Plan
Le mouvement des Gilets jaunes1 a donné lieu à une auto-médiatisation numérique paradoxale. Entre selfie et livestream, entre applications mobiles et plateformes de réseaux socio-numériques, les participant.es au mouvement ont auto-organisé et auto-médiatisé leurs différentes manifestations et actions. Ces pratiques ont pu être délimitées à travers la notion « d’automédia » définie par l’association de la fonction vidéo des smartphones et de la fonction partage des réseaux et applications numériques. Il ou elle est un.e citoyen.ne, militant.e ou simple amateur.rice, qui décide par lui-même ou elle-même, de contribuer à la production et à la diffusion d’une information d’intérêt public par des moyens de captation, d’enregistrement et de communication numériques. En échangeant collectivement des images, des paroles, ou des histoires, l’automedia contribue aussi à la constitution de valeurs, de rêves et de combats communs, qui font émerger de nouvelles communautés politiques »2. Dans une perspective diachronique de saisie des usages activistes du numérique3, cet article voudrait questionner le degré d’autonomisation socio-technique au sein de la révolution médiatique des « automédias ». En écho à certains travaux de ce présent recueil4, il importe de rendre compte de la créativité automédiatique des protagonistes du mouvement sans la réduire à une « gafamisation » intégrale tout en interrogeant la dimension techno-politique des automédias générés dans l’activité de prises de vue, de partages des actions et d’éditorialisation des contenus sur des plateformes propriétaires. Pour ce faire, je développerai mon questionnement en trois temps. En premier lieu, je préciserai l’articulation entre automédias et culture numérique à travers la problématique de révolution sociale d’une écriture au quotidien élargie aux sujets minorés. Puis, je m’appuierai sur quelques jalons du devenir média des mouvements sociaux pour mettre en valeur le rôle du design techno-politique au sein des mobilisations automédiatiques et pour enfin, questionner en regard d’une l’écologie du numérique le réseau de dépendances matérielles renouvelant par là même le sens et l’actualité d’une quête d’autonomie technique.
I - Culture numérique et mobile : expressivité sociale et automédialité
Sans revenir sur des travaux de longue date autour des cultures expressives numériques et mobiles5, la possibilité de l’auto-médiatisation par les protestataires du mouvement des Gilets Jaunes suppose de l’existence de pratiques d’expression et de communication via des « technologies du soi » numériques. Se filmer dans l’action, se raconter dans le mouvement, documenter les violences s’inscrit dans un continuum d’usages allant de l’automédialité à l’automédiatisation6. L’automédialité renvoie aux pratiques - et leurs supports - de l’écriture de soi que Michel Foucault a mis en lumière dans ses travaux sur l’herméneutique du sujet. Parmi ces « technologies du soi »7, les smartphones matérialisent des topiques de la subjectivité au travers de contenus de nature intime ou de fonctionnalités retournées vers les individus (caméra inversée…). L’économie même des applications mobiles et plateformes socionumériques repose sur ces contenus générés par les utilisateurs qui s’expriment et se socialisent sur ces scènes sociales d’expression et de reconnaissance de soi. Cet accès aménagé à l’expressivité sociale, au sein du capitalisme numérique, a donné lieu à ce que j’ai appelé « une révolution sociale de l’écrivance » qui peut être décrite sous trois traits : une révolution du qui « qui peut écrire ? », du « comment écrire ? » et du « quand écrire ?8 ». Le tournant mobile du numérique développe d’une part, une écriture au quotidien avec un élargissement aux sujets mineurs (adolescents) et subalternes (femmes et pauvres) à des capacités d’expression et de communication leur conférant un « pouvoir-dire » ; d’autre part, il rend possible une synchronisations les actions et de leurs expressions dotant les terminaux mobiles d’un statut de « média de la vie intérieure » et d’une fonction d’automédialité ; et enfin, développe une écriture éminemment multimodale qui se manifeste par le métissage des signes (scripturaux, sonores, iconiques) ainsi que par la créolisation des écritures alphabétiques, idéographiques et des langages informatiques. Des sujets minorés, au travers par exemple des applications de messagerie sociale, composent et partagent désormais des contenus mixant les signes entre images, textes, emoji ou filtres à des fins d’expression personnelle et de communication sociale dans le cours de la vie ordinaire ou d’événements marquants. Dès lors, l’automédialité peut concourir à une automédiatisation lorsqu’elle mise à contribution pour signifier un engagement et une participation à des mobilisations entre claviers et pavés comme l’enseigne le mouvement des Gilets jaunes.
