Résumé

L’intégration de problématiques liées au développement durable dans la formation des futurs ingénieurs amène à traiter des questions scientifiques socialement vives (QSSV) dans le cœur de l’enseignement. Dans la mesure où les QSSV sont interdisciplinaires (Simonneaux, 2008), leur enseignement nécessite la mise en œuvre de dispositifs pédagogiques et didactiques favorisant l’inter et la transdisciplinarité. Des recherches didactiques ont mis l’accent sur la pertinence de deux formes d’enseignement majeurs que sont les projets interdisciplinaires et les situations de débats. C’est cette seconde pratique pédagogique que nous avons expérimentée conjointement auprès d’élèves ingénieurs de l’INSA Lyon et de l’ENISE.
Des séances de débats sous forme de jeu de rôles autour du nucléaire ont ainsi été menées dans nos deux établissements auprès d’élèves ingénieurs de première et de troisième année et ont été filmées. Nous nous proposons dans cette communication de décrire (1) le dispositif pédagogique mis en place, (2) les analyses réalisées sur les conduites argumentatives et les compétences cognitives des élèves ingénieurs autour de ces QSSV et (3) les interrogations soulevées sur le rôle des enseignants, notamment de Sciences pour l’ingénieur, dans ces situations de débat.

Mots clés : Formation des ingénieurs, développement durable, débat, conduite argumentative, compétences cognitives.

Auteur(s)

Fatma Saïd Touhami, est docteure en Sciences de l’Education et chercheure associée au laboratoire ADEF (Aix- Marseille Université). Elle est également la responsable de l’équipe d’appui pédagogique ATENA de l’Institut National des Sciences Appliquée (INSA) de Lyon. Ses travaux de recherche concernent principalement l’efficacité des dispositifs d’enseignement apprentissage, les interactions langagières en classe de science, les débats scientifiques, les travaux de groupes en classe, et les éducations à la santé, à l’environnement et au développement durable.

Céline Besançon est agrégée de chimie + ingénieur ENSIACET, intéressée par les nouvelles pédagogies depuis de nombreuses années.

Simon Lanher, ancien élève de l’ENS de Lyon, est agrégé de philosophie et PRAG à l’INSA de Lyon.

Valérie Desjardin est enseignante-chercheuse à l’INSA de Lyon depuis 2004. Elle enseigne principalement en chimie et en biologie au FIMI mais aussi en MASTERE Manager de l’Environnement et de l’Eco-Efficacité Énergétique et au département Génie Énergétique et Environnement pour un cours sur la gestion des déchets du nucléaire en France.

Laurence Dupont est Professeur agrégée de chimie au département de Formation Initiale aux Métiers de l’Ingénierie (FIMI) à l’INSA Lyon, elle a assuré la responsabilité de l’équipe d’appui pédagogique ATENA de septembre 2018 à mai 2021. C’est dans ce cadre qu’elle s’engage dans le chantier d’Evolution de la Formation de l’INSA Lyon et le projet ClimatSup INSA, en partenariat avec The Shift Project, visant à intégrer les enjeux socio-écologiques dans le cursus des élèves ingénieurs. Ses axes de réflexion portent sur les dynamiques de changement des équipes enseignantes, l’interdisciplinarité et les compétences des ingénieur.e.s de demain.

Plan

1 - Introduction

Vis-à-vis des nouvelles législations relatives aux normes environnementales, les entreprises deviennent plus exigeantes en termes de recrutement, aussi bien par rapport aux compétences techniques, que celles dites « transversales ».

Face à ce besoin, l’enseignement, notamment dans le supérieur, se trouve amené à adapter ses formations pour développer chez les apprenants la compréhension de l’interdépendance entre la science et la société selon une vision systémique de la durabilité.

L’intégration de problématiques liées au développement durable consiste à incorporer des questions scientifiques socialement vives (QSSV) dans le cœur de l’enseignement. Dans la mesure où les QSSV sont interdisciplinaires, leur enseignement nécessite la mise en œuvre de dispositifs pédagogiques et didactiques favorisant l’inter et la transdisciplinarité. Le débat en classe constitue une des formes d’enseignement privilégiées dans les recherches didactiques pour aborder ces questions.

