Cet article est la traduction de « Autopoiesis and evolution : the role of organisms in natural drift », dont il constitue une version réduite et réélaborée. Il est dédié à John Stewart (1941-2021). Ses travaux en biologie théorique et en sciences cognitives ont contribué au renom de Costech et de l’UTC en France et à l’international.

Résumé

Toujours largement répandu dans les domaines de la biologie et des sciences cognitives, le réductionnisme génétique fait l’objet de critiques croissantes depuis de nombreuses années. Plusieurs biologistes et philosophes contestent le statut privilégié accordé au gène et accusent la perspective dominante de négliger le rôle de l’organisme au cours du développement et de l’évolution. Dans un contexte marqué par la multiplication des efforts théoriques visant à renouveler la vision reçue, l’approche autopoïétique fournit des outils conceptuels qui peuvent contribuer à la construction d’un cadre différent. En déplaçant l’attention des gènes vers le système organisme-niche, elle offre une vision de l’évolution des êtres vivants centrée sur l’organisme. Le présent article vise à dégager les fondements conceptuels de cette approche, et à explorer en particulier la thèse selon laquelle ce sont les changements des préférences comportementales, plutôt que les mutations génétiques, qui constituent le principal moteur de l’évolution.

Mots-clefs : genocentrisme ; organisme ; comportement ; théorie de l’évolution.

Auteur(s)

Vincenzo Raimondi est enseignant-chercheur à l’Université de technologie de Compiègne, où il endosse actuellement la responsabilité de l’équipe CRED au sein du laboratoire Costech. Ses travaux de recherche dans le domaine des sciences du langage s’inscrivent dans le cadre des approches énactives et post-cognitivistes de l’activité langagière. Depuis 2019, il assume la fonction de coordinateur éditorial des Cahiers Costech.

Plan

Introduction

Dans son dernier livre, Breathing Life into Biology, John Stewart appelle à « donner un nouveau souffle » à la biologie contemporaine. Dans cet ouvrage, tout comme dans ses travaux antérieurs (Stewart, 2001, 2004, 2010), Stewart a en ligne de mire le paradigme hégémonique dans les sciences du vivant contemporaines. Déplorant la dépendance excessive de la biologie à l’égard des explications centrées sur les gènes, il nous met en garde contre l’illusion répandue, mais « fatalement erronée », d’après laquelle en séquençant l’ADN, « on peut approcher le secret de la vie ». Pour Stewart, une explication biologique ne saurait en aucun cas se réduire à une simple explication basée sur des observations moléculaires. La métaphore du « programme génétique », dont la biologie est encore tributaire, a fini par entraver notre compréhension des êtres vivants, de leur développement et de leur évolution.

D’après Stewart, il est donc temps de redonner aux organismes la position centrale qu’il occupaient autrefois en biologie. Un premier pas dans cette direction consiste à appréhender les organismes à l’aune des processus complexes auxquels ils participent et dont ils sont le produit. Pour Stewart, qui se réclame volontiers de la philosophie de Whitehead, le fait de porter une attention renouvelée au « flux de processus qui se produit en eux – et que, dans un certain sens, ils sont » – peut ouvrir de nouveaux horizons pour la biologie. Les processus impliqués sont multiples et se produisent à différentes échelles, mais ils sont tous subordonnés, d’après Stewart, à un processus dissipatif fondamental : l’autopoïèse. Formulée dans les années 1970 par les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela, la théorie de l’autopoïèse vise précisément à saisir la manière dont un être vivant peut émerger, en tant qu’unité discrète, à partir d’un réseau de processus de production de composants qui possède la particularité de se régénérer continuellement (Maturana & Varela, 1980 ; 1994). Ainsi, le réseau est sans cesse généré par ses composants, qu’il produit à son tour1. D’après Maturana et Varela, cette organisation autopoïétique caractérise le fonctionnement des êtres vivants.

Si le travail de Maturana et Varela a influencé de manière significative la biologie théorique (notamment les travaux sur la définition de la vie et sur l’organisation des systèmes vivants) et les sciences cognitives (Stewart lui-même souscrivait au paradigme de l’énaction de Varela), il n’a pas eu d’effet comparable sur la biologie évolutive, comme le remarquent Bich et Etxeberria (2013). John et moi avons discuté à plusieurs reprises de la question de savoir si l’« approche autopoïétique » permettait de voir sous un jour nouveau l’évolution des êtres vivants. Dans cet article, je reviens sur la conception de l’organisme, du développement et de l’évolution issue de la théorie de l’autopoïèse afin d’évaluer son apport à la perspective non réductionniste que Stewart appelle de ses vœux. Mon objectif est de montrer que la contribution théorique de l’approche autopoïétique trouve sa place à côté d’autres travaux qui explorent de nouvelles pistes afin de surmonter les limites, les insuffisances et les difficultés épistémologiques de la théorie de l’évolution dans sa formulation néodarwinienne (par exemple, Jablonka & Lamb, 2020 ; Laland et al., 2015 ; Nicholson & Dupré, 2018 ; Oyama et al., 2001 ; Pigliucci & Müller, 2010).

L’article est organisé comme suit. Pour commencer, je passe en revue les principales critiques soulevées contre le génocentrisme et la place qui lui est accordée dans la théorie de l’évolution contemporaine. Je présente ensuite la manière dont l’approche autopoïétique permet de dépasser ces limites en soulignant ses apports conceptuels relativement aux questions du développement et de l’hérédité (§2) et de l’évolution (§3). Dans la dernière section, j’approfondis la question du rôle de l’organisme en tant qu’agent de l’évolution. Il en ressort que les êtres vivants produisent leur devenir évolutif par leur propre activité.

1. Dépasser le génocentrisme

Comme l’a souligné Fox Keller (2003), le XXe siècle a été le « siècle du gène ». Au cours des dernières décennies, la génétique et la génomique sont devenues les branches les plus actives de la biologie. Tout en reconnaissant les importants résultats obtenus dans ces domaines, de nombreux chercheurs, dont Stewart (lui-même généticien), n’ont eu cesse de mettre en garde contre la tentation d’adopter une approche génocentrique pour l’étude des êtres vivants. Par le terme « génocentrisme » on désigne la thèse selon laquelle les gènes seraient dotés d’un statut causal privilégié dans la détermination des caractéristiques des cellules et des organismes, que ce soit relativement à leur développement, à leur fonctionnement ou encore à leur comportement (Longo & Mossio, 2020 ; Nicholson, 2014). Le génocentrisme repose sur l’hypothèse réductionniste selon laquelle l’étude des phénomènes physico-chimiques est suffisante pour fournir une explication exhaustive de l’organisme en tant que tout.

