Plan
Introduction
Face à la menace de l’urgence écologique causée par les activités anthropiques (IPCC, 2014), le rapport Our Common Future publié en 1987 sous l’égide de l’ONU introduit la notion de « développement durable ». Les principes de ce nouveau modèle ont pour objectif de concilier la croissance économique et la protection de l’environnement, et apportent une première réponse aux vives préoccupations alors exprimées par les ONG environnementales.
Symboles de la modernisation industrielle, les ingénieurs constituent en France les « boucs émissaires constants » (Lascoumes, 1994, p. 8) de la cause écologiste. Formés à résoudre des problèmes scientifiques et techniques, ils se déclarent d’ordinaire peu concernés par les enjeux politiques (Michon, 2008). Toutefois, l’émergence de nouvelles organisations militantes composées parfois exclusivement d’ingénieurs et investies dans les mobilisations récentes (e.g. marches pour le climat, désobéissance civile) soulève de nombreuses questions.
Ce mode d’engagement, caractérisé par la participation à des actions collectives, nous laisse-t-il entrevoir un mouvement d’« écologisation » à l’œuvre dans les pratiques et les activités de l’ingénieur ? Observe-t-on les prémices d’une ingénierie « écologique » et « durable » ? Comment s’impliquent les ingénieurs face à ces nouveaux défis écologiques ?
Nous tenterons de répondre à ces interrogations en trois temps. Nous chercherons d’abord à préciser les perceptions et les interprétations du monde qui fondent l’ethos des ingénieurs. Nous analyserons ensuite comment la cause écologiste est devenue un objet d’expertise environnementale saisissable par ce corps professionnel. Enfin, nous étudierons la façon dont le militantisme bouleverse les représentations entretenues à l’égard de l’espace socio-politique et des sciences.
L’ethos moderne des ingénieurs
Exclusivement au service de l’État dès le XVIIIe siècle à travers leur intégration aux « Grands Corps », les ingénieurs français ont d’abord pour tâche de répondre aux besoins militaires, économiques et administratifs du pays (Shinn, 1978). Néanmoins, le foisonnement des innovations scientifiques et techniques qui accompagne la première révolution industrielle transforme la nature de leurs activités professionnelles. Deux phénomènes s’observent concomitamment dès le milieu du XIXe siècle : d’une part la création de nouvelles écoles entièrement consacrées à la mise en œuvre pratique des savoirs théoriques, et d’autre part la réorientation des ingénieurs vers le secteur privé qui s’explique par le besoin d’une main-d’œuvre hautement qualifiée. Une téléologie de la modernité tend à s’imposer et assimile le progrès technologique au progrès social et moral. Le processus de modernisation de la société se présente comme un impératif inéluctable, et il appartient dès lors au corps des ingénieurs d’y participer activement par l’aménagement du territoire et la fabrication de machines industrielles (Jarrige, 2014).
L’ère de la modernité, dont les prémices programmatiques sont déjà perceptibles au XVIIe siècle chez les philosophes Francis Bacon et René Descartes, se caractérise par des croyances et des représentations en profonde rupture avec les conceptions antiques du monde. En effet, si ces dernières proposent une vision contemplative d’un cosmos harmonieux et serein, les conceptions modernes décrivent un univers rationaliste fondé sur l’autonomie d’un espace social dépourvu de déterminismes naturels et surnaturels (Goffi, 1988). Empreintes d’une perspective scientiste, ces nouvelles pensées intronisent l’Homme, désormais maître de son destin, au sommet d’une hiérarchie des espèces, affranchi de toute forme de dépendance à l’égard de son environnement naturel. Ces principes modernes se structurent au XIXe siècle jusqu’à constituer une idéologie dominante, c’est-à-dire une articulation cohérente de schèmes d’interprétation du monde largement partagés. On parle alors du « Human Exemptionalism Paradigm », ou « paradigme de l’exemptionnalisme humain » (Catton & Dunlap, 1980).
