Plan
Préface
L’automédia – c’est-à-dire l’auto-production et l’auto-communication de l’information par toutes les couches de la population plutôt que par une classe professionnelle de journalistes – est devenue populaire en France après le mouvement social des Gilets jaunes. Pourtant, à l’insu des manifestants Gilets jaunes, les réseaux sociaux sur Internet ont été créés par des mouvements sociaux aux États-Unis, et ont pour éthique originelle (au sens de Martin Heidegger) la contestation. Cette histoire a été évoquée dans l’ouvrage À nos amis1 écrit par le Comité Invisible2 ainsi que dans d’autres textes plus académiques, mais c’est dans le texte du Comité Invisible que l’histoire est racontée dans sa totalité. L’origine de Twitter au sein des manifestations anticapitalistes radicales aux États-Unis doit être rappelée et clarifiée car son avenir est menacé depuis son rachat par Elon Musk – une récupération agressive qui s’attaque aujourd’hui à des alternatives décentralisées telles que Mastodon. Une fois que Twitter sera compris par tous comme une illustration typique de la condition pharmacologique (Bernard Stiegler) des supports numériques des mouvements sociaux, de nouvelles formes de médias décentralisées permettront la création d’une prochaine génération de médianarchistes, terme que nous empruntons volontiers à Yves Citton.
Figure 1 : Le site Web original d’Indymedia avec un fil de presse basé sur la mise à jour du statut en 1999
Introduction
L’histoire de la fonctionnalité omniprésente la plus anodine du Web – la mise à jour de statut –révèle un fil d’événements historiques démontrant que l’utilisation des médias sociaux à des fins politiques remonte au tout début du Web 2.0. Tel que décrit par Tim Berners-Lee, le Web original est un réseau de données et de documents et non pas un réseau qui suit et affiche les mises à jour en temps quasi-réel3. Le modèle du Web 1.0 proposé par Berners-Lee était plus proche d’une archive de connaissances collectives dans la veine de Wikipedia que du flux continu de mises à jour qui caractérise aujourd’hui des plates-formes telles que Facebook ou Twitter. Bien que l’aspect réticulaire et social du Web 2.0 ait beaucoup été discuté ces dernières années, on peut affirmer que l’évolution vers les mises à jour de statut représente également une transition importante dans l’histoire du Web4 qui semble avoir était quelque peu sous-estimée. D’où vient le concept de mise à jour de statut ? Et quelle est l’origine de cette fonctionnalité ?
L’histoire de la mise à jour du statut rappelle des événements oubliés depuis longtemps et des utilisations inattendues du Web. Contrairement aux affirmations des récits populaires5, les innovations du Web ne sont pas seulement le produit de start-ups et des financements militaires, mais ont également émergé en réponse à des besoins réels exprimés par des mouvements sociaux auto-organisés et les évolutions du codage informatique. Twitter en est un parfait exemple : bien qu’il soit indéniable que Twitter est le produit de dynamiques entrepreneuriales de startups financières appartenant à des entrepreneurs comme Jack Dorsey et Evan Williams6, l’histoire secrète du concept de la mise à jour du statut peut être retracée jusqu’à des anarchistes comme Evan Henshaw-Plath, Blaine Cook, Tad Hirsch, Nathan Freitas et à bien d’autres partisans et acteurs de l’altermondialisation.
C’est la double histoire de la mise à jour du statut que nous souhaitons retracer dans cet article, en faisant remonter l’origine de Twitter à deux projets de réseaux sociaux appelés Indymedia et TxtMob. Il est surprenant que cette histoire ne soit pas davantage connue. Même les livres les plus célèbres sur l’appropriation de Twitter par les mouvements sociaux semblent avoir omis cette histoire7. Sans doute ces auteurs issus du monde universitaire n’étaient pas impliqués dans les mouvements sociaux qui ont conduit à l’émergence de cette technologie. Les ingénieurs qui ont travaillé avec ces mouvements sociaux ont donc le devoir de remettre les pendules à l’heure. Dans une première partie, nous décrirons la genèse de la mise à jour du statut et nous expliquerons comment celle-ci s’est imposée sur la plate-forme Indymedia, puis sur la plate-forme de messagerie mobile TxtMob. Dans une deuxième partie, nous nous intéresserons à la façon dont quelques programmeurs d’Indymedia ont aidé à fonder Odeo, la société de podcasting qui a ensuite donné naissance à Twitter8, qui installa l’universalisation de la mise à jour du statut. Enfin, dans une dernière partie nous conclurons sur la manière dont la trajectoire future du Web peut se refléter dans les révolutions sociotechniques précédentes.
