Plan
Introduction
Dans mes précédents travaux sur une frange particulière des informaticiens, les développeurs de logiciels libres (Vicente, 2012) j’interrogeais leur mode d’engagement dans une activité bénévole. Cette étude était internationale et portait donc sur des contextes de marchés du travail nationaux différents.
Pour les développeurs français que j’ai interrogé, j’ai été néanmoins marqué de voir que chez les plus jeunes développeurs, l’engagement dans le logiciel libre pouvait être motivé par une contestation du mode « classique » d’accès à l’emploi des informaticiens en France, qui passe par l’entrée dans les SSII (Société de Service et Ingénierie Informatique, appelées depuis 2010, ESN (Entreprise de Services du Numérique). Ce type d’emploi fonctionnait comme un repoussoir pour ces jeunes développeurs, ils voyaient dans leur engagement dans le logiciel libre un mode d’entrée alternatif dans « une informatique différente ».
Particularités du marché du travail des SSII
En effet, les SSII, à l’image de CapGemini ou Atos, sont aujourd’hui des acteurs majeurs et structurants du secteur informatique, elles sont quasiment devenu le passage obligé dans l’entrée des informaticiens sur le marché du travail. Une étude Apec de 2006 nous confirme que ce secteur d’activité est le premier recruteur d’informaticiens en France. Ainsi, en 2005, sur 27 500 recrutements d’informaticiens, 86 % ont été par des entreprises de ce type (p7, Apec, 2006). Ces entreprises ont un poids considérable sur le marché de l’emploi, représentant 17% des emplois de cadres dans le secteur privé.
De récents ouvrages basés sur des témoignages personnels ( Séné, 2010, ), ou encore le discours d’une encore timide mobilisation syndicale (autour du Munci) dénoncent les conditions de travail propres à ces entreprises, mais également la construction du rapport à l’emploi dans le secteur, d’où la dénomination de « marchand de viande », largement partagée par ses détracteurs.
Récemment, une littérature économique (Fondeur, 2003), mais également sociologique (Berrebi Hoffman 1997, Lozier, ou même Odile Henry, sur le secteur du conseil), s’est appliquée à décrire la particularité du fonctionnement de ce type d’entreprise et de leur rapport à l’emploi.
Très largement composé de cadres (environ 75%), le secteur est également caractérisé par un turn-over deux fois plus important que pour l’ensemble des secteurs (12 % en 2005, contre 6 % tous secteurs confondus). Il est également caractérisé par une division et une organisation du travail particulières. Leur « métier » consiste principalement à fournir des prestations de services aux entreprises clientes, celles-ci peuvant se faire soit en régie soit au forfait. Au forfait la SSII convient d’un service à offrir à son client et s’engage à allouer les ressources nécessaires, ou bien être réalisés en régie auquel cas la SSII met à la disposition des entreprises du personnel à la journée, sans implication quant au résultat.
Au niveau des services, cela tend à une standardisation pour mieux mutualiser les expériences et demandes des utilisateurs et les diffuser pour d’autres clients. La division du travail y est donc assez poussée, et c’est la logique de prestation et donc de facturation qui pousse à un contrôle permanent de l’activité (aussi appelé reporting).
Cette position d’intermédiaire conduit Berrebi-Hoffmann (1997) à situer ce marché entre deux flux, celui des contrats et celui d’une main d’oeuvre intellectuelle. D’où une spécificité du marché du travail principalement marquée par une fluidité des acteurs et des contrats. Ce modèle d’emploi ainsi représente ce que l’on retrouve dans la littérature socio-économique sous le nom de marches transitionnels de l’emploi (pour Bernard Gazier (2002) en France ou Günther Schmid en Allemagne) ou encore ce que qui est remobilisé par les politiques sous le terme de « flexisecurité ».
À ce marché fluide correspond à un mode d’engagement dans la profession tout aussi fluide et nomade , ou « boundaryless » pour reprendre le terme de Arthur et Rousseau (1996).
Le profil recherché par ces entreprises est donc assez standardisé comme nous le rappelle ici le document Apec :
« Plutôt jeunes, la règle de recrutement est donc à Bac+5 et ingénieurs informaticiens, ingénieurs généralistes, DESS, MIAGE, autres bac + 3 ou + 4, bac + 2, BTS, non-diplômés (expérience de X années en informatique). » (p 14, Apec, 2006)
Le recrutement de ces entreprises vise pour l’essentiel de jeunes diplômés. En suivant une idée de mise en adéquation quantitative et qualitative entre formation et emploi (Tanguy, 1986), cela fait directement porter la responsabilité de la pénurie, qui devient un élément structurant dans le discours de ces entreprises, sur le système éducatif et sur les pouvoirs publics.
La « demande sociale » exprimée par ces entreprises vise donc à une résorption de cette pénurie, par la production de profils standard, mais néanmoins orientés vers l’informatique de gestion.
L’objectif de cette présentation n’est pas de vérifier empiriquement la pertinence de cette inadéquation comme a pu le faire Zune (2006), ou comme le fait le syndicat Munci , mais l’idée est plutôt de comprendre comment un tel secteur, avec de telles spécificités a pu émerger. Et surtout comment il a pu prendre une position si dominante (rappelons que les SSII françaises sont n°2 au niveau mondial, derrière les Etats Unis). Notre hypothèse principale est que la construction du système éducatif de l’informatique en France a eu un rôle déterminant dans l’émergence et la consolidation d’un tel secteur. En mobilisant un cadre théorique empruntant à la sociologie économique de la construction sociale des marchés (Fligstein) et à la sociologie de l’éducation et de la formation (Tanguy, Bourdieu Boltanski), nous tenterons de rendre compte d’une sociohistoire de l’enseignement de l’informatique en montrant ce qui, dans sa genèse et dans sa consolidation a permis de répondre aux attentes d’acteurs industriels très particuliers que sont les SSII.
Cadre théorique
- La construction sociale des marchés
Puisque notre démarche vise à comprendre ce qui permet l’émergence et le maintien d’un marché des services en informatique en France, nous pouvons prendre appui sur la théorie de sociologie économique qui, reprenant les théories de l’encastrement de Polanyi, s’est le plus interrogée sur l’émergence et la construction des marchés. Parmi les principaux courants ( pour Grannoveter c’est l’encastrement social, pour Burt c’est la dépendance des ressources, pour Uzi, c’est la confiance), seul Fligstein insiste sur l’importance des structures étatiques dans la construction des marchés. « The social relations within and across the firm and their more formal relation with the state. P 68. (Archi of market). Pour ce faire, il emprunte à la théorie des champs sociaux de Pierre Bourdieu, et notamment à ses derniers travaux.
Selon la proposition de Fligstein, il s’agit de comprendre l’émergence des marchés dans l’articulation entre d’une part la capacité des États à intervenir, réguler et médiatiser et d’autre part la capacité des groupes sociaux à dicter les termes de cette intervention1. Ses travaux ont notamment porté sur la construction des plus gros conglomérats américains tels que General Electric ou Chrysler.
Si Fligstein n’a pas réalisé de travaux à proprement parler sur la construction du marché de l’enseignement et de la formation, il fait état d’intuitions concernant l’expansion des catégories et professions intellectuelles aux Etats-unis après guerre.
« It is important to more closely link the developement of educationnal instututions in a society to the system of employement relations. I have argued that the « profesionalization » projects of the post war era in the US have been fueld to a large degree by the expansion of higher education and its supporters in state and federal governments. It would be useful to explore this process more intentionally and seek out evidence to solidify this argument » p 120
Concernant le cas de la formation universitaire, « I spedulate that this expansion was fueled by the great increase in the size of the college educated population after the war. The GI Bill enrolled millions of recruiting veterant in universities, and their advanced training produced a « market » for professionnal in the postwar era. » p 114
Dans un autre article « The Myth of the Market » repris par les Actes de la Recherche en Sciences sociales (2001), il déconstruit la trajectoire entrepreneuriale de la Silicon Valley et montre notamment le rôle que l’État a pu jouer dans le développement de ce cluster technologique qui deviendra ensuite et demeure aujourd’hui un modèle de développement économique régional. Neil Fligstein (2001) montre comment l’État, et notamment l’armée ont pu être structurants dans le développement de la région, principalement autour de Hewlett-Packard, en achetant par exemple massivement les produits issus des développements conjoints entre l’université Stanford et les entreprises locales.
Il met également en avant le rôle joué par le doyen de la Business School de l’époque Frederick Terman, dans le développement de ce qui allait non seulement devenir le « capital-risque », mais aussi, et c’est ce qui nous intéressera ici, dans la volonté de l’établissement de « fournir quantité d’ingénieurs susceptibles d’être employés dans ces nouvelles entreprises » (p 9). Ceci a notamment été déterminant pour le marché local des informaticiens, mais également, le génie civil assurant le développement des infrastructures de la Valley nécessaires au développement économique de la région. Ce mythe du marché est notamment entretenu par des travaux scientifiques. Par exemple AnnaLee Saxieman (1994) et d’autres ont ainsi popularisé la dichotomie classique entre des secteurs ou sites qui ont pu être construits de manière dirigiste par l’Etat et la Défense,( Route 128, autour de Harvard et du MIT) par opposition à un modèle plus émergentiste basé sur la libre entreprise et la libre coopération entre savoir et capital (la Silicon Valley américaine).
Comme nous le verrons dans le cas des SSII françaises, le discours des acteurs tend lui aussi à minimiser l’importance de l’État et à mettre en avant qu’à cette époque, c’est-à-dire au moment du « plan calcul », l’État avait principalement orienté son action vers le développement matériel et le soutien industriel et financier aux constructeurs autour de« champions nationaux » tels que Bull et par la suite CII ou Thomson. Ces actions se sont par la suite se sont révélées être des échecs retentissants.
