenir un indicateur pertinent du moment approximatif où la culture devient le moteur dominant de l’évolution sociale humaine, la limite génétique ayant été repoussée grâce à l’architecture cérébrale permettant une cognition dite des quatre E (embodied, embedded, extended, enacted) (Bell, Richerson, & McElreath, 2009).
De l’émergence au leadership de la technique mentale : la quatrième néoténisation
Robin Dunbar (1992, 1993, 2007) a pu établir, chez les primates supérieurs – Orang Outang excepté, car il est solitaire – une corrélation linéaire entre, d’une part, le rapport entre volume du néocortex et volume du reste du cerveau, et d’autre part la taille des groupes pour les espèces correspondantes. Si les chimpanzés sont rarement en groupes de plus de 50 individus, un groupe humain pourrait se situer en moyenne aux alentours de 150 personnes. On peut calculer selon cette approche que les groupes d’Homo habilis devaient se positionner autour de 80 individus, et ceux d’H. erectus une centaine. Cette corrélation est celle qui relie la croissance cérébrale corticale aux capacités relationnelles.
La néoténisation que va permettre le développement des techniques mentales renvoie souvent au développement de la curiosité et de la créativité (Lorenz, 1970). Ce n’est évidemment pas le cas de toutes les formes de néoténie, par exemple celle de l’axolotl. Parce que cette néoténie s’applique à un mammifère, à un primate, et concerne le développement cérébral, elle provoque la maintenance à l’état adulte de caractères comportementaux typiques des petits primates. Mais il y a une autre raison : nous avons compris que l’usage des outils créait des conditions de sélection nouvelles favorisant le retrait des organes devenus moins utiles. L’émergence du langage, de la même façon, entraîne un retrait, un détachement, une prise de distance par rapport à l’objet qui sera nommé avant même d’être utilisé. Dans la relation directe à l’objet final, c’est une sorte de régression, ou plus précisément un recul, un régrès. Dans la possibilité de penser l’objet techniquement, c’est un progrès car l’objet technique est séparable, et même si son usage est quotidien, il est reconnu comme autre et comme média pour la relation à l’autre.
Gehlen (2009, p 123) cite Georges Herbert Mead qui en 1934 avait émis « l’idée importante selon laquelle l’individu n’acquiert pas d’expérience immédiate de soi, mais devient un objet pour lui-même du fait qu’il anticipe dans son propre comportement les actes des autres ». Il s’agit d’une transposition de l’approche technique sur soi-même qui semble bien corrélé avec ce que nous appelons « un état de conscience ». Maurice Pradines avait analysé dès 1946 que la fabrication et l’usage d’objets techniques exigent une pensée symbolique. L’intelligence technique se caractérise par « l’effort pour comprendre la raison des choses qui sont l’objet d’attention » alors que « l’animal comprend la signification des choses […] Un phénomène donné peut lui être un signe, un avis […] Il ne semble pas chercher à comprendre pour quelle raison les chosent arrivent. […] La technique est l’art de faire les choses d’après leurs raisons comme garants ». Cette exigence s’accroît jusqu’à devenir nécessaire (cf ci-dessus), de la taille du Lomekwien à la taille Levallois. Le langage et la technique mentale doivent être opérants lors de la taille acheuléenne, pour les espèces déjà parlantes, puis s’épanouir pleinement corrélativement à la taille Levallois.
En anatomie des organes de la parole, dans la lignée des homininés, tout est déjà positionné pour une parole possible, anatomiquement parlant (Grant & Peyre, 2004). C’est la verticalité qui change l’angle du pharynx et de l’axe buccal, et, dans ce contexte, permet la séparation entre respiration et absorption d’aliment, ce qui a conduit à la possibilité d’émission de sons. « Les représentants du genre Homo avaient un os hyoïde et un larynx, qui par leurs places et leurs dimensions, sont proches de ceux des Hommes actuels. Leur conduit vocal leur donnait potentiellement la possibilité de parler. » Elise Jeusel et Bertrand Mafart (2003, 2006) montrent que le palais d’un australopithèque semble intermédiaire entre celui des grands singes et celui du genre Homo. Un langage articulé lui est probablement inaccessible, mais pas la production de sons divers (Lieberman, 2015). Si c’est bien la verticalité qui est l’événement initial du changement, on peut supposer que les australopithèques pouvaient émettre des sons plus variés que les primates type chimpanzé et dans ce cas émettre des signaux sonores, plus ou moins articulés, c’est-à-dire un prélangage inaccessible aux primates supérieurs non verticaux quoique associé à une gestuelle qui leur serait signifiante.