La primauté du gène en biologie fait suite aux avancées dans la compréhension de la structure cellulaire et l’identification des constituants macromoléculaires des êtres vivants. Ces recherches ont mené les chercheurs à concevoir les gènes comme des porteurs d’informations, stockant les informations nécessaires à la production de protéines et les transmettant lors de la réplication de l’ADN (ce qui permet d’en assurer l’hérédité). Le statut explicatif privilégié des gènes repose surtout sur le « dogme central » de la biologie moléculaire (Crick 1958). Celui-ci stipule que la transcription de l’information contenue dans l’ADN se fait de manière unidirectionnelle, de l’ADN aux ARN puis aux protéines ; dans ce processus, l’information suit toujours un flux à sens unique, des gènes aux protéines. Concrètement, cela implique qu’il n’y a pas de rétroaction possible : les changements survenant dans la cellule au cours de l’ontogenèse n’ont pas le pouvoir de produire de changements au niveau de l’ADN et, par conséquent, ne peuvent être transmis aux générations futures. Les partisans du déterminisme génétique prennent appui sur ces travaux pour soutenir que, puisque les produits des gènes construisent le phénotype, et que le processus ne peut jamais se produire en sens inverse, on peut en conclure qu’il existe une chaîne causale linéaire qui mène du génotype au phénotype. La célèbre métaphore du « programme génétique » traduit cette conception des organismes comme étant déterminés par un code, écrit par l’évolution, recelant toutes les informations nécessaires pour le fonctionnement du développement et de l’hérédité.

La perspective centrée sur les gènes informe ce que l’on est convenu d’appeler la théorie synthétique de l’évolution, ou synthèse moderne. Celle-ci combine la sélection naturelle darwinienne et la génétique, tout en rassemblant de nombreux domaines de la biologie (de la systématique à la paléontologie) sous un ensemble de principes explicatifs communs. Dans ce cadre, le développement de l’organisme est vu comme étant contrôlé en large mesure par l’information contenue dans les gènes ; l’évolution, quant à elle, est conçue comme le résultat d’un changement graduel et cumulatif de la fréquence des gènes dans les populations, sous l’effet de la sélection naturelle qui agit sur la variation phénotypique entre les individus résultant de mutations génétiques aléatoires. En somme, les gènes sont l’explicans et l’organisme est l’explanandum.

Le génocentrisme a fait l’objet de nombreuses critiques de biologistes et philosophes au cours des dernières décennies. Un des objets de débat concerne les propriétés qu’il est légitime d’attribuer aux gènes. On fait valoir notamment que les molécules ne donnent pas d’instructions à proprement parler. L’information (dont l’ADN est considéré être le porteur) ne réside pas dans les molécules car, en toute rigueur, celle-ci n’existe pas indépendamment des réseaux de processus biologiques auquel les molécules participent (Oyama, 2000 ; Stewart, 2019 ; Varela, 1989). La conception d’après laquelle l’ADN contient un « programme » de construction de l’organisme, où les gènes ont un rôle causal dans la détermination des traits phénotypiques (ce qui a parfois conduit à la logique simpliste « un gène, un trait »), est donc problématique. En premier lieu, une correspondance bijective entre gène et phénotype est rarement observée (Jablonka et Lamb 2014). Deuxièmement, l’idée du génome comme source fixe de l’ensemble des informations ontogénétiques néglige les processus qui se déroulent à l’intérieur et au-delà du contexte cellulaire et qui permettent le fonctionnement du génome lui-même. Enfin, la perspective réductionniste instaure une dichotomie entre gènes et environnement et minimise l’historicité même des processus de développement, au profit d’une vision préformationniste (Lewontin, 2003). Lorsque le développement est conçu comme le résultat de la lecture du code génétique, on perd de vue tout un réseau complexe de processus imbriqués. Pour Stewart, par exemple, le « programme » développemental n’est pas localisé dans l’ADN, ni nulle part ailleurs, car il est plutôt « distribué sur l’ensemble des éléments qui interagissent au cours du processus, sans qu’aucun ne soit favorisé par rapport à un autre » (2019, p. 85). En somme, le gène ne possède pas le pouvoir causal intrinsèque que l’on a voulu lui attribuer (Oyama 2000).

On objecte également que la métaphore du programme génétique fait pratiquement disparaître l’organisme, qui est vu comme le simple résultat des propriétés agissantes des gènes. D’après Soto et Sonnenschein (2020), même si les approches réductionnistes ont permis d’accroître nos connaissances sur les aspects de la biologie qui relèvent de la biochimie et de la biologie moléculaire, elles ont entravé le développement d’un cadre théorique approprié pour l’étude de la biologie des organismes. Comme le remarquent Dupré & Nicholson (2018), le réductionnisme est fondé sur l’idée qu’il est légitime de traiter les entités et les niveaux indépendamment les uns des autres et de considérer leurs propriétés intrinsèques ou leurs pouvoirs causaux indépendamment du contexte dans lequel ils existent et des processus auxquels ils participent. Or c’est précisément ce que de nombreuses recherches actuelles contestent. C’est pourquoi d’après certains il conviendrait d’admettre que, malgré ses succès dans des cas précis, le réductionnisme biologique « ne pourra jamais réussir pleinement en tant qu’entreprise explicative globale, même en principe » (Dupré & Nicholson, 2018, p. 27).

Plus généralement, les critiques s’accordent pour rejeter l’idée selon laquelle les gènes sont les seuls, voire les principaux responsables de l’hérédité, du développement et de l’évolution. S’inscrivant en faux contre l’idée selon laquelle l’étude de l’hérédité se réduit essentiellement à l’étude des gènes, de nouvelles études semblent montrer l’existence de systèmes d’hérédité autre que génétique, telle que l’hérédité épigénétique et l’hérédité comportementale (Jablonka & Lamb, 2014). En second lieu, il est accepté que, tout au long du développement, l’expression des gènes est déterminée par des facteurs épigénétiques qui ne peuvent être dérivés du programme génétique. Enfin, l’hypothèse selon laquelle la mutation génétique aléatoire serait le moteur de l’évolution a également été remise en discussion. Le néodarwinisme orthodoxe néglige donc un nombre important des phénomènes et des mécanismes (Laland et al. 2015 ; Jablonka & Lamb 2020).