L’objet de cette recherche, est d’étudier les conduites argumentatives et les compétences cognitives d’élèves de l’INSA Lyon et de l’ENISE, à travers des séances de débats sous forme de jeu de rôles autour du nucléaire. Cette étude nous a permis également d’interroger le rôle des enseignants à travers ces dispositifs didactiques.

2 - Ancrage théorique

2.1 - Rôle des pratiques langagières en classe

Divers travaux didactiques, notamment ceux de Jaubert et Rebière (2001) repris par Bisault et Berzin (2009) ainsi que ceux d’Orange (2005) ont montré que les pratiques langagières en classe de sciences permettent la mise à distance de l’expérience première, la construction de l’espace problème et l’exploration des champs des possibles. Ces mêmes travaux, ont montré qu’un discours scientifique sert à négocier, reformuler, évaluer ou contester implicitement ou explicitement les propos d’autrui. Ainsi, l’activité langagière permet la prise en compte du discours de l’autre ; de convaincre les pairs et de négocier ce qui fait preuve ; de prendre une décision et de construire un point de vue argumenté.

2.2 - Débats en classe sur des questions socio-scientifiques controversées

Le débat scientifique fait partie des stratégies didactiques très étudiées dans la recherche en éducation scientifique. Selon Simonneaux et Simonneaux (2005, p.81) « Un des buts de l’enseignement des sciences est de développer chez les élèves la compréhension de l’interdépendance entre la société et la science  ». La notion de questions socio-scientifiques controversées revient à des didacticiens anglo-saxons pour désigner des dilemmes sociaux liés à des domaines scientifiques (Kolsto, 2001 ; Zeidler et al., 2004, etc.). Dans la mesure où les QSSV mettent en jeu plusieurs disciplines, leur enseignement nécessite la mise en œuvre de dispositifs pédagogiques et didactiques favorisant l’interdisciplinarité. Des recherches didactiques ont testé plusieurs dispositifs et ont mis l’accent sur la pertinence de deux formes d’enseignement majeures qui sont les projets interdisciplinaires et les situations de débats. L’intérêt des situations de débats est qu’en plus du travail sur les connaissances, d’autres compétences sont travaillées notamment les compétences argumentatives favorisées par l’exposition des points de vue, leur discussion et le développement d’un raisonnement scientifique et critique.

2.3 - Mettre en œuvre des débats sur des questions socio-scientifiques controversées : un changement de pratique

Des travaux comme ceux de Panissal et al., (2016, p.14) expliquent que « L’enseignement de QSV (Questions socialement vives) à travers l’exercice d’un débat nécessite un changement de posture de l’enseignant ». Face à un savoir incertain, « cette forme d’enseignement exige que l’enseignant prenne en compte dans sa pratique la variété des points de vue des différents acteurs, ainsi que le fait que les acteurs construisent leurs points de vue sur des supports d’informations différents ou des interprétations différentes de l’information. ». L’autre problématique qui se pose pour les enseignants dans ce cadre, est celle de la légitimité face à un enseignement pluridisciplinaire en tant qu’expert dans un domaine bien précis.

3 - Méthodologie de recueil de données et outils d’analyses

3.1 - Dispositif mis en place

Pour répondre à notre objectif d’étudier les conduites argumentatives et les compétences cognitives d’élèves ingénieurs dans le cadre d’un enseignement faisant appel à des questions socio-scientifiques controversées, un débat sous forme de jeu de rôle a été mis en place auprès d’élèves de 1re année à l’INSA Lyon et d’élèves de 3e année du département Génie mécanique à l’ENISE.
Le débat, s’inscrit dans la situation didactique décrite ci-dessous :

Séance 1 : Préparation du débat

 Étape 1 : Demander aux élèves de marquer sur une demi-feuille leur position par rapport au nucléaire (en ajoutant leurs noms)

 Étape 2 : présentation du projet : contexte ; consignes, etc.

