Auteur(s)

Anne Alombert est maîtresse de conférence en philosophie contemporaine à l’Université Paris 8 (Laboratoire d’études et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie) et membre du Conseil National du Numérique. Elle est auteure d’une thèse de philosophie consacrée aux questions de l’humain et de la technique dans les oeuvres de Gilbert Simondon et Jacques Derrida. Ses recherches portent sur les rapports entre savoirs et technique dans l’histoire de la philosophie (notamment dans les travaux de Gilbert Simondon, Jacques Derrida et Bernard Stiegler), ainsi que sur les enjeux anthropologiques, épistémiques et politiques des transformations technologiques contemporaine. Elle est co-auteure du livre Bifurquer avec Bernard Stiegler et le collectif Internation (publié aux éditions Les liens qui libèrent en 2020). Elle a dirigé l’ouvrage collectif Prendre soin de l’informatique et des générations, publié aux éditions FYP en 2021. Elle est membre du collectif de recherche Organoesis.

Les évolutions technologiques et médiatiques récentes (depuis la télévision jusqu’aux plateformes de visioconférence, en passant par les ordinateurs portables et les smartphones) ont perturbé la formation des attentions et soulèvent ainsi des problèmes dans les champs de la santé mentale et de l’éducation. Pour comprendre ces nouvelles pathologies, il est nécessaire d’envisager la manière dont les évolutions technologiques affectent les facultés cognitives, affectives et psychiques, ou, pour le dire dans les termes du philosophe Bernard Stiegler, comment les transformations technologiques engendrent « un processus de transformation profonde de l’activité même de la conscience » (Stiegler, La technique et le temps, t. 3 Le temps du cinéma et la question du mal être, Parsi, Fayard, 2018).

Tel a été l’enjeu de cette communication, qui prend son point de départ dans l’hypothèse suivante : l’étude des processus psychiques (mémoire, attention, langage, apprentissage, connaissance) n’est pas séparable de celle des environnements mnémotechniques qui entourent les individus. Or, comme l’a aussi montré Stiegler, ces milieux mnémotechniques sont pharmacologiques : selon la manière dont ils sont organisés et pratiqués, ils peuvent ou bien augmenter les processus d’individuation psychiques et collectifs, ou bien les court-circuiter. Dans le cadre de cette communication, nous tentons de montrer que cette dimension pharmacologique des supports techno-symboliques n’est pas nouvelle : si elle devient manifeste à l’époque du numérique et de l’intelligence artificielle, elle était déjà au cœur des réflexions de Platon au sujet de l’écriture alphabétique.

En effet, dans le Phèdre, Platon décrit l’écriture comme un pharmakon, mot grec signifiant à la fois le remède et le poison : l’écriture est un remède pour la mémoire, dans la mesure où elle permet de stocker et de conserver les connaissances de générations en générations, mais elle peut aussi devenir un poison, si les connaissances ainsi stockées ne sont pas remémorées, intériorisées, interprétées et transformées par ceux qui les transmettent et les reçoivent. La technique de l’écriture peut ou bien renforcer la mémoire, ou bien provoquer l’oubli : elle est une puissance à la fois curative et toxique, qui peut être pratiquée par les citoyens en vue du débat argumenté mais qui peut aussi être appropriée par les sophistes en vue de manipuler les esprits. Quelques siècles après Platon, dans l’article intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? » et publié en 1784, Kant ne dira pas autre chose à propos du livre, qui constitue selon lui un précieux support pour la diffusion des savoirs écrits dans l’espace public, mais qui peut aussi se substituer à l’entendement et à la pensée si les lecteurs se contentent de répéter ce qu’ils ont lus sans le réfléchir et le critiquer.

Mais ce caractère pharmacologique ne concerne pas seulement les supports de mémoire littéraux : il concerne aussi les supports de mémoire audiovisuels ou analogiques, permettant d’enregistrer non seulement la parole mais aussi les images et les sons, comme la photographie, la phonographie, la cinématographie et la télévision. De tels supports se développent de manière fulgurante à partir du début du XXe siècle, et transforment considérablement l’espace public et les conditions de la vie mentale comme de la vie politique. C’est la raison pour laquelle ils ont fait l’objet de nombreuses réflexions philosophiques. Ainsi, dans L’Obsolescence de l’homme, en 1956, Gunther Anders s’interroge sur les effets de la photographie pour les mémoires individuelles et collectives : « d’un côté les photos nous font nous souvenir, mais de l’autre (…) les ‘souvenirs’ devenus choses appauvrissent le souvenir comme disposition affective, comme activité de remémoration, et finissent par se substituer à lui. » (Anders, L’obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 1956). Anders va même jusqu’à comparer la photo à « une sorte de remède que les touristes s’injectent » de peur d’oublier l’instant vécu et présent, au point qu’ils s’empêchent ainsi de vivre l’instant. Les philosophes Adorno et Horkheimer, qui écrivent quelques années avant Anders, s’inquiètent quant à eux du caractère pharmacologique du cinéma, qui constituent selon eux un danger non pas pour la mémoire, mais surtout pour la réflexion et l’imagination. Ainsi, dans le chapitre consacré aux industries culturelles dans La dialectique de la raison, publié en 1944, les penseurs allemands soutiennent que dans le cas du cinéma, les images et les sons produits industriellement se substituent à la faculté psychique de produire des images, et que le rythme de défilement du film cinématographique paralyse les capacités de réflexion des spectateurs, obligés de s’adapter aux mécanismes techniques pour suivre le fil de l’histoire qui leur est projetée. En 1964, dans un article intitulé « L’industrie culturelle », Adorno s’inquiète des effets des films hollywoodiens sur les esprits des spectateurs américains : dans la mesure où les producteurs de cinéma se fondent sur les stéréotypes dominants et sur des schémas infantilisants pour toucher un large public, leurs films risquent de produire des effets régressifs.