C’est pourquoi, d’après de nombreux chercheurs, le génocentrisme a vécu et l’adoption d’un nouveau cadre théorique s’impose. De nouvelles approches ont vu le jour ces dernières années, avec un nombre croissant de recherches visant à mieux comprendre les facteurs et processus intervenant dans le développement et l’évolution ainsi que le rôle joué par l’organisme. Ce renouveau a permis aux travaux de Waddington et de Baldwin, entre autres, de revenir sur le devant de la scène, et a suscité un regain d’intérêt de la part de la biologie évolutionniste pour l’étude du développement et du comportement. Parmi ces approches émergentes, on peut mentionner la « théorie des systèmes développementaux » (Griffiths & Tabery, 2013 ; Oyama et al., 2001) et la « théorie synthétique et étendue de l’évolution » (Laland et al., 2015). Il existe des points communs entre ces approches et l’approche autopoïétique en ce qui concerne leur manière de repenser le développement, l’hérédité et l’évolution. Cependant, les thèses défendues par chacune reposent sur des fondements théoriques qui ne sont que partiellement compatibles. Je ne pourrai pas procéder ici à une analyse comparative ; je me concentrerai uniquement sur l’approche autopoïétique de l’évolution, qui jouit d’une notoriété moindre par rapport aux deux premières.

2. Repenser l’hérédité et le développement

A l’instar d’autres critiques du paradigme dominant, Maturana et Varela prennent position dans leurs travaux contre les explications centrées sur les gènes car ces dernières, en isolant les composants génétiques du reste du réseau autopoïétique, sont susceptibles d’être trompeuses. Par exemple, un énoncé tel que « l’ADN code pour les protéines », par lequel on isole une séquence particulière d’événements dans la dynamique de la cellule, est une description simplifiée des événements biochimiques qui fait abstraction des nombreuses étapes intermédiaires et causales impliquées dans les processus. Le concept de « codage » est heuristiquement acceptable à condition de garder à l’esprit qu’il masque la causalité circulaire globale des processus intracellulaires dans lesquels il s’inscrit (Maturana & Varela, 1980 ; Varela, 1989). En effet, les acides nucléiques participent au réseau fermé de processus entrelacés qui constitue le métabolisme cellulaire : c’est l’ensemble du réseau qui conditionne la réplication de l’ADN et la synthèse des protéines. L’ADN est lui-même un produit de la cellule, dans le contexte global de l’autopoïèse. Focaliser notre attention sur l’ADN peut donc nous conduire à confondre « participation essentielle et responsabilité unique », insistent Maturana et Varela (1994, p. 69).

Dès lors, comment la théorie de l’autopoïèse peut-elle contribuer à dépasser l’approche génocentrique et ainsi ouvrir de nouvelles perspectives pour l’étude du vivant ? Maturana et Varela abordent les questions de l’ontogenèse, de l’hérédité et de l’évolution, bien qu’en termes assez abstraits, dès leurs premiers travaux. A partir des années 1980, dans le cadre de leur critique du déterminisme génétique et de l’adaptationnisme en biologie évolutive, ils présentent leur thèse de l’évolution en tant que dérive naturelle, d’abord dans leur livre co-signé (Maturana & Varela, 1994), puis indépendamment l’un de l’autre (Maturana & Mpodozis, 2000 ; Varela et al., 1993). Il convient de noter que la « théorie de la dérive naturelle » proposée par Maturana et Mpodozis a donc été développée de manière indépendante des réflexions sur la dérive naturelle présentées par Varela et ses collègues (1993) et successivement par Thompson (2007), même si elles sont basées sur la même idée originale de départ. Ici, je me concentrerai exclusivement sur le travail des premiers2.

Pour commencer, Maturana et Mpodozis ne nient pas que l’ADN joue un rôle important à la fois dans la stabilité des lignées et dans la limitation des trajectoires développementales possibles. Cependant, ils cherchent à repenser ce rôle dans une perspective systémique. C’est pourquoi ils mettent l’accent sur le génotype total, notion par laquelle ils désignent la structure initiale résultant de la reproduction (le zygote), qui comprend non seulement l’ADN mais aussi tous les autres composants moléculaires et cellulaires et leur architecture dynamique. Le génotype total ne prédétermine pas les caractéristiques de l’organisme, mais se limite à constituer une des conditions de leur développement. Les phénotypes se construisent au fil des changements structurels que l’organisme et le milieu déclenchent l’un dans l’autre par leurs interactions récurrentes. En effet, le développement est aussi modulé par les interactions de l’organisme avec sa niche ontogénique (c’est-à-dire la partie du milieu avec laquelle l’organisme interagit au cours de son ontogenèse et qui contient tous les éléments qui s’avèrent pertinent pour son développement). Ensemble, le génotype total et la niche ontogénique déterminent le champ épigénique d’un organisme.

La notion de champ épigénique dénote la totalité des trajectoires développementales possibles (c’est à dire, concevables) qu’un organisme peut emprunter, étant donné les circonstances de son ontogenèse particulière. Cette notion est clairement inspirée de celle de paysage épigénétique de Waddington, mais elle diffère en ce que, dans la théorie de Maturana et Mpdozis, le génotype total et la niche ont exactement le même poids dans la constitution des trajectoires de développement possibles (Vargas et al., 2020)3. Ni la structure initiale, ni la niche ontogénique ne spécifient donc la trajectoire qui est effectivement empruntée par un organisme donné. L’objectif de Maturana et Mpodozis est de montrer que les variations qui surgissent respectivement dans le génotype total, dans la niche et dans le phénotype peuvent être découplées, puisqu’un changement qui se produit dans l’un ne déclenche pas nécessairement des changements dans les autres4. De plus, les changements « neutres » (n’entraînant aucun changement phénotypique) peuvent jouer un rôle plus tard dans l’ontogénèse ou au fil des générations successives ; même s’ils sont « invisibles », ils contribuent à la plasticité phénotypique en modifiant le champ des cours développementaux possibles (Vargas et al., 2020). En somme, d’après Maturana et Mpodozis, il faut rejeter l’idée reçue selon laquelle les phénotypes sont préétablis par les gènes et exprimés sélectivement sous l’influence de l’environnement. L’environnement n’est pas à concevoir comme un agent sélectif (agissant après-coup), mais plutôt comme une condition favorable au développement et comme un déclencheur de la variation phénotypique (Vargas, 2005).