Le Mouvement des Gilets jaunes a démontré combien le smartphone y avait un rôle crucial au point qu’un film, Un pays qui se tient sage (2020), sera créé par David Dufresne à partir de vidéos captées par des manifestants ou des journalistes indépendants entre novembre 2018 et février 2020. Les images de violences policières s’y trouvent commentées par des expert.es et des témoins notamment du point de vue de la politique de maintien de l’ordre. De fait, le smartphone a été utilisé, suivant des formats et des usages pluriels, telle une plateforme de prise de parole que le selfie vidéo en direct a rendu emblématique. Emblématique d’une transition de l’automédialité à l’automédiatisation si on analyse à la fois le cadrage et la temporalité de la vidéo. Pour mémoire, la prise de vue en caméra retournée vers les individus renvoie au genre de contenus visuels typiques de la culture mobile connu sous le terme de selfie depuis son entrée dans l’Oxford English Dictionnary en 20149. Loin d’être cantonné à un geste narcissique, le selfie relève plus, suivant les catégorisations du sémioticien Peirce10, de l’indice que de l’icône. Prendre la parole en selfie vidéo sur une situation donnée, par exemple l’introduction d’une taxe carbone, revient donc à signifier un soutien, une solidarité, à prendre une position dans un mouvement de mobilisation ; il est l’indice d’une subjectivité engagée dans un commun et fait œuvre d’auto-représentation politique. Les selfies vidéo en direct ont ainsi pu prendre le format de live facebook ou YT des leaders autoproclamés, tels Maxime Nicolle ou Nicolas Drouet11 co-organisant et commentant le mouvement. Le plus mémorable d’entre eux est indéniablement le live dramatique de Jérôme Rodrigues captant jusqu’à l’aveuglement son éborgnement pendant la manifestation du 26 janvier 201912. C’est dire si la temporalité du filmage synchronisée au déroulement des événements constitue l’un des traits de l’automédiatisation des Gilets jaunes par ielles-mêmes. Vivre et filmer l’événement en même temps et même mouvement suppose une médiation mobile à laquelle le smartphone pourvoie. Ces vidéos mobiles en plan subjectif et en direct proposent une perspective située sur l’événement reliant le corps du filmeur à la situation vécue. De la sorte, elles configurent une forme d’attestation personnelle et valident le statut de ce « témoin oculaire » au manifestant équipé de caméras mobiles.13 Les vidéos mobiles publicisées en direct sur les plateformes de réseaux socio-numériques constituent les traces de la présence physique et psychique au sein des manifestations, des traces qu’il s’agit de « voir ensemble » à travers une série d’activités de lectures et de commentaires sur les interfaces dédiées à la conversation socio-numérique. Jusqu’au bout du drame, le smartphone de Jérôme Rodrigues effondré sur le sol, après avoir été éborgné par un policier, enregistre la violence, la douleur, l’effroi…sous le regard hautement symbolique de l’archange de la place de la Bastille de Paris14. Cette vidéo mobile demeure la pièce authentifiant la violence policière dans le cadre d’une investigation qui a d’abord été une enquête visuelle supposant la collecte complémentaire de témoignages oraux et vidéographiques. De ces vues filmées des événements, à travers le support et la médiation des smartphones des participants et des témoins oculaires, ont émergé des organes médiatiques. Parmi eux, je citerai « Vécu, le média du gilet jaune », issu d’une page fb, créée en novembre 2018 dès les premiers temps du mouvement. Interrogé pour la Revue des médias de l’Institut National de l’Audiovisuel, son fondateur Gabin Formont raconte que sont les violences policières qui l’ont finalement décidé à créer Vécu : « Elles n’étaient pas traitées par les médias, ou alors pas correctement et pas suffisamment », dénonce-t-il. Initialement, le média Vécu était présenté comme étant celui « du gilet jaune ». « Pas dans le sens DES « gilets jaunes », parce que je ne prétendais pas que c’était le média de tous les « gilets jaunes », mais c’était mon média, celui du « gilet jaune » qui veut se reconnaître dans cette information. »15 Et de fait, le devenir média des protagonistes du mouvement des Gilets jaunes n’a cessé de croitre soit en liveur revendiqué comme Jérôme Rodrigues, soit en Youtubeur confirmé comme de Cemil Şanlı de la chaine « Cemil Choses A te Dire » au point de donner lieu à cette nouvelle génération d’automédia.