Ainsi, l’historien français de l’informatique, Pierre Eric Mounier Kuhn dans son ouvrage de référence L’informatique en France pose cette question de départ : « Pourquoi la France, qui possédait au départ les atouts nécessaires n’a maintenu qu’avec de médiocres performances économiques son industrie de construction d’ordinateur ? » (p 15 Mounier Kuhn, 2010)
Et en creux de cela et donc a priori sans soutien visible de l’État, on a pu voir émerger avec succès des sociétés de services, qui elles occupent toujours une place de premier plan au niveau mondial. Un objectif sous-jacent de cette présentation est donc également de déconstruire cette « success story » à la française, en insistant principalement sur la création d’un marché scolaire spécifique qui a rendu possible l’apparition d’un tel marché.
- Approche théorique de la pénurie, ou l’impossible relation formation/emploi
De par sa position d’intermédiaire dans la mise à disposition de main d’œuvre, l’émergence et le développement du secteur des SSII reposent sur l’existence et l’appui sur un large marché du travail d’informaticiens.
On voit que c’est un enjeu stratégique pour ces entreprises en s’intéressant aux revendications des sociétés de service du secteur qui portent principalement sur leur difficulté à recruter du personnel possédant les titres et compétences recherchées et à mettre en avant la notion de pénurie, dénonçant ainsi le déséquilibre entre formation et emploi.
Pour aborder cette question du marché de l’enseignement en informatique, nous nous appuierons sur les approches critiques : non pas celles qui contestent la véracité d’une situation de pénurie, mais celles, qui, issues des recherches de Lucie Tanguy, vont rendre compte de l’impossible relation formation/emploi. Pour cela nous nous appuierons sur une réflexion concernant l’autonomie relative des systèmes éducatifs et systèmes productifs et leur médiation autour des notions de titres et de postes (Boltanski, Bourdieu 1975).
Le propos est de se situer au-delà du déterminisme technologique ou économique, qui postulerait sur une mise en équivalence des technologies et marchés et de la formation, mais plutôt de voir comment le discours sur cette adéquation est construit et réapproprié par les acteurs des mondes industriels, politiques et éducatifs.
Lucie Tanguy observe par exemple que le basculement d’éducation vers formation n’est pas uniquement sémantique et elle insiste sur le rôle structurant que les plans successifs ont occupé dans le maintien de l’idée qu’il pouvait y avoir une adéquation entre formation et emploi, au point d’être naturalisée.
De plus, cette impossible relation formation/emploi est liée à l’autonomie relative des deux sphères, avec d’un côté, le système d’enseignement et scolaire résultant d’un long processus d’autonomisation (B. Bertsein, 1975) et de l’autre le monde de l’entreprise répondant le plus souvent à des impératifs de marché dont la temporalité est le plus souvent courtermiste. Comme le rappelle Lucie Tanguy :
« Il importe de reconnaître que l’autonomie résultant de la séparation matérielle et sociale des institutions scolaires et économiques ne rend pas impossible l’interrogation de leurs relations mutuelles, il importe également de faire admettre que ces relations ne sont pas directes et s’établissent en terme de longues chaines de médiation et que c’est à ce niveau que devrait se situer l’investigation » (p 110., Tanguy, 1986).
C’est bien dans l’analyse de ces chaînes de médiation que cette présentation entend se situer.
Concernant l’importance de l’autonomie des deux champs, déjà dans un article de 1975, Boltanski et Bourdieu avaient mis en avant cette critique du déterminisme technique de la pénurie comme décalage entre le champ de l’enseignement et le champ de production économique. Selon eux, c’est parce que le système d’enseignement et le système productif sont autonomes et agissent selon des logiques propres que l’on observe ces pénuries2 : « Ces décalages doivent donc être compris par référence à l’État et à l’histoire de la relation entre le système d’enseignement et le système de production. » (p 96, Tanguy, 1986)
Dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit donc de comprendre comment le secteur des SSII tente de structurer l’offre de formation en informatique, à la fois en dépit du soutien étatique autour du « plan calcul », mais aussi à rebours d’une disciplinarisation universitaire de l’informatique propre au monde académique.
- L’émergence du secteur
Les SSII françaises que l’on appelait alors SCI (Sociétés de conseil en informatique) se développent dès 1961. Elles prennent dès lors la place laissée par les constructeurs sur le développement des applications. Ces constructeurs, principalement américains, concevaient des machines et logiciels, et les applications étant par la suite développées par les clients. Ce qui pouvait se faire avec l’appui des constructeurs. L’histoire officielle (rappelée dans le numéro à l’occasion des 40 ans des SSII, de la revue Entreprise et histoire) veut qu’ en France une poignée d’entrepreneur « pionniers » ait ici trouvé une niche d’activité prometteuse. Dans ce numéro, il est rappelé que si avant 1961 on peut retrouver des traces balbutiantes , « les vrais conquistadors, qui donneront à la profession son statut, sont arrivés après la création de SIA par la SEMA en 1961 »( Bret, 2005) . Ainsi, la SIA (société d’informatique appliquée), fondée par Robert Lattes, est une filiale de la SEMA (Société d’économie et de mathématique appliquée), elle-même fondée par Jacques Lesourne et Marcel Loichot polytechnicien également, et alors dirigeant d’un cabinet de conseil en organisation. Fondée en 1957, il s’agit d’une « joint-venture » crée à égalité avec la BNP-Paris-Bas (alors banque de Paris et des Pays Bas).
Ce caractère pionnier, entrepreneur et « aventureux » est accentué par la dite indépendance vis à vis de l’État, qui sous l’impulsion du Général de Gaulle, lance le Plan Calcul en 1966. Et ceci pour deux raisons : le rachat de Bull par l’américain General Electric en 1964 et d’autre part l’important besoin d’ordinateurs de calcul pour répondre aux ambitions nucléaires françaises. Les États-Unis étant méfiants vis-à-vis de la politique nucléaire française ne veulent pas leur vendre des brevets. Le Plan se concentre alors sur le développement de matériel informatique et la création de la CII comme fusion des petits constructeurs français. Jean Pierre Brulè3, patron de SSII et ancien dirigeant de Bull, dans son ouvrage de 1993 « L’informatique malade de l’Etat » avec le sous-titre « Du plan calcul à Bull nationalisée : un fiasco de 40 milliards » y présente ce plan calcul comme étant un Plan « sans plan ni calcul ». Son positionnement est typique des critiques adressées au plan calcul et de manière plus générale à la planification.
Dans le discours, a posteriori, l’émergence de ce secteur se serait donc faite en rupture, sans planification : « Quand nous considérons la profession des SSII nous avons le sentiment d’une émergence presque sans racines, issue d’une discontinuité. (…) Si nos économies libérales ont donné naissance aux SSII ce n’est pas à partir d’un schéma pré-établi, c’est parce que les faits l’ont imposé. » (p 36 Carteron, 1990).
L’émergence du secteur des SSII reposerait avant tout sur des visionnaires « L’initiative de ces créations d’entreprises est presque toujours le fait d’homme et non d’institutions. Leur mérite commun est d’avoir compris avant les autres l’importance de ce qui était en train de naitre et d’y avoir appliqué leur esprit d’entreprise » (p 38 Carteron, 1990).
C’est surtout le manque de soutien en matière de formation qui est ici mis en cause :
« Contrairement aux intentions initiales, rien de sérieux n’a pu être fait dans le domaine de la formation des fonctionnaires, informaticiens ou personnels d’encadrement qui avaient la responsabilité des grands systèmes administratifs. Ceci n’a été d’ailleurs qu’un des aspects de l’échec plus général du volet formation constituant le plan calcul, échec incombant largement aux milieux universitaires » (p64 Jean Paul Baquiast, Responsable de la délégation générale à l’informatique, 1988)
Même si ce n’est pas l’objet de cette présentation, on peut toutefois apporter des éléments empiriques qui tentent de remettre en cause ce non-appui de l’État. En effet, on peut voir, comme pour d’autres secteurs à quel point en terme de marché, les SSII ont été aidées par l’État. Ainsi l’étude DAFSA de 1984 nous montre que l’État a été l’un des premiers clients de ces services. Les différents ministères représentent alors 15% des achats en service. C’est également le cas du développement des infrastructures avec par exemple le développement de Transpac, qui a permis de leur ouvrir le marché de la télétransmission et des banques. D’autre part en 1982, la nationalisation des banques offre des marchés aux SSII françaises (contrairement à d’autres secteurs, le Syntec ne s’inquiète pas des résultats des élections de 1981 et du programme économique (Archives Syntec). On note également dès la genèse du secteur le poids des anciennes colonies4 (étude DAFSA). Ainsi en 1979, l’Afrique représente 32,4% du CA à l’exportation des sociétés de service françaises.
D’autre part, s’ils se présentent comme détachés de l’État, l’écrasante majorité des fondateurs de ces entreprises sont issus des grandes écoles d’ingénieurs et principalement de l’école Polytechnique. En suivant Christian Bret, on peut situer très précisément ces pionniers comme issus d’un milieu relativement homogène tant au niveau générationnel, que scolaire, avec principalement les promotions de l’école Polytechnique de 1945 et de 19525. D’autres, comme Serge Kampf , fondateur de Cap Gemini (une entreprise leader mondiale des sociétés de service), dont la biographie est titrée Le Plus secret des Grands Patrons Francais, se présente comme autodidacte. Rappelons néanmoins qu’il a été formé à l’école interne des PTT (aujourd’hui Telecom ParisTech) et qu’il s’est présenté au concours de l’ENA, sans succès.
Plan
Il s’agit ici de revisiter l’histoire de la création des différentes instances académiques, instances universitaires, formations et sociétés savantes, en mettant l’accent sur la place qu’occupe l’informatique de gestion et les demandes spécifiques propres aux SSII. C’est ce que nous appellerons « gestionnarisation » de l’enseignement de l’informatique.
Dans un second temps, en suivant Lucie Tanguy, il s’agira d’analyser les « chaînes de médiation », en voyant comment les différents rapports produits à la demande des ministères, syndicats et colloques ont pu porter et mettre en œuvre les demandes spécifiques des SSII.
Méthode
Ce travail de recherche (en cours) repose sur une relecture de la littérature portant sur l’histoire de l’informatique en France, l’ouvrage de Pierre Eric Mounier Kuhn, « L’informatique en France : l’émergence d’une science » (2010), ainsi que les actes des différents des congrès dédiés à l’histoire de l’informatique en France qui se sont tenus entre 1988 et 2004. Cette analyse a été appuyée par une série d’entretiens avec les personnes clés de ce développement (quatre pour le moment).