Contexte et consigne du débat : « Avec la fermeture programmée en 2030 de la centrale nucléaire de Bugey, la région a besoin d’une capacité de production de 2000 Megawatt d’électricité. La mairie de Givors, le préfet et EDF organisent une réunion publique le (date du débat) pour présenter le nouveau projet de construction d’un EPR. À cette réunion seront invités des associations locales d’écologistes, et des représentants de Greenpeace. Venez débattre pour décider de l’avenir énergétique de votre région ! ».

 Étape 3 : organiser le travail de groupes :

  • Groupe Pro-nucléaire : 9 membres (INSA Lyon) et 5 membres (ENISE)
    EDF, ORANO, FRAMATOME
    État (mairie de Givors, préfet, représentant de la région, représentant du ministère de la Transition écologique et solidaire)
  • Groupe Anti-nucléaire : 8 membres (INSA Lyon) et 6 membres (ENISE)
    Association locale d’écologistes
    Une ONG mondiale (Greenpeace)
  • Groupe « neutre »  : 7 membres (INSA Lyon) et 6 membres (ENISE)
    Riverains et citoyens

 Étape 4 : Travail de groupes. Les élèves étaient invités à intégrer un groupe qui ne représente pas leur position initiale vis -à-vis de la question du nucléaire.

Consigne : « à partir de(s) document(s) fourni(s)1, et vos propres recherches documentaires (préciser les sources), préparer un argumentaire pour défendre la position du groupe dont vous jouez le rôle lors de la réunion publique qui aura lieu à la mairie de Givors le (date) ».

Séance 2 : Débat

 Phase de débat sous forme de jeu de rôle.

 Phase post débat préparée qui correspond à un débat informel où les élèves se sont débattus en fonction de leur position initiale.

 Une discussion autour de la pertinence du format « débat » et le lien entre la formation proposée aux ingénieurs et les questions de développement durable.

3.2 - Outils d’analyses

Les séances de débats ont été filmées, puis retranscrites afin d’être analysées. Deux niveaux d’analyse ont été appliquées aux corpus recueillis : un premier niveau d’analyse macroscopique nous a permis d’étudier la dynamique des échanges dans chaque séance, ainsi que les thématiques débattues et la nature des interventions de l’enseignant. En ce qui concerne les thématiques débattues, nous avons retenu les catégories thématiques suivantes : « socio-économique »2 ; « scientifique »3 ; « environnementale »4 et « santé/sécurité »5. Un deuxième niveau d’analyse, plus fin nous a permis d’étudier la conduite argumentative des élèves par rapport au type de garanties des arguments mobilisés (empiriques, utilitaristes ou fonctionnalistes et logiques), la présence ou l’absence d’arguments d’autorité et/ ou d’arguments fallacieux. Ce même niveau d’analyse microscopique nous a permis d’étudier le travail cognitif des élèves par rapport aux types de raisonnements les plus adoptés et les connaissances mobilisées.

4 - Principaux résultats et interprétations

4.1 - Dynamique des échanges

Dans les deux cas étudiés (élèves de 1re année INSA Lyon et de « 3e année ENISE), le débat est riche en interactions (voir Fig1). Ceci montre que ce dispositif de débat a favorisé l’interaction et la participation des élèves.

4.2 - Thématiques débattues et récurrentes

En ce qui concerne les thématiques débattues et celles qui sont récurrentes, nous avons remarqué que pendant la phase de débat sous forme de jeu de rôle, les interventions relatives au domaine socio-économiques étaient prépondérantes dans les deux débats (79% des interventions dans le cas du débat à l’INSA Lyon et 29% dans le cas de celui à l’ENISE). Les élèves de troisième année de l’ENISE se sont bien référés au domaine environnemental (31% des interventions) contre 10% uniquement pour les élèves de première année INSA Lyon. Bien que le recours au domaine scientifique reste limité dans les deux cas, nous remarquons que ce dernier était plus mobilisé pour le débat avec des élèves de 3e année ENISE (24%) que dans celui de première année à l’INSA Lyon (2%).

