Plan
1 - Introduction : Des origines par les capteurs « mécanistes »
Historiquement en Occident, dans la foulée de la révolution industrielle du 19e siècle, les propositions d’organisation scientifique de l’industrie de Frederick Winslow Taylor [2] et Henri Fayol [3] ainsi que celles des dynamiques urbaines de Jay Wright Forrester [4] ou de Joël de Rosnay [5], ont engendré la mise en place d’un modèle de gouvernance des décisions pour la Ville qui repose sur un modèle « mécaniste » dont la structure et la forme sont composées de l’articulation de ses parties. L’approche « normative » de la Ville prend alors la forme d’un système dont les données captées sont statistiquement approchables et reproductibles à l’infini. Un tel modèle semble concilier un respect apparent de la complexité avec la recherche d’un équilibre statique qui devient à la fois la loi de fonctionnement, l’objectif à atteindre donc la norme.
Les aménageurs ou créateurs de la ville jouent alors un rôle de « planificateur » traditionnel avec une logique urbaine classique de distribution et de concentration des activités par lotissement de l’espace avec des fonctions prédéfinies sur des horizons temporels pouvant varier de 30 ans à 70 ans dans le cas chinois (loi de 2007) ou davantage dans d’autres contextes juridiques. Fragmenter ainsi les objets physiques d’avec les réalités sociales et économiques implique une gouvernance qui se limite souvent à un arbitrage entre l’expression des besoins fondamentaux et une réalisation à partir d’un foncier brut. Le flux décisionnel est alors essentiellement une cascade - « top down » - de mesures de « réglementation » entre les différentes parties prenantes (stakeholders) et les différentes échelles de décision (micro, méso, macro) telles qu’illustrées dans la figure 1.
Au mieux, cette typologie de gouvernance et décision pour la Ville est alors poussée vers un modèle de type « Smart City-mécaniste ». La variation et l’évolution du phénomène de captation, d’extraction et d’analyse de données sont guidées par une approche normative – ex ante –issue de l’observation d’un expert technique et environnemental. (figure 2). Cette organisation, sa représentation et son optimisation s’articuleront autour des actifs immobiliers, industriels et d’infrastructures diverses, ainsi que de leurs « capteurs physiques ».
La nature de ces capteurs est relativement simple et prévisible puisque les actifs physiques sont rarement conçus en interdépendance avec des phénomènes comportementaux économiques ou sociaux d’où peuvent émerger des chocs exogènes. Le modèle prédictif de la ville est alors basé sur des hypothèses d’un vieillissement de l’environnement construit selon une évolution statistiquement déterministe, séquentielle et sur la base d’une information récursive limitée. Chacun des composants constituant la Ville possède une fonctionnalité spécifique pour répondre à un usage souhaité et considéré comme pérenne. Certes, la technologie numérique intervient pour stocker des informations en continu, les mettre à la disposition des agents, mais il s’agit toujours de mesures objectives menant à un traitement des mégadonnées (big data) selon une méthode jugée trop rapidement comme « scientifique ». On demeure dans le tableau de bord de la situation : au moyen de capteurs d’occupation d’emplacement de parkings en centre-ville on cherchera à en optimiser le taux d’occupation, avec en variante optionnelle l’application d’une politique tarifaire permettant d’inciter les agents à changer de comportement. On qualifiera de mécaniste un tel pilotage de la ville : les réponses rationnelles sont inscrites dans des réponses préprogrammées selon les valeurs indiquées par le nombre de places physiquement disponibles. L’expert spécialisé crédité d’une fiabilité qui n’est pas démontrée, ni falsifiable, par l’expérimentation ainsi entreprise aura déterminé ex ante les solutions elles-mêmes commandées par un taux de remplissage optimal physique sans remettre en cause les effets de la mise à disposition de parkings en centre-ville sur la croissance de la motorisation individuelle. D’autre part, un tel outil fonctionne dans une boucle d’équilibre stationnaire qui écarte d’emblée une perspective de mutation dynamique du transport urbain vers des solutions écologiquement plus satisfaisantes du point de vue de la transition énergétique.
2 - Intégrer le changement nécessaire : dynamique et qualité du vieillissement
Mais, qu’en est-il de la prise en compte des interactions complexes relevant d’usages variés [6], à des échelles multiples et à des cycles de vie différents, ce qui correspond à la fois à la description théorique de la complexité par E. Morin [7], mais aussi à la vie quotidienne la plus ordinaire du citadin ? Quelles conséquences doit-on attendre d’un modèle de « Smart City-mécaniste » sur les agents, sur leurs besoins et sur les modalités d’expression de ces derniers ? Y aura-t-il l’apparition d’un doute des agents par rapport à la capacité de maintien et d’adaptation de la ville sur le moyen et long terme ? Or, le dynamisme et l’attractivité d’une grande ville renvoient le plus souvent pour ses habitants, pour les investisseurs à l’innovation dans les solutions apportées au type de défis qui mêle étroitement les échelles temporelles, les aménagements pluriels et multi fonctionnels de l’espace.