Afin de repenser les questions de l’hérédité et du développement, Maturana et Mpodozis introduisent la notion de phénotype ontogénique. Le phénotype ontogénique comprend la totalité des transformations que l’organisme subit au cours de son ontogenèse (à savoir l’ensemble de ses caractéristiques phénotypiques dans leur devenir à tous les stades de la vie). Il recouvre donc le cycle de vie de l’organisme. Par conséquent, c’est le phénotype ontogénique que les membres d’une lignée donnée réalisent en vivant ce qui caractérise ladite lignée. Autrement dit, le phénotype ontogénétique d’une espèce constitue sa manière particulière de réaliser la vie, d’exister en tant qu’être autopoïétique. Chaque lignée d’êtres vivants est donc définie par son phénotype ontogénique. Pour mieux apprécier la thèse de Maturana et Mpodozis, il convient d’ajouter les précisions suivantes. D’abord, le phénotype ontogénique est intrinsèquement relationnel, puisqu’il se réalise au sein de la configuration écologique des relations et des interactions entre l’organisme et sa niche. Deuxièmement, la niche ontogénique ne préexiste pas à l’organisme : ses caractéristiques sont définies de manière circulaire par rapport à l’organisme lui-même, puisqu’elle émerge à travers l’activité de l’organisme dans son milieu. Organisme et niche sont donc primitivement liés.

Il s’ensuit que ce qui est préservé et reproduit au fil des générations est en fait la configuration (ou unité) « phénotype ontogénique - niche ontogénique » constituant la dynamique de relations et d’interactions permettant la réalisation du cycle de vie d’un organisme d’une certaine espèce. C’est le mode de vie de l’organisme qui incarne cette configuration d’interactions. Autrement dit, chaque lignée consiste en une classe d’individus reproductivement interconnectés, qui à partir d’un génotype total donné et de certaines interactions avec leur niche, matérialisent au cours de leur ontogénèse un mode de vie particulier, une forme particulière d’être vivant. C’est pourquoi Maturana et Mpodozis considèrent que la permanence historique d’une lignée est le résultat des reproductions systémiques successives d’une configuration phénotype ontogénique-niche ontogénique donnée (ou mode de vie) au fil des générations. La préservation du mode de vie relève donc d’une dynamique systémique, qui ne relève pas simplement de la génétique. Une lignée dure aussi longtemps que les conditions permettant la reproduction du phénotype ontogénique parental sont rassemblées. Ainsi, un mode de vie donné est perpétué par les descendants s’il peut être reconstruit, à partir d’un génotype total initial donné, dans le milieu que leurs ancêtres leur ont légué. Ce milieu comprend des ressources biotiques et abiotiques spécifiques mais aussi des interactions intraspécifiques. C’est précisément la conservation transgénérationnelle de ces conditions qui permet la réapparition des interactions structurelles et relationnelles rendant possible la reconstruction du phénotype et de la niche ontogénique parentale, et donc du mode de vie parental.

La théorie de Maturana et Mpodozis n’est pas sans rappeler la théorie des systèmes développementaux (Oyama et al., 2001 ; Thompson, 2007). Les deux perspectives mettent l’accent sur l’historicité des phénomènes biologiques et sur l’interdépendance entre les organismes et leur environnement, ainsi que sur l’imbrication des processus qui se produisent ; de plus, les deux perspectives refusent d’expliquer le développement par des causes premières et de la préformation. D’une part, le développement est le résultat des propriétés du réseau de processus qui l’engendre et non pas des seuls gènes. D’autre part, l’hérédité ne se limite pas au patrimoine génétique : c’est un phénomène systémique qui se traduit par la préservation transgénérationnelle d’une architecture dynamique de transformations et de relations ontogéniques entre l’organisme et sa niche. Pour reprendre les termes d’Oyama, ce qui est transmis de génération en génération, ce ne sont pas exclusivement des gènes, mais un système de développement, c’est-à-dire l’ensemble des conditions qui permettent à une configuration de processus interdépendants de se déployer à nouveau et de reproduire l’ontogenèse typique de l’espèce en question. Dans cette optique, « les moyens ontogénétiques sont hérités, les phénotypes sont construits » (Oyama, 2000, p. 71).

3. L’approche autopoïétique de l’évolution

Comme souligné précédemment, la théorie contemporaine de l’évolution est tributaire de la pensée génocentrique. Dans sa formulation néodarwinienne, elle pose en effet la variabilité génétique et la sélection naturelle au cœur de son appareil explicatif : les petites mutations aléatoires de l’ADN et leur recombinaison sont à la base du changement évolutif ; la sélection naturelle se charge de trier les variants (Mayr, 1980). Ainsi, l’évolution adaptative (c’est-à-dire la microévolution) est vue comme étant le résultat de la sélection naturelle qui, en agissant sur la variabilité phénotypique héritable résultant d’une mutation génétique accidentelle, augmente progressivement la fréquence des variantes avantageuses au sein des populations. La dynamique des changements génétiques dans les populations est censée « représenter pleinement la dynamique des changements phénotypiques évolutifs adaptatifs » (Herrington & Jablonka, 2020, p. 363). Le même mécanisme explique également l’origine et la diversification des espèces (macroévolution) : la spéciation est le résultat d’une restructuration génétique progressive de populations isolées reproductivement d’autres populations. En somme, l’évolution découle de l’imperfection du mécanisme de réplication génétique ; on peut même affirmer qu’elle « se joue dans le domaine des génotypes » (Huneman & Walsh, 2017, p. 4) puisque, en fin de compte, aucun changement évolutif ne se produit sans changement dans les fréquences des gènes d’une population.

Ce cadre théorique a dominé la biologie évolutive au cours des dernières décennies (Jablonka & Lamb 2014). Ses opposants affirment qu’il doit être révisé en profondeur car il néglige l’importance des contraintes internes et développementales, les taux d’évolution adaptative et non adaptative, les tendances phylogénétiques, les changements génétiques neutraux et la présence de caractéristiques non adaptatives (Maturana & Mpodozis, 2000). En outre, il minimise la pertinence d’autres mécanismes d’évolution, tels que l’accommodation génétique, l’hérédité épigénétique et la construction de niches, qui font l’objet d’un nombre croissant de recherches. C’est pourquoi, il serait nécessaire de mettre à jour la théorie synthétique néodarwinienne (Jablonka & Lamb, 2020 ; Laland et al., 2015).