Si l’on suit les réflexions de Stiegler sur ces sujets, telles qu’il les développe notamment dans La télécratie contre la démocratie en 2006 et dans Prendre soin de la jeunesse et des générations en 2008, force est de constater que la télévision a aggravé ces effets de régression : selon lui, les chaînes de télévision privées, fondées sur une modèle d’affaire basé sur la publicité, contribue à orienter les attentions des téléspectateurs vers la consommation de marchandises, stimulant ainsi leurs pulsions, et désintégrant progressivement leurs désirs. Patrick LeLay, directeur général de la chaîne de télévision TF1, ne disait d’ailleurs pas autre chose, lorsqu’il affirmait, en 2004, que son métier consistait à vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola, c’est-à-dire, à capter les temps de conscience des individus afin de les exploiter comme une nouvelle ressource économique. Cette économie de l’attention est désormais devenue le modèle d’affaire dominant de la plupart des entreprises numériques, en particulier des plateformes et des réseaux sociaux qui dominent Internet depuis les années 2010, fondés sur la collecte des données, la personnalisation des profils, le ciblage publicitaire et la suggestion automatique de contenu.

Or, comme l’ont montré les travaux de Katherine Hayles, dans un article publié en 2007, cette transformation médiatique engendre des effets psychiques : Hayles soutient ainsi que le passage de l’imprimé au numérique correspond à un changement de régime attentionnel. Nous serions passés d’une attention profonde (définie comme la capacité à se concentrer sur un objet ou une activité déterminée dans le long terme) à un régime d’« hyper-attention » ou d’attention disséminée, qui s’accompagne souvent d’une incapacité à focaliser son attention, d’un besoin constant de sollicitation et de diverses formes d’hyperactivité. Selon Stiegler, qui développe cette idée en 2015 dans La Société automatique, outre nos attentions, ce sont aussi nos protentions qui se voient affectées par les algorithmes prédictifs : sur la base de calculs statistiques, ceux-ci anticipent nos attentes, nos besoins, nos envies. Ils court-circuitent ainsi nos désirs singuliers, car en nous conformant aux injonctions de nos environnements connectés, nous nous adaptons en fait aux comportements moyens et à la loi du marché.

La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir comment transformer ces milieux numériques de manière à ce qu’ils ne détruisent pas nos facultés attentionnelles et protentionnelles, c’est-à-dire, nos capacités de mémoriser, de réfléchir, d’imaginer et de désirer : pour prendre soin des esprits, nous devons prendre soin des milieux techno-symboliques par lesquels ces esprits sont conditionnés. Nous tentons de montrer qu’il est tout à fait possible de concevoir, de développer et d’expérimenter des dispositifs numériques renforçant les processus d’individuation psychique et collectif, à condition que ces dispositifs soient ouverts et appropriables par les usagers, qu’ils permettent d’accueillir les contributions singulières et de mettre en œuvre des activités de délibération, de discussion et de débat argumenté. Bref, à condition que les supports numériques soient conçus et pratiqués de manière à intensifier l’intelligence collective, et non à automatiser les conduites et les pensées.


Bibliographie

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Adorno Theodor, « L’industrie culturelle », Communications, 1964.

Alombert Anne et al. (dir.), Prendre soin de l’informatique et des générations, Paris, FYP, 2021.

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Anders Gunther, L’obsolescence de l’homme (1956), Paris, Editions Ivréa, 2011.

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Desmurget Michel, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, Seuil, 2019.

Derrida Jacques, “La pharmacie de Platon” (1968), La dissémination, Paris, Seuil, 1972.

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Hayles Katherine, « Hyper and deep attention : the generational divide in cognitive modes », Profession, 2007.

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Le Lay Patrick, Les dirigeants face au changement, Paris, Éditions du Huitième jour, 2004.

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Stiegler Bernard, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Paris, Flammarion, 2010.

Stiegler Bernard, De la misère symbolique (2004-2005), Paris, Flammarion, 2013.

Stiegler Bernard, La technique et le temps (1994-2001), Paris, Fayard, 2018.

Stiegler Bernard, Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2008.

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Platon, Le sophiste.

Platon, Phèdre.

Wolf Maryanne, Reader, come home. The reading brain in a digital world, Harper Collins, 2018.


 « Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention ? », rapport du Conseil National du Numérique, 2022 : https://cnnumerique.fr/votre-attention-sil-vous-plait-quels-leviers-face-leconomie-de-lattention

 Séminaire « Panser les esprits et les écrans », A. Alombert et M. Krzykawski, 2022 : https://organoesis.org/recherches/ecrans-esprit


Citer cet article

Alombert, Anne. "Panser les écrans et les esprits : l’écologie de l’attention dans le milieu numérique.", 3 mars 2024, Cahiers Costech, numéro 7.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech187 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article187