Indymedia et l’origine de la mise à jour du statut
Les réseaux sociaux ne sont pas apparus d’un seul coup ; l’idée a été inventée progressivement. L’utilisation de scripts CGI (Common Gateway Interface) proposés par les premiers employés de Mosaic en 1993 a permis un certain type de sites Web dynamiques depuis la naissance du Web9. Dès 1997, des sites Web tels que slashdot permettaient aux utilisateurs d’écrire et de partager leurs propres histoires sur des sujets techniques et le site Web de courte durée SixDegrees a rendu possible la première forme de réseau social sur le Web avec la possibilité d’éditer des profils individuels. En 1998, les premiers blogs comme OpenDiary permettaient aux écrivains de publier des écrits horodatés et des commentaires via une interface Web. Cependant, le concept d’une mise à jour de statut, un élément d’information avec un horodatage particulier fourni en temps voulu par ses usagers – généralement dans le cadre d’un flux (une collection de mises à jour de statut ordonnées dans le temps) – n’avait pas encore atteint une utilisation généralisée pour les dernières actualités du fil d’information. Étonnamment, l’étincelle qui a allumé le feu de l’utilisation des médias sociaux pour les actualités a été le réseau de sites Web Indymedia10.
Parallèlement au développement du Web en 1994, les indigènes Zapatistes du sud-est du Mexique ont défrayé la chronique internationale en déclarant qu’« un autre monde est possible » contre la « fin de l’histoire » proclamée par l’idéologie du capitalisme néolibéral11. Organisant des rencontres internationales au Chiapas, un mouvement social mondial plus connu sous le nom de mouvement « anti-mondialisation » se formait comme un « réseau de réseaux » – parallèlement à Internet12. En même temps qu’il annonçait que la mondialisation économique impulsée par le néolibéralisme conduirait à une paupérisation mondiale, le mouvement altermondialiste imaginait en outre un monde dans lequel la dignité et de souveraineté seraient reconquises à une échelle mondiale. Le mouvement contre la mondialisation des marchés économiques s’est organisé principalement via le développement d’e-mails tels que la liste de diffusion PGA (People’s Global Action), qui a permis à des militants du monde entier de se coordonner et de développer une solidarité internationale, avec une faible latence pour la première fois. Avec la communication « peer-to-peer » l’Internet débordait les frontières nationales, culturelles et organisationnelles, ce qui permettait de créer de véritables liens entre des groupes aussi divers que les groupes militants étudiants de l’Université de Caroline du Nord et les organisateurs d’ateliers clandestins aux Philippines. Alors que le mouvement altermondialiste et son utilisation de la technologie ont été historiquement bien documentés13, les technologies utilisées par ce mouvement devraient être étudiées pour comprendre comment la mise à jour du statut est devenue omniprésente sur le Web14.
Les besoins concrets des mouvements sociaux peuvent être satisfaits par le développement d’innovations technologiques disruptives créées par les mouvements sociaux eux-mêmes. Étant essentiel pour l’organisation des manifestations, les services de calendrier partagés qui répertorient toutes les manifestations en cours dans le monde et mettent divers mouvements en relation les uns avec les autres via protest.net pouvaient donner l’apparence d’un mouvement mondial généralisé là où auparavant il n’y avait que des groupes isolés. L’un des principaux problèmes auxquels étaient confrontées les manifestations anti-mondialisation était le manque de couverture médiatique grand public. À l’époque, en 1999, les grandes manifestations altermondialistes dans de nombreux pays comme les États-Unis étaient relativement inconnues du grand public et les manifestations à petite échelle étaient pour la plupart ignorées par les radios et les programmes télévisuels de l’époque. Ainsi, un écosystème de médias alternatifs axé sur ces formes de médias pré-Internet s’est développé, comme Free Speech TV et Deep Dish Radio, mais ceux-ci semblaient incapables de toucher le grand public. Lorsque les médias grand public américains prêtèrent une attention limitée à une manifestation durant les années 1990, les manifestants avaient eu le sentiment que les évènements sur le terrain avaient été déformé et rapporté de manière inexacte. Alors que les manifestants avaient interprété cette couverture médiatique – souvent insuffisante – comme un parti pris idéologique au sein des médias grand public, les premiers médias militants avaient également identifié des inefficacités réelles au cœur des grands médias eux-mêmes qui pouvaient être corrigées en utilisant le premier Web. Ainsi, il était logique que les participants au mouvement social altermondialiste veuillent créer leurs propres sites Web afin de partager et d’archiver les protestations. Des petits groupes de médias en ligne se sont formés de manière organique tels que DAMN (Direct Action Media Network) afin de relayer une couverture indépendante des manifestations avec l’aide de collectifs technologiques tels que tao.ca. Ces petits collectifs en ligne partageaient alors des reportages et des photos de première main avec le monde entier en utilisant le seul média considéré comme une alternative aux journaux et aux émissions de télévision grand public : le Web.