Le désaccord porte notamment sur le rôle central que le paradigme dominant attribue aux mutations génétiques aléatoires. Les tenants du néodarwinisme orthodoxe soutiennent que les nouveaux phénotypiques émergent de manière aléatoire ; ainsi faisant ils minimisent, selon leurs opposants, l’importance des contraintes développementales. La vision reçue pose en effet que les mutations génétiques se produisent de manière aléatoire, dans le sens où elles sont « aléatoires relativement à la fonction et surviennent indépendamment des avantages qu’elles apportent (c’est-à-dire, indépendamment de leurs effets phénotypiques) » (Jablonka & Lamb, 2020, p. 22). Cependant, comme le souligne Stewart (2019), puisque la phylogenèse dépend de l’ontogenèse, « même si la variation est aléatoire au niveau de l’ADN, cela n’implique pas que toutes les variations sont nécessairement aléatoires au niveau phénotypique » (p. 97). Les phénotypes sont construits au fil du développement, et comme les processus développementaux sont extrêmement organisés, « aucune des variations qui peuvent s’y produire n’est aléatoire » (Stewart, 2019, p. 98). L’éventail des options phénotypiques est fortement limité par les contraintes internes : les seules variations qui peuvent survenir sont celles qui résultent d’une altération du processus de développement lui-même. Une vision développementale de l’évolution semble s’imposer, comme le montrent les études dans le domaine de l’évo-dévo (Pigliucci & Müller, 2010). De manière générale, l’évolution ne peut être pleinement comprise tant qu’elle est considérée comme l’altération de formes adultes. Ce qui évolue n’est pas un phénotype adulte en tant que tel, mais plutôt le processus qui le produit.

Bien que les tenants du paradigme dominant reconnaissent qu’il existe des contraintes développementales, ils considèrent néanmoins que la variation phénotypique qui sert de matériau à la sélection naturelle émerge de manière aussi aléatoire que les mutations génétiques correspondantes survenant « en amont ». La forme change avant la fonction. Ce n’est qu’après coup que sont sélectionnées les caractéristiques qui, par chance, se révèlent avantageuses dans le contexte écologique où elles voient le jour. Finalement, ce sont les pressions sélectives seules (en tant que facteurs exogènes), et non les processus internes, qui sont responsables de l’évolution. Cependant, plusieurs recherches semblent remettre en discussion cette conception. Il existe de multiples mécanismes de régulation intervenant tout au long du processus d’expression des gènes, ce qui permet de découpler la mutation génétique aléatoire des phénotypes. Mais surtout, comme le reportent Herrington & Jablonka (2020), des mutations aléatoires de l’ADN peuvent donner origine à des processus développementaux conduisant à des variations phénotypiques non aléatoires et souvent fonctionnelles. Des mécanismes capables d’engendrer des variations non aléatoires semblent donc bel et bien exister : par exemple, les recherches sur les mécanismes épigénétiques suggèrent que les variations épigénétiques sensibles au contexte peuvent souvent donner origine à des changements évolutifs, puis influencer et faciliter les changements génétiques à long terme (Jablonka & Lamb, 2020). Dans ces cas, les changements se produisent grâce à la plasticité phénotypique et se stabilisent ensuite par accommodation génétique (West-Eberhard, 2003, 2005). Dans ces cas, on pourrait affirmer que, d’un point de vue évolutif, c’est bien le génotype qui suit le phénotype, plutôt que l’inverse. Dès lors, il deviendrait possible de soutenir une vision de l’évolution de type phenotype-first (Jablonka, 2017).

Maturana et Mpodozis défendent une perspective que l’on pourrait qualifier de phenotype-first. Il ne s’agit pas pour eux de contester l’importance du rôle joué par les mutations de l’ADN au cours de l’évolution, mais plutôt de rejeter l’idée d’après laquelle les gènes sont les agents de l’évolution. Ils envisagent l’évolution comme une dérive naturelle (Maturana & Mpodozis, 2000) qu’il convient d’appréhender à l’aune de la constitution et de la conservation de configurations systémiques (ou unités) « phénotype ontogénique-niche ontogénique », chacune définissant une lignée donnée. La dérive naturelle, en tant que processus historique qui aboutit à la constitution, la diversification et l’extinction spontanées de lignées d’êtres autopoïétiques, est donc l’histoire des configurations « phénotype ontogénique - niche ontogénique » qui se sont matérialisées au fil du temps. Les biologistes chiliens invitent le lecteur à déplacer le regard du domaine sous-organismique au domaine des interactions organisme-milieu. C’est à ce niveau que l’on peut appréhender la dynamique structurelle et relationnelle qui caractérise l’organisme et son milieu, où se conservent les relations invariantes qui sous-tendent le cycle de vie de la lignée dont l’organisme reproduit le phénotype ontogénique. D’après Maturana et Mpdozis, ces relations fonctionnent comme une contrainte opérationnelle pour les changements adaptatifs au sein d’une lignée. En outre, c’est le surgissement de nouvelles configurations relationnelles qui donne origine à de nouvelles lignées. Autrement dit, ce qui évolue sont les configurations structurelles et relationnelles qui matérialisent le phénotype ontogénétique de chaque espèce. L’évolution est bien l’évolution des ontogénies.

Si l’on suit le raisonnement de Maturana et Mpodozis, la microévolution est donc le résultat de la préservation, au fil des générations, des relations essentielles à la dynamique ontogénétique organisme - niche spécifique à l’espèce. Tant que ces relations essentielles se maintiennent, la variation produite par la dérive structurelle continue des organismes et de leur niche peut donner origine à des phénomènes évolutifs au niveau de l’espèce. Le point crucial est le suivant : dans la mesure où les conditions de persistance d’une lignée dépendent de la reproduction, au fil des générations, d’une configuration ontogénique organisme-niche donnée, celle-ci exerce de fait une contrainte sur la variation possible. Cela veut dire que, en principe, n’importe quel changement (génétique, phénotypique ou environnemental) est admis tant qu’il n’interfère pas avec la réalisation de la configuration elle-même (sinon la lignée s’éteint). Autrement dit, les variations possibles sont spécifiées, de fait, par le mode de réalisation du phénotype ontogénique qui doit être conservé à chaque saut reproductif. Il s’ensuit que les variations qui s’inscrivent dans les limites opérationnellement définies par la préservation systémique du phénotype ontogénique peuvent, en toute rigueur, être conservées au sein de la lignée ; soit elles seront neutres, soit elles faciliteront la réalisation ou la reproduction de la configuration invariante de la lignée (par exemple, en permettant l’émergence de phénotypes qui contribuent à en assurer la persistance). En somme, les variations se trouvent, pour ainsi dire, sélectionnées par le mode de vie qui est conservé.

