Résumé

Développement durable, RSE, low-tech… aux crispations conjoncturelles répond une frénésie conceptuelle et déclaratoire. Notre société occidentale par son niveau d’artificialisation voit ses coûts technologiques exploser, de fortes tensions sur ses besoins et sa cohésion apparaître. Les systèmes industriels s’amortissent sur plusieurs décennies et les nuages s’accumulent. La technologie, artéfact culturel, s’en ressent et la rationalité ne semble plus qu’illusion. Le capital n’est pas la bonne mule pour franchir le hiatus entre paradigmes sociétaux. Ce n’est pas un problème de compétences, de savoir… mais de liberté d’action, de motivation, d’imagination. Il faut des bases culturelles (histoire sociétale et technologique : comprendre le pourquoi, les causalités et leurs contextes) pour comprendre et situer les problématiques, d’éveil pour en avoir envie et l’approche (capacité à la technocritique : oser remettre en question une technologie, parce qu’on en comprend son impact). Il faut aussi changer le management sociétal, accepter incertitudes et risque (pas seulement financier), laisser coexister différentes options… La révolution n’est pas dans les bases scientifiques et techniques, elle est dans la capacité à notre société a, non plus s’adapter, mais se réinventer. Il est illusoire de vouloir conformer (à quoi ?) l’ingénieur de demain. Contentons-nous de lui faire comprendre les challenges1.

Mots clés : risque industriel, sécurité fonctionnelle, technocritique, responsabilités, normalisation

Auteur(s)

Olaf Malassé est enseignant-chercheur en automatique et sûreté de fonctionnement à l’ENSAM, campus de Metz (Arts et Metiers Institute of Technology, LCFC, HESAM Université). S’intéresse à la stratégie et conséquemment à l’histoire critique, l’économie…

Pour construire les briques technologiques, systèmes et infrastructures d’un après-demain non encore défini5, les ouvriers, techniciens, ingénieurs auront besoin de fondamentaux tels les mathématiques, la physique, la chimie… de savoir-faire pratiques et concrets dans les meilleures règles de l’art. Comme pour faire nation, les citoyens auront besoin d’éducation pour continuer à coexister dans des agglomérations qui retrouveront peut-être une dimension plus humaine (adaptée aux ressources de proximité). Bref, pour une génération agile, il faut de l’air, de l’ampleur. Pour une génération apaisée, il faut de l’éducation et de la raison. La société mercantile actuelle enferme les consciences et subconsciences dans un court terme délétère, où l’urgence est l’usage des dernières technologies proposées. Point de remise en cause dans cette course insensée, refuser ce progrès unilatéralement défendu par toutes les composantes sociétales est sacrilège [1]. Cette urgence infuse la société technologique. Dans une société où « les règles donnent l’impression de sécurité et dissuadent de réfléchir » [2], « partout les résurgences du réel ternissent la perfection organisationnelle » escomptée [3]. Des projets comme Fyra (service ferroviaire à grande vitesse néerlando-belge), B737 Max (assistance MCAS, câblage électrique) démontrent l’aveuglement actuel. Quant à l’état de délabrement moral et organisationnel, la commission d’enquête du Sénat (affaire Lubrizol, mai 20206), le rapport de l’ASN (déficit de culture de précaution, règles inadaptées, problèmes de compétence et manque de conscience professionnelle dans la culture de la sûreté, mai 20207) définissent un avenir bien sombre.

L’optimisation des investissements (avec souvent l’homme au service de la machine), l’économie des services (interchangeables, jetables) avec leur fluidification (machines et réseaux virtuels, cloud computing), la mobilité sans contraintes (5G), l’externalisation avec les services en ligne (Everything-as-a-Service), l’économie partagée (Energy-Savings-Economics, Mobility, Transport-Uber, Hôtellerie-Airbnb) constituent un abandon de capacité. Le renchérissement des services (face à la paupérisation des collectivités, des particuliers, des entreprises) prévisible à terme entraînerait une catastrophe économique. « Les pouvoirs publics peuvent exprimer des vœux, mais rien de plus. Quand on entend ceux qui pensent qu’il suffit d’un peu d’argent pour avoir des batteries modernes pour véhicules, des vaccins contre le coronavirus, des panneaux photovoltaïques, on prend peur »8. En 2019, grâce à son autopilote, une Tesla percute l’arrière d’un poids-lourd, rebelote en 2020 avec cette fois un poids lourd renversé sur une autoroute. A Tempe (Arizona, États-Unis) en 2018, une femme est tuée par un véhicule autonome Uber alors qu’elle traversait la rue en poussant sa bicyclette (sans un coup de frein ou de volant). Jamais depuis la seconde guerre mondiale, les autorités administratives [4] n’avaient accepté des essais en live de systèmes immatures (inconcevable en aéronautique, ferroviaire, nucléaire). La séduction du capital prime, on veut généraliser le modèle économique des éditeurs de logiciels qui vendent des produits non finalisés, pour financer leur mise au point, personne n’imaginant qu’ils puissent être parfaits. Les problèmes de gouvernance des algorithmes d’IA (voir également la gestion des chaînes logistiques durant l’épisode Covid-199) ne sont pas seuls en cause. Les exemples de technologies de plus en plus longues à mettre au point se multiplient (catapultes électromagnétiques des CVN 78/79, F-35 Lightning II…). Comme ces bêtes qui deviennent nerveuse à l’approche d’une catastrophe naturelle, notre société semble s’emballer face à son déclin.