Ce qui manquait, c’était un événement d’envergure planétaire pour attirer l’attention des mouvements sociaux du monde entier sur cette forme naissante d’activisme médiatique. L’événement qui a catapulté les médias sociaux dirigés par les militants sur la scène historique ont été les manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) de 1999, qui utilisèrent des listes de discussion en ligne pour mobiliser à une échelle mondiale plus de cinquante mille militants à Seattle15. Six mois avant les dates des manifestations, les militants des médias ont commencé à créer une plate-forme en ligne pour partager et archiver les actualités et informations sur la manifestation en utilisant un obscur logiciel australien de publication ouverte appelé Active, précédemment déployé dans les carnavals anticapitalistes de Sydney et de Londres, plus tôt dans l’année 1999. Ce logiciel a ensuite été développé pour créer un nouveau site Web Indymedia.org – abréviation de Independent Media Center (IMC) – qui avait pour slogan « Ne haïssez plus les médias, devenez les médias »16.
Contrairement à la plupart des sites Web à l’époque, Indymedia permettait à toute personne de télécharger du texte et des photos sur le site Web sans autorisation. Cette mise à jour de statut serait alors affichée instantanément dans le monde entier dans un fil d’actualité qui consistait en une collection horodatée de statuts et de mises à jour, comme le montre la Figure 1.
Indymedia a été l’un des premiers exemples de la tendance aux reportages et aux flux d’actualités fournis par les utilisateurs dans ce qui s’est ensuite généralisé sous le nom de Web 2.0. Lorsque les manifestations de l’OMC ont conduit à des batailles de rue menées par des Blacks Blocks anarchistes et à une désobéissance civile de masse qui a fermé l’OMC elle-même, Indymedia est devenue surchargée de visiteurs car les médias grand public avaient ignoré les manifestations. Indymedia est devenu la source d’informations pour les journalistes et les militants pour les reportages de dernière heure. Bientôt les médias grand public devaient rapporter des informations qu’ils avaient eux-mêmes découvertes en utilisant Indymedia17. L’utilisation de la mise à jour du statut dans Indymedia est un excellent exemple de la façon dont des technologies innovantes sont produites pour résoudre les problèmes auxquels sont confrontés les mouvements sociaux.
Dans une tournure des événements un peu étrange, le véhément anticapitaliste Indymedia pourrait prétendre avoir été le pionnier de l’utilisation de la mise à jour du statut pour les reportages en direct. Cependant, les détails de la mise en œuvre technique sont importants. Les mises à jour de statut d’Indymedia n’étaient pas présentées comme un flux de mises à jour créées par un seul profil, mais étaient plutôt présentées comme une chronologie collective où toutes les contributions étaient anonymes par défaut et présentées uniquement dans l’ordre dans lequel elles avaient été données : les mises à jour les plus récentes étaient donc en haut du site. De cette manière, Indymedia ressemblait plus à 4Chan qu’à Twitter. Ce modèle valorisait les mouvements sociaux et les nouvelles plutôt que la micro-célébrité individuelle, et présentait un modèle de médias sociaux différent de celui popularisé plus tard par Twitter et Facebook. De plus, ce modèle de médias sociaux semblait attractif pour informer sur les lieux ignorés par les médias grand public. Ainsi, de nouveaux sites Web locaux ont adopté Indymedia comme nom de marque et ont été créés dans le monde entier, de Thunder Bay au Canada en passant par la Palestine. Il naissait presque un site Indymedia tous les dix jours pendant les deux premières années, menant à plus de 140 sites en 2004. Chaque site était maintenu par un collectif local qui à son tour s’engageait souvent dans d’autres formes de production médiatique comme la création vidéo, ou même s’engageait dans la création des premières formes de diffusion en direct d’une annonce via la location d’espace sur des lampadaires avec des modems prépayés. Les premiers sites Indymedia ont soit rapidement dérivé du logiciel d’origine, soit l’ont entièrement réécrit ; ce qui a conduit à une multiplicité de sites Indymedia incompatibles entre eux qui conservaient le même aspect et la même convivialité que l’Indymedia d’origine, mais qui étaient exécutés sur différentes bases de code, à partir du HTML statique produit par le logiciel Mir au logiciel dadaIMC piloté par PHP. Cependant, ces sites Indymedia ont tous été tissés ensemble de sorte que le site mondial Indymedia (indymedia.org) a pu partager des mises à jour de statut à partir de sites géographiques (indymedia.org.uk à brasil.indymedia.org) en utilisant les premières normes IETF comme RSS 1.0 (RDF Site Summary)18. Cette utilisation quotidienne du RSS pour des milliers d’articles d’actualité a été l’une des premières utilisations réelles du Web sémantique19.