L’émergence d’une nouvelle lignée, quant à elle, se produit dès lors que surgit une nouvelle configuration phénotype-niche ontogénique qui commence à être conservée par voie reproductive d’une génération à l’autre. En même temps que cette nouvelle configuration, qui est une variation du phénotype ontogénétique ancestral, apparaît un nouveau type de système vivant. La spéciation est un phénomène systémique qui concerne à la fois l’organisme et le milieu, puisqu’une lignée ne s’établit que si la nouvelle manière de vivre contribue à créer les conditions de sa répétition au fil des générations. Comme nous le verrons dans la section suivante, c’est sur cette idée que se fonde la thèse de Maturana et Mpdozis d’après laquelle la conduite des organismes joue un rôle fondamental dans la naissance d’une nouvelle lignée.

Pour résumer, d’après Maturana et Mpodozis, les gènes ne peuvent être considérés comme les moteurs du changement évolutif. La dérive génétique suit la dérive de la relation phénotype-niche ontogénétique, plutôt que l’inverse. Toute variation survenant dans le génotype total est nécessairement subordonnée au maintien de l’organisation ontogénétique, puisque la perte de cette dernière entraîne nécessairement la fin de la lignée et/ou la constitution d’une autre lignée. C’est pourquoi le patrimoine génétique des organismes qui forment une lignée donnée suit une dérive canalisée, de fait, par le phénotype ontogénétique de la lignée. Cela implique que, bien que se produisant de manière aléatoire, les mutations génétiques permettent le développement de variations phénotypiques non aléatoires et fonctionnelles5. Il est également important de souligner que ce schéma explicatif peut rendre compte de la remarquable congruence observée entre les caractéristiques phénotypiques de l’organisme et le mode de vie de la lignée, au détriment d’une vision adaptationniste de l’évolution6.

4. Le rôle du comportement dans l’évolution

On reproche au néodarwinisme de véhiculer une vision des organismes en tant que simples porteurs de traits phénotypiques, subissant passivement l’action d’agents internes et externes. En effet, la perspective dominante a tendance à mettre l’accent sur les entités sous-organismiques (telles que les gènes) et supra-organismiques (telles que les populations), au détriment de l’organisme (Nicholson, 2014). L’approche défendue par Maturana et Mpodozis permet de reconsidérer le rôle des organismes en tant qu’agents du changement évolutif et, en particulier, le rôle du comportement dans l’évolution.

Les néodarwiniens ont tendance à négliger l’importance des choix actifs et des préférences comportementales. Si un organisme en est venu à adopter un certain comportement, c’est que son programme génétique (écrit par la sélection) et/ou son environnement externe l’y ont contraint – du moins, c’est ce que l’on suppose souvent. Cependant, les changements comportementaux ne sont pas toujours imposés par un environnement changeant, ne constituent pas toujours des « réponses passives » et ne sont pas toujours liés à la survie (Popper 1994 ; Diogo 2017). La conception dominante semble donc être problématique. Lorsqu’on affirme qu’un organisme donné a été forcé par les circonstances à commencer à se comporter d’une manière particulière, on oublie que plusieurs comportements potentiels étaient possibles. Les « choix » comportementaux ne peuvent pas être réduits à de simples réponses automatiques (Diogo 2017). Les facteurs internes et environnementaux limitent certes l’étendue de la plasticité comportementale, mais les « choix » des organismes demeurent un facteur clé du changement évolutif.

La question de savoir quel est le rôle exact du comportement dans l’évolution a été longtemps débattue. Pour les tenants du génocentrisme, la conduite saurait difficilement être considérée comme la cause de l’évolution car elle en est plutôt le résultat. On reconnaît certes que les animaux peuvent, par leurs actions, modifier les conditions matérielles et sociales auxquelles eux-mêmes et leurs descendants doivent faire face, et ainsi affecter le cours de l’évolution. Mais l’évolution du comportement continue d’être expliquée à l’aide du schéma explicatif néodarwinien en deux étapes (production de mutations génétiques aléatoires, suivie par le tri des variantes par sélection naturelle). Toute hypothèse s’écartant de ce schéma est considérée comme étant lamarckiste et donc rejetée. Cependant, de Baldwin à Piaget, plusieurs auteurs ont soutenu, non sans controverse, que le comportement constitue le principal moteur de l’évolution. Par exemple, pour Popper (1994), le comportement est « le véritable fer de lance de l’évolution ». Maturana et Mpodozis défendent une position similaire. D’après eux, le comportement joue un rôle central dans l’histoire de la diversification des systèmes vivants (Maturana et Mpodozis, 2000 ; Mpodozis, 2022). Plus précisément, le comportement est le facteur déterminant de l’évolution, en étant à la fois le moteur principal de la spéciation et de l’évolution adaptative.

D’après Maturana et Mpodozis, on doit à la plasticité admise par le champ épigénique l’émergence d’une nouvelle préférence comportementale7. Quelles que soient les circonstances de son émergence, un comportement donnant origine à un changement majeur dans le mode de vie de la lignée parentale peut transformer la dynamique ontogénétique du système organisme-niche, et donner ainsi naissance à une nouvelle lignée. Si une nouvelle préférence comportementale entraîne une variation substantielle de la configuration phénotype-niche ontogénique qui définit la lignée ancestrale, une nouvelle espèce s’établit dès lors que le nouveau comportement satisfait à trois conditions : il est systématiquement conservé au fil des générations (c’est à dire, il est reproduit, au fil des générations, par tous les membres de la lignée naissante) ; il devient une condition essentielle pour la persistance de la lignée (ou, ce qui revient au même, pour la préservation de la nouvelle configuration organisme-niche) ; il devient un facteur d’isolement reproductif, limitant ainsi les possibilités de reproduction avec les membres de la lignée initiale . Remplissent ces conditions, par exemple, les cas où la nouveauté concerne des comportements précoces et où elle participe à créer les conditions permettant sa persistance au fil des générations (par exemple, par hérédité comportementale, ce qui inclut l’apprentissage social, l’imitation, etc.). La nouveauté comportementale peut donc donner origine au processus qui mène à la spéciation.