Pendant la phase de débat informel ou libre, nous avons remarqué que :

 Dans le cas du débat avec des élèves de première année (INSA Lyon), l’écart entre les thématiques liées à l’environnement, notamment la question des déchets et de pollution et celui du domaine socio-économique s’est rétréci avec 53,33% pour la thématique de l’environnement et 40% pour le domaine socio-économique. Les questions de santé-sécurité ont été moins évoquées (4,44%) et encore moins celles relevant du domaine scientifique qui étaient quasi-absentes (2,22%).

 En ce qui concerne les élèves de 3e année (ENISE), les sujets socio-économiques ont occupé une grande place du débat avec 51,85% des propos, notamment en ce qui concerne la question de la consommation d’énergie, de la sensibilisation des citoyens, du covoiturage, etc. Le domaine scientifique a été abordé avec 14,81% alors qu’aucun propos dans cette phase informelle de débat n’a concerné les problématiques de santé.

4.3 - Étude du travail cognitif et argumentatif des élèves

4.3.1 - Première étude de cas : élèves de 1re année (INSA Lyon)

Sur le plan argumentatif, nous avons remarqué que les élèves ont mobilisé différents types d’arguments. La plupart des arguments mobilisés sont des arguments basés sur des garanties et/ou qualifiés, et donc délimités par un qualificateur temporel, spatial, ou de cible. Un seul argument d’autorité a été identifié :

EP2- Ce sont des règles que l’État nous soumet. C’est-à-dire que l’état exige des centrales nucléaires, exige des distributeurs d’électricité de sécuriser davantage les centrales, […] nous ne pouvons rien faire. C’est un ordre de l’état. Nous, on répond juste à ce que le chef d’état nous ordonne de faire.

Un seul argument fallacieux a été également identifié dans ce débat :

EP3- […] alors certes, il faut surveiller les centres durant des siècles ; mais l’impact, il est mille fois moins, le taux de radioactivité qui traite ces déchets est 1000 fois inférieur au taux de radioactivité normal de la région. Donc non, c’est plutôt bien conservé.

Les garanties des arguments mobilisés par les élèves sont de natures diverses. Nous retrouvons des :

 Arguments à garanties empiriques où les élèves se basent sur des exemples concrets ou connus, comme dans l’intervention suivante :

127-EP10 : C’est quelque chose au niveau européen. Les coûts étaient fixés par l’État, sauf que maintenant on se rend compte que ce n’est pas le prix réel. L’Europe est en train d’imposer des nouvelles lois comme quoi on doit payer le coût réel.


 Arguments à garanties empiriques et fonctionnalistes, comme dans l’intervention suivante :

93-EP1 : ça nous fournira assez d’énergie, mais toujours sûre. Par exemple d’un point de vu un peu plus social, on aurait plus d’emplois, et si on a un couac avec cette centrale, un couac avec la centrale de Saint-Maurice, Saint-Alban, on n’a plus d’électricité du tout ! Vous voyez ce que je veux dire ? ce n’est pas juste une centrale de sureté. On ne peut pas être ravitaillé pendant 20,30 ans, par une seule centrale. Une seule centrale ne peut pas distribuer, enfin, oui distribuer de l’énergie à des centaines de kilomètres autour de son périmètre.

Aucun argument à garanties basées sur l’expertise n’a été identifié dans ce débat. Ceci pourrait être dû au fait qu’il n’y a pas vraiment de scientifiques ou économistes reconnus par les élèves qui ont fait des déclarations sur lesquelles ces élèves peuvent s’y référer comme vérité. Toujours par rapport à la conduite argumentative, nous remarquons que les arguments basés sur des éléments chiffrés et donc logiques sont très limités, à raison de quatre reprises dans tout le débat.