Il semble aussi acquis (Meguerditchian et al., 2013) que les prémisses du substrat cérébral de l’hémisphère gauche porteur du langage et des connexions neuromotrices entre la main et le système oro-facial/vocal sont bien plus anciennes que supposé il y a seulement vingt ans. Ils auraient émergé, a minima, il y a plus de 30 millions d’années chez l’ancêtre commun au babouin, au chimpanzé et à l’homme. Dès l’apparition de l’ancêtre commun au chimpanzé et à l’homme, le système gestuel aurait intégré vocalisations et expressions oro-faciales intentionnelles. Il a évolué, durant les millions d’années de la lignée des hominidés vers le langage articulé moderne de l’humain. Les gestes si souvent associés à la parole seraient en quelque sorte un résidu de ce système ancestral.
Pour notre thèse, la question fondamentale est de savoir si l’émergence du langage, cette technique de l’humain nécessaire à sa survie, peut être conçue en relation avec la néoténisation, et si oui comment. Le langage n’est ni une caractéristique infantile des singes supérieurs, ni une aptitude d’enfance : c’est entièrement appris, sans intégration cérébrale innée ou génétique d’une hypothétique grammaire universelle (Lieberman, 2015). Ce serait donc une erreur de concevoir le langage comme une conséquence directe de la néoténisation humaine. Le langage doit être conçu comme un élément essentiel de ce que nous appelons « la Technique mentale ». C’est une technique corporellement fondée ; son originalité est bien d’avoir modelé, par coévolution, le cerveau, comme la technique outillée a modelé le corps et aussi le cerveau. Il y a bien une forme d’indépendance des techniques corporelles par rapport aux techniques outillées, la verticalisation en est l’exemple typique, et il y a bien une forme d’indépendance des techniques mentales par rapport aux techniques corporelles et outillées, c’est le cas du langage.
On peut donc associer les trois néoténisations à trois étapes de l’évolution du langage (Lieberman, 2012, 2015 ; Ahern, 2015 ; Holloway, 2015 ; Klein, 2017 ). Les premiers bipèdes disposeraient d’un prélangage sans syntaxe qui s’appuierait sur des vocalisations plus variées et maîtrisées que celles d’un chimpanzé, mais sans grande possibilité d’articulation ni de formation de vraies voyelles. Le genre Homo indiquerait l’entrée dans un protolange. H. erectus serait le modèle-type de l’espèce parlant un protolangage, peut-être tels les pidgins identifiés par Bickerton (1984, 2007). Quant à H. Neanderthalensis et H. Sapiens, ils ont acquis un langage articulé moderne, peut-être annoncé par une espèce comme H. heidelbergensis. Une découverte récente apporte un éclairage plus net : les consonnes labiodentales F et V seraient apparues après le néolithique, suite à une modification de la fermeture des mâchoires, associée au changement alimentaire post-néolithique (Blasi et al, 2019).
Notre hypothèse est que le langage est l’indicateur d’un champ technique spécifique, différent des techniques corporelles et des techniques outillées. Comme toute technique, elle modifie les conditions d’existence et crée une pression de sélection sur les modalités de son usage, lequel peut être pensé comme une condition de la transmission de techniques complexes. Qui est premier, le langage articulé, le développement cérébral, les techniques de taille de pierre ? Il est logique de postuler l’ordre suivant : technique outillée, cerveau/technique corporelle, technique langagière, et bouclage. C’est à dire d’abord ce qui crée les conditions de sélection et ensuite la réponse à ces conditions qui finalement modifiera les conditions. Mais la logique est celle d’une co-évolution, chaque champ évolue de manière partiellement indépendante mais crée des conditions de sélection sur l’évolution des autres. C’est le problème connu en évolution biologique de la relation entre « l’œuf et la poule » (Danchin, 1983). Autrement dit les trois niveaux interagissent et une modélisation devrait être possible. On peut concevoir que le langage syntaxique soit apparu avant l’émergence de H. Neanderthalensis et de H. Sapiens, ce serait cohérent. Dans ce cas, H. Sapiens réaliserait seulement un élargissement de son usage selon le processus de sélection par la maîtrise technique.