Mais ce n’est pas tout. Si l’on suit la logique des auteurs, le comportement ne se limite pas à donner origine à une nouvelle lignée, il guide également la dérive de la lignée ainsi constituée. A l’instar du milieu, le génotype total des membres de la nouvelle lignée change au fil des générations, dans les limites imposées par la préservation du phénotype ontogénétique qui incorpore le nouveau comportement et la niche corrélée. Comme mentionné dans la section précédente, Maturana et Mpodozis considèrent la conservation d’un mode de vie guide et borne la dérive structurale ontogénétique des organismes membres d’une lignée. Au cours de cette dérive, toute variation (y compris génétique) facilitant la réalisation du mode de vie naissant est susceptible de venir s’inscrire dans le champ épigénique et participer au processus ontogénétique. Le phénotype ontogénétique auquel la nouveauté comportementale a donné origine fonctionne ainsi comme un attracteur pour les changements génétiques, phénotypiques et environnementaux successifs (Raimondi 2019). C’est pourquoi, d’après Maturana et Mpodozis, on peut conclure que la conduite, en bornant la dérive du génotype total et de la niche, guide la dérive évolutive de la lignée.

En somme, il est possible de défendre l’idée d’après laquelle, la variation génétique étant bornée par le comportement, c’est le changement comportemental qui donne origine aux lignées et canalise leur dérive évolutive. Popper a avancé un argument similaire : « les mutations ne peuvent réussir que si elles s’inscrivent dans un schéma comportemental déjà établi. En d’autres termes, ce qui précède la mutation est un changement de comportement, et la mutation vient après » (1994, p. 69).

Conclusion : les organismes en tant qu’agents du changement évolutif

L’approche de Maturana et Mpodozis peut contribuer à élaborer la nouvelle vision de l’évolution centrée sur l’organisme que Stewart appelle de ses vœux. Comme mentionné dans l’introduction, d’après Stewart, il est urgent de « remettre de la vie dans la biologie » (du titre de son dernier ouvrage Breathing Life into Biology). Nous avons vu que l’approche autopoïétique vise à dépasser le réductionnisme génétique, en soulignant l’interdépendance constitutive entre processus ayant lieu à différents niveaux (des cellules aux organismes et leur environnement). De plus, nous avons souligné qu’elle attire l’attention sur l’activité de l’organisme en tant que facteur essentiel tant pour la persistance des lignées que pour leur évolution. Dans la théorie de la dérive naturelle de Maturana et Mpodozis, le schéma explicatif dominant se retrouve modifié : ce sont les organismes, et non les gènes, qui donnent origine à des changements évolutifs. Plus précisément, c’est l’adoption de nouvelles préférences comportementales qui guide l’évolution  ; les gènes, quant à eux, se limitent à « suivre », entraînés par les changements dans le mode de vie des organismes.

Il en ressort que les êtres vivants se construisent eux-mêmes tout en créant leur devenir à travers leurs propres activités en tant qu’organismes. Il y a là sans doute une piste à explorer pour « redonner un nouveau souffle » à la biologie.


Bibliographie

Bich, L. & Etxeberria, A. (2013). Systems, Autopoietic. In W. Dubitzky, O. Wolkenhauer, K-H. Cho & H. Yokota (eds.) Encyclopedia of Systems Biology (pp. 2110–2113). New York : Springer.

Crick, F. H.(1958). On protein synthesis. Symposia of the Society for Experimental Biology, 12, 138-163.

Diogo, R. (2017). Evolution driven by organismal behavior : A unifying view of life,function, form, Mismatches and Trends. New York, NY : Springer.

Dupré, J. & Nicholson, D.J.(2018). A manifesto for a processual philosophy of biology. In D.J Nicholson & J. Dupré, J. (Eds.), Everything flows : Towards a processual philosophy of biology (pp. 3–45). Oxford University Press.

Fox Keller, E. (2003). Le Siècle du gène. Paris : Gallimard.

Griffiths, P. E.& Tabery, J. G.(2013) Developmental Systems Theory : What does it explain, and how does it explain it ? In R.M. Lerner & J. B. Benson (Eds.), Embodiment and epigenesis : Theoretical and methodological issues in understanding the role of biology within the relational developmental system. Part A : Philosophical, theoretical, and biological dimensions (pp. 65–94). Elsevier.

Herrington, E. & Jablonka, E. (2020). Creating a ‘gestalt shift’ in evolutionary science : roles for metaphor in the conceptual landscape of the extended evolutionary synthesis (EES), Interdisciplinary Science Reviews, 45:3, 360–379.

Huneman, P. & Walsh, D. M. (2017). Challenging the Modern Synthesis : Adaptation, development, and inheritance. New York NY : Oxford University Press.

Jablonka, E. (2017). The evolutionary implications of epigenetic inheritance. Interface Focus 7 : 20160135.

Jablonka, E. & Lamb, M. (2014). Evolution in four dimensions : Genetic, epigenetic, behavioral, and symbolic variation in the history of life. 2d edition. Cambridge MA : The MIT Press.

Jablonka, E. & Lamb, M. (2020). Inheritance systems and the Extended Evolutionary Synthesis. Cambridge : Cambridge University Press.

Laland, K. N., Uller, T., Feldman, M. W., Sterelny, K., Müller, G. B., Moczek, A., Jablonka, E., & Odling‐Smee, J. (2015). The Extended Evolutionary Synthesis : its structure, assumptions and predictions. Proceedings of the Royal Society B : Biological Sciences, 282(1813), 20151019.

Lewontin R.C.(2003). La triple hélice : les genes, l’organisme, l’environment. Paris : Editions du Seuil.

Longo, G. & Mossio, M. (2020). Geocentrism vs genocentrism : theories without metaphors, metaphors without theories. Interdisciplinary Science Reviews, 45 (3), 380–405.

Mayr, E. (1980). Prologue : some thoughts on the history of the evolutionary synthesis. In E. Mayr & W. B. Provine (Eds.), The evolutionary synthesis : Perspectives on the unification of biology (pp. 1–48). Cambridge, MA : Harvard University Press.

Maturana, H. (2002). Autopoiesis, structural coupling and cognition : A history of these and other notions in the biology of cognition. Cybernetics & Human Knowing, 9, 5–34.

Maturana, H. & Varela, F. (1980). Autopoiesis and cognition : The realization of the living. Dordrecht : Reidel.