Si la véridiction demeure bien l’horizon normatif de l’auto-médiatisation du mouvement par des manifestants Gilets jaunes se positionnant comme témoins vidéo-oculaires des violences policières et les attestant par la production de traces tangibles et publicisées qui rendent possible leurs dénonciations collectives, ce n’est pas sous cette problématique que je souhaite questionner le devenir media au sein du mouvement des Gilets jaunes. Je questionnerai la qualité d’autonomie médiatique qu’une certaine économie numérique aménage et quelles propositions ont émergé contre une gafamisation des automédias suivant un processus de design techno-politique.
II - Devenir média et arènes médiatiques (dé)connectées au sein du mouvement des Gilets jaunes : quel design techno-politique ?
Dans son étude des « Gazettes jaunes », journaux papier distribués dans les différentes scènes d’action du mouvement, tels que les ronds point ou les manifestations, Mélanie Lecha démontre que l’automédiatisation du mouvement ne doit pas se penser uniquement en ligne notamment lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux problématiques des inégalités socio-numériques et aux risques de vassalisation par les Gafam. A travers une enquête participative, elle a notamment suivi le travail de « Nous sommes Gilets Jaunes », un corpus se composant de 54 numéros publiés de manière hebdomadaire entre février 2019 et mars 2020 en région montpelliéraine. Le souci du « dire vrai » anime la création de ces « gazettes jaunes »16, pensées à la fois en contre-espace médiatique mais également en complémentarité critique avec les automédias connectés, tant les inégalités d’accès et les bulles de filtre ont été prises en considération par les auteur.es de gazettes. Dans la continuité des études sur la pragmatique des arènes publiques de Daniel Cefaï et Dominique Pasquier17, Mélanie Lecha suggère que « ces espaces de rencontres, de discussions et de débats physiques prolongés par la gazette entretiennent une scène publique populaire autonome des institutions politiques et médiatiques traditionnelles dans lesquelles les conditions de visibilité sont mieux contrôlées que par canaux de diffusion numérique. »18
Succédant aux nouvelles à la main, aux tracts puis aux fanzines, supports historiques des répertoires de la protestation sociale au long cours, les gazettes jaunes ont suscité débats et conversations au sein de la « vie de rond-point » que Laurent Jean-Pierre a problématisée comme « dispositif de lutte »19. Le rond-point a été également défini comme un « dispositif apprenant » articulant espace physique et numérique qui vient configurer collectivement à la fois « une place publique, un café de village et un média low tech » comme l’a observé Luc Gwiazdzinski. Suite à cette enquête participative menée en Isère durant le mouvement20, le géographe en appelle à imaginer un « design démocratique de dispositifs émancipateurs pouvant se transformer en agoras pour des débats, assemblées et tables citoyennes ouvertes à tous. »21 Si la composition ad-hoc d’une arène publique par les acteurs d’un mouvement social peut être documentée dans sa contemporanéité à travers le mouvement des places ou le ZAD de Notre Dame des Landes par les différents auteurs cités plus haut, c’est qu’elle constitue l’une des activités performatives des mobilisations sociales. Dès lors qu’un processus de visibilisation et de publicisation des motifs de protestation s’amorce, des arènes de protestation se configurent, comme la relecture des théories des cadres de mobilisation de David Snow et Robert Benford par Daniel Cefaï22 ou la traduction des théories de la justice sociale de Nancy Fraser par Estelle Ferrare le précisent23. Ainsi, les mouvements sociaux, les mobilisations et les actions collectives produisent de la signification dès lors que des activités de « cadrage »24 vont contribuer au devenir public d’une situation problématique. Dans le cas du mouvement des Gilets jaunes, les « motifs »25 pluriels et parfois contradictoires de mobilisation ont circulé, à travers le projet « Plein le dos »26, sous la forme de différentes inscriptions ajoutées par les manifestant.es sur le dos de leurs gilets, sur le mode gazette par le biais de « feuilles jeunes » et en ligne sous la forme d’une archive vernaculaire. Cette mémoire populaire d’une multitude de motifs de participation aux différents actes du mouvement rend compte de ces activités collectives des cadrages de la protestation ainsi que d’un design d’arènes publiques de visibilisation co-extensives : le support du gilet jaune, la feuille 4 reproduisant des photographies, l’ouvrage et les sites et comptes de réseaux sociaux au travers desquels les motifs individuels se sont socialisés. En mettant en lumière l’expressivité des manifestants dans la thématisation de leurs motifs de protestation et l’appropriation multiple des supports - physiques et connectés – de leur publicisation, une créativité du mouvement social se dégage au plan des « répertoires d’action »27 et de leurs dramaturgies spécifiques. Un certain « art de la protestation »28 est notablement à l’œuvre au sein des formes et formats de cadrage du mouvement des Gilets jaunes.