Nous pouvons concevoir le langage dans la continuité de la co-évolution technique-humain, le langage faisant partie du troisième champ technique – en interaction avec l’humain en individuation – qui enrichit son « milieu associé » et participe de son être, lequel est ainsi « théâtre d’individuation » plutôt que simple « résultat d’individuation, comme le cristal ou la molécule » (Simondon, 2013, 24-29). Le langage néoténise fortement l’humain, et nous avons vu qu’il devient peu à peu une nécessité dans l’évolution technique outillée.
On peut donc concevoir que l’usage du langage moderne a joué un rôle fondamental dans la dernière néoténisation qui mène à l’humain qualifié de « moderne ». Il s’agit d’une quatrième néoténisation qui est très documentée (quelques exemples : Bickerton, 1984, 2007 ; Cavalli-Sforza et al., 1988 ; Ruhlen, 1994 ; Sahlins, 2009 ; Stringer, 2012a ; Bednarik, 2013a, 2013b) Elle correspond au « Middle Stone Age africain », durant lequel apparaît un nouveau type de comportement. Comme les néoténies précédentes, elle a eu lieu en Afrique. Elle pourrait correspondre à l’hypothèse de Jean-Louis Dessalles (2000) concernant l’aptitude à la coalition, si les groupes humains dès cette époque atteignent le nombre de Dunbar et éventuellement le dépassent. Bednarik (2013b) postule que cette néoténisation est « artificielle » ; car c’est une sélection par l’usage du langage. Cependant, la séparation précise du naturel et de l’artificiel est bien la problématique générale de l’évolution qui a mené à l’humain. Nous avons vu que Taylor parlait d’artifice avec le porte-bébé, bien avant, et que la verticalisation qui conduit à l’humain est une posture…
Cette dernière néoténie se constate par une créativité accrue : 1) élargissement de la gamme des outils non biologiquement dégradables, ivoire, coquillage, perle, os, etc… ; 2) évolution rapide du style des outils ; 3) apparition de ce que nous nommons « art » ; 4) apparition de ce que nous nommons « religion », funérailles, rituels ; 5) organisation des habitations, villages, lieux communs ; 6) invention de la pêche.
Cette dernière néoténie émerge aussi, de manière autonome, en Europe, chez H. neanderthalensis, peut-être moins aboutie, ou en un léger décalage dans le temps. Qu’elle puisse se mettre en place de manière indépendante, sur deux groupes génétiquement séparés depuis environ 500 000 ans (Stringer, 2012b ; Mounier & Caparros, 2015) est un indicateur fort qu’il s’agit d’une nouvelle forme de néoténie qui concerne l’impact de techniques « immatérielles » dans le développement cérébral : langage, musique, décorations, organisations. Cela signifie que le facteur limitant le changement n’est plus le corps et probablement plus le cerveau lui-même, mais les constructions mentales collectives. La technique mentale peut prendre le leadership évolutionnaire parce que l’hypercomplexité et la plasticité cérébrale sont la réponse biologique (néoténique) à un milieu sociotechnique de plus en plus complexe.
Notre hypothèse, c’est que cette transformation, cette inversion dans les facteurs limitants entre corps/cerveau, outils, mental/social, va entraîner inéluctablement l’évolution humaine vers l’Histoire. H. neanderthalensis (incluant denisovens) a peut-être payé le prix fort d’avoir fait cette révolution un peu tardivement, mais ce n’est pas sûr, du métissage a eu lieu. Cette néoténie pourrait correspondre au déverrouillage frontal de Leroi-Gourhan qui serait donc présent chez ces deux groupes humains.
