Plan
Introduction
Les temps contemporains, après les révolutions industrielles puis la révolution numérique actuelle, posent de nouvelles questions sur la relation entre l’humain et la technique. Il s’agit ici de reconsidérer cette relation en recherchant son origine, selon l’esprit qui anima Leroi-Gourhan : comprendre le commencement est essentiel pour comprendre le présent. Parmi les différentes traditions ou filiations anthropologiques, nous en isolons ici deux qui se sont longtemps ignorées, mais qui, pensées ensemble, permettent un éclairage nouveau sur le processus ontophylogénétique menant à l’émergence de l’espèce humaine. Ces deux traditions s’enracinent sur des découvertes scientifiques initiales datant du XIXe siècle. Mais l’exploration de l’histoire de la pensée montre que cette opposition – contradiction, dont nous montrerons dans ce texte qu’il s’agit de complémentarité, trouve son origine dès l’émergence de la pensée réflexive, c’est-à-dire à l’aube de la philosophie.
La première est fondée sur ce qui a été nommé, durant le XXe siècle, la néoténie de l’espèce humaine. Ce terme définit la conservation à l’état adulte de caractéristiques larvaires des espèces phylogénétiquement les plus proches. Pour ce qui concerne l’humain, cela décrit chez les adultes des caractéristiques morphologiques, physiologiques, puis par extension comportementales ou cognitives, propres à l’enfance des autres singes supérieurs non humains, phylogénétiquement les plus proches, ou même d’autres mammifères. Fondée sur l’étude de processus biologiques, identifiés à l’origine sur le phylum des amphibiens (Taurog et col., 1974), cette tradition conduit au concept plus général d’hétérochronie qui relève de la biologie du développement (Smith, 2001). Généralement, chez les mammifères, la portée unique d’un bébé de grande taille est un marqueur de précocité. Pour l’espèce humaine, s’associe à la portée unique un retard dans le développement. Ce retard est appelé altricialité, en référence au terme employé en ornithologie, tout en le qualifiant de secondaire selon l’expression de Gould (1977), qui décrit la longue « immaturité cérébrale » d’Homo sapiens, après la naissance. Cette altricialité « secondaire » est donc ad hoc pour l’humain et se montre être la conséquence d’une hétérochronie néoténique affectant le développement cérébral (Zeveloff et Boyce, 1982 ; Coqueugniot et Hublin, 2005), et nous verrons plus loin qu’elle ne s’installe pas avant Homo erectus.
La deuxième fait référence à la technicité de l’espèce humaine, c’est-à-dire à la nécessité permanente de techniques (outils, instruments, ustensiles) pour sa survie. Aucun autre animal n’a besoin d’une panoplie technique l’accompagnant sans cesse pour mener sa vie quotidienne (Vaesen, 2012). Même chez les ethnies les moins outillées, qui ne dévoilent pas un écart immense entre les humains et les chimpanzés, les outils sont formés de plusieurs composants et sont fabriqués à partir d’autres outils (McGrew, 1987). Les outils, même peu nombreux, sont en adéquation avec l’accès aux ressources (Read, 2016). Les groupes humains développent systématiquement des outils qui leur permettent d’accéder aux ressources dont ils ont besoin, et en conséquence ils ont pu se répandre dans des contextes géographiques inaccessibles aux gorilles, chimpanzés ou bonobos.
Depuis les années 1980, les approches anthropologiques transversales se sont multipliées. Sans possibilité d’exhaustivité nous pouvons citer ici quelques exemples. L’approche devient systémique, intégrée, selon de nombreux niveaux d’organisation (Lerner, 1998). Les données archéologiques sont confrontées à celles qui proviennent d’études génétiques et cognitives (Coolidge et Wynn, 2005). L’analyse de l’hétérochronie du développement est mise en relation à une cognition permettant une connectivité plus étendue (Langer, 2006). Il est possible de partir de l’hétérochronie pour aller vers la conception d’une cognition désormais étendue (Viana, 2017) ou des outils pour analyser les besoins cognitifs correspondants (de Beaune, 2004 ; Vaesen, 2012 ; Malafouris, 2013). Ces deux traditions scientifiques s’ignorent davantage qu’elles ne s’opposent et, selon notre thèse, sont chacune incomplète pour une compréhension du phénomène évolutionnaire humain.
La réflexion sur cette séparation néoténie – technique pourrait conduire, en en saisissant le sens, à rétablir le lien fondamental, dynamique et processuel qui intrique néoténisation et technicisation selon un bipôle dont l’interaction est rétroactive et positive, en considérant que ces deux processus exigent une approche multiéchelle et transdisciplinaire. Une pensée réflexive sur cette séparation spécifique conduit à tenter de comprendre la tension entre les connaissances scientifiques en biologie menant aux concepts de néoténie, d’hétérochronie et d’altricialité, liés au développement de l’individu biologique, et celles qui permettent de se saisir des problématiques techniques. Les difficultés qui semblent empêcher de saisir cette complémentarité dans le processus d’évolution semblent davantage liées à l’enracinement historique de ces deux conceptualisations qu’à une opposition conceptuelle. Leurs origines sont trop différentes. Une sorte d’archéologie du savoir (Foucault, 1966 ; 1969) sur ces deux sujets devient nécessaire.