Dans un second temps, notre recherche repose sur l’analyse des rapports qui ont porté de près ou de loin sur l’introduction de l’enseignement de l’informatique dans le supérieur (nous nous sommes arrêtés à l’année 1992, mais nous envisageons de poursuivre jusqu’aux archives et rapports de 2013). Nous avons étendu cette analyse aux publications syndicales (Syntec informatique, Cigref, Bulletin de Groupement professionnel national de l’informatique) et aux sociétés savantes ( Specif, …)
I. L’histoire de l’informatique vue sous l’angle de sa « gestionnarisation. »
1. La « gestionnarisation » précoce d’une discipline académique naissante
Si la question est peu présente dans la littérature (seules 12 pages sur les 717 de l’ouvrage de Mounier Kuhn portent sur l’informatique de gestion), on retrouve néanmoins trace de la tension entre « informatique discipline » et « informatique de gestion » dès les débuts de la discipline en France et jusque dans le choix du terme « informatique ». En effet, en français, le terme « informatique » lui-même fut créé par des industriels (Philipe Dreyfus qui alors travaillait chez Bull et Robert Lattes de la SEMA. Contrairement aux Computer Sciences américaines, qui ont dès le début une vocation scientifique, il s’agissait ici selon l’explication de Philippe Dreyfus « d’évoquer son métier » qui occupe « une position hybride de promoteur de calcul scientifique chez un constructeur mécanographique, il cherchait un terme qui englobait les activités converties par les nouvelles machines » (Mounier Kuhn, p 408). Par la contraction des termes « information » et « automatique » ils créent le terme « informatique ». Le débat sur la création de la discipline porte sur la différence entre une branche des mathématiques appliquées et une science des ordinateurs, mais le terme employé, « informatique » est lui défendu par des acteurs industriel français. Le terme fut employé par ces deux personnes lors de l’assemblé général de la société savante, l’AFCALI en 1962. L’idée sera ensuite développée la même année dans la revue Gestion (Mounier Kuhn, p33) et l’officialisation du terme passe alors par la création du poste de « délégué à l’informatique »6 , son institutionnalisation dans le vocabulaire avec une entrée dans le dictionnaire de l’Académie française le 20 avril 19677.
- L’institut de programmation : pionnier dans la recherche et l’enseignement de l’informatique.
L’institution pionnière qui posera les jalons de la nouvelle discipline et servira de référent pour les formations d’informatique à l’université est l’Institut Blaise Pascal. Crée en 1946, sur le modèle de l’institut Poincaré en Mathématiques est Très rudimentaire au début, l’Institut Blaise Pascal est porté par Louis Couffignal, qui poursuit ses travaux sur les grandes machines à calculer. L’idée est d’y développer les éléments théoriques et pratiques pour la construction d’un ordinateur français. En 1951, on dévoile la fameuse machine de Couffignal, capable de calculer des racines carrées et des sinus. Pour sa fabrication, les chercheurs se sont d’abord associés à la société Lobabax (en difficultés financières), puis à Bull et SEA qui ne seront pas capable de créer la machine. C’est un constructeur anglais (Eliott) qui la réalisera
Suite à cet échec, Couffignal s’intéresse davantage à la théorie cybernètique, et sera moins présent dans le champ académique. En 1957, c’est l’arrivée de René de Possel, professeur à la faculté des sciences d’Alger et l’un des fondateurs du groupe de mathématiciens Bourbaki, qui donna un nouvel élan à l’Institut, en l’orientant vers la formation. Puisque « l’informatique devient un métier », il devient nécessaire de développer des enseignements et former des personnes devient une priorité. En 1963, l’Institut prend alors le nom d’ « Institut de programmation. ».
L’histoire de l’Institut (archives, Institut de programmation) nous révèle que son expansion et son appui au sein des instances académiques se sont faites de manière fortuite et provoquées à l’occasion d’une réponse à une demande administrative et gestionnaire d’un haut fonctionnaire de l’Éducation nationale, M. Couarraze, qui souhaitait réaliser un fichier national des étudiants « pour prendre l’information à la source ». Il s’agissait pour l’Institut d’une « occasion de se montrer présent » et le doyen Zamansky (premier doyen de la faculté des sciences de Paris) est convaincu, mais « Il faut convaincre les réticences du CNRS à participer à une action qui lui paraît de gestion et non de recherche » (p 11, Archives). En contrepartie, M.Couarraze soutiendra le développement de l’institut au sein de la faculté des sciences8. « Dès lors les conditions humaines et de milieu devenant plus favorables, la machine administrative peut se mettre en marche : proposition au conseil de la Faculté des sciences, proposition au conseil de l’université, proposition à la section permanente du conseil de l’enseignement supérieur » (p 11, Archives)
C’est donc grâce à une « demande sociale » ou administrative propre à la gestion, qui a priori paraissait comme très peu légitime en terme de recherche, que s’est développé et autonomisé cet Institut. Par la suite il va former jusqu’à 600 étudiants en 1970 au niveau maîtrise.
- Enseignement universitaire
Comme l’indique Mounier Kuhn, l’Institut Blaise Pascal « a constitué l’un des principaux éléments du groupe de pression qui a poussé l’université à créer les maîtrises d’informatique en 1966. ». En effet, au niveau de l’enseignement universitaire, limitée à une spécialité de 3e cycle jusqu’en 1966, l’informatique fait ensuite l’objet de diplôme de 2d Cycle. En 1966, la reforme Fouchet l’intègre à la maîtrise des mathématiques appliquées et instaure les maîtrises et les licences d’informatique, dont Grenoble, Toulouse, Nancy et Paris obtiennent les premières ». p 274.
Cependant, l’institutionnalisation de l’informatique suscita de fortes résistances de la part des physiciens ou des mathématiciens ( « on ne va tout de même pas créer des maîtrises de conférences en menuiserie ou en informatique » se serait exclamé H. Cartan, Mounier Kuhn, p 489). Les maîtrises d’informatique arrivent donc à l’université en même temps que les maîtrises d’électroniques.
Concernant l’institutionnalisation de la recherche en informatique et donc la gestion carrières des enseignants chercheurs, il faudra attendre 1972 pour que soit finalement instituée une sous-section « informatique » au sein du Conseil supérieur du Corps Universitaire (CSCU), sous l’impulsion du chargé de mission à l’informatique Wladimir Mercouroff. La commission pour l’enseignement de l’informatique dénonce la pénurie d’informaticiens, et quelques moins plus tard, il obitent la création par le ministère d’une sous-section autonome pour l’informatique. C’est au sein de la section 18 de mathématique II, que sera créée cette nouvelle sous-section « informatique fondamentale et appliquée », au coté côté de l’analyse numérique et des probabilités et statistiques.
C’est avant tout la pression des enseignants chercheurs ayant été nommés sur les postes ouverts lors de l’ouverture des DUT et MIAGE qui a permis la création de la section9. « Donc on avait créé les Miages, on avait créé des postes, et donc la population augmentait, et il y avait des IUT, et donc il y avait une demande assez diffuse de la part de cette communauté, d’être un peu gérée en son sein, et non pas avec une tutelle extérieure, c’est-à-dire la tutelle de mathématiciens. » Entretien Mercouroff
Au sein de cette section, ils resteront cependant minoritaires10 , et il faudra attendre la réforme de 1979 pour qu’il y ait création d’une section autonome en informatique (la section 24).
- Les formations privées : un repoussoir dans l’institutionnalisation de la discipline
La formation en informatique n’est pas le monopole de l’université ou de l’Institut Blaise Pascal. En effet, dès les débuts de l’informatique, les formations sont en grande partie assurées par les constructeurs. Puisque le matériel n’était pas détaché de la partie logicielle (que l’on n’appelait pas encore logiciel), les sociétés américaines telles qu’IBM ou Control Data assuraient les formations elles-même. La formation était le plus souvent contractualisée lors de l’achat de la machine. Par la suite, pour s’adapter aux spécificités locales et des entreprises, des formations privées se sont développées. En 1961 est créée la première école, à l’initiative du premier syndicat professionnel qui se constitue au même moment (le Groupement Professionnel National des Ensembles Mécanographique). Le but explicite de cette école est alors de fournir de la main-d’œuvre formée pour les entreprises adhérentes. Il s’agissait principalement de petites entreprises de Traitement à Façon. L’école formera ensuite des techniciens pour d’autres entreprises, et le syndicat, compte ainsi sur elle pour fédérer de nouveaux adhérents. En décembre 1967, l’école recevra même le soutien financier du ministère de l’Éducation nationale afin d’agrandir ses locaux11.
À la même époque foisonne un ensemble d’autres formations privées indépendantes. S’appuyant sur des publicités mettant en avant la rapidité de la formation et des salaires mirobolants, de 1967 au début des années 1970, ces petits centres de formation privés se sont multipliés, tout en étant dénoncés par les responsables des formations existantes, notamment les IUT. L’accusation du peu de sérieux et de la malhonnêteté est reprise par la délégation informatique les qualifiant de « pseudo écoles de programmeurs » et sont dénoncées comme escroquerie, car souvent d’un prix élevé, avec une très faible sélectivité. Cedric Neuman, dans sa thèse (2013), cite l’extrait d’un témoignage recueilli dans la revue professionnelle 01 informatique hebdo de 1971 « dans la plupart des cas, le candidat n’a que le certificat d’études primaires, il est magasinier, ajusteur, plombier, chauffeur livreur, sténo, employé de bureau, etc. Voilà de quoi se compose la majorité des programmeurs rêveurs . Ce sont ceux-là que l’on pigeonne avec le plus d’aisance » (cité p 384 par Cedric Neuman, 2013).
