Notre condition au début de la troisième décennie du XXIe siècle n’est certainement plus « postmoderne »1. Il est d’ailleurs douteux si elle pût jamais l’être, compte tenu du caractère confus de ce qualificatif dont l’acception et la justesse faisaient l’objet de débats il y a quatre décennies encore, au moment même où le « djihad néolibéral »2 mettait fin à l’Europe sociale de l’époque des Trente Glorieuses pour s’imposer ensuite en Europe de l’Est3 après l’effondrement du bloc soviétique et de l’idée du « socialisme scientifique ». Ces débats – qui se poursuivaient à la croisée des études culturelles, de l’architecture, de l’art, de la sociologie, de la littérature et de la philosophie comme theory, et qui voyaient dans la prétendue fin de la modernité, si catastrophique soit-elle, « une chance »4 – ne nous concernent plus. Ils ne mériteraient pas qu’on leur prête la moindre attention aujourd’hui, s’ils n’étaient pas révélateurs par rapport à la question qui semble d’une importance fondamentale pour l’avenir, sinon la survie, des sociétés démocratiques à l’ère numérique. Cette question est celle du savoir.
Jean-François Lyotard a fait du savoir une question centrale de sa Condition postmoderne, publié en 1979. Or, face à de nouvelles transformations technologiques qui ont dès lors bouleversé le champ des savoirs, un nouveau rapport sur le savoir est nécessaire afin de comprendre ce qui nous conditionne maintenant et de déterminer la condition d’avenir. Le but de cet article est de baliser un cadre pour un tel rapport en poursuivant un dialogue avec Bernard Stiegler à partir même de son dernier texte, rédigé peu de temps avant sa disparition, où il écrit :
Et si Jean-François Lyotard aura vu venir en 1979, et mieux que quiconque, ce qui allait en résulter comme devenir informationnel des savoirs ainsi désintégrés, il n’aura pas non plus mené sa déconstruction de la modernité comme anthropisation au point d’en interroger la solvabilité et la durabilité – et cela, précisément parce qu’il n’aura pas vu cette anthropisation comme telle (et telle qu’il faut à présent la considérer d’un point de vue néguanthropique, c’est à dire à la fois exosomatique et pharmacologique)5.
Il s’agit donc de diagnostiquer ce « devenir informationnel des savoirs [...] désintégrés dans le passage de l’informatisation à l’automatisation, qui s’est produit entre l’époque dite « postmoderne » et notre « absence d’époque »6, ainsi que de proposer une sortie de cette absence – sortie que Stiegler a lui-même défini comme « Néganthropocène »7. Cet article a été conçu en trois parties. La première partie s’intitule « Qu’est-ce qui nous conditionne aujourd’hui ? « . La seconde et la troisième parties, ayant pour titre « Technologies et savoirs » et « Savoirs et localités » respectivement, sont à venir.
Il est frappant dans l’après-coup de constater que l’essentiel qui unit les débats de l’époque dite « postmoderne » est que leurs meneurs semblaient appréhender la condition que Lyotard a proposé de définir par ce qualificatif devenu ensuite le nom comme une nouvelle condition humaine pour en débattre ensuite un peu à la manière d’André Malraux ou de ceux qu’un Georges Canguilhem aurait peut-être voulu qualifier « écrivains »8. Tout se passait dans ces débats comme s’il s’agissait d’une nouvelle condition existentielle qui se présente désormais sous le signe de l’errance (tantôt tragique, tantôt joyeuse), et qui finit par se dissoudre dans un anything goes (tantôt postmoderne, tantôt néolibérale). C’est pourquoi, dans ce « titre éclatant de La condition postmoderne »9, c’est surtout « postmoderne » qui faisait couler beaucoup d’encre et imposait de problèmes d’interprétation, comme s’il ne s’agissait que de mieux saisir la condition qui est désormais la nôtre après la crise des fameux « métarécits »10, terme que Lyotard emprunte très probablement à la narratologie et qu’il associe ensuite au « métadiscours » qu’avait jusqu’alors la philosophie dont la fonction, aux yeux de Lyotard, consistait à légitimer la science « moderne », cette légitimisation se faisant à travers un recours explicite « à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse »11.