Sur le plan cognitif, les élèves ont mobilisé plusieurs types de raisonnements : critique, dialectique et surtout inductif où les élèves se sont basés sur des exemples pour arriver à tirer une conclusion. Aucun raisonnement déductif n’a été identifié dans ce débat. Toujours par rapport au travail cognitif et en termes de connaissances, nous remarquons une variété de connaissances mobilisées, liées à des domaines divers, surtout socio-économique et environnemental, mais aucune connaissance scientifique vue en cours, notamment en thermodynamique, n’a été mobilisée dans ce débat.

Nous n’avons pu repérer dans ce débat des signes de problématisation, qui consiste à une mise en tension entre des éléments du registre empirique et des éléments du registre de modèle et qui est un des indicateurs de l’appropriation de culture scientifique.

4.3.2 - Deuxième étude de cas : élèves de 3e année (ENISE)

Ce débat était riche en arguments basés sur des garanties empiriques, notamment dans la deuxième phase où les élèves ont débattu librement indépendamment du jeu de rôle, comme dans l’intervention suivante :

96- EP4 : En parlant de confort, la géographie de Saint-Etienne joue sur ce confort-là. Par exemple, j’étais en stage à Lyon, il y a plein de fois où j’utilisais le vélo puisque Lyon, c’est plat.

La présence d’arguments basés sur des garanties logiques mobilisant des connaissances scientifiques est remarquable dans ce débat :

35-EC3 : Contrairement à l’énergie nucléaire, le mix énergétique a pour avantage de, entre guillemets, produire du CO2 uniquement lors de la fabrication et le recyclage des éléments qui constituent les panneaux solaires et éoliennes et tout ce qui s’en suit. Alors, que vous, vous avez le désavantage de non seulement avoir ce prix pour la fabrication de la centrale et bien sûr son démantèlement, mais en plus, de devoir ajouter à ceci tout ce qui est coût comme les coûts d’acheminement et d’extraction de matières premières. Donc, si l’on a pour une installation une production équivalente d’électricité, l’énergie… eh bien, l’énergie renouvelable a cet avantage-là.

D’autres arguments logiques ont été avancés par les élèves participant à ce débat en se basant sur des données chiffrées.

21-EP3 : la centrale du Bugey représente environ 4 000 emplois sur le global, sachant qu’on a une augmentation de 633 emplois depuis 2010, donc ce qui est non négligeable. Ensuite, au niveau des coûts de l’électricité, comme vous l’avez dit tout à l’heure, le passage pour des énergies renouvelables, notamment gaz, éolien, hydraulique, passerait du mégawattheure de 80 euros, c’est ça ? Avec un EPR neuf, on serait à 40 euros du mégawattheure, donc ce qui divise par deux le prix du mégawattheure, ce qui est encore moins négligeable par rapport aux citoyens qui habitent sur Givors et par rapport à l’ensemble des citoyens de la région Rhône-Alpes, car comme l’a dit Monsieur le Préfet, la centrale du Bugey, c’est 40 % de la production d’électricité dans le Rhône-Alpes.

Aucun argument d’autorité, ni fallacieux n’ont été identifiés.

En ce qui concerne le travail cognitif, les élèves ont mobilisé plusieurs types de raisonnements : inductif, critique, dialectique et surtout inductif où les élèves se sont basés sur des exemples pour arriver à tirer une conclusion. Dans ce débat, quelques raisonnements déductifs ont été identifiés, comme c’est le cas de l’intervention suivante :

108-EC4 : Le principe des énergies renouvelables c’est de se baser sur beaucoup de sources différentes d’énergies […] c’est vraiment un mixte d’énergie qu’on veut mettre en place »

Toujours par rapport au travail cognitif et en termes de connaissances, nous remarquons une variété de connaissances mobilisées, liées à des domaines divers, dont le domaine scientifique comme des connaissances vues en cours notamment en thermodynamique, comme par exemple les centrales solaires à concentration.