Selon la délégation informatique, « les agissements de certains organismes privés qui prétendent former des spécialistes en transmettant des idées trop souvent partielles, sinon fausses à des personnes dont le niveau de culture générale est trop peu élevé pour leur assurer une carrière, surtout dans une technique en évolution rapide » (p285, ibid)
Pour mettre fin à ces « abus », et sous l’impulsion de la commission informatique en 1971, une loi interdira le démarchage12, il s’agit ici de ne pas porter « le discrédit qui risque de frapper à court terme une action qui sur le plan général, reste cependant utile » ( p 287, ibid).
Il est ainsi présenté comme une urgence de développer et de protéger les formations « sérieuses ».
2.IUT et Miage : des formations de références qui appuient l’orientation gestionnaire de la discipline.
Sous l’impulsion du plan Fouchet, le paysage universitaire change et les nouvelles formations de sciences appliquées se mettent en place. Bien que récente, la formation en informatique fait alors partie de ces sciences appliquées promues par la reforme, au même titre que l’électronique, le génie civil ou la biologie. Pour ces autres sciences appliquées, qui sont bien plus anciennes, leur intégration au sein de l’université a été plus longue et est le résultat d’un processus débuté dès la fin du 19e siècle avec la loi Liard (Grelon, 1989).
L’informatique bénéficie en quelque sorte d’un moment de concomitance entre son émergence disciplinaire récente et la volonté ministérielle de développer les sciences appliquées. La discipline bénéficie de la mise en place de formats nouveaux à l’université, telle que les IUT ou encore les maîtrises MIAGE.
- Instituts Universitaires de Technologies
Avec le plan Fouchet émerge l’idée de former des techniciens supérieurs à l’université. La création des Instituts Universitaires de Technologies fait partie intégrante de ce plan. Initialement appelées dans le projet « Institut de formation technique supérieur », le terme d’institut universitaire de technologie lui est finalement préféré « Technologie qui s’était substituée à la technique, elle sonnait incontestablement mieux aux oreilles de la population étudiante » (p 373, Poulain, 1988)
Pour la section informatique, c’est Pierre Poulain, Inspecteur général de l’éducation nationale et chargé de mission auprès du directeur de l’enseignement supérieur de 1966 à 1970, qui sera en charge de sa mise en place.
Créés par le décret du 7 janvier 1966, au côté de la biologie appliquée, de la chimie, du génie civil, ou du génie mécanique, les premiers IUT informatiques en s’ouvrent en octobre 1966 à Grenoble et Montpellier13, là où existaient déjà des formations universitaires en informatique, et où une certaine demande était déjà identifiée. Cette formation avec sélection à l’entrée, est assurée par des enseignants du supérieur, des enseignants du secondaire et des extérieurs, et les contenus sont validés par une Commission pédagogique nationale. Selon Pierre Poulain, il s’agit « plus d’ une mesure de délestage des effectifs de l’enseignement supérieur long que d’une mesure de démocratisation comme on l’a parfois présenté » (p 373 Poulain). Cette formation est censée s’adresser aux « classes modestes ou sans appui familial, vivotant grâce à de petits travaux rémunérés » (p 374 Poulain).
Cette mise en place rapide (car les discussions débutent en janvier 1966, et la première rentrée a lieu en octobre de la même année) est présentée comme s’ étant déroulée « sans conflit » par son instigateur : « cette rapidité d’intervention est dûe autant aux responsables des départements qui ont réagi avec toute leur énergie et ressources qu’à ceux de la direction de l’enseignement, qui ont su répondre aux besoins exprimés (pas toujours complètement, avec parfois au décalage, et ceci dans une harmonie de vue qu’administratifs et administrateurs reconnaissent volontiers. Le climat général du développement fut donc favorable… » (p 378, Poulain)
Mais, très rapidement se pose la question de la carence en enseignement dans une sous-catégorie bien particulière, l’analyse de gestion. « Dès la multiplication des départements existants, on se redit compte que les ressources en professeurs aptes à enseigner l’analyse de gestion étaient forcement très limitées. » (p 378, Poulain). Seule une formation de professeurs dans cette discipline pouvait pallier cette carence. Dans un premier temps c’est J.Hebenstreit spécialiste du traitement de l’information, qui assure cette formation, mais dès 1970 c’est Robert Reix, (qui allait devenir l’un des premiers agrégés du supérieur d’une autre discipline émergente : les sciences de gestion) qui prend la suite.
- Les maîtrises MIAGE
L’introduction des maîtrises MIAGE à l’université s’est également faite rapidement, et a principalement été portée par Wladimir Mercouroff, avec l’appui de George Poitou. Wladimir Mercouroff était à l’époque professeur de physique à l’université d’Orsay et également conseiller technique du Directeur Général des Enseignements Supérieurs.14
« Le Rapport Lhermitte avait attiré l’attention sur les besoins de formation, notamment en informaticiens de gestion. On commençait à préparer pour le VIe Plan le Rapport Ducray sur "les besoins de formation en informatique". La seule formation en informatique de gestion qui existait à cette époque était celle des Départements d’Informatique des IUT, d’ailleurs très recherchés. » (WM, Histoire des MIAGES)
« Mais les grands besoins étaient ceux d’une informatique plus professionnelle, tournée vers la gestion. » (entretien W.Mercouroff). « Les entreprises s’adressaient à la délégation informatique, bon, les gens venez me voir aussi, alors il se créait à cette époque-là des sociétés de services, la SG215 si mes souvenirs sont bons. Il s’agissait de besoins bien connus, bien identifiés, il y avait eu plusieurs commissions, il y avait le Cigref16, » (entretien W.Mercouroff).
Ces maîtrises, de niveau bac+4 ont donc vocation a former non pas des techniciens comme pour les IUT, mais bien des cadres généralistes de l’informatique dont les SSII ont besoin. Dans leur fonctionnement, les Miages se sont à la fois inspirés des IUT (avec commission nationale pédagogique) et des écoles d’ingénieurs (directeur des Études et un Conseil de Perfectionnement), les deux opérant aussi une sélection à l’entrée.
Si ce diplôme s’inscrit également dans la foulée du plan Fouchet, son ancrage universitaire n’allait pas de soi. En effet, à l’époque existait également un projet de la commission informatique qui devait répondre aux mêmes besoins. Il s’agissait de la mise en œuvre des « ISI » (Instituts Supérieurs d’Informatique), sous forme d’institut indépendant et spécifiquement dédiés à l’informatique de gestion de niveau Bac+4, Bac+5.
Selon son instigateur, le choix de la maîtrise MIAGE et son intégration à l’université s’est en partie fait pour des questions de coûts :
« Moi je me charge de l’informatique de gestion en particulier, je vais le faire, en coût marginal, c’est-à-dire sur l’existant, et c’est là que j’ai lancé les MIAGEs, des maîtrises de méthode informatique appliquée à la gestion. » (entretien W.Mercouroff).
Dans cette mise en place, il s’appuie ainsi sur son expérience acquise à l’université d’Orsay lorsque récemment nommé professeur il eu à mettre en place les maîtrises17.
Les deux premiers sites où ont été ouverts des MIAGEs sont Orsay (où Wladimir Mercourof et Georges Poitou avaient des responsabilités) et Montpellier, qui s’explique notamment par la demande locale de IBM et la réussite de l’expérience des IUT, citée précédemment.
En période post mai 1968, ils créent donc une formation avec sélection à l’entrée, dont où l’on retrouve des dirigeants d’entreprises au sein du comité de pilotage. C’est ici la convergence d’une demande sociale et de la légitimité académique de ses porteurs, issus des disciplines « nobles » telles que la physique ou les mathématiques, qui semble expliquer la réussite et la faible contestation de la mise en place de cette formation. En effet, Georges Poitou et Wladimir Mercouroff sont tous deux normaliens, et physiciens.
« Et aussi on a eu les soutiens, à Montpellier c’était le Doyen Bernard CHARLES qui a beaucoup travaillé à ça. À Orsay c’était le doyen Poitou. On ne pouvait pas le soupçonner. On l’appelait le doyen rouge, mais n’avait rien de rouge, c’était un doyen progressiste. C’était ces choses-là qui ont fait que ça a marché. Après les gens en demandaient. Et après le succès appelle le succès » (entretien W.Mercouroff).
Le soutien des entreprises passe notamment par les constructeurs et les syndicats naissants représentants les SSII. « On a eu IBM à Montpellier certainement. À la commission pédagogique nationale, on avait été société de services, et le Cigref, et le SYNTEC, (je suis allé au congrès du SYNTEC raconter des histoires). Les sociétés de services sont arrivées en force. Et chez les constructeurs IBM et General Electric. » (entretien W.Mercouroff).
De plus, la forte demande de la part des étudiants d’une part, et d’autre part des universités régionales pour créer en leur sein de telles maîtrises18 rendent l’expérience peu contestée.
3. Les sociétés savantes et la « gestionnarisation » précoce
La première société savante représentant l’informatique a été l’AFCAL (Association Française de Calcul) est crée en 1957. Son premier président est le célèbre astronome André Danjon, qui s’intéresse alors au calcul pour l’observation. En observant l’évolution de la dénomination et des regroupements des sociétés savantes, on constate en fond un déplacement vers l’informatique de gestion.
« A l’époque était fondée l’AFCAL. l’association française de calcul, pour bien montrer que l’informatique était ce qu’elle était. C’est bien le calcul qui était à l’honneur pour faire des recherches c’est seulement devenu après ( en 1960) l’AFCALI. L’information a été ajoutée au calcul et pour devenir à la fin de l’AFCET c’est-à-dire l’association française de calcul de calcul économique et technique c’est comme ça que ça s’appelle aujourd’hui. » (Entretien Jacques Hebenstreit).
Parallèlement en 1956, s’organise le domaine dit de « la recherche opérationnelle » avec la création de la SoFRO (la société française de recherche opérationnelle,). Annonçant de ce que va devenir l’informatique de gestion, la recherche opérationnelle est définie comme de « la gestion automatisée, la simulation de certaines situations qui peuvent se produire en partant de données de base. [...] L’analyse de recherche opérationnelle créera un modèle mathématique qui simulera la solution optimum de ce problème”.19 C’est ce qui deviendra les systèmes d’aide à la décision.