Or, c’est Lyotard lui-même qui déclare tout au début de son « rapport sur le savoir » que la condition qu’il qualifie « postmoderne » est d’abord celle qui concerne le savoir, plutôt que celle de notre nouvelle manière d’être. A titre de rappel :
cette étude a pour objet la condition du savoir dans les sociétés développées. On a décidé de la nommer ‘postmoderne’. Le mot est en usage sur le continent américain, sous la plume de sociologues et de critiques. Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle. Ici, on situera ces transformations par rapport à la crise des récits12.
En analysant cette condition depuis l’époque où « l’unité d’information est le bit »13 Lyotard insiste sur le fait que les transformations technologiques liées à ce qu’on appelle à l’époque « l’informatisation » ont une incidence considérable sur le savoir, notamment ses modes de production et distribution qui changent radicalement avec « la multiplication des machines informationnelles ». A titre de rappel encore :
Dans cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d’information. On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n’est pas ainsi traduisible sera délaissé, et que l’orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine. Les « producteurs » de savoir comme ses utilisateurs doivent et devront avoir les moyens de traduire dans ces langages ce qu’ils cherchent les uns à inventer, les autres à apprendre. Les recherches portant sur ces machines interprètes sont déjà avancées. Avec l’hégémonie de l’informatique, c’est une certaine logique qui s’impose, et donc un ensemble de prescriptions portant sur les énoncés acceptés comme « de savoir ».
On peut dès lors s’attendre à une forte mise en extériorité du savoir par rapport au « sachant » à quelque point que celui-ci se trouve dans le procès de connaissance14.
Depuis « le processus d’automatisation intégrale et généralisée auquel aboutit la réticulation numérique planétaire »15 et où la vitesse de cette « forte mise en extériorité du savoir par rapport au ‘sachant’ » nous met en état de désorientation jusqu’à produire des sociétés désinformatisées et de plus en plus asociales, on ne peut qu’applaudir la lucidité de Lyotard. On peut du coup regretter que Lyotard, malgré son diagnostic lucide, ait fini par le noyer en quelque sorte dans son concept, très vague, des « jeux de langage » qui réguleraient désormais la plupart des relations sociales sans recours aux grands récits. Leur crise diagnostiquée par Lyotard ne concernait après tout qu’une certaine forme du discours philosophique, plutôt datée déjà à l’époque, qu’il a définie comme « postmoderne ». En cela, Lyotard expliquant le postmoderne aux enfants16 demeure lui-même un enfant typique de son époque philosophique. Pour celle-ci, l’enjeu vital consistait désormais à se libérer à la fois du tout et de l’un qu’on identifiait volontiers, et sans tort, à la modernité, notamment par rapport à la manière dont elle a été réalisée dans le cadre de l’État-nation, ainsi qu’à la raison dite « moderne », cet homme de paille authentique du débat postmoderne. Comme le remarquait Dominique Lecourt pour y prendre position et dénoncer ce qu’il y avait de rétrograde voire dangereux dans le postmoderne, se complaisait à « di[re] adieu à la raison unitaire, totalisante, toujours d’essence totalitaire »17.
Quoi que l’on dise, il est possible de constater que le Rapport sur le savoir, malgré des quantités de débats dont il a fait l’objet à l’époque qui s’est cru postmoderne, demeure un ouvrage méconnu dans la mesure où ceux-ci n’ont pas posé la question des nouvelles technologies informationnelles. Par conséquent, leurs meneurs restaient très souvent aveugles à ce qui frappait très précisément les sociétés de l’époque que des sociologues, comme Alain Touraine ou Daniel Bell, décrivaient alors comme « postindustrielles » tandis qu’elles étaient en passe de devenir « hyperindustrielles »18 à cause même de ces technologies computationnelles qui s’emparaient du savoir en le réduisant à l’information calculable. Il était peut-être difficile de faire une telle critique de l’épistémologie de l’information depuis l’époque où règnait un techno-optimisme général, tant Outre-Atlantique qu’en France19, et où les nouvelles technologies étaient pris pour le salut contemporain à la fois par ceux qui croyaient à « the extended order of human cooperation, an order more commonly, if somewhat misleadingly, known as capitalism »20 que par la gauche intellectuelle qui, sauf des cas très rares comme celui d’André Gorz21, ne se prononçait pas vraiment sur la question.