La mise en valeur opérée par Jacques Ion, à propos des nouveaux mouvements sociaux des années 1990, s’organisant hors partis et syndicats29, d’une logique de recomposition des engagements et d’un renouvellement des formes de mobilisation, demeure heuristique pour appréhender la scénarité propre au mouvement des Gilets jaunes. Arènes publiques connectées et physiques, médiations combinant supports papiers et outillages numériques, découpage dramaturgique des mobilisations en séquences d’actes, ces différents traits aménageant d’authentiques « zones autonomes temporaires »30 que Hakim Bey a décrit de façon visionnaire au plan de l’articulation des espaces et des temps : « La TAZ occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l’espace. Toutefois, elle doit être aussi clairement « localisée » sur le Web, qui est d’une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la TAZ, mais il lui permet également d’exister ; sommairement parlant, on peut dire que la TAZ « existe » aussi bien dans le « monde réel » que dans « l’espace d’information ». L’existence du Web ne dépend d’aucune technologie informatique. Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les « liens téléphoniques » suffisent déjà au développement d’un travail d’information en réseau. La clé n’est pas le niveau ou la nouveauté technologique, mais l’ouverture et l’horizontalité de la structure ».
Ce manifeste appelant aux peuplements nomades et éphémères, de campements en cabanes en passant par les sites internet DIY, se trouvera explicitement cité à travers l’appellation de la « Zone à défendre » du mouvement de Notre Dame des Landes de 2009 et plus généralement peut être évoqué au sujet des mouvements d’occupation de places et des ronds-points de ces dernières années.
En donnant la part belle à la force dramaturgique d’auto-organisation d’un mouvement culturel ou social, à l’instar d’un rond-point, ce « non-lieu »31 métamorphosé en plateforme de débats et de performances, le manifeste de la TAZ reste éminemment d’actualité et questionne paradoxalement moins une autonomie des fins et des moyens que leurs interdépendances comme la citation ci-dessus l’illustre à travers la mise en connexion des nomadismes physiques ou technologiques.
III - Devenir automédia : re-questionner le mythe de l’autonomie technique du point de vue d’une écologie décoloniale du numérique
A l’interdépendance médialogique et aux chaînages diachroniques des répertoires de communication cités par Hakim Bey fait écho l’un des slogans des collectifs pionniers du médiactivisme, le Critical Art Ensemble : « By any media »32. Ce n’est donc pas tant en termes de technologie que le devenir média doit se positionner mais en termes de tactique militante qui peut intégrer une dimension technique, comme l’histoire de la gafamisation d’internet nous l’enseigne. Ces artivistes-hackers pionniers ont, parmi d’autres coopérations historiques, tactiquement outillé le mouvement zapatiste à travers la mise au point d’un dispositif d’attaques de serveurs33. Ricardo Dominguez qui participa à cette organisation ouverte a rapproché les actions du Critical Art Ensemble d’une forme de « désobéissance civile électronique » procédant par l’intrusion et le blocage qui auront été impulsés non de par une quelconque autonomie du cyberespace34 mais grâce à un soulèvement survenu dans le plus petit Etat du Mexique, le Chiapas, où eut lieu le début du mouvement Zapatiste en janvier 1994. Ce soulèvement, rappelle Ricardo Dominguez, contestait la mise en place de l’ALENA (Accord de Libre-Échange Nord-Américain), signature économico-structurelle de la globalisation néolibérale. Cette désobéissance civile électronique possède sa propre histoire comme le narre Ricardo Dominguez : « Pour moi, ça précède ce que peut être la désobéissance civile électronique ; provoquer ces embouteillages de fax [fax jams], c’était de la désobéissance civile électronique. Le truc le plus important a sans doute été ce qu’on appelait le phone zapping […]. Il y avait dans le Sud un gros conglomérat de produits alimentaires, Publix. Ils ont décidé, sûrement autour de 1990, que la meilleure façon de traiter l’hystérie autour du sida était d’arrêter de vendre des préservatifs. Comment ça marchait dans leur tête, ça nous ne le savons pas, mais nous savions avec certitude que c’était une erreur. Aussi, ce que nous avons fait avec le triumvirat d’Act Up-Atlanta, d’Act Up-Tallahassee et d’Act Up-Floride, c’est d’organiser ce plateau téléphonique qui fonctionnait 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ; je devais appeler à 10h56, 11h59, 13h58 et dire : « Vous voyez, je fais les courses dans votre magasin, je suis content de faire les courses dans votre magasin, mais je ne ferai plus les courses dans votre magasin si je ne peux plus y acheter mes préservatifs. »35