Le rapprochement entre la société savante académique et l’informatique de gestion s’officialise en 1963, avec la fusion de l’AFCALI et de la SoFRO. Comme le rappelle Mounier Kuhn « La SoFRO apporte des ressources considérables, outre ses adhérents, des contrats d’étude et le soutien des militaires à travers la DRME » (Mounier Kuhn, 2010, p 415). En 1966, c’est Jacques Lesourne, fondateur de la SEMA, qui sera le président de l’AFRIRO.
En 1968, les deux associations d’automaticiens, l’AFRA (association française de régulation et d’automatique) et l’AFIC (association française de l’instrumentation et du contrôle), reproduisant ainsi ce qui se faisait au niveau international au sein de l’IFIP, fusionnent à leur tour avec l’AFRIRO (Mounier Kuhn, 2010, p 419) pour devenir l’AFCET (Association Française pour la Cybernetique économique et technique).
Les enseignants en informatique du supérieur se rassembleront quant à eux beaucoup plus tard dans le cadre de la SPECIF (Société des personnels enseignants et chercheurs en informatique de France ), crée en 1985, notamment par Claude Pair, « car trop souvent les décisions qui concernent l’informatique sont prises dans le désordre, sous la pression de la nécessité ou du désir de faire parler de soi, sans que soient consultés ceux qui sont professionnellement les mieux placés pour connaître l’évolution de l’informatique, pour rappeler les contraintes et constantes de temps » (p1 C Pair, Archives SPECIF). En 1994, l’AFCET rejoindra la SPECIF.
4. 1970, le champ patronal se structure.
Le premier syndicat professionnel, est créé en 1961, il s’agit du Groupement Professionnel National des Ensembles Mécanographique. En mars 1968 il devient Groupement professionnel national de l’informatique. Il est essentiellement composé de petites entreprises, voire de très petites entreprises.
Les grandes entreprises du secteur que nous avons vues précédemment s’organisent autour de la création d’une sous-section du Syntec Conseil, organisation qui rassemble les sociétés de conseil depuis les années 1950. En 1970, la branche spécifiquement dédiée à l’informatique est créée par Alain Schlumberger, dirigeant de la société SERTI, là encore une SSII. On y retrouve les grandes entreprises Cap Gemini, Sligos, Steria et Sogeti. Comme le rappelle Odile Heny (1992), dans l’espace du conseil le secteur du conseil informatique a principalement été fondé par les diplômés de grandes écoles d’ingénieurs françaises, et non pas par les écoles de commerce comme pour le reste des Syntec. Le Syntec a rassemblé les entreprises du conseil, jusqu’à devenir en 2010 Syntec numerique.
En 1970 également, les entreprises utilisatrices, principalement les banques, s’organisent autour de la création du Cigref (Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises). Ce dernier a été créé par Pierre Lhermitte, alors directeur de la filiale de service informatique de la Société Générale et auteur deux ans plus tôt du rapport du même nom sur lequel nous reviendrons. Avec l’appui d’autres dirigeants d’entreprises, tels que Roquemaurel (Président d’Hachette), Georges Tattevin, (Président du Groupe Drouot), et Pierre Bouchaud-Ayral, (Directeur à Saint-Gobain- Pont à Mousson).20. , cette association toujours active rassemble aujourd’hui rassemble 130 entreprises. Contrairement aux sociétés savantes, on voit donc une permanence dans le temps.
Les syndicats représentants les salariés sont jusqu’à très récemment assez absents, il faudra attendre 1998 pour voir la création du SPECIS (Syndicat professionnel d’études, de conseil, d’ingénierie, d’informatique et de services) ou 2003 pour le Munci (Mouvement pour une Union Nationale des Consultants en Informatique) .
II. Chaînes de médiation de la diffusion de l’enseignement de la formation en informatique de gestion.
L’exemple de la création des MIAGE nous a montré à quel point l’autonomie du système de production et du système éducatif pouvait être relative.
Nous tenterons ici de mettre en lumière, comment dans la circulation des rapports et dans l’organisation des colloques, la question de la pénurie, a d’une part pu être « naturalisée » et d’autre part comment le système éducatif a pu apporter des réponses aux sollicitations du système productif.
Pour les industriels et plus particulièrement les SSII, il s’agit le plus souvent d’alerter directement les pouvoirs publics sur la pénurie d’informaticiens de gestion et sur les blocages et pesanteurs supposés du système éducatif pour tenter d’influencer à la fois la quantité de diplômés dans ces formations spécifiques, leur contenu et par là même la gouvernance des structures universitaires.
Il semble que la mise à l’agenda de cette problématique est cyclique, et revient dans la période étudiée à trois reprises.
On peut donc identifier trois périodes où les échanges sur la formation des informaticiens (de l’enseignement supérieur) sont particulièrement denses : la période post- 1968 -1970, le tournant des années 1980 (1979-1981), et la fin des années 1980, (1989-1990).
Si la question de la pénurie des diplômés de personnel qualifié dans les domaines scientifiques et techniques n’est pas nouvelle, elle va principalement porter sur les ingénieurs et sur le titre d’ingénieur (Grelon, 1987). Ainsi, le rapport de commission Boulloche remis en 1963 avait abouti, à l’impossibilité de modifier les écoles d’ingénieurs existantes (classes préparatoires, redistribution géographique, maintien du titre de la CTI, …) et à la création d’écoles nouvelles post-bac. Plus généralement, le plan Fouchet prendra en partie compte les résultats de cette commission, en proposant la professionnalisation et le développement des sciences appliquées vues précédemment. Dans ce rapport préliminaire, la question de l’informatique n’était pas posée explicitement.
1) 1966-1970, prémices d’une professionnalisation universitaire
- 1966 : le colloque de Caen
L’informatique est présente pour la première fois non pas tant par son contenu, que par ses représentants, lors du colloque de Caen de 1966, faisant suite aux premiers colloques initiés par Pierre Mendes France de Caen de 1956 et de Grenoble l’année suivante, et dans un contexte de tension universitaire dûe à une volonté de mise en application « à marche forcée du Plan Fouchet ». En 1966, l’AERES (Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique), organise le colloque de Caen consacré aux “perspectives de l’enseignement supérieur scientifique et de la recherché”.
J.C Passeron dira qu’il a rassemblé « la fine fleur de l’esprit de réforme professoral, mais aussi toute la pensée moderniste venue de tous les horizons »., « Unissant professeurs de faculté, surtout scientifiques, et hauts administrateurs, prix Nobel et jeunes Turcs, membres éclairés de la classe politique et chercheurs, technocrates partisans de l’humeur anti-institutionnelle d’Illitch, ce grand moment de l’avant mai 1968 avait tout d’un « consensus-Lamourette » (p 377, Passeron, 1988).
Si l’informatique n’est pas directement présente dans les débats, on retrouve cette thématique dans le compte-rendu d’un atelier intitulé « du rôle de l’enseignement et de la recherche dans la société industrielle moderne » et dont le rapporteur n’est autre que Robert Lattes directeur de la SIA que nous avons mentionnée précédemment. Ce compte-rendu, résolument moderniste, fait largement référence au cas américain21.
Observant que la société industrielle s’oriente vers les technologies à haute valeur ajoutée et vers une expansion des services (secteur sur lequel s’est spécialisée la SIA), il définit la “matière grise” comme étant le principal moteur des développements économiques futurs. Il publiera d’ailleurs quelques années plus tard avec le co-fondateur de la SIA, « Une nouvelle industrie : la matière grise » (1973, en coll. avec J. Lesourne et R. Armand).
Dans ce compte-rendu, il demande aux pouvoirs publics d’être attentif et de développer de nouveaux métiers, parmi lesquels figure l’informatique et ses différentes applications : « on citera par exemple le médecin anesthésiste, les métiers issus de l’informatique, demain ceux issus des biosciences, c’est-à-dire de l’application des mathématiques, de la physique et de l’informatique aux sciences de la vie, biologie et médecine notamment. »
Parmi les recommandations concrètes, même si le mot « pénurie » n’est pas explicitement mentionné, il propose la création d’une institution qui assurerait l’expertise dans la relation formation/emploi.
“Création d’une cellule au Plan qui — en liaison avec l’I.N.S.E.E. et l’I.N.E.D.— se consacrerait aux problèmes socio-économiques de la recherche et de l’enseignement (prévisions de marché du travail, étude de l’évolution du P.N.B. en relation avec les efforts de recherche et d’enseignement, comparaison permanente avec les statistiques étrangères, etc...).
- 1968 : le Rapport Lhermitte (Le pari informatique)
Le rapport qui a eu le plus d’influence dans la création des formations en informatique et leur orientation vers l’informatique de gestion est certainement le Rapport Lhermitte. La section de la production industrielle et de l’énergie du Conseil Economique et Social, à l’époque présidée par Emmanuel Mayolle ( industriel dans les savons et co fondateur et vice président du CNPF), demande à Pierre Lhermitte (alors directeur des études économiques d’EDF et futur conseillé du président de la Société Générale) de rédiger un rapport afin de « connaître l’état le plus avancé et le plus développé à la fois de l’électronique, mais au service de l’information que l’on appelle dans ce cas informatique »p 11. Ils organisent donc une mission, sous forme de voyage d’étude aux États Unis, entre le 24 septembre et le 5 octobre 1967.
Participent à ce voyage trois personnes : Emmanuel Mayolle, Bernard Joseph, (X-ENSAE, conseiller technique au cabinet du président du CES) et Pierre Lhermitte (X Pont et docteur en mathématique, chef du service de traitement de l’information à EDF et directeur des études économiques chez EDF, et futur fondateur de la SG2, SSII de la Société Générale).
Si le rapport est censé s’intéresser à l’informatique d’une manière générale, le premier chapitre est néanmoins consacré aux « techniques de l’informatique de gestion »p 31, saisissant l’importance de ce secteur. D’après leur expertise sur le cas américain, Pierre Lhermitte en conclu que le futur du secteur s’oriente non pas vers le matériel, mais vers la programmation et plus particulièrement vers le service (dit service à façon, dont le CA a été multiplié par 25 entre 1962 et 1967). Il incite ainsi les tenants du plan calcul à aller dans ce sens.(P 54).