Comme la publication était anonyme par défaut, Indymedia a été l’un des premiers sites à souffrir de la publication de discours de haine, de contenu néo-nazi et de soi-disant « fake news ». L’aspect le plus pertinent d’Indymedia concernant les débats actuels sur la censure et la modération de contenu sur les réseaux sociaux était le fait que chaque collectif local gérait et appliquait sa propre politique de modération de contenu. Ces politiques éditées publiquement permettaient à chaque collectif lié géographiquement de formuler des critères et des processus explicites pour la suppression de contenu, afin que des volontaires du collectif puissent supprimer le contenu non-autorisé à toute heure. Comme chaque site était géographiquement limité et idéologiquement motivé, les bénévoles étaient souvent assez efficaces pour effectuer une modération manuelle du contenu, rendant ainsi inutiles les algorithmes de modération du contenu. Les mises à jour du statut d’Indymedia étaient affichées de manière purement chronologique. Ainsi, les journalistes du mouvement tels que Brad Will qui proposait un journalisme de haute qualité, risquaient de disparaître dans divers messages de moindre qualité. Le collectif pouvait donc choisir de mettre à la une certaines mises à jour de statut en les partageant sur la page principale du site où elles survivraient aux mises à jour de statut éphémères de la publication ouverte sur le fil d’actualité Indymedia, telle que le montre la Figure 1.
Figure 2 : Une publicité pour TxtMob en 2004.
Cependant, une vague de répression a rapidement frappé le mouvement altermondialiste, comme le déploiement de forces de police mobiles avec les vélos lors des manifestations organisées par Indymedia contre la Convention Nationale Républicaine de 2001 aux États-Unis. Les militants n’avaient plus besoin de diffuser leurs nouvelles, mais davantage de connaître la position précise des forces de polices et des arrestations massives dans les rues en temps quasi-réel. Malheureusement, le site Web traditionnel d’Indymedia ne pouvait répondre à ce besoin, car il était lié à un ordinateur de bureau ou à un ordinateur portable. Alors que l’une des dernières grandes manifestations du mouvement altermondialiste se profilait en 2004 à la Convention Nationale Démocrate de Boston, un étudiant du MIT appelé Tad Hirsch avait inventé – avec l’aide du mystérieux John Henry lié à The Institute of Applied Autonomy – une application de messagerie texte de groupe appelée « TxtMob » qui permettait la coordination des manifestations dans les rues via des messages texte diffusés en temps quasi-réel20. Cela permettait aux gens non seulement de recevoir des messages des organisateurs de la manifestation, mais aussi de poser des questions à d’autres manifestants en utilisant des messages texte depuis leurs téléphones portables. Ceci permettait des prises de décision plus horizontale que l’organisation traditionnelle sur les messages texte tels qu’utilisés dans les manifestations passées. Cette technologie a été utilisé pour la première fois lors des manifestations contre la Convention Nationale Démocrate en juillet 2004 à Boston. Une publicité destinée aux militants pour les inciter à télécharger TxtMob est présentée en Figure 2.
À l’approche des manifestations massives de la Convention Nationale Républicaine à New York en 2004, TxtMob a gagné 4 400 utilisateurs. L’un des principaux problèmes créés par l’augmentation du nombre d’utilisateurs était de permettre aux gens d’utiliser le service gratuitement pour envoyer et recevoir des messages texte. À l’époque, de nombreux opérateurs téléphoniques proposaient des services permettant de convertir gratuitement des SMS en e-mails. À l’approche des manifestations d’août, Nathan Freitas avait développé un logiciel Java qui communiquait avec un serveur central pour convertir en e-mail chaque message SMS reçu, qui l’envoyait ensuite à la passerelle d’une compagnie de téléphonie mobile pour ensuite être diffusé à l’ensemble du groupe sous forme de SMS. Cependant, si tous les messages texte étaient envoyés de manière centralisée, la société de téléphonie mobile avait la possibilité de fermer la passerelle pour stopper les spams. Par conséquent, les programmeurs d’Indymedia, Blaine Cook et Evan Henshaw-Plath, avaient installés une applet, (un petit programme intégré dans une page Web) sur le site d’Indymedia qui se chargeait en arrière-plan, quand la fenêtre était restée ouverte. De cette manière, des centaines, voire des milliers d’ordinateurs ont été « détournés » pour envoyer gratuitement des SMS aux manifestants. Au final, TxtMob a fini par délivrer plus de 40 000 SMS par heure. Au cours des deux derniers jours de la manifestation, la compagnie de téléphone américaine T-mobile a fermé le système téléphonique lors de la manifestation contre la Convention Nationale Républicaine à New York pour désactiver le système TxtMob, qui devenait de plus en plus efficace ; plusieurs années avant que le président Moubarak fasse de même en Égypte.