Dans ce débat, quelques ébauches de problématisation sont identifiées grâce à la mobilisation de modèles théoriques, comme ceux relatifs à la gestion des déchets et des éléments du registre empirique liés à la production de ces déchets.

4.4 - Rôle et posture de l’enseignant

À travers ces deux études de cas, nous avons assisté à deux postures différentes d’enseignants. Dans le premier cas (débat avec des élèves de 1re année), les interventions des enseignants (24 interventions dont 13 pendant la phase de jeu de rôle) ont concerné particulièrement l’animation comme la sollicitation des groupes et des élèves qui ne sont pas ou peu intervenus. Une seule intervention d’un enseignant a porté sur un questionnement scientifique dans la perspective de relancer le débat sur un aspect bien particulier.

Dans le deuxième cas (débat avec des élèves de 3e année), les interventions de l’enseignante étaient assez fréquentes (47 interventions dont 11 pendant la phase de jeu de rôle). Elles ne se sont pas limitées à l’animation ou la sollicitation des élèves pour participer au débat. Elles ont porté sur des apports de connaissances, des précisions, des demandes de reformulations, des ouvertures de nouvelles pistes de discussion et de débat, sans pour autant donner d’avis ni dévoilement de position, comme dans le cas des interventions suivantes :

49- P : Je vais faire un petit point. Là, vous êtes en train de partir dans tous les sens… L’EPR, c’est de l’uranium
139-P : Quoi par exemple ? quel argument vous trouvez plus pertinent ?
169-P : Qu’est-ce que tu appelles viable ?

5 - Discussion et conclusion

Les résultats présentés ci-dessus rejoignent les travaux antérieurs quant à la pertinence du débat comme dispositif favorisant l’interaction entre les apprenants, l’enrichissement de la classe objet et l’argumentation. La mobilisation d’arguments logiques, de raisonnement déductif, et de connaissances scientifiques déjà vues en classe, notamment dans le cadre de l’enseignement de la thermodynamique, étaient plus remarquables dans la deuxième étude de cas. Nous nous demandons si cet écart entre les deux groupes, est dû au niveau de maturité des élèves qui ont participé aux débats (1re année pour l’INSA Lyon et 3e année pour l’ENISE). Ceci pourrait être également dû aux contextes de ces situations de débat. Puisque pour le cas du groupe de l’INSA Lyon, le débat a été mis en place dans le cadre des cours à la carte qui sont des enseignements transversaux Sciences-SHS, alors que pour le cas du groupe de l’ENISE, le débat a été mis en place dans le cadre de l’enseignement de la thermodynamique. Ceci nous amène poser l’hypothèse d’un problème de cloisonnement des connaissances et des disciplines dans nos formations. Les élèves semblent incapables de faire de lien spontanément entre les disciplines et les différentes connaissances abordées dans leur cursus.

La problématisation de savoirs incertains semble poser des difficultés pour l’apprenant dans le cas de ce débat autour d’une question socialement vive. Nous rejoignons Saïd Touhami (2014) qui explique qu’étant donné que tout problème scientifique doit appartenir à un domaine auquel l’apprenant doit se référer, ce dernier aura du mal à problématiser quand il s’agit d’un objet de savoir appartenant à des champs disciplinaires divers sur lequel la science ne semble pas encore avoir dit son dernier mot. Quand il s’agit d’un débat sur une question socialement vive, le travail argumentatif est souvent favorisé (surtout qu’il s’agit dans ce cas d’un jeu de rôles) sauf que la nature des garanties des arguments reste tributaire de la quantité et de la qualité des données dont disposent les élèves. Ces derniers, dès qu’ils puisent les données scientifiques des documents fournis, mobilisent des connaissances communes et des points de vue personnels moins connectés au monde scientifique, c’est ce que nous avons remarqué dans la phase de débat informel à la suite du jeu de rôle.