Parmi les « conditions nécessaires au développement de l’informatique de gestion » (titre du chapitre 3) figure « la diffusion d’une information générale, une préparation intellectuelle des responsables de niveaux divers » p10.
Ainsi, l’informatique de gestion, « n’est encore nulle part enseignée de façon satisfaisante »p 229, « un des problèmes les plus urgents et les plus difficiles étant de former dès maintenant des enseignants en informatique » p 229. Le rapport défend ainsi l’introduction d’un champ d’enseignement structuré des sciences de gestion (ou Management Sciences). Ce champ disciplinaire se créera effectivement à la même époque, mais selon des modalités très différentes (Pavis, Chessel, 2001).
Le rapport met en avant l’inadéquation entre les formations universitaires existantes et les demandes des entreprises.
« Récemment l’université vient de créer des classes de maîtrise d’informatique. Il semble nécessaire ici de souligner ici que les programmes de ces maîtrises d’informatique (certes valable sur le plan de l’informatique pure) ne sont pas de nature à permettre aux futurs « maitres en informatique » de constituer une partie des cadres qui animeront la mise en place de l’informatique dans les entreprises »p 230.
De même les formations privées sont présentées comme un “réel danger social”22, et indique qu’il est regrettable que le ministère de l’Éducation Nationale, n’exerce pas un contrôle plus sévère sur les centres de formation privés. (p 252.)
Ce rapport rédigé par celui qui fondera deux années plus tard le Club Informatique des grandes entreprises (CIGREF), aura une importance structurante sur les personnes ayant des responsabilités dans l’enseignement supérieur. Il inspirera très fortement la rédaction d’un autre rapport, qui lui aura vocation à orienter la mise en place du 6e plan.
- 1971 : Le rapport Ducray et la formation en informatique pendant le 6e Plan
Comme l’indique l’un de ces initiateurs, le rapport Ducray est largement inspiré du rapport Lhermitte :
« L’informatique avait déjà commencé son développement. Le Rapport Lhermitte avait attiré l’attention sur les besoins de formation, notamment en informaticiens de gestion. On commençait à préparer pour le VIe Plan le Rapport Ducray sur "les besoins de formation en informatique". » (Mercouroff, histoire des MIAGE).
Wladimir Mercouroff, alors chargé de mission informatique23 est l’artisan de la rédaction du rapport. Il en donne alors les lignes directrices du plan. Il insiste ainsi sur la place à accorder non pas à des technologies de programmation en particulier, mais à la culture générale : « C’était qu’il fallait avoir beaucoup plus de culture générale, enfin de connaissances différentes, pour pouvoir manipuler l’informatique, et pouvoir évoluer dans cette discipline que l’on n’appelait pas encore discipline. » (Entretien Mercouroff). En cela il s’oppose fortement aux contenus enseignés dans les formations privées : « On voyait dans le métro, formez-vous à la programmation en 30 jours. Enfin une soupe épouvantable, des marchands de soupe, qu’on a essayé ensuite de poursuivre, à travers une action de l’INRIA, à travers le comité formation information de l’INRIA. Pour essayer de réduire, bon c’ est essentiellement la délégation informatique qui avait mené ça. » (Entretien Mercouroff).
Rappelons que si Wladimir Mercouroff affirme avoir mené ce travail, la responsabilité de la commission est attribuée à Gabriel Ducray, ancien inspecteur du travail, et premier responsable du tout jeune CEREQ (Centre d’études et de recherches sur les qualifications ) créé au sein de l’ONISEP. Comme le rappelle Tanguy (2008) « les missions de cet institut sont contenues dans ce postulat d’une adéquation de la formation à l’emploi, source d’un développement économique et social équilibré” comme elle l’analyse, en période post 1968, pour apaiser la société en évitant le déclassement et en assurant une meilleure adéquation entre formation et emploi.
Les demandes et recommandations du colloque de Caen d’une part et des deux rapports d’autre part sont donc convergentes sur la nécessite d’une expertise visant à identifier la pénurie et à se doter d’une institution indépendante visant à la quantifier. De plus la demande, tend à des formations plus généralistes. Cela aboutira, comme nous l’avons vu, à la création des MIAGE et au développement tout au long des années 1970 des IUT et des maîtrises MIAGE. Au cours des années 1970, les dimensions propres à l’informatique ne sont prestes que pour les aspects sociétaux, avec notamment la loi informatique et liberté et la création de la CNIL en 1978. En 1977, le rapport Nora-Minc qui sera largement entendu par les pouvoirs publics et par le public d’une manière générale, insistera quant à lui sur le développement des infrastructures et notamment la télématique.
2) 1980 : le « Mariage du siècle » entre éducation et informatique
Au tout début des années 1980, deux rapports et un colloque abordent de manière concomitante, la question de la pénurie en informaticiens et de leur formation. Si l’on doit reconstituer l’ordre chronologique de l’apparition de ces rapports/colloques, le rapport dit « Tebeka » est remis en mai 1980, tandis que le rapport dit « Simon » est présenté en août 1980. Si la rédaction des deux rapports ne s’est pas faite en concertation, les auteurs ont connaissance du travail les uns des autres24, Jean Claude Simon cite même à plusieurs reprises le rapport Tebeka25
C’est donc avec la connaissance de ces deux rapports que s’ouvre le colloque-conférence en novembre 1980 intitulé « Mariage du siècle » Éducation et Informatique. »
- Le rapport Tebeka (La formation des spécialistes informaticiens, ou la révolution informatique ne peut s’accomplir sans informaticiens)
Raymond Barre, alors Premier ministre, demande à Jacques Tebeka, le 30 novembre 1978, dans sa lettre de mission de « proposer une stratégie cohérente de développement des actions de formation des spécialistes informaticiens » (p 3 Rapport Tebeka)
Jacques Tebeka est à l’époque Conseiller informatique au sein du Groupe BSN (Gervais Danone), et assurera ensuite des responsabilités au sein du Syntec Informatique sur ces questions d’emploi.
Participe à la rédaction du rapport, un groupe de travail constitué de représentants du Ministère des Universités, du Ministère de l’Éducation nationale, du Ministère de l’Industrie, du Secrétariat d’État à la formation permanente, du Secrétariat d’État à la recherche, de la Direction générale de la fonction publique, ainsi que M. Bacon (mission informatique), M.Diono, Mme Nora (ENST) et M. Jacquet (Charbonnage de France).
À ce groupe s’ajoute un « Groupe miroir » dirigé par Wladimir Mercouroff et qui comprend des constructeurs d’ordinateurs, fabricants de matériels de péri-informatique, des sociétés de service et de conseil informatique, des grandes entreprises, des collectivités locales, des PME, l’AFPA, le CEPIA (centre d’étude pratique en informatique et automatisme, centre de formation privé créer en 1968), le CEREQ, de l’ONISEP et l’AFIN (Association Française des Informaticiens).
Là encore, la question de la pénurie va se concentrer sur le cas des SSII « Le développement des SSCI est même freiné par ce manque d’informaticiens. Le rythme de croissance du chiffre d’affaires de ces sociétés qui est de 20% par an pourrait facilement passer à 25% par an si une solution était trouvée rapidement au problème de la pénurie d’informaticiens » (p30 Ibid)
La démonstration de ces blocages va passer par une énonciation des éléments politiques propres à la gouvernance universitaires, à la nomination et à la carrière des enseignants.
« Il est décerné, au niveau informatique, autant de diplômes de maîtrise MIAGE, à finalité professionnelle, que de diplômes de maîtrise d’informatique pure, à finalité non professionnelle. Cette proportion n’est pas adéquate, car les besoins réels des entreprises et des organisations sont très supérieurs aux besoins de l’enseignement et de la recherche » (p32, ibid)
Il y voit trois niveaux de blocages : - le mode de nomination des professeurs, - les critères de l’évaluation des carrières et la prise en compte des domaines à forte croissance.
« Ne sera t-il pas difficile de créer des postes d’informaticiens, ou à des informaticiens de jouer un rôle significatif dans une université où dominent fortement par exemple des physiciens, ou dans une section constituée en majorité de mathématiciens ? Quelle importance sera donnée à des travaux de recherche pratique par des théoriciens ? » (p 37, Ibid) et suit une sorte d’injonction : « Ne faut il pas, dès lors, envisager une action délimitée visant à renforcer le corps enseignant universitaire en informatique pour être cohérent avec la volonté de développement de l’informatisation manifestée par le président de la République et son gouvernement ? » (p37, ibid)
Et là encore, la menace du développement des formations privées est mise en avant26.
- Le rapport Simon. (Rapport sur l’éducation et l’informatisation de la société)
Commandé le 31 janvier 1980 par le président Valery Giscard d’Estaing à Jean Claude Simon, professeur d’informatique à l’université Paris 6, polytechnicien et ancien responsable de l’institut de programmation. Ce rapport fait suite au colloque sur l’informatisation de la société, initié par le rapport Nora-Minc. Participent à sa rédaction un groupe de travail central constitué de chargés de missions des différents ministères et d’universitaires27.
Tel qu’exprimé dans la lettre de Valery Giscard d’Estain : « je vous demande donc de conduire une réflexion sur le thème de la rencontre du langage scolaire et universitaire et du langage informatique » (p 5, rapport Simon) seulement le rapport s’intéresse davantage à l’enseignement secondaire. En effet, hormis les annexes, seules 15 pages du rapport sont consacrées à l’enseignement supérieur. Le retard de l’université y est directement pointé :
« En fait l’explosion informatique a pris de court les pouvoirs publics et les institutions d’enseignement. Les besoins de formation ont été régulièrement sous- estimés, et les moyens mis en place largement insuffisants. La progression non plus n’est pas suivie. Malgré un accroissement des besoins annuels en spécialistes de 10% par an, depuis 1974 le nombre de diplômes de maîtrises délivrées a été pratiquement constant…) » (p 112, ibid)
Là encore, on s’oppose fortement aux formations privées28, mais sur le fond les conclusions sont assez différentes : le rapport Simon regrette que l’on n’ait pas appliqué une informatique discipline. En cela il fait plus volontiers référence aux travaux de Jacques Arsac auteur de la Science informatique (1970) et collègue de ce dernier à l’université Paris 6. (les archives personnelles de J.Arsac font largement état de la controverse qui l’oppose à Jacques Hebenstreit et Wladimir Mercouroff, même si cette controverse concerne essentiellement le secondaire).