La répression s’est poursuivie, alors que la soi-disant « guerre contre le terrorisme » provoquait des ravages sur le mouvement anti-mondialisation, qui s’est lentement mais sûrement transformé en un mouvement anti-guerre plus centralisé aux États-Unis. Dans des endroits allant de l’Italie au Royaume-Uni, les centres Indymedia sont devenus la cible principale des descentes de police et des saisies de serveurs, et le réseau est lentement devenu fantomatique dans les années 2010 ; le serveur principal du réseau lui-même finissant par devenir inactif. Les manifestants dans les nouveaux mouvements sociaux utilisèrent alors progressivement Twitter et Facebook au lieu d’Indymedia21. Les programmeurs à l’origine de l’infrastructure technique d’Indymedia ont également quitté leurs fonctions. Certains maintiennent toujours le serveur de messagerie riseup.net, qui est le plus grand fournisseur de messagerie à but non lucratif au monde. Cependant, deux des programmeurs radicaux derrière Indymedia et TxtMob - Blaine Cook et Evan Henshaw-Plath – ont ensuite créé Twitter dans la Silicon Valley22.
Figure 3 : La première page publique pour « Twtter » (Twitter) en 2006
Comment TxtMob est devenu Twitter
Alors que les manifestations s’éteignaient en 2004, Evan Henshaw-Plath et Gabriela Rodriguez ont été embauchés par Evan Williams comme premiers ingénieurs de la startup de podcast Odeo23 qui rêvait de démocratiser l’accès aux médias d’une manière capitaliste plus traditionnelle qu’ Indymedia. À l’époque, Williams était le seul investisseur providentiel. Il a également embauché Noah Glass, qui avait créé un service permettant de transformer un message vocal en un fichier audio hébergé sur un serveur Web24. Evan Henshaw-Plath a commencé à travailler alors qu’il vivait dans sa camionnette, et Noah Glass travaillait dans des cafés. Il a également recruté le développeur anarchiste Blaine Cook, qui travaillait auparavant avec tao.ca avant de rejoindre Indymedia. Gabriela Rodriguez a ensuite quitté Odeo en 2005, qui a alors recruté Jack Dorsey. Dorsey n’était pas actif dans Indymedia, mais sympathisant des militants. Il intégra Odeo après que l’entreprise échoua à recruter Moxie Marlinspike, qui créa plus tard l’application de messagerie cryptée Signal.
Le travail s’est poursuivi à un rythme effréné par les militants pour exploiter les téléphones portables et les SMS dans le contexte des manifestations en 2005. Après que Tad Hirsch ait publié une version open source de TxtMob, une nouvelle version de TxtMob a été créée pour la grève des immigrants Mayday en 2005. Une fois la publication du site original d’Odeo à l’été 2005, Odeo a levé plus de 5 millions de dollars de financement. Apple ajoutant des podcasts à iTunes condamna le projet original d’Odeo ; ce qui conduit l’entreprise à prendre un nouveau tournant. La création d’iTunes par Apple a été imaginée pour dominer facilement le marché des podcasts, et ainsi anéantir les bénéfices potentiels d’Odeo. En janvier 2006, Blaine Cook, Evan Henshaw-Plath et Tad Hirsch ont présenté leur travail à la O’Reilly Media Emerging Telephony Conférence.25 Evan Williams s’intéressa alors de plus en plus à la téléphonie et à TxtMob. Ainsi, lors d’un hackathon interne à l’entreprise en janvier 2006, la nouvelle version de TxtMob a été présentée par Blaine Cook et Evan Henshaw-Plath à Evan Williams, Jack Dorsey et le reste des employés de l’entreprise Odeo. Tout le monde chez Odeo s’est inscrit au hackathon et a utilisé TxtMob pendant une semaine. Puis il y a eu un débriefing et une critique axée sur la difficulté de s’inscrire et de trouver des groupes. Des alternatives commerciales à TxtMob ont également été présentées, comme UPOC.com.