Héritiers de ce paradigme moderne, les ingénieurs participent à la domestication sans cesse plus conquérante de la nature rendue possible par les découvertes technologiques (Larrère & Larrère, 2015). Leurs pratiques professionnelles reposent sur le contrôle et la maîtrise de l’environnement biophysique perçu comme une réserve inépuisable de ressources mobilisables et mises au service d’objectifs fixés par les entreprises industrielles ou étatiques. Les institutions « enveloppantes » qui composent le curriculum français – les CPGE et les écoles – demeurent les lieux incontournables où, par l’intensité de la formation et la densité des rapports sociaux, les ingénieurs incorporent des dispositions scientifiques et pragmatiques nécessaires au « bon » exercice de leur métier (Darmon, 2015). Ainsi dotés de cadres de perception modernes, ces ingénieurs se définissent eux-mêmes par leur capacité à résoudre des problèmes scientifiques et techniques complexes, évidemment dépourvue de tous les biais affectifs et irrationnels caractéristiques, selon eux, du monde social.
L’écologie comme objet d’expertise
Le processus de modernisation à l’œuvre dans les pays occidentaux ne se déroule pas sans heurts. De nombreuses protestations apparaissent concomitamment face aux phénomènes récurrents de pollution (Jarrige & Le Roux, 2017), aux dangers suspectés de dégénérescence de l’ordre social et moral (Keucheyan, 2014) ou encore à l’exploitation capitaliste des terres agricoles et du prolétariat (Foster, 2011). Ces récriminations s’accumulent tout au long des XIXe et XXe siècles et dénoncent les conséquences néfastes provoquées par les réalisations technologiques des États et des projets industriels – pénurie de ressources, destruction de biodiversité, risques sanitaires, etc. Ces critiques de la modernité industrielle sont peu à peu subsumées sous la notion de « cause écologiste ». Cette dernière s’implante durablement dans les mobilisations sociales en France à partir des années 1960-70 et s’oppose farouchement aux décisions politiques et économiques considérées attentatoires à l’égard des intérêts défendus.
Les mouvements sociaux écologistes contribuent, dans la seconde partie du XXe siècle, à la formation d’une écologie politique dont le double objectif consiste à protéger l’environnement et proposer une nouvelle organisation sociale régulée par des principes écologiques. Les années 1980 laissent néanmoins entrevoir une nette transformation des visées et des modes d’action en vigueur dans les organisations militantes. La participation aux manifestations protestataires se marginalise au profit d’une expertise reconnue par les autorités et institutions publiques et fondée sur une appréhension exclusivement scientifique de l’environnement (Ollitrault, 2008). Promue par les principes du « développement durable » conçus dans les organismes internationaux, la vision « environnementaliste » exprime la cause défendue dans des termes principalement techniques, c’est-à-dire dépouillés de leur dimension sociale et politique. Ainsi réduits, les enjeux écologistes paraissent désormais intelligibles et saisissables par le corps des ingénieurs, car ajustés à leurs dispositions.
Cette expertisation environnementaliste de la cause conduit à l’émergence d’une « écologie industrielle » au sein du champ économique (Lascoumes, 2018, p. 68) axée sur la réduction des conséquences environnementales nuisibles. De nouvelles contraintes s’imposent en ce qui concerne l’évaluation des flux d’énergie et de matière. Cette « écologisation » des procédés industriels réoriente dans une certaine mesure les pratiques de l’ingénierie et constitue une opportunité pour agir professionnellement au service de la cause. Nonobstant, cette forme d’engagement présente de sérieuses limites. D’un côté, certaines démarches se réduisent à des stratégies de communication « greenwashing » destinées à valoriser l’image de l’entreprise. D’un autre côté, de nombreuses entreprises choisissent de marchandiser la nature – l’eau, les terres, les écosystèmes – au nom de sa protection. Les actions écologiques mises en œuvre par les organisations industrielles apparaissent dès lors fortement contestées (Tordjman, 2021) et suscitent ainsi de nouvelles voies d’engagement pour les ingénieurs.