Poser que cette dernière néoténisation n’est pas biologique, stricto sensu, mais « culturelle », ne signifie pas qu’elle est sans effet biologique. H. sapiens a des différences biologiques identifiables avec H. neanderthalensis. Rien ne permet d’affirmer que H. sapiens est « supérieur » à H. neanderthalensis, mise à part une capacité de croissance démographique plus élevée. On peut comprendre la disparition de H. neanderthalensis et la présence de quelques pourcents de ses gènes dans les populations humaines eurasiatiques comme le résultat d’une combinaison de métissage et de débordement démographique (Comas et al., 1997 ; Noonan, 2010 ; Paixão-Côrtes et al., 2012 ; Wang et al., 2013 ; Dannemann & Kelso, 2017 ; Browning et al., 2018).
Cette libération du sociotechnique ou du culturel par rapport au biologique/neurologique, vient de l’extraordinaire flexibilité du cerveau tel qu’il apparaît après la troisième néoténie. Elle montre que les différentes co-évolutions sont certes en interaction, mais qu’elles ont aussi leur part d’indépendance. La plasticité neuronale déjà bien montrée par Jean-Pierre Changeux (1983), il y a trente ans, fait qu’une même aire pourra être mobilisée pour diverses activités. C’est le cas de l’aire de Broca (gyrus inférieur gauche), souvent décrite comme l’aire du langage, mais mobilisée pour la musique, les mathématiques, ainsi que dans des actions exigeant de l’habileté manuelle. L’invention ultérieure de l’écriture recyclera des aires cérébrales (Dehaene, 2007). Ce qui a été sélectionné par l’usage de techniques outillées a été mobilisé aussi pour le langage, gestuel ou oral. Il était présent avant l’apparition du langage syntaxique, lequel, durant son évolution, peut avoir eu des effets sélectifs sur l’évolution neurologique prénatale. Cela permet d’affiner les intuitions d’André Leroi-Gourhan (1964), sans le contredire : « L’Homme fabrique des outils concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même processus ou plutôt recourant dans le cerveau au même équipement fondamental. […] Il y a possibilité de langage à partir du moment où la préhistoire livre des outils, puisque outils et langage sont liés neurologiquement ».
De fait, à partir de la quatrième néoténisation, on pourrait dire que le biologique/cérébral est sommé de suivre les exigences techno-culturelles. Si c’est impossible, la conséquence est la disparition possible du groupe en question puisque les conditions techno-culturelles sont devenues nécessaires à sa survie. Réciproquement toute nouvelle combinaison culturelle qui entraîne des avantages, par la démographie, ou la domination, peut conduire à une expansion des structures génétiques correspondantes, même si elle n’y est pour rien directement. Cela signifie que des co-évolutions multiples complexes vont être données à voir. Les problématiques évolutionnaires en langues, mythes, croyances, habitats, structures anthropologiques, génétiques, sont désormais largement débattues, même s’il reste à ce jour des incompréhensions sur le statut des processus évolutifs.
Postphénoménologie et Théorie de l’engagement matériel : leurs fondements phylogénétiques
« La base de toutes les cultures est la somme des outils, des techniques et des comportements avec lesquels chaque société se maintient en vie » (Gehlen, 2009). Dans ce sens, la culture décrit des conditions physiques de l’existence humaine. Il apparaît qu’il n’y a pas de conscience de soi possible sans médiation technique et que cette médiation technique se construit dans l’intersubjectivité. Le monde humain se construit et se définit sur la base de ses relations mouvantes avec les techniques et les objets faits et utilisés (Ihde & Malafouris, 2018). C’est la conséquence de la longue évolution qui a conduit à l’humain, laquelle est finalement la longue histoire de l’intrication de l’humain en devenir et des techniques qu’il a développées et lui ont permis d’être en devenir. Nous ne sommes probablement pas aussi différents cognitivement des autres grands singes que nous le croyons, indépendamment de cette intrication. Notre cerveau « monstrueux » (Prochiantz, 2001) multitâche et partiellement indifférencié peut être conçu comme la réponse biologique à l’intrication au monde de la technicité.