Par exemple, comment concilier assainissement, rénovation, construction sans éloigner du centre les populations à revenu modeste et en même temps maitriser durablement la pollution automobile si l’on maintient une partition tri fonctionnelle de la ville héritée du fordisme industriel en centre des bureaux et des affaires, centre des loisirs et habitat ? Un doute sur la possibilité des politiques urbaines de répondre à ces défis ne conduit-il pas à l’apparition d’une véritable défiance qui se traduira tôt ou tard par la création spontanée et désorganisée de nouveaux usages pour répondre aux mutations inéluctables de toute ville [8], mais cette émergence se ferait alors dans des lieux inappropriés ? On parlerait de solution « Exit » et pas de solution « Voice » (prise de parole et concertation) [9]. Comment gérer et anticiper l’ensemble des besoins simultanés de maintenance et de transformation de la Ville ? Par quel modèle doit-on gérer le changement d’échelle entre le simple composant physique retrouvé sur un bâtiment, par exemple, et la forme et la morphologie globale de la ville ? Quel modèle intertemporel de gouvernance et de décision est-il supposé entre décideurs et agents pour tenter de résoudre les conséquences d’une asymétrie d’information générale, quelles que soient les situations géographiques [10] ? La construction du modèle de gouvernance et de décision pour la ville s’effectue-t-elle alors autour de la constitution d’un groupe d’agents (les points) dans une structure réglementée (les règles) nécessitant un système d’information (les arcs) dans le but de répondre à l’expression de besoins explicites et implicites (effet récursif) [11] ? N’est-ce pas plutôt une étape vers un modèle plus complet ?
La vogue (fashion) des villes intelligentes et soutenables a fait l’objet de nombreuses critiques [12] - dont celles d’Antoine Picon qui a réalisé par un panorama assez complet et synthétique de ces critiques [13]. Le principal problème est l’intégration dans les modèles de la complexité dynamique, ce qu’Antoine Picon résume en se demandant « comment faire vieillir les smart cities ? ».
Ce chantier est encore largement à explorer et la conjonction des modèles prédictifs statistiques et des algorithmes ou réseaux neuronaux pour aider à la décision [14] avec la sociologie appuyée sur des statistiques très sophistiquées sur de petits échantillons devrait permettre de ne plus opposer corrélation frustre (méthode inductive à partir de big data sur des données non structurées) à causalité hypothético-déductive sur de petits échantillons [15] pour approcher la complexité urbaine. En ce sens, des boucles lacunaires de décision par isolement et le découplage de la captation, de l’extraction et de l’analyse de données entre l’approche normative - ex ante - et l’approche positive - ex post – mèneront à une défaillance du système (figure 3).
Ce que nous proposons ici est de se rapprocher de capteurs économiques et sociaux prenant en compte les émergences de solutions intelligentes à des problèmes complexes en recourant dans cette première étape à un modèle de ville de type « Smart City-mécaniste », dont les composants intègrent certes de multiples « capteurs physiques », mais qui permet de faire évoluer le modèle de gouvernance et de décision urbaines dans une direction moins auto-réalisatrice et souvent fictive.