« Les écoles d’ingénieurs françaises ont créé des options informatiques ( une vingtaine) devant la demande des employeurs. Le plus souvent ces options sont assez utilitaires, et ne font pas une part suffisante à la science informatique, au mouvement des idées, qui , comme nous l’avons souligné, accompagnent le phénomène technique. » (p 111, ibid)
Si le constat est différent, la solution reste la même est consiste à dénoncer les blocages inhérents à la gouvernance universitaire. Jean Claude Simon prend alors le cas de son Université Paris 6 , où il y a une pénurie de professeurs. « la moitié des professeurs de rang A par rapport à ce qui est nécessaire »
« Les professeurs étant titulaires de leur poste, il est pratiquement impossible de faire changer un professeur de spécialité, même s’il n’a plus que quelques élèves et qu’il y a des besoins ailleurs (…) Le professeur qui part à la retraite laisse, en général, une équipe de recherche, à qui on va s’attacher à redonner un patron ; de plus la spécialité dont on discute est majoritaire dans le conseil d’université, et donc le poste ne serait pour être donné à une discipline, peut être dans le besoin, mais aussi jeune et donc forcément minoritaire et certainement moins « reconnue » qu’une discipline plus ancienne (…) Actuellement, la situation est bloquée ; il n’est pas possible d’augmenter les effectifs des enseignants d’informatique dans les universités de façon notable par redéploiement. Il faut créer des postes hors contingent ou sortir des structures universitaires trop contraignantes » (p 122, ibid)
- 1980 : Colloque Informatique et éducation, « le mariage du siècle »
Organisé au centre Georges Pompidou, le 25 novembre 1980, par la section française de l’institut international de communications et par l’association Telequal, ce colloque rassemble pas moins de quatre ministres, dont le nouveau ministre de l’Éducation nationale C. Beullac, le ministre de l’Industrie, André Giraud, le ministre de la Culture et Communication Jean Philippe Lecat et le secrétaire aux PTT Pierre Ribes.
Cette rencontre/exposition est l’occasion de présenter les propositions politiques des ministères, principalement dans le primaire et secondaire pour l’enseignement. À la fin de cette rencontre, fabricants informatiques et éditeurs proposent leurs produits, donnant l’impression d’une foire commerciale. En conformité avec ce qui deviendra le plan informatique pour tous les constructeurs français y sont bien représentés.
Une table ronde porte plus particulièrement sur l’enseignement de l’informatique et est présidée par Jacques Tebeka présenté comme ancien de l’école polytechnique et des mines, responsable informatique de la société ESSO, conseiller informatique de BSN et directeur général du groupe Datsun depuis 1979. Il est alors responsable du volet formation du Syntec Informatique.
Il met en avant ce qu’il appelle « pénurie », et plus particulièrement dans le secteur des services : « Ce déficit frappe particulièrement un secteur d’activité en plein développement qui a su conquérir la seconde place au niveau international, derrière les États Unis : le secteur du conseil informatique ». (p 22 Actes colloque mariage du siècle)
Il met directement en cause les carences du système éducatif : « L’appareil actuel de formation publique à l’informatique, ne couvre qu’une partie des besoins d’aujourd’hui. Qu’en sera t il des besoins de demain ? » (p 23, ibid) et notamment l’immobilisme universitaire. Jacques Arsac revient ainsi sur le contexte universitaire de l’époque, et la difficulté de pouvoir modifier les modalités de l’époque, il rappelle ainsi l’épisode du projet de « carte universitaire » visant à organiser la répartition des moyens entre universités et à limiter la création des filières qui avait engendré une mobilisation étudiante.
Dans cette session, un sociologue des organisations, Michel Crozier est également invité à s’exprimer, et rappelle de manière attendue le blocage bureaucratique, mais ici appliqué à l’émergence de la discipline informatique.
« Nous sommes enfermés dans un système disciplinaire difficile à dépasser » (p 76, ibid) « Puisque l’informatique pose des problèmes, elle peut permettre, en les résolvant, de faire évoluer notre enseignement. La formule Capes/agrégation/spécialisation informatique, n’est peut être pas la seule, ni la meilleure solution » (p 68, ibid)
Le débat qui concerne cette période aura principalement des effets dans le secondaire, et participera à ce qui allait devenir le plan informatique pour tous mis en œuvre par la majorité socialiste et Laurent Fabuis en 1985 (Baron, 1989).
3) 1988- 1990 : Les SSII au sommet et actualisation de la question de la pénurie
Parmi les rapports qui vont s’intéresser à la marge à l’informatique dans l’enseignement supérieur, on peut noter le rapport de 1988 « Éducation et société. Les défis de l’an 2000 » c onfié le 15 avril 1987 par le ministre de l’Éducation nationale Monori, à Jacques Lesourne. Même si comme Jacques Lesourne le rappelle dans son autobiographie, le volet éducation supérieur a failli ne pas être pris en compte dans le rapport final, il faisait bien partie de ce qui était demandé dans la lettre de mission, car concerne « l’ensemble de notre système éducatif, y compris l’enseignement supérieur »p 5.
Son cadre théorique est celui de la systémique et il se réfère à Edgar Morin ou Jean Louis Le Moigne en particulier pour justifier le choix du terme « système éducatif », plutôt qu’éducation ou enseignement. Il s’agit d’un système qui dépasse les frontières de l’école p12.
Lesourne y dénonce une administration anonyme et aveugle « Que le système éducatif soit un système bureaucratique, au sens qu’à donné à ce terme Michel Crozier est une évidence »p 45.
Néanmoins, il rompt avec l’idée planificatrice d’une adéquation entre formation et emploi : « la séparation entre la compétence et la formation est devenue de plus en plus nette au cours de la dernière décennie. L’espoir de pouvoir mettre en relation une qualification repérée par l’analyse du contenu du poste de travail et une classification conforme à la grille I à VI de l’éducation nationale s’est évanouie » p 106. En cela, il intègre l’idée déjà officialisée par le 7e plan d’un renoncement à cette mise en adéquation par la planification (Tanguy, 1988)
En substitution, il propose une théorie systémique du système productif (et donc du marché de l’emploi) et du système éducatif.29
- Le deuxième rapport Tebeka sur la formation des informaticiens
En 1989, un second rapport également commandé par le Syntec Informatique adopte un style, beaucoup plus acerbe et critique vis-à-vis des pouvoirs publics. Il y présente une sorte de déception par rapport aux actions entreprises cinq ans plus tôt, mais dont la diffusion est restée quelque peu confidentielle.
« Certains responsables nous ont fait savoir que le premier rapport de Syntec Informatique avait eu un impact utile sur les décisions et que plusieurs initiatives prises s’appuyaient sur l’analyse et les propositions qu’il contenant. Cependant, aucune proposition énoncée dans ce rapport n’a abouti sous la forme préconisée » (p 81, Deuxième rapport Tebeka) « Il convenait donc de faire savoir que, s’il est vrai que la situation globale en terme quantitatif a évolué dans le bon sens, il subsiste encore de nombreux problèmes à résoudre. » (p 82, ibid)
De manière très attendue, y est fait référence à l’intérêt général :« Syntec Informatique tentera de les faire progresser dans l’intérêt des SSII, mais aussi dans l’intérêt général des métiers et des propositions liées à l’Informatique » (p 82, Ibid)
Les conclusions de ce rapport proposent un plan d’urgence à court terme avec 13 propositions, parmi lesquelles :
– la création d’un « observatoire des formations et des besoins informatique ».
– la création d’un colloque annuel « Entreprises- établissement d’enseignement ».
– la création d’un institut sur le modèle de l’institut français du pétrole (à la fois de recherche et d’expertise).
Le rapport propose surtout d’intégrer un enseignement général plus important dans les formations informatiques (par opposition aux matières techniques) équivalent à 30% ou 40% du volume de formation ( voir annexe).
Ces formations dites « générales » vont concerner : l’économie de projet (justification économique d’un développement informatique) la conduite de gestion de projet (suivi des couts/délais, planning gestion d’équipe), le management de l’entreprise, le droit de l’informatique , la communication (orale et écrite, mémoires, rapport de stage, anglais technique, documentation).
Face au manque de formateurs, on revient également sur la question du recrutement des enseignants formateurs et les SSII proposent l’Idée d’un crédit d’impôt pour détachement de formateurs. Les entreprises qui « détachent » leurs personnels pour assurer des formations à l’université pourraient ainsi bénéficier d’un allégement fiscal.
L’association d’enseignants en informatique, le SPECIF, va critiquer la portée de ce rapport : « ce rapport pour intéressant qu’il soit, notamment au niveau des propositions, n’est pas le reflet de l’analyse des professionnels, mais d’une partie des professionnels (Même si les SSII représentent 20% des informaticiens en effectifs et correspondent à une partie particulièrement active en en pointe) » (p 77, Ibid)
Parmi ces propositions, si la création d’un institut sur le modèle de l’IFP n’a pas aboutie, la création d’un colloque annuel « Entreprise-établissement d’enseignement », n’a pour sa part pas tardé, et comme pour le colloque de 1980 va prendre une ampleur considérable.
- Le premier colloque sur la formation des informaticiens en mars 1990
Ce colloque qui a eu lieu au CNIT les 20 et 21 mars 1990, à la défense et organisé par le SYNTEC, l’AFCET et le CIGREF.
Il revêt une importance considérable, car de nombreux ministres (Ministre de l’Éducation nationale, Ministre de l’Industrie) et acteurs industriels (les principaux secteurs de l’informatique) y interviendront. L’organisation du programme de ce colloque peut surprendre, tant il se présente comme un marché entre demande et offre. Il est présenté sous la forme de demandes ou requêtes des différents acteurs, avec dans l’ordre : la demande des sociétés de services par Eric Hayat (président du Syntec informatique et directeur général adjoint de Steria) , puis celles des constructeurs François Petit (Président du SFIB30, Président de TRT-TI et les entreprises utilisatrices avec Claude Porcherot ( Président de CIGREF- et secrétaire Général de la BNP).