La technique n’est plus, dans le monde humain, la branche effeuillée et lissée pour le temps d’attraper des termites, la pierre utilisée pour casser des noix en passant, les branches nouées pour faire la couche d’une nuit ; elle est continue et peut être matérielle, corporelle ou mentale, elle peut s’intriquer au trois niveaux, elle devient un mode d’être et de devenir (Ihde & Malafouris, 2018).
La publication de Don Ihde et Lambros Malafouris (Homo faber revisited, 2018) pose de fait plusieurs questions à notre proposition d’approche évolutionnaire du devenir humain. Soulignons d’abord l’accord fondamental entre leur proposition et notre analyse. Nous, humains, « nous constituons en fabriquant et en utilisant des technologies qui façonnent notre esprit et élargissent notre corps. Nous fabriquons des choses qui, à leur tour, nous font ». Phylogénétiquement parlant, c’est bien notre hypothèse, laquelle est dans la lignée de la thèse de Leroi-Gourhan. C’est en conséquence de la co-évolution technique – hominidés que l’humain technique, l’humain moderne, est apparu.
« Nous mettons particulièrement l’accent sur la prédisposition humaine à l’incarnation technologique et à la créativité ». Cette prédisposition est la conséquence de millions d’années d’une phylogenèse construite sur plusieurs phases néoténiques de primates supérieurs verticalisés comme réponse biologique à la construction d’un bipôle hominidé – technique, dans lequel la technique est d’abord double, corporelle et outillée, puis triple, mentale, corporelle et outillée.
« Nous argumentons que nous sommes Homo faber non seulement parce que nous fabriquons des objets, mais aussi parce que nous sommes faits par eux. » Ici, nous le reconnaissons phylogénétiquement parlant à partir de la relation co-évolutionnaire entre néoténie et technique. La question est de savoir, si l’ontogenèse de l’humain moderne est-elle une sorte de traduction (sinon de récapitulation) de la phylogenèse hominidé – technique durant environ 7 millions d’années. Tout l’argumentaire de ce texte le conclut positivement. Nous pouvons constater dans la coévolution (phylogénétique) humain – technique et l’ontogenèse de l’humain moderne une relation analogue à ce que Jean-Jacques Kupiec (2012) appelle l’ontophylogenèse sans faire la moindre référence à la technique. La technique ne modifie pas l’algorithme fondamental darwinien ni phylogénétiquement, ni ontogénétiquement. Que la postphénoménologie et la théorie de l’engagement matériel l’affirment conforte cette approche. Il y aurait donc bien une analogie forte, selon les opérations, entre évolution technique et évolution biologique.
Notre approche évolutionnaire darwinienne enrichie diffère donc de celle de l’article « Homo faber Revisited ». Nous ne pensons pas qu’une analyse incorporant co-évolution et intentionnalité des acteurs transforme l’approche darwinienne. Dans la mesure où il est bien accepté que Stephen Jay Gould n’a pas remis en cause les « branches conceptuelles » de la théorie de l’évolution fondée sur l’approche darwinienne (Gould, 2006), pourquoi un enrichissement de cette théorie, absorbant la technique, serait-il une remise en cause fondamentale ? De la rupture entre humain et primate supérieur non humain, il est tentant de conclure à une différence fondamentale ; elle peut paraître inexplicable selon une approche (néo)darwinienne qui suppose un continuum évolutif (Laland et al., 2000 ; 2014 ; Dean et al., 2012 ; Gallagher, 2013 ; Ihde & Malafouris, 2018).
Mais en quoi le concept de niche culturelle s’oppose-t-il à l’approche darwinienne ? N’est-il pas un cas particulier la confortant ? (Boyd et al., 2011). Les analogies trouvées ou niées entre évolution génétique et évolution culturelle sont critiquables (Henrich et al., 2008) ; les analogies doivent porter sur les opérations, non sur les structures (Simondon, 2013, 229-236), en posant qu’une analogie est une équivalence opératoire. L’accord profond se situe sur : « nous pensons la technique comme une écologie inséparablement matérielle, cognitive et incarnée. » ( Ihde & Malafouris, 2018). L’intrication du langage, du corporel et des objets matériels coïncide avec notre construction centrée sur la définition de la technique qui nous conduit à trois grands groupes de techniques enchevêtrées : techniques outillées, corporelles, mentales.