3 - La « Smart City-organologique » : le modèle d’alignement des décisions
La « Smart City-mécaniste » génère une optimisation autour de l’objet qui a beaucoup de mal à tenir compte des phénomènes endogènes comme exogènes sur lesquels on ne peut pas effectuer un calcul statistique de risque, mais qui néanmoins s’avèrent d’autant plus possibles que le degré de complexité s’accroit. Ce sont les « cygnes noirs », qui sont des phénomènes imprévus et imprévisibles en termes de calcul de probabilité [16]. Le problème de la gouvernance urbaine ne se limite plus en ce cas à évaluer le risque objectif mesuré par des capteurs physiques qui peuvent entraîner la prise de décision quasi automatique, mais à rendre les différents types d’agents moins fragiles à la survenue possible d’un « cygne noir » [17]. Ainsi le nombre de bouches à incendies et d’extincteurs peut donner lieu à un capteur physique, la vérification de leur état à distance ou par teste réguliers est un capteur 2.0, mais tout signal faible de la confiance ou de la défiance entre les équipes chargées de la sécurité ou est un capteur 3.0. Tandis que les éléments qui traduisent un fort degré d’échanges et de discussion au sein des équipes, ou entre elles, sont un capteur 4.0. Or, dans la gestion des « catastrophes » comme dans leur prévention, la résilience des organisations collectives est décisive [18]. La ville relève de l’incertitude et pas simplement du risque calculable pour reprendre la distinction de F.H. Knight [19]. Comment traduire cela concrètement ? On se sert de capteurs physiques bien entendus qui servent à signaler (c’est-à-dire sélectionner et juger) de façon explicite et directe une situation, sur un actif physique, une perception ; mais ils ne suffisent pas : il faut aussi intégrer un signalement "implicite et indirect " qui incorpore un jugement intelligent. En effet, l’ensemble des appartenances culturelles, des affiliations sociales et des relations économiques retrouvées au sein d’une ville unissent les agents et génèrent des interdépendances qui rajoutent un degré supplémentaire à la complexité de la prise de décision. En ce sens, pour gérer au mieux les conséquences d’une asymétrie d’information entre les décideurs et les agents, le modèle de gouvernance et de décision qui permet une « régulation » doit reposer tant sur le taggage « explicite et direct » que sur le taggage « implicite et indirect ». Cela permet de passer d’un mode de gouvernance et de décision par la « réglementation » à un mode par la « régulation » en identifiant les incitations « techniques », « économiques » et « sociales » adéquates afin de trouver un équilibre nouveau basé sur le tableau l’ensemble que dessinent les représentations de mégadonnées (big data). On passe aussi d’une conformité statique à des règles préalablement définies à une adaptation dynamique reposant sur la normativité dynamique émergeant de l’interaction des parties prenantes.
Il est important de noter que la notion d’incitation proposée n’est pas exclusivement celle retrouvée de manière classique dans la littérature et qui signifie que le « décideur » mettra en place une politique ou une réglementation pour provoquer un comportement souhaitable des agents (top down). L’incitation devient bidirectionnelle (top down et bottom up). En plus de l’observation de l’expression des besoins explicites, des informations ascendantes permettent l’intégration, la déduction et la mise en forme de la carte des préférences implicites des agents à partir de retours de la connaissance de l’échelle micro des activités dans la ville. Ainsi, une incitation ascendante se constitue et complète la réponse par la « régulation ». Cela apporte une correction a posteriori de l’observation de l’expression des besoins bidirectionnels.
Il faut également tenir compte de ce que l’arbitrage entre les préférences et les choix exprimés par les différents types d’agents ne relèvent pas simplement d’un calcul de risque. Au royaume de la décision dans un univers complexe, pour tout ce qui ne relève pas d’un pilotage automatique nous pouvons avoir affaire le plus souvent à l’émergence de distributions bipolaires non gaussiennes, ce que N.N. Taleb nomme le « pays de l’Extrémistan » et non plus du « Médiocristan ». C’est en particulier le cas lorsqu’il y a conflit d’intérêts contraires entre les parties prenantes. L’utilisation de « capteurs économiques et sociaux » devient une évidence pour construire des ensembles de données nouvelles. Elle permet l’émergence d’une meilleure cohérence et un alignement plus étroit entre les volontés économiques et sociales dans une boucle de décision vertueuse qui vise à créer une harmonie constamment renouvelée [20].
En ce sens, il est essentiel de prendre en compte les facteurs de complexification du modèle de gouvernance et de décision :
– ceux de la transmission à toutes les échelles (macro, méso et micro) de la connaissance de l’état de la ville sous tous ses paramètres et indicateurs en mode bidirectionnel (top down – bottom up) (figure 1) ;
– celui de l’harmonie souhaitée ou nécessaire de la décision en intertemporel [21] qui devrait tenir compte des nouvelles tendances culturelles et sociales ainsi que de l’émergence d’innovation (figure 4).
La confrontation de l’usage des actifs physiques à cette trajectoire à « rationalité limitée » particulièrement parce que l’information est le plus souvent incomplète et chère à obtenir ou à traiter) conduit généralement à proposer une prise de décision et une gouvernance par « anticipation adaptative » qui se contente d’un critère de satisficing et non plus d’optimisation [22]. Ainsi, la « Smart City-mécaniste » se transforme en « Smart City-organologique » (figure 5). Notre modèle capte les « signaux faibles » émis par les préférences des agents dans la ville.
4 - Application du modèle « Smart City-organologique » : le cas de la ville de Niort, France
À titre d’illustration de l’application partielle du modèle « Smart City-organique » sur les bâtiments et les infrastructures industrielles ou urbaines, prenons l’exemple de la ville de Niort en France [23].
4.1 - Le contexte urbain et le périmètre de l’étude
Chef-lieu du département des Deux-Sèvres (79) en France, Niort est la troisième commune la plus peuplée de la région Poitou-Charentes (59 504 habitants). Elle s’étend sur près de 70 km² et présente une densité relativement constante depuis les années 1980 à un taux de 841 hab/km².