Le Critical Art Ensemble participe, dans l’histoire du médiactivisme, aux premiers temps des médias tactiques, prenant au mot le célèbre cri de Jello Biafra « Don’t hate the media, become the media » dans l’album éponyme datant de 2000 de ce chanteur punk (du groupe des Dead Kennedys) engagé aux côtés des altermondialistes de Seattle de 1999 et des médiactivistes pionniers d’Indymédia. A ce titre, la vidéo qui sera réalisée par Indymédia et Big Noise Film documentant les actions mises en place et violemment réprimées à Seattle pour contrer la rencontre de l’Organisation Mondiale du Travail peut être considérée comme la matrice du devenir média des mouvements sociaux à l’ère numérique sans pour autant être subsumée sous la notion d’automédia. Tournée par plus de cent médiactivistes, il s’agit plus d’une polyphonie visuelle que d’un auto-filmage d’une part, et d’autre part, ce devenir média du mouvement altermondialiste a été le produit d’une mise en commun des vidéos via différentes procédures techniques et esthétiques, allant de l’infrastructure serveur au mix visuel. Au sein de l’internet militant, la problématique de la mise en commun des vidéos tournées par les correspondant.es d’Indymédia et autres collectifs médiactivistes a été portée dès 2004 par des théoriciens du mouvement, tels que Geert Lovink et Florian Schneider dans un texte intitulé « Un monde virtuel est possible : des médias tactiques aux multitudes numériques »36 qui appelait à penser la constitution d’un « nous » et à une conception plus stratégique du média(hack)tivisme : « Au lieu de plaider pour la « réconciliation » entre le vrai et le virtuel, nous réclamons ici une synthèse rigoureuse des mouvements sociaux avec la technologie. Au lieu de dire « le futur est maintenant », position dérivée du cyberpunk, beaucoup pourrait être gagné d’une réévaluation radicale des révolutions techniques des 10-15 dernières années. Par exemple, si les artistes et les activistes peuvent apprendre quoique ce soit de la montée puis de la chute des .com, ce pourrait être l’importance du marketing. Les globes oculaires de l’attention à l’économie « dotcom » ont prouvé leur inutilité. »
Ces phrases prennent une résonance particulière à l’heure de la plateformisation des luttes et l’automédiatisation vassalisée par l’économie numérique, son modèle captologique et ses normativités idéologiques37. Et parmi ces luttes, l’écologie décoloniale du numérique suppose désormais de prendre également la mesure de l’empreinte environnementale et humaine de l’automédia plateformisé. Le numérique, technologie zombie comme le qualifie le physicien José Halloy38, car il est à la fois mortifère pour le système-terre et proliférant en son sein, se doit d’être interrogé au plan des promesses d’encapacitation du médiactivisme en ligne. Déjà au sein du Critical Art Ensemble prônant l’agilité des dispositifs comme principe d’action, des projets, à l’image de Pigeon Blog de Beatriz Da Costa, ont inauguré un compagnonnage inédit entre technique, humain et animal dans la lutte pour la justice environnementale. Ce projet de Beatriz Da Costa a été salué par Donna Haraway dans son dernier ouvrage nous invitant à concevoir une « éco-justice multispécifique » pour Vivre avec le trouble : « Avant Pigeon Blog, jamais des pigeons voyageurs sportifs n’avaient été invités à joindre ce patrimoine à celui d’un ensemble d’autres joueurs et joueuses : les artistes-activistes. Concrètement, il s’agissait d’associer sciences participatives et coproductions interspécifique d’art et de savoir en poursuivant une action de résistance. Les dispositifs électroniques utilisés étaient bricolés, astucieux et peu coûteux. Beatriz Da Costa voulait susciter des collaborations dans un (tout autre) domaine : l’art multispécifique au service de des mondes ordinaires. Cela impliquait de construire, sur le terrain, la confiance et les savoirs multispécifiques essentiels pour que s’assemblent les oiseaux, les technologies et les êtres humains. »39
L’émergence de ce que j’appelle « un numérique dépareillé »40 assemblant humains et non-humains pour une éco-justice multispécifique afin de renforcer les un.es et les autres notre possibilité de vie terrestre illustre les impasses d’une quête d’autonomie technique au début de certaines tactiques médiactivistes et ouvre aux capacités à réinventer un « faire avec » et en premier lieu avec les « terrestres » comme le souhaitait Bruno Latour dans ses derniers ouvrages marqués par le souci de l’interdépendance…loin du mythe d’une autonomie technique hors sol.