Ces éléments rejoignent la question du rôle et de la posture de l’enseignant qui met en place un enseignement autour ou avec des questions socialement vives où le choix des documents à communiquer aux étudiants pour préparer le débat, est crucial. Dans cette étude nous assistons à deux postures différentes d’enseignants pendant le débat, entre celui qui a fait le choix d’intervenir uniquement pour animer et un autre qui est allée plus loin pour faire des apports de connaissances, demander des précisions ou orienter les discussions dans un sens ou dans l’autre. Cette dernière posture, qui semble avoir aidé les élèves à mobiliser des arguments, des connaissances et des raisonnement plus scientifiques, est une posture qu’on pourrait qualifier de pertinente mais sensible, dans la mesure où elle pourrait influencer le déroulement du débat. La première posture, plus prudente, est souvent liée au problème de légitimité évoqué par les enseignants qui ne se sentent pas très à l’aise à jouer un rôle plus actif dans ce genre de situations faisant appel à des connaissances pluri et interdisciplinaires qui ne sont pas forcément dans leur champ d’expertise. Ces deux postures identifiées dans notre recherche, renvoient à la typologie de postures d’enseignants présentée par Kelly (1986), qui distingue une :

  • Posture dite « d’impartialité neutre » qui considère que les élèves doivent être impliqués dans des débats sur des questions controversées et les enseignants doivent rester neutres et ne pas dévoiler leurs points de vue ;
  • Posture « d’impartialité engagée » où les enseignants donnent leurs points de vue tout en favorisant l’analyse des points de vue en compétition sur les controverses.

Nous ajoutons aux résultats détaillés dans cet article que les retours des élèves qui ont participé à ces débats sont tous positifs, notamment par rapport au format de jeu de rôle, comme l’avait signalé un des participants « E : ça permet de sortir de sa zone de confort et de voir d’autres arguments ». En effet ce format oblige l’apprenant à se mettre à la place d’un autre personnage avec qui il ne partage pas forcément la même position, et donc l’amène à mieux comprendre les arguments d’autrui pour mieux choisir ses propres arguments plus tard, et qui constitue une situation formative vis-à-vis de la vie professionnelle future.

Cette étude vient enrichir la panoplie de travaux sur le rôle des pratiques langagières et des débats en classe dans le développement de compétences argumentatives et le travail cognitif des élèves, mais cette fois-ci dans le cas de l’enseignement supérieur et en particulier dans le cas de la formation de futurs ingénieurs où ces compétences occupent une place centrale dans leur formation. Nos résultats soulèvent des problématiques liées aussi bien à la formation des élèves ingénieurs qu’à celles des enseignants des écoles d’ingénieurs de plus en plus sollicités pour mettre en place des enseignements des et avec des questions socio-scientifiques controversées.

6 - Annexes : Quelques exemples de ressources fournies aux élèves

Impacts du nucléaire (déchets/santé)

Risques liés aux déchets radioactifs (ANDRA)


Bibliographie

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Saïd-Touhami, F. (2014). Des débats autour de questions socio-scientifiques controversées en classe de sciences auprès d’élèves français et tunisiens : avec ou pour une acculturation scientifique ? RAIFFET. Marrakech, 28-31 Novembre 2014.

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Simonneaux, L. 2008 : L’enseignement des questions socialement vives et l’éducation au développement durable. Pour, 3, 179-185.

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1 Voir annexes.

2 Exemple : interventions relatives à l’emploi, la consommation, les coûts, etc.

3 Interventions relatives à des données, théories, notions ou phénomènes scientifiques. Ex. biomasse, extraction, etc.

4 Exemple : interventions relatives aux phénomènes climatiques, déchets, pollution, énergie, etc.

5 Interventions relatives à la sécurité et santé des individus. Exemple : maladies, accidents, etc.

Citer cet article

Saïd Touhami, Fatma., Besançon, Céline., Desjardin, Valérie., Lanher, Simon., Dupont, Laurence. "Des débats autour de questions scientifiques socialement vives : quelles conduites argumentatives et compétences cognitives pour des élèves ingénieurs ?.", 27 avril 2022, Cahiers Costech, numéro 5.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech147 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article147