Des questions restent en suspens. Le monisme implicite de l’article de Ihde et Malafouris semble insuffisant, de même que le serait un dualisme simple. Ne pouvons-nous accepter que monisme et dualisme ne sont pas plus opposés que le sont une onde et un corpuscule en physique quantique ? Cela exigera de mieux préciser sur ce qui oppose le savoir au savoir-faire, car nous avons évacué le savoir ou la connaissance en prenant le savoir-faire comme fondement, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Le devenir humain ne se construirait-il pas dans cette dialectique d’expansion moniste-dualiste ? Et finalement, peut-on passer de la période pré-sapiens à la période sapiens, incluant la période historique, en gardant les mêmes logiques fondamentales ?
Synthèse conclusive
Si l’utilisation de l’outil a un tel avantage, on peut se demander pourquoi il n’a pas évolué au même degré chez d’autres espèces (Haslam et al., 2009) ? Notre analyse montre que durant ces six derniers millions d’années, se sont joués de nombreux éléments évolutifs contingents. L’avantage de l’outil est apparu peu à peu, à des coûts tels que plusieurs fois, cette évolution hasardeuse a connu des événements qui ont frôlé l’extinction. La variabilité génétique humaine est environ vingt fois inférieure à celle des chimpanzés pourtant 30 000 fois moins nombreux… De plus cette question n’a guère de sens dans une approche écologique évolutionnaire. Car si l’aile ou la reptation ou la quadrupédie, etc, a un tel avantage spécifique pourquoi y-a-t-il de tout dans un écosystème ?
Le processus qualifié, après coup, d’hominisation peut se résumer à quatre temps forts qui sont quatre époques de néoténisation. À chaque étape se montre une buissonnance évolutive. Dans ce buissonnement, la majorité des différenciations se stabilisent puis finissent par disparaître. La dernière néoténisation conduit à une nouvelle buissonnance, surtout sociotechnique, mais qui garde en arrière-fond l’évolution biologique classique (dérive génétique, sélection de traits).
Une approche évolutionnaire prenant en compte les trois niveaux de sélection (technique corporelle, technique outillée et technique mentale) permet de rendre compte de l’ensemble du processus, jusqu’à l’émergence de l’humanité moderne (environ -50 000 ans) en Afrique. C’est la technique en co-évolution, telle que conceptualisée ici, qui serait à l’origine des quatre néoténisations successives qui ont transformé un primate supérieur en un être qui a besoin sans cesse de techniques pour survivre. C’est à partir d’elle, sous sa pression de sélection, que l’humain a émergé. L’humain est bien un singe « anaturel » (Prochiantz, 2001) ou artificiel (Taylor, 2010) dans le sens où il est le produit de la co-évolution de technique et de vivant. C’est la technique, comme média protecteur qui l’a fait devenir ce qu’il est. Sans cette approche ontophylogénétique, ce qu’est l’humain, un primate supérieur « déspécialisé », néoténique et technicien, est incompréhensible et ne peut être décrit, dans des termes accessibles aux humains eux-mêmes, que selon un imaginaire mythique.
On peut ici commencer à définir ce qu’est un champ technique : c’est un champ d’interaction de techniques évoluant de manière en partie indépendante, même si leur évolution est soumise à des conditions de sélection venues d’ailleurs, qui provoque des changements dans les conditions d’existence des communautés qui les utilisent et les développent. Nous avons défini ici les trois premiers champs techniques : corporel, outillé, mental. Ces champs suggèrent une forme d’émergence (Laughlin, 2005). D’autres champs techniques sont-ils imaginables ? C’est à explorer.
Cette approche co-évolutive de l’émergence de l’humain, par processus de néoténisation impliquant la technique et distinguant des champs techniques différenciés, peut être poursuivie sur l’histoire de l’humain durant les temps qui suivent. Il reste à savoir si elle est porteuse de compréhension de l’évolution humaine de -50 000 à nos jours et offre des clefs de compréhension du monde en émergence dit postmoderne.