Dans quelle mesure nous demeurons aujourd’hui encore les héritiers de ce débat sur la condition postmoderne qui n’a pas vraiment eu lieu, dans la mesure où il a méconnu ce qui est essentiel ? S’il est vrai que ce qui constitue l’essentiel, notamment pour « nous, les tard-venus du XXIe siècle, où que nous soyons sur la Terre »22, c’est la question du rapport entre les technologies et les savoirs face à l’information, ainsi que celle du passage ultra-rapide des sociétés informatisées atomisées aux sociétés désinformatisées disruptées, qui vient s’imposer exponentiellement à partir des années 2000 et qui scande le passage non moins rapide de « l’hégémonie de l’informatique »23 à l’uber-clôture de l’automatisation, une relecture de La condition postmoderne, ainsi que ses non-dits ou conclusions trop hâtives, apparaît comme une tâche en vue de déterminer si nous pouvons passer des sociétés (surchargées) de l’information aux sociétés des sachants, c’est-à-dire ceux qui sont « capables de produire leurs propres désautomatisations par des savoirs appropriés »24.
Une telle relecture du rapport de Lyotard revient d’abord à redonner à ce qu’il appelle la condition sa valeur circonstantielle et à laisser du côté le fait qu’il la qualifie « postmoderne ». D’une part, il s’agit de rappeler les circonstances qui conditionnent les grandes lignes du rapport et qui ne sont plus en rien les nôtres. D’autre part, il s’agit de rappeler que la condition dont parle Lyotard est celle du savoir qui subit des transformations dans de nouvelles circonstances technologiques. Autrement dit, une analyse historique des circonstances de la publication de La condition postmoderne doit aller de pair avec une analyse sémantique du terme « condition » afin même de pouvoir resituer le rapport lyotardien dans les circonstances de notre époque, c’est-à-dire autrement que « par rapport à la crise des récits »25, ainsi que dire ce qui conditionne nos savoirs et nous-mêmes aujourd’hui.
C’est le Rapport sur le savoir lui-même qui est bien un texte de circonstance, que Lyotard a établi à la demande du président du Conseil d’universités auprès du gouvernement québecois. Est de circonstance aussi, comme nous l’avons déjà vu, le qualificatif « postmoderne » qui avait pour fonction d’inscrire le rapport dans le contexte nord-américain et dans le débat de l’époque qui s’y déroulait. Lyotard écrit son rapport sur le savoir sous l’influence du point de vue systémiste et cybernétique qui règne alors en Amérique du Nord, notamment grâce aux travaux de Talcott Parsons. Aux dires de Lyotard, ce modèle théorique se représente la société comme un tout fonctionnel.
La véritable finalité du système, ce pourquoi il se programme lui-même comme une machine intelligente, c’est l’optimisation du rapport global de ses input avec ses output, c’est-à-dire sa performativité. Même quand ces règles changent et que des innovations se produisent, même quand ses dysfonctionnements, comme les grèves ou les crises ou les chômages ou les révolutions politiques, peuvent faire croire à une alternative et faire lever des espérances, il ne s’agit que de réaménagements internes et leur résultat ne peut être que l’amélioration de la « vie » du système, la seule alternative à ce perfectionnement des performances étant l’entropie, c’est-à-dire le déclin26.
Le modèle rival, qui constitue avec le modèle fonctionnaliste « l’alternative moderne »27, voit la société comme divisée en deux et vient du courant marxiste. Si diversifié soit-il, ce dernier a son assise théorique dans les luttes des classes qui, dit Lyotard, avec leurs organes, ont fini soit par se transformer en « régulateurs du système » (« pays à gestion libérale ou libérale avancée »), soit par produire le modèle totalisant dans lequel elles deviennent « privées du droit à l’existence »28.
Selon Lyotard, cette « alternative » n’est plus pertinente par rapport au fonctionnement de la société de son époque.
Le « redéploiement » économique dans la phase actuelle du capitalisme, aidé par la mutation des techniques et technologies [ainsi qu’allant] de pair [...] avec un changement des fonctions des États : à partir de ce syndrome se forme une image de la société qui oblige à réviser sérieusement les approches présentées en alternative29.