Alors que le service de podcasting d’Odeo pataugeait, Jack Dorsey, apparemment inspiré par TxtMob, a mis en avant l’idée de partager les mises à jour de statut. Jack Dorsey avait indépendamment développé une idée similaire en 2001, bien que les croquis originaux de Dorsey sur les mises à jour de statut n’impliquassent pas de SMS. Noah Glass, Florian Weber et Jack Dorsey ont ensuite commencé en février 2006 à travailler sur Twitter et ont créé une démonstration en mars 2006. L’écran de démonstration original illustré dans la Figure 3 montre l’influence d’Indymedia et de TxtMob. Travaillant toujours chez Odeo, Evan Henshaw-Plath est parti en mai 2006 pour rejoindre Yahoo ! afin de travailler sur des services de géolocalisation appelés Fire Eagle. Bien que Twitter ait reçu une couverture favorable précoce de la part de magazines de start-ups tels que TechCrunch et une explosion d’utilisation au moment du tremblement de terre de San Francisco en août 2006, il n’avait encore que 5 000 utilisateurs en septembre 2006 (autant que TxtMob à son commencement). Twitter a ajouté l’API et l’intégration de la messagerie instantanée, lui permettant de s’attirer toutes les attentions lors de la conférence SXSW de 2007. Au fil du temps, la mise à jour du statut est devenue omniprésente26, devenant alors le principal protocole de partage des informations à travers le monde27.
Bien que Twitter soit considéré aujourd’hui comme une plate-forme monolithique centralisatrice, la première version de Twitter pouvait être contrôlée par un bot de discussion qui s’exécutait sur le standard de chat ouvert basé sur XMPP (Extensible Messaging and Presence Protocol). Dans la tradition d’Indymedia et d’autres sites de blogs, la première version de Twitter partage des mises à jour de statut telles que RSS (Really Simple Syndication). Blaine Cook, cofondateur d’Indymedia est finalement devenu l’architecte technique principal de Twitter, où il a travaillé sur la protection des utilisateurs via la création du standard IETF (Internet Engineering Task Force) OAuth (Web Authentication) afin que les utilisateurs n’aient pas besoin de faire confiance à Twitter pour garder la confidentialité de leurs mots de passe. Bien que l’objectif était de protéger les utilisateurs, l’effet d’OAuth transféra le pouvoir de Twitter au fournisseur d’identité préféré des utilisateurs eux-mêmes. À l’époque, on croyait naïvement que les utilisateurs hébergeraient leurs propres fournisseurs d’identité28, mais Google et Facebook devinrent les principaux fournisseurs d’identité pour la majorité des utilisateurs. Au cours de ses premières années, la philosophie open source d’Indymedia a prévalu sur Twitter, car toute l’infrastructure initiale était accessible à tous via des API29. Cela a permis à Twitter d’externaliser une grande partie de son développement, y compris celui de l’apprentissage automatique aux développeurs d’applications et aux chercheurs, laissant Twitter rattraper quelque peu Facebook et Google.
L’origine de Twitter se situe à l’intersection des systèmes de répartition, du courrier électronique, de la messagerie vocale et de la vidéo, dans lesquels des éléments anciens, qui fonctionnaient, ont été reconfigurés pour composer un nouveau service. Cela a eu un double effet, augmentant à la fois le nombre des utilisateurs de Twitter grâce aux mises à jour de statut et aux messages texte et modifiant leurs rapports avec les positions géographiques des forces de l’ordre. Il n’est donc pas surprenant que le cas d’utilisation original d’Indymedia et de TxtMob, c’est-à-dire le partage des mises à jour de statut sur les manifestations et la position des forces de police, soit devenu le cas d’utilisation principal de Twitter dans le monde, notamment au moment où les manifestations du Printemps Arabe se déroulèrent sur la place Tahrir, en janvier 201130.
Twitter est devenu l’un des premiers usages mobiles de la communication, permettant non seulement aux gens ordinaires de partager des informations, mais aussi aux manifestants. Les manifestants sont devenus parmi les premiers utilisateurs de Twitter, car leur situation les oblige à connaître la position des forces de police pour éviter de se retrouver en prison. Twitter offre un moyen efficace et rapide de communication, sans nécessiter une coordination centrale. ce qui rend les manifestants comparables à une nuée d’insectes échappant à la police. A l’inverse, celle-ci se déplace toujours par des formes de pouvoir et de communication hiérarchiques plus anciennes et plus lentes. Cette utilisation de Twitter par les manifestants s’est aujourd’hui mondialisée. Initialement utilisée par les manifestants aux États-Unis, qui étaient parmi les premiers à posséder des téléphones portables, cette pratique s’est répandue s’est étendue aux pays du monde arabe dès que les téléphones portables y sont devenus courants : il n’y avait alors plus de raison pour que les manifestants du Printemps Arabe et d’autres pays n’utilisent pas Twitter pour manifester.