À ces demandes répondent des propositions ou « offres » des différents acteurs du monde éducatif, avec en premier lieu les MIAGE avec le président de la commission pédagogique des MIAGE de l’époque, puis les licences/maîtrises d’informatique, les IUT et les différentes grandes écoles offrant des formations en informatique.
Les SSII, qui à l’époque sont à leur sommet en terme de chiffre d’affaires, souhaitent réhabiliter symboliquement leur position et statut. On retrouve cela très explicitement dans le discours du président du Syntec :
« Nous sommes, dans le monde entier, les Sociétés de Services qui exportent le plus. Les Américains travaillent surtout aux États-Unis, les Japonais travaillent surtout au Japon - peut-être heureusement pour nous d’ailleurs - et nous, nous faisons un pourcentage très important de notre chiffre d’affaires hors de nos frontières nationales. Au niveau européen, ce sont les SSII françaises qui sont numéro un, donc je pense que nous sommes bien placés pour l’Europe de demain, si nous trouvons des informaticiens à embaucher. » (Actes colloque, 1990)
C’est pourquoi il souhaite réhabiliter symboliquement le secteur des SSII par opposition aux professions techniques : “Je ne supporte plus, depuis vingt ans que je fais ce métier, d’entendre périodiquement des âneries criminelles qui continuent à être énoncées : est-ce que vraiment la profession d’informaticien existe, est-ce que vraiment vous n’êtes pas en train de former les chômeurs de demain. On nous compare, je ne sais pas pourquoi aux dessinateurs industriels, aux fabricants de règles à calcul. Je tiens à répéter que cela est une ânerie, et qu’elle est criminelle.” (Ibid)
Et de poursuivre “nous sommes, quand même, la deuxième industrie mondiale. Il n’y a pas beaucoup de secteurs économiques où la France peut s’enorgueillir d’être à la deuxième place derrière les États-Unis.”(Ibid)
Il trouve un fort écho, puisque dans la synthèse du modérateur directeur de la rédaction du journal le Monde Informatique, qui conclu ainsi : « J’ai découvert que les SSII remplissaient un double rôle : d’une part elles font leur métier, qui est de faire de l’ingénierie informatique, d’autre part elles assurent la formation post universitaire des informaticiens pour alimenter les entreprises utilisatrices. À plusieurs reprises, les responsables des enseignements ont évoqué l’idée de faire payer les étudiants pour leur formation. Ils ont montré là une naïveté touchante, qui doit faire sourire les étudiants, lesquels ont compris, eux, qu’ils pouvaient se former et être payés, en plus, en entrant dans une SSII. Peut-être le Président de Syntec-Informatique pourrait-il postuler à quelque responsabilité au sein du Ministère de l’Éducation nationale... ».
Par opposition, il moque le retard institutionnel : “On a vu ce matin que des propositions faites il y a vingt ans étaient sur le point d’aboutir. Gardons espoir, les propositions que vous ne manquerez pas de faire à la fin des ateliers de demain, verront certainement le jour en 2010. Les enfants de vos étudiants en profiteront donc. Cela constitue sans aucun doute la première bonne nouvelle de la journée.”(Ibid)
Les réponses institutionnelles vont surtout porter sur le manque d’enseignants adaptés pour enseigner ces disciplines et sur le statut des enseignants.
Une proposition a d’ailleurs été formulée par L. Jospin dés son introduction, avec le cas du statut de professeur associé « je voudrais évoquer devant vous, d’un mot, ce nouveau développement que nous voulons donner aux professeurs associés, et qui devrait permettre à des hommes et des femmes venus des entreprises de pouvoir venir dans l’université, par exemple sur la base de mi-temps, avec des possibilités de salaires, et une souplesse, si vous voulez, dans les passages, qui peuvent aussi permettre de répondre à ces déficits. ». Ce qui donnera naissance au du 15 juillet 1994 relatif aux professeurs associés des établissements publics d’enseignement relevant du ministre chargé de l’Éducation nationale .
Dans cette même introduction, il répondra également aux sollicitations du Syntec sur la constitution d’une mission d’étude sur la formation à l’informatique31. Il évoque également la pénurie d’enseignants en informatique, mais également les disciplines “associées, économie et gestion.
On a donc l’impression que le lobbying effectué par le syndicat a cette fois-ci bien fonctionné, comme le formulera peut être maladroitement :André Ramoff (Délégué à la Formation Professionnelle au Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle.)
“C’est vraiment Noël aujourd’hui ! Monsieur Jospin a confirmé l’intérêt que le Ministère de l’Éducation nationale porte à l’observatoire, et je voudrais indiquer que, du côté du ministère du Travail, nous avons une démarche un peu parallèle, mais parfaitement complémentaire, qui consiste à mettre l’accent, peut-être moins sur une structure, sur une cellule à laquelle serait confiée la tâche d’analyser en permanence l’évolution de l’emploi et des qualifications, que sur la relation que cette structure peut entretenir avec son environnement, et sur l’utilisation que l’on peut faire de ses recommandations.” (ibid)
- Le 29 avril 1992 : deuxième colloque “les informaticiens : les nouvelles données de la gestion des ressources humaines »
Avant de conclure sur cette période, il peut être intéressant de regarder le discours porté lors du second colloque organisé là encore par le Syntec et le Specif, où le contexte est tout autre.
En effet, la crise a directement touché les SSII. Le secteur subit un fort ralentissement (5-6% de croissance, au lieu de 10-12% précédemment) et on dénombre 36 462 demandeurs d’emploi dans l’informatique. Dans le secteur informatique se confirme ainsi, une trop forte dépendance du marché de l’emploi au secteur des SSII. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis où les constructeurs, avec 439 000 employés représentent un poids considérable (plus de la moitié des effectifs des SSII) alors qu’en France ils n’en représentent que le quart.
Dans ce colloque, on ne retrouve plus de ministres ou d’industriels prestigieux et le titre de la présentation du Syntec de cette deuxième journée. « la formation-action sur fond de crise dans les SSII » de J. Martineau est illustratrice du climat. On met en avant les problèmes structurels du secteur, notamment sa forte dépendance aux conjonctures économiques et à son courtermisme. Cette présentation résonne donc comme un mea culpa :
« Les satisfactions d’une forte demande sur le marché a entrainé ces dernières années une course effrénée à l’embauche et à la recherche de profils et de candidats tous azimuts. L’objectif unique était souvent la croissance du chiffre d’affaires à la hauteur de l’évolution minimale du marché. L’embauche se faisait sans recherche de cohérence et d’homogénéité des équipes. Cette course à la croissance a favorisé une augmentation excessive du turn over qui servait de régulateur. Ses raisons sont multiples allant de la responsabilité de l’entreprise à celle des intéressés. Pendant cette période de forte croissance, comme souvent dans l’histoire économique, les sociétés de service se sont trop longtemps accommodées en général d’un management à court terme parfois sans imagination ». (Acte colloque “les informaticiens : les nouvelles données de la gestion des ressources humaines)
Conclusion et développements
En s’intéressant précisément aux chaînes de médiation, on questionne ici l’indépendance relative des sphères du système éducatif et du système productif, et on met en lumière la prédominance d’un type d’acteur dans cette médiation. Si, dans une première période, on voit que le secteur des SSII a largement profité du mouvement de professionnalisation qui avait été initié avant l’institutionnalisation de la discipline, par la suite, il apparaît clairement que le secteur des SSII a du réaliser un investissement de forme pour que la formation en informatique, à la fois en quantité mais surtout en termes de contenus, lui soit favorable. On voit que ces actions réapparaissent de manière cyclique, et aboutissent réellement à une réussite institutionnelle et économique à la fin des années 1980. C’est à la même période que se standardise mais surtout se concentre et se mondialise le secteur des SSII, qui aujourd’hui, comme le mentionnent Franck Lacombe et Philippe Rosé́, déplace le centre de son activité, du recrutement et de la gestion du personnel vers des aspects financiers, marketing et stratégiques (Lacombe et Rosé, 2011, p. 12).
Ce travail mériterait certainement d’être développé sur le recrutement social de ces réformateurs. Si ce n’est abordé qu’en filigrane dans cette présentation, cette analyse nécessiterait d’être systématisée. En effet, a priori, l’autonomie « relative » des deux sphères pourrait nous faire penser à une régulation propre pour ces deux sphères avec, d’un côté, une noblesse d’État, entreprenante et réformatrice, et, d’un autre, un homo academicus. Il est vrai que le champ social qui se construit autour des enjeux de cette transformation est assez caractéristique avec, d’un coté, des universitaires normaliens et, de l’autre, des réformateurs polytechniciens. Ici, le champ académique respecte une hiérarchie des disciplines, avec au sommet les mathématiciens, et plus particulièrement les « Bourbakistes ». Bernard Zarca (2009) nous montre notamment que cet Ethos mathématicien, avec l’élitisme et la sélection sociale qui lui est propre, repose sur la distinction entre mathématique pure et mathématiques appliquées. Distinction qui est précisément au fondement de l’émergence de l’informatique en tant que discipline. D’autre part, le champ patronal présent ici ne se distingue pas réellement du traditionnel patronat industriel de la seconde moitié du 20e siècle (Bourdieu, Saint Martin, 1977 ou encore la synthèse critique de (Joly, 2007)).
Par la suite, nous avons prévu de nous intéresser aux périodes plus récentes. En effet, si l’enseignement supérieur de l’informatique universitaire n’a, semble-t-il, pas fortement évolué, on peut néanmoins observer deux tendances : le développement des humanités numériques, c’est-à-dire l’introduction de l’informatique dans les disciplines SHS, mais également le développement des formations privées (du type : Ecole 42, Simplon, WebForce) qui sont aujourd’hui symboliquement davantage valorisées que les formations décriées des années 1970 et qui bénéficient de nombreux supports publics.