Le conformisme est glorifié, sans être défini ! Les médias diffuse par défaut le bien pensé, professé par une poignée de personnages dûment sélectionnés et des images chocs. Et… 50% des citoyens-électeurs se sentent hors la société (élections législatives 2017). Un premier challenge est de former un corps de technologues républicains (sens du bien commun). Un jeune ingénieur est souvent avant tout corporate, l’entreprise le lui demande, la société l’a conformé pour cela. Comme le soulignait A. Beaufre et sans doute bien d’autres, l’inclination à n’envisager (ou plus certainement à n’afficher) qu’essentiellement des cas favorables biaise la réflexion. Dans l’esprit de l’histoire critique, la techno-critique [5] permet d’apaiser les débats par une meilleure compréhension des enjeux et problématiques. Employabilité n’est pas soumission (voir pourquoi, malgré la défaillance d’un joint, la navette spatiale américaine Challenger a, en 1986, été lancée). C’est le conformisme qu’il faut fissurer, la rigidité n’est pas puissance.

Trop chères les sciences & techniques (en école d’ingénieur ou lycée professionnel), comme feu le Service National (conscription), on assiste à la disparition de la pratique dans l’indifférence générale (plus d’intérêt ressenti dans un pays désindustrialisé). Il y aura des éveillés pour affirmer qu’il faut des normes (et des audits), des modules de formation, des formations, de l’innovation pédagogique (avec toujours plus d’efforts sur la forme et d’équipements connectés), c’est un business… d’un intérêt très relatif, la forme est un luxe qui échappe à la majeure partie des populations. Construire un citoyen en phase, avec des besoins technologiques incertains dans un environnement contingent, nécessite de raviver les fondamentaux intemporels. L’esprit, l’essence d’une société, ne s’achète pas, la culture d’une nation est dans son ADN, d’où l’importance de l’éducation. Il faut permettre à chacun de construire une vision système et techno-critique dès le primaire (rester simple, du fond, de la pratique). Puis, développer une vision système de systèmes et politique (au sens noble du terme), s’il y a besoin d’une matière, elle est peut-être dans l’aide à comprendre les interactions entre enseignements. Ne nous leurrons pas, le compartimentage des enseignements est demandé par les apprenants. Il est certes utile et sans doute nécessaire de se concentrer sur une matière, mais cela s’intègre aussi dans une logique de bachotage où le diplôme se conquière compartiment après compartiment, brique après brique (on se croirait dans le bâtiment ! C’est un problème culturel). Notre époque manque de sens10 ! Une époque ne pense pas. C’est à une société de donner un sens à son cour. Si le digital par son côté addict enferme (isole, (ré)éduque) et alangui (perte de tonus par statisme, perte d’envies autres), il est survendu par notre société mercantile. Comme pour des parents cherchant le calme en plaçant leurs enfants devant une télévision (et pourtant le mécontentement social s’amplifie). La vérité est dans l’humanité et si elle déplaît, alors il faut travailler cette matière. Pas à la soviet, l’éducation doit permettre à tout citoyen de se forger librement sa propre opinion. C’est une affaire de proposition et de climat. Et si le citoyen éduqué rejette la société, peut-être a-t-elle besoin d’évoluer (ou tout simplement de revenir sur un arrière plus consensuel). Mais si le travail républicain a bien été réalisé, alors par l’éducation, un consensus existera sur les essentiels.

Nombre d’auteurs ont exposé leur vision du processus en cours. Les historiens sont parmi les plus intéressant, leurs travaux permettent de comprendre d’autres sociétés qui ont ou n’ont pas su appréhender le changement (pour diverses raisons). Avec le passé, on possède une grande partie des causes, opportunités saisies ou non, de la construction des conséquences. On peut comparer diverses époques, localisations, cultures avec le détachement nécessaire à la conservation de la raison. Le temps étant contraint, peut de lecture autre que relatifs aux enseignements chez les apprenants, appauvrissement de leur capacité au recul, à la critique de leur position. La contestation de l’environnement de l’apprenant étant à présent inexistante, il n’a plus à remettre en cause sa vision et son comportement social. Pire, par son caractère exceptionnel (tel que ressenti), une contestation exogène sera vivement ressentie, le faire sera compris comme vexatoire, confiscatoire, effet de déréliction. C’est le résultat d’une éducation où la contrainte, la contestation a été refusée au titre d’un supposé mieux être de l’enfant. Fabriquer des enfants gâtés n’a jamais été gage de société heureuse. Ils ne savent même plus comprendre ce que justice peut signifier en République. Aujourd’hui avoir un avis est être réac [6].