La technologie façonne mais ne détermine pas les processus sociaux. Bien qu’elle ne détermine pas le changement, la technologie facilite le changement dans la mesure où les mouvements sociaux s’approprient la technologie. Il va de soi que la technologie n’est pas déterministe, et c’est une insulte aux révolutions du Printemps Arabe de 2011 que de les appeler « Révolutions Twitter ». Mais Twitter a néanmoins été plus utile que des plateformes telles que Google pour le développement de ces manifestations. Les cas d’utilisation originaux et même les valeurs d’Indymedia et de TxtMob ont été intégrés par leurs concepteurs dans les affordances fournies par Twitter. Il n’est donc pas surprenant qu’un vaste mouvement social comme le Printemps Arabe – sans rapport avec le mouvement anti-mondialisation construit par les prédécesseurs de Twitter – ait surgi et ait utilisé Twitter pour tenter de renverser des gouvernements.
Cependant, le défi auquel est aujourd’hui confronté Twitter semble être son appropriation par les mouvements sociaux d’extrême droite, ainsi que par divers gouvernements, qui ont également découvert des affordances intéressantes fournies par Twitter. Cela a conduit Twitter à s’embourber dans des débats sur la modération et la censure du contenu, en particulier après que Jack Dorsey ait banni définitivement Donald Trump de Twitter en 2020. À cet égard, bien que la technologie façonne ce qui est possible, un peu comme les règles de la physique, il convient de rappeler qu’à l’intérieur de l’espace du possible, il existe un certain nombre de politiques différentes. Ainsi, l’histoire de Twitter n’est finalement ni celle de la libération politique de l’humanité via la liberté d’information, ni celle de la récupération de la cybergauche par la Silicon Valley. Nous sommes plutôt confrontés à l’histoire trop humaine de l’entremêlement surprenant du social et de la technique, avec des mouvements sociaux créant de nouvelles technologies et exploitant la technologie existante pour leurs propres besoins, tandis que des startups obsédées par le capital-risque tentent d’universaliser cette technologie, en la mettant au service de ses investisseurs et de ses actionnaires, plutôt que de l’émancipation humaine.
Au bout du compte, nous retrouvons la question sur les conséquences de la mise à jour du statut dans les mouvements sociaux : celles-ci peuvent-elles nous donner une certaine orientation pour résoudre les problèmes que Twitter, et les réseaux sociaux dans leur ensemble, infligent à l’humanité ? Le capital-risque lui-même finit par jouer le rôle de promulgateur involontaire de technologies construites par des radicaux entre les mains des masses, avec des conséquences que ni le capital-risque, ni les technologues radicaux, n’avaient prévues.
Conclusion
La technologie encode toujours des valeurs, et pas toujours les valeurs que leurs utilisateurs, voire que leurs concepteurs, croient encoder et manipuler. La technologie peut encoder les valeurs du capitalisme de surveillance ou elle peut encoder de nouvelles valeurs qui résistent à la récupération. Pourtant, les valeurs sont bien trop souvent floues : par exemple, quelles sont les valeurs de Twitter ? Les valeurs de Twitter sont-elles celles du capital-risque ? Ou reste-t-il un noyau radical dans la lignée d’Indymedia et de TxtMob ?
Bien que seule l’histoire puisse finalement juger Twitter, Twitter peut aussi apprendre des valeurs et des pratiques oubliées d’Indymedia. On peut notamment discuter de savoir si l’explicitation des valeurs des communautés peut conduire au contrôle des discours des communautés en ligne afin de contrer ou de limiter leur propagande. La nature décentralisée d’Indymedia semblait bien plus efficace que Twitter, car Indymedia provenait spécifiquement de communautés géographiquement ancrées avec leurs propres histoires localisées et leurs valeurs militantes. En effet, contrairement aux plateformes de médias sociaux telles que Twitter qui sont attachées à une idée Habermasienne mal conçue d’une plateforme universelle d’action communicative, Indymedia portait son idéologie politique sur sa manche : leur espace en ligne était fait pour les mouvements sociaux contre la mondialisation néolibérale, et seulement pour ces mouvements sociaux.
L’exploitation de la technologie par les mouvements sociaux est un meilleur cadre pour comprendre la technologie qu’un défilé d’inventeurs de Gutenberg à Berners-Lee. Il existe de nombreuses histoires sur la façon dont les technologies ont entraîné des changements sur la forme du pouvoir à travers l’histoire via des mouvements sociaux habilitants. Si les mouvements sociaux naissent dans une matrice technologique, leurs capacités sont aussi amplifiées par des nouvelles technologies, comme ce fut le cas avec l’utilisation d’Indymedia par le mouvement altermondialiste et l’utilisation des mouvements Twitter de la place Tahrir à #occupy.31 La fréquence temporelle des mouvements sociaux doit être appréhendée à un niveau historique plus large : par exemple, de nombreux travaux antérieurs ont documenté le développement technologique disrupteur de l’imprimerie dans les guerres paysannes qui ont finalement achevé la transition du féodalisme au capitalisme32. Les contradictions s’approfondissent alors que l’impression des Bibles peut sembler avoir renforcé l’état théologique féodal, mais l’imprimerie a été rapidement renversée pour imprimer à la fois des Bibles vernaculaires et ensuite des pamphlets incendiaires prêchant la révolution anticapitaliste33.