Maturana, H. & Varela, F. (1994). L’arbre de la connaissance. Paris : Addison-Wesley France.

Maturana, H., & Mpodozis, J. (2000). The origin of species by means of natural drift. Revista Chilena de Historia Natural, 73(2), 261–310.

Mossio, M., Montévil, M., & Longo, G. (2016). Theoretical principles for biology : Organization. Progress in Biophysics and Molecular Biology, 122(1), 24–35.

Mpodozis J. (2022). Natural drift : A minimal theory with maximal consequences. Constructivist Foundations 18(1) : 094–101. https://constructivist.info/18/1/094

Nicholson, D. J.(2014). The return of the organism as a fundamental explanatory concept. Biology Philosophy Compass 9/5, 347–35.

Nicholson, D. J.& Dupré, J. (Eds). (2018). Everything flows : Towards a processual philosophy of Biology. Oxford University Press.

Oyama, S. (2000). Evolution’s eye : A systems view of the biology-culture divide. Durham and London : Duke University Press.

Oyama, S. (2011). Life in mind : Commentary on Evan Thompson’s ‘Mind in life.’ Journal of Consciousness Studies, 18(5-6), 83–93.

Oyama, S., Griffiths, P. & Gray. R. (2001). Cycles of contingency : Developmental systems and evolution. Cambridge MA : The MIT Press.

Pigliucci, M. & Müller, G (Eds). (2010). Evolution : The Extended Synthesis. Cambridge, MA : The MIT Press.

Popper K. R.(1994). Knowledge and the body - mind problem : in defence of interaction. Routledge.

Raimondi, V. (2019). The role of languaging in human evolution : An approach based on the theory of natural drift. Chinese Semiotic Studies 15(4) : 675–696

Soto, A. M. & Sonnenschein, C. (2020). Information, programme, signal : dead metaphors that negate the agency of organisms. Interdisciplinary Science Reviews, 45:3, 331–343.

Stewart, J. (2001). Radical constructivism in biology and cognitive science. Foundations of Science, 6, 99–124.

Stewart, J. (2004). La vie existe-t-elle ? Réconcilier génétique et biologie. Paris : Vuibert.

Stewart, J. (2010). Foundational issues in enaction as a paradigm for cognitive science : From the origin of life to consciousness and writing. In J. Stewart, O. Gapenne, & E. Di Paolo (Eds.), Enaction : Toward a new paradigm for cognitive science (pp. 1–31). Cambridge, MA : The MIT Press.

Stewart, J. (2019). Breathing Life into Biology. Cambridge Scholars Publishing.

Thompson, E. (2007). Mind in life : Biology, phenomenology, and the sciences of mind. Cambridge MA : Harvard University Press.

Vargas, A. O.(2005) Beyond selection. Revista Chilena de Historia Natural, 78 : 4, 739–752.

Vargas, A. O., Botelho, J. F.& Mpodozis, J. (2020). The evolutionary consequences of epigenesis and neutral change : A conceptual approach at the organismal level. The Journal of Experimental Zoology. Part B : Molecular and Developmental Evolution. https://doi.org/10.1002/jez.b.23023

Varela, F. (1987). Laying down a path in walking : A biologist’s look at a new biology. Cybernetic 2, 6–15.

Varela, F. (1989). Autonomie et connaissance. Paris : Éditions du Seuil.

Varela, F., Thompson, E. & Rosch, E. (1993). L’inscription corporelle de l’esprit. Paris : Éditions du Seuil.

Wagner, A. (2008). Robustness and evolvability : a paradox resolved. Proceedings of the Royal Society of London B : Biological Sciences, 275(1630) : 91–100.

Wagner, A. (2011). The origins of evolutionary innovations : a theory of transformative change in living systems. Oxford University Press.

West-Eberhard, M. J. (2003). Developmental plasticity and evolution. New York : Oxford University Press.

West-Eberhard, M. J. (2005). Developmental plasticity and the origin of species differences. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 102 : 6543-6549.



1 Dans une cellule, par exemple, les acides nucléiques, les protéines et les autres macromolécules sont continuellement produites et réparées par le réseau cellulaire. De même, au niveau de l’ organisme, les cellules sont continuellement régénérées et recyclées par le réseau métabolique de l’organisme.

2 Maturana et Mpodozis (2000) est la version révisée d’un travail paru en espagnol en 1992. La première version avait fait l’objet d’une traduction française parue en 1999. Dans cet article, je ferai référence à la version la plus récente.

3 Vargas et ses collègues considèrent que le concept de champ épigénique permet d’établir des liens entre plusieurs questions (telles que les contraintes développementales, la mutation génétique neutre, l’accommodation génétique, l’hérédité épigénétique, etc.) qui, d’après les critiques du néodarwinisme, ne reçoivent pas d’explication suffisante dans le cadre traditionnel.

4 On peut connecter cette idée à la notion de robustesse phénotypique, qui désigne la stabilité des traits qui persistent malgré la variation génétique et les perturbations environnementales (Wagner, 2008).

5 Même si Maturana et Mpodozis ne mentionnent pas les découvertes récentes sur les mécanismes épigénétiques et l’accommodation génétique (mais voir Vargas et al., 2020), ces découvertes s’inscrivent facilement dans la perspective qu’ils proposent.

6 Les défenseurs de l’approche autopoïétique ont émis de sévères critique à l’encontre de la vision adaptationniste de l’évolution (Maturana et Mpodozis, 2000 ; Maturana et Varela, 1994 ; Stewart, 2001 ; Thompson, 2007 ; Varela, 1987 ; Varela et al., 1993 ; Vargas, 2005).

7 D’après Maturana et Mpodozis, le comportement guide le cours de la dérive ontogénétique de l’organisme dans sa niche et assure la persistance de l’organisme dans les limites fixées par les conditions fondamentales de la vie (c’est-à-dire l’autopoïèse et l’adaptation). La réalisation d’un phénotype ontogénique donné, et donc du mode de vie de la lignée, se produit par le biais du comportement, d’une manière qui n’est pas déterminée par sa dynamique interne ou par l’environnement, mais qui suit plutôt un cours modulé par l’interaction entre les deux. Le comportement, et par conséquent le mode de vie, opèrent de fait comme une dynamique qui borne le cours de l’ontogénèse.

Citer cet article

Raimondi, Vincenzo. "Autopoïèse et évolution. Le rôle des organismes dans la dérive naturelle", 7 décembre 2022, Cahiers Costech, numéro 6.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech154 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article154