Certes, l’alternative que Lyotard propose de réviser et qui permettait selon lui de saisir la nature du lien social dans les sociétés modernes est schématisée à outrance. Il n’est pourtant pas inutile de la rappeler car elle est intrinsèquement liée à l’objet du rapport de Lyotard qu’est la condition du savoir dans « les sociétés industrielles avancées » : « On ne peut savoir ce qu’il en est du savoir, c’est-à-dire queles problèmes son développement et sa diffusion rencontrent aujourd’hui, si l’on ne sait rien de la société dans laquelle il prend place »30. Si le savoir dans les sociétés modernes était fonctionnaliste (modèle systémiste) ou critique (modèle marxiste, ainsi que celui de l’Ecole de Francfort), « le savoir postmoderne » résulte selon Lyotard d’un autre modèle et correspond à une autre société qui émerge de la transformation technologique en cours : « Disons pour faire bref que les fonctions de régulation et donc de reproduction sont et seront de plus en plus retirées à des administrateurs et confiées à des automates »31.
En cela, Jean-François Lyotard a certainement prévu une grande part du moment dans lequel nous sommes à l’âge de l’automatisation. Il a été aussi l’un des premiers à tenter de repenser « la société qui vient » au-delà de « l’anthropologie newtonienne »32. Or, « une pragmatique des particules langagières » qu’il propose comme une alternative à la fin de cette anthropologie appartient à l’époque qui n’est plus le nôtre. Pour Lyotard, le lien social sous forme de « souples réseaux des jeux de langage » que rendent possible les mutations technologiques et qui caractérisent le savoir et la société dits « postmodernes » apparaissait comme « bien éloigné d’une réalité moderne qu’on représente plutôt bloquée par l’arthrose bureaucratique »33.
Certes, cet accent mis sur le langage s’explique plus facilement si l’on le considère dans le contexte de l’époque du linguistic turn où le langage s’imposait comme un facteur fondamental dans le processus de production. Comme le remarque Lyotard, « dans une société où la composante communicationnelle devient chaque jour plus évidente à la fois comme réalité et comme problème, il est certain que l’aspect langagier prend une nouvelle importance »34. C’est pourquoi il décrit les individus comme « pris dans une texture de relations sociales plus complexes et plus mobiles que jamais », « placé sur des ‘nœuds’ de circuits de communication » et déplacés en fonction des « messages qui le[s] traversent en le[s] positionnant » à l’intérieur du système. Cela conduit Lyotard à poser que
le système peut et doit encourager ces déplacements pour autant qu’il lutte contre sa propre entropie et qu’une nouveauté correspondant à un ‘coup’ inattendu et au déplacement corrélatif de tel partenaire ou de tel groupe de partenaires qui s’y trouve impliqué peut apporter au système ce supplément de performativité qu’il ne cesse de demander et de consumer35.
Et c’est là où il faut questionner la manière dont Lyotard mobilise le concept d’entropie et le critiquer au-delà même de la question du « postmoderne ». Il est d’ailleurs utile de rappeler en passant que Lyotard semble avoir compris que son choix de nommer la condition du savoir « postmoderne » a été plutôt malencontreux et il tentera par la suite d’y prendre ses distances. Dans le texte « Réécrire la modernité », qui fait partie de L’Inhumain, publié en 1988, il constate que la formule « réécrire la modernité » est « préférable aux rubriques habituelles, comme ‘postmodernisme’, ‘postmoderne’, sous lequel on place ce genre de réflexion ». Se définissant comme « le vieux philosophe continental », il précise qu’il vaut mieux réécrire la modernité que débattre du postmoderne, car cela permet d’éviter « la périodisation de l’histoire culturelle en termes ‘pré’ et de ‘post’, d’avant et après ». Lyotard retrouve cette périodisation vaine « du seul fait qu’elle laisse inquestionnée la position du ‘maintenant’, du présent à partir duquel on est supposé pouvoir prendre une perspective légitime sur une succession chronologique »36.
Reste à savoir si – face à l’anthropisation que nous héritons de l’époque moderne telle qu’elle s’est réalisée depuis la révolution industrielle jusqu’à la phase ultime de l’Anthropocène, et donc en passant par l’époque dite « postmoderne » ou « post-industrielle » – ce geste de réécriture de la modernité est suffisant ou il s’agit plutôt de dépasser les limites épistémologiques de la modernité et panser ce qu’elle n’a pas su prendre en compte.
À suivre.