Un processus de « politisation pragmatique »
Les nombreuses alertes, exprimées par les autorités scientifiques et relayées par les entrepreneurs de cause reconnus au sein du corps, renforcent la sensibilisation des ingénieurs aux enjeux écologistes et leur volonté d’agir efficacement au service de la cause. Les impasses rencontrées à ce titre dans leurs activités professionnelles les incitent finalement à explorer un autre mode d’engagement, jusqu’ici discrédité car perçu comme chargé d’affects et irrationnel, celui du militantisme. La création d’organisations militantes et la participation à des actions collectives introduisent donc une nouvelle arène, celle des mobilisations sociales, pour défendre les intérêts écologistes. Ces derniers font l’objet de débats intenses parmi les ingénieurs engagés, notamment au sujet des objectifs prioritaires à atteindre, des moyens d’action acceptables et des alliances envisageables. On observe dès lors la circulation et l’affrontement de différents cadrages du problème, c’est-à-dire de plusieurs versions du triptyque « diagnostic, pronostic, motivation » (Snow & Benford, 1988).
L’incursion des ingénieurs dans l’espace des mouvements sociaux s’accompagne d’une réévaluation des rapports construits entre « Science » et « Société ». Fondés sur une vision axiomatique et analytique du monde, les schèmes interprétatifs traditionnels apparaissent bousculés par l’engagement militant et interrogent à nouveaux frais la question de la stricte séparation des activités scientifiques et politiques. Issu de l’évolution historique des pratiques scientifiques modernes et occidentales depuis le XVIIe siècle (Licoppe, 1996), ce « Grand Partage » est régulièrement désavoué par les nombreuses controverses socio-techniques qui balisent l’actualité sociale (Latour, 1991) et composent finalement le quotidien des activités professionnelles de l’ingénieur. L’attention portée aux conséquences écologiques parfois désastreuses provoquées par les artefacts technologiques introduits dans la nature produit alors un effet perceptif de ré-encastrement des sciences en société et légitime ainsi, aux yeux des ingénieurs, l’arène politique pour la conduite des actions collectives.
La reformulation des intérêts écologistes inclut donc désormais des interprétations socio-politiques. On assiste dès lors à un processus de « politisation pragmatique » qui traduit cet investissement guidé par une recherche d’efficience au sein de l’arène politique auparavant disqualifiée. Ce phénomène s’ancre à l’échelle des individus et des organisations dans et par la socialisation des mobilisations militantes qui se déploient dans des temporalités moyennes et événementielles (Déloye & Haegel, 2017). Les actions collectives menées s’inscrivent finalement dans plusieurs arènes – scolaire, professionnel, politique - et présentent des innovations tactiques originales, dont des « dispositifs de sensibilisation » (Traïni & Siméant, 2009) orientés vers les pairs, des « boycotts professionnels » exercés à l’encontre des entreprises jugées anti-écologiques, des tentatives pour modifier les offres de formation des écoles d’ingénieurs et, enfin, la création de lieux destinés à l’expérimentation de nouvelles technologies « écologiques et durables ».
Conclusion
L’engagement écologiste transforme les pratiques professionnelles et les cadres de perception du monde acquis par les ingénieurs durant leur formation. L’expertisation de la cause écologiste, incarnée par la notion de développement durable, a rendu ces questions intelligibles pour un corps de métier imprégné d’idéaux modernes et technologiques. Insatisfaits par les contradictions des organisations industrielles et leurs difficultés à agir en leur sein, des ingénieurs choisissent de se tourner vers l’engagement militant. L’implication dans les mobilisations sociales conduit alors à un processus de « politisation pragmatique » et esquisse finalement les contours d’un mode spécifique d’action : le « cause engineering », ou l’« ingénierie au service d’une cause » (Bouzin, 2021).