S’il fallait créer quelque chose, dans l’esprit du grand oral au baccalauréat, un argumentaire avec contestation d’un jury sur comment intégrer durabilité et respect de valeurs fondamentales… au travers de sa future fonction, ou de ses supposés futurs actes professionnels aurait l’intérêt de forcer l’apprenant à se projeter dans un avenir avec une conscience de l’impact de ses potentiels actes, de son importance sociale au sein d’une communauté, d’un environnement. Il est dommage que les sciences dites humaines et sociales (dont économiques et écoconception) soient enseignées sous forme de modules solitaires, alors qu’elles devraient participer à donner ce recul. Les heures projet sont devenu un palliatif au manque de moyens (bien qu’elles soient formatrices. On y juge l’aspect communication, plutôt qu’un argumentaire sur comment le travail réalisé respecte l’avenir (qualité de vie, respect de l’environnement…). Un enseignement de philosophie systémique incluant économie, écologie, gestion des ressources (dont déchets/effluents) aurait pour mission de mettre en perspective les enseignements. L’objectif serait d’expliquer les articulations possibles entre les matières et permettre non seulement aux apprenant d’en comprendre les complétudes et interactions, mais aussi de s‘approprier un avenir à partir des savoirs proposés. C’est aux générations montantes de se construire ses rêves, de s’imaginer un avenir au sein d’une société dont ils auront en main les rênes. Le système de formation ne doit pas les infantiliser, doit rompre avec l’égocentrisme actuel.

Les fondamentaux temporels d’une société se déduisent de la définition de ses intérêts. Encore faut-il quelle est la lucidité et le courage de les définir. Quant aux fondamentaux humains, ils ont peu évolué depuis plusieurs millénaires (accès à l’eau potable et la nourriture en toute saison, protection de sa famille et de ses biens, de son environnement). Changer la société, dans un contexte forcément contingent, est une nécessité qui s’impose progressivement. Même si cela inquiète et que l’économie financière refuse l’obstacle, nature et obsolescences de concepts définiront le soutenable. La formation est un élément de diffusion de doctrine et d’entraînement au sens politique des actes. Jouons notre rôle ! « La chute de la cité des Doges est, en fait, liée à son incapacité à penser un monde nouveau » [7].


Bibliographie

[1] Weber E., La fin des terroirs - 1870-1918, Pluriel, 2010, ISBN 978-2-8185-0129-0

[2] Christian Morel, Les décisions absurdes III. L’enfer des règles et les pièges relationnels, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 2018, ISBN 978-2-07-272909-6.

[3] D. Rolo, Mentir au travail, PUF, 2015, ISBN 978-2-13-063531-4

[4] Nathalie Nevejans, Traité de droit et d’éthique de la robotique civile, Les études hospitalières, 2017, ISBN : 978-2-84874-668-5.

[5] François Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014, ISBN : 978-2-7071-7823-7.

[6] Tillinac D., Du bonheur d’être réac - Apologie de la liberté, équateur, 2014

[7] Coutrensais CP., Thalassocraties et empires maritimes, La guerre et les éléments, direction Baechler J., de Lespinois J., Hermann, 2019, ISBN : 9782705697532



1 Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible [de Saint-Exupéry A.]

2 Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible [de Saint-Exupéry A.]

3 Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible [de Saint-Exupéry A.]

4 Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible [de Saint-Exupéry A.]

5 Rationalité limitée [H. Simon, 1957].

8 Le Floch-Prigent L., Rapatrier les industries ? Pourquoi pas, mais…, 2020

9 Clapaud A., E-commerce : quand le coronavirus fait tousser les IA, LeMagIT, juin 2020

10 « On ne cherche pas à progresser soi-même en devenant meilleur dans ce que l’on fait ou bien en se chargeant de quelque responsabilité publique afin de faire progresser les conditions autour de soi ; on pense à progresser en montant jusqu’à un poste plus hautement considéré » [Berry W., 1950]

Citer cet article

Malassé, Olaf. "Éveil et responsabilisation aux risques sociétaux en école d’ingénieur.", 27 avril 2022, Cahiers Costech, numéro 5.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech140 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article140