Comme l’illustrent les salons littéraires français du XVIIIe siècle, l’utilisation de ces technologies est souvent d’abord lancée par de petits groupes avant de déclencher une révolution plus large34. La République des lettres hérétique née de la massification de l’écrit a finalement conduit à la formation d’États-nations bourgeois modernes qui ont affecté presque toutes les couches de la société. Prenez par exemple les Comités de correspondance qui ont été l’épine dorsale de la révolution américaine : auraient-ils pu exister sans la diffusion de l’écriture ? Black Lives Matter aurait-il eu autant de succès sans les réseaux sociaux, étant donné que les meurtres des populations afro-américaines par la police aux États-Unis sont bien antérieurs aux réseaux sociaux ? Lentement mais sûrement, au fil du temps, la technologie de ce qui était autrefois une avant-garde révolutionnaire tombe entre les mains de plus en plus de personnes. Donc ce qui commence par être un petit groupe d’activistes utilisant TxtMob conduit finalement à des soulèvements sans chef dans le monde entier35.
Cela ne veut pas dire que l’utilisation de la technologie par les mouvements sociaux est nécessairement progressiste. À l’ère moderne, le développement de la radio était crucial pour les mouvements sociaux réactionnaires tels que la montée du national-socialisme en Allemagne. Certains de ces exemples sont bien connus et ont fait l’objet d’un examen minutieux36. Dialectiquement, la technologie crée toujours de nouveaux espaces pour la dissidence et la répression. À l’ère du numérique, l’utilisation des mises à jour de statut à des fins de propagande (terme plus précis pour « fake news ») et de surveillance démontre le danger répressif inhérent aux mises à jour de statut. L’échec apparent des mouvements sociaux alimentés par les médias sociaux, du mouvement anti-mondialisation au Printemps Arabe en passant par « #occupy, indique-t-il alors une faille inhérente à la technologie elle-même, comme le prétendent des militants de salon comme Morozov37 ?
Il est plus intelligent de se demander si ces mouvements sociaux médiatisés par le Web ont vraiment échoué. Ces mouvements sociaux ont tous en quelque sorte réussi à changer les termes des configurations culturelles de leur temps en faveur des opprimés. Bien que le mouvement altermondialiste soit revolu, sa critique de la mondialisation néolibérale est aujourd’hui largement acceptée, y compris par la droite. Occupy a conduit à une renaissance du socialisme radical aux États-Unis. Black Lives Matter a apporté un examen minutieux sans précédent des forces de police. Alors que l’Égypte est à nouveau sous la dictature, la Tunisie a eu des élections démocratiques plus longtemps, même si l’avenir est toujours incertain. Le temps de la révolution n’est peut-être tout simplement pas venue ; les mouvements sociaux précédents ont été comparés par Marx à une taupe qui s’enfouit profondément dans le sol et surprend l’histoire elle-même lorsqu’elle ressort par la tête : « Bien creusé, vieille taupe ! » S’il faut bien admettre que diffuser l’information ne suffit pas, ce n’est que le premier pas d’un combat. Ce dont les mouvements sociaux ont besoin, c’est de trouver une forme d’organisation capable de soutenir l’organisation de l’autonomie. La question est alors de savoir quels types de technologies peuvent permettre les types d’auto-organisation nécessaires ? Aussi importantes que soient les mises à jour de statut, elles ne sont précisément qu’une infime facette de ce dont un mouvement social a besoin. Un mouvement social qui réussit aura besoin de bien d’autres technologies : des technologies pour la délibération et pour le vote, pour la planification et pour le suivi économique, mais aussi pour inspirer la créativité et la science. Ce que nous pouvons apprendre de l’échec des mouvements sociaux coordonnés par Indymedia et Twitter, ce n’est pas que la démocratisation généralisée de la lecture et de l’écriture est vouée à l’échec, mais que la simple mise à jour du statut ne suffit pas, une conclusion qui est trop évidente. Alors que les mouvements sociaux continueront à créer de nouveaux outils et à utiliser les outils existants de manière imprévue, l’avenir de la technologie est encore en cours d’écriture.