Un audit sur l’ensemble des bâtiments de la ville a été réalisé en 2012-2013. Le résultat de l’étude a révélé que les besoins en travaux pour maintenir la valeur d’usage des 201 bâtiments à 100% s’élevaient à une somme d’environ 67,31 millions €. Pour appliquer le modèle de Smart City-organologique, les données sur le périmètre des écoles ont été utilisées (table 1).
Pour les 20 écoles, le résultat de l’audit correspond à un échantillon représentant environ 20% des surfaces brutes des bâtiments de la ville, 20% de la valeur actuelle de remplacement1 et 20% du déficit de maintien d’actifs2 des bâtiments de la ville.
4.2 - La méthodologie
La méthodologie et le protocole de l’étude (table 2) consistent en ce que des experts formés mènent un audit ayant pour objectif de « capter », en identifiant par des « tags » (table 3), des caractéristiques pour chacun des composants de chacun des bâtiments scolaires. La norme ASTM E1557 – 09 - Standard Classification for Building Elements and Related Sitework-UNIFORMAT II – a servi de modèle pour la décomposition technique des bâtiments.
L’objectif visé est de construire une série nouvelle de données qui servirait à révéler les problématiques techniques et environnementales (capteurs 1.0 et 2.0) ainsi que les problématiques économiques et sociales (capteurs 3.0 et 4.0) retrouvées au sein des bâtiments. La production des données provient d’observations, de visites et d’interviews par des experts auprès d’utilisateurs et d’usagers vivant quotidiennement la réalité des bâtiments. L’outil de collecte et de traitement de données est le progiciel « cloud » 3t de l’entreprise tbmaestro™ [24].
L’analyse des informations retrouvées à l’aide des différents capteurs nous amène à poser l’hypothèse que, sans la différenciation des problématiques, la gouvernance serait mal informée des conséquences de ses décisions et que le choix des travaux à réaliser ne respecterait pas les priorités réelles.
4.3 - Les résultats
Le premier scénario pour tester l’effet de la décision par une approche « normative » utilise les « capteurs 1.0 et 2.0 » et leurs tags associés. Les données révèlent que :
– Une somme de 33,79 millions € est nécessaire pour la résorption de 50 % des besoins en maintien d’actifs à l’échelle macro.
– La proportion à consentir diminue au fur et à mesure du changement d’échelle (42 % méso, 35 % micro) (figure 6).
Comme deuxième scénario, l’utilisation exclusive des « capteurs 3.0 et 4.0 » et leurs tags associés permettent de tester l’effet des décisions par une approche « positive ». Les données observées indiquent que :
– Les besoins en travaux prioritaires identifiés pour la résorption du déficit de maintien d’actifs sont estimés à 5,83 millions € et représente 9 % de l’ensemble des besoins de 67,31 millions €.
– La proportion des sommes à consentir augmente de manière significative au fur et à mesure du changement d’échelle (17 % méso, 21 % micro) (figure 7).
On constate une inversion de l’importance relative des travaux à consentir entre les trois échelles.
Le dernier scénario porte sur le postulat d’une volonté d’utiliser une décision intégrée autour des approches « normative » et « positive ». Ainsi, tous les capteurs sont utilisés pour traiter les données. Il ressort de cette analyse que :
– Les besoins en travaux prioritaires nécessaires pour la résorption du déficit de maintien d’actifs sont estimés à 5,3 millions € et représente 8 %, soit une proportion équivalente de l’ensemble des besoins de 67,31 millions € que pour le scénario précédent.
– Une stabilisation de la proportion des sommes à mobiliser est observée entre les échelles méso et micro alors qu’elle augmente de manière significative entre l’échelle macro et méso (8% micro, 20 % méso, 19 % micro) (figure 8).
5 - Conclusion et prospective
La présente étude démontre l’intérêt et l’utilité de dépasser le simple modèle de « smart city-mécaniste » pour évoluer vers un modèle de « smart city-organologique ». L’intégration de capteurs sociaux et économiques à la panoplie des capteurs techniques et environnementaux de l’état des bâtiments et des infrastructures de la ville peut permettre une meilleure intégration de la gouvernance et la décision.
Pour aller plus loin, une étude ultérieure portant sur l’analyse et le traitement multi critères des données pourrait servir à tester un modèle affiné de mise en priorité dans un contexte de contraintes financières. Une telle étude pourrait permettre de mieux différencier les capteurs 3.0 et 4.0 et de proposer leur inclusion dans un protocole assurant une meilleure qualité de maintenance.
6 - Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier la Ville de Niort d’avoir autorisé l’utilisation des données extraites de l’étude citée dans cet article. La présentation des faits et les conclusions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement l’opinion de la Ville de Niort.