Dans son analyse du processus d’individuation, Gilbert Simondon (2005, p. 39-60) s’attaque à la théorie hylémorphique aristotélicienne selon un angle intéressant pour notre propos. Simondon, avant même de critiquer les concepts, montre qu’ils ne sont pas conformes à l’exemple technique choisi par Aristote, à savoir la fabrication d’une brique. Le premier reproche est de n’avoir pas correctement observé et analysé la totalité du processus technique. L’exemple est bon, mais l’observation est passée à côté de l’essentiel. Si Aristote et les naturalistes de l’Antiquité ont commis de nombreuses erreurs d’observation rectifiées par les sciences modernes, ce qui frappe, en ce qui concerne les techniques, est le manque d’intérêt pour une description précise, les significations métaphysiques l’emportant avant même de réaliser l’étude rigoureuse des vérifications empiriques. Il n’en est plus ainsi depuis l’expansion de la méthode scientifique. En une soixantaine d’années, nous disposons d’une grande quantité de descriptions concernant le processus de néoténisation, tant phylogénénétiques qu’ontogénétiques, qui conduit à une ou des formes de néoténie, et concernant les processus de fabrication d’outils en suivant leur évolution dans le temps.
La séparation entre la référence à la néoténie et la référence à l’outil reste pourtant visible dans les différentes spécialités anthropologiques. Par exemple, les communications du colloque de l’AAPA de 2009, consacré à la spécificité de l’ontogenèse humaine comparée à celle des autres primates non humains, selon une approche évolutionnaire, montrent que la néoténie de l’espèce humaine, non nommée comme telle par les différents auteurs, probablement à cause de l’ambigüité de ce concept, est généralement considérée par les anthropologues évolutionnaires comme un problème de base (Atsalis et col., 2010). Il apparaît que le processus de néoténisation est étudié soit sous l’angle biologique et génétique, voire hormonal, soit sous l’angle social, soit dans une interaction entre le social et l’environnement. La technique est ignorée ou tout au moins mise de côté. C’est chez les anthropologues cognitivistes, depuis Varela (Varela et col., 1993), qu’on commence à trouver une approche élargie montrant les bases cognitives de l’usage des outils (par exemple, Vaesen, 2012) qui conclut que le langage et la fabrication d’outils relèvent de processus similaires, ce en quoi ils rejoignent les thèses de Leroi-Gourhan (1964).
L’approche cognitiviste est sortie de son modèle originel représentationnel ou computationnel (Menary, 2010a ; 2010b), selon quatre directions dites des quatre E (embodied, embedded, extended, enacted) traduisible en : incarné, intégré, étendu, énacté. Elles indiquent des tentatives de comprendre les capacités cérébrales et cognitives humaines selon des interactions avec le corps, les outils et le milieu dans l’activité, mais l’aspect processuel évolutionnaire apparaît peu. On voit l’état actuel qui est un humain technicien dont les capacités cognitives sont intriquées aux outils qu’il utilise, qu’ils soient matériels, corporels ou mentaux (Malafouris, 2012, 2013, 2014), mais comment cela a-t-il pu se mettre en place depuis les ancêtres que nous avons en commun avec les primates non humains si proches ? Réciproquement, Tim Ingold (1990) a cherché à montrer qu’une théorie de l’évolution qui a mené à l’humain devrait sortir d’un schéma néodarwinien classique, basé sur la génétique des populations, pour aborder le problème de manière processuelle en intégrant social et biologique. Son approche est en résonance avec les critiques bayésiennes de la statistique fréquentiste (Stephens et Balding, 2009). Ce faisant, cela permettrait de sortir de la séparation nature — culture. Mais dans ce contexte, le rôle évolutionnaire de la technique s’estompe au profit du social.
Lambros Malafouris (2013) expose une théorie reliant « l’engagement matériel » au développement du cerveau qui suggère une possibilité de coévolution cerveau – technique humaine. Il écrit (p. 244) : « The human mind remains an incomplete and unfinished project, in some sense blind and yet “profoundly embodied” […] – that is, capable of flexible deep incorporation of new sensory and cognitive structure. » Il y a là un aspect de la néoténie humaine, mais Malafouris n’emploie pas le terme de néoténie ou néoténisation ni ne fait référence à l’altricialité. En 2012, il écrit, concernant l’affirmation de Darwin qu’il n’existe qu’une différence de degré entre les humains et les animaux supérieurs (les chimpanzés) : « I think that so far as the human entanglement with tools is concerned, Darwin’s claim is rather misleading. » En 2014, il reprend son analyse en concluant : « No human body is ever complete ; all human bodies are prosthetic sites. » Ceci montre que, pour Malafouris, il y a bien une relation forte entre néoténie, ici définie par l’incomplétude, et l’usage d’outils. Cette profonde intrication suggère une mise en place très ancienne d’un système cognitif directement technicien, mais sur cet aspect Malafouris est silencieux.
Il n’y a donc pas dans son approche de visée coévolutionnaire, laquelle aurait pu le conduire à poser comme nécessaire un usage originel permanent d’outil — mais de quelle sorte ? – dès le début de la lignée des homininés, bien antérieurement à l’oldowayen, c’est à dire avant Homo habilis. Il ne cite pas le site de Lomekwi, bien antérieur, fouillé en 2012 (Harmand et col., 2015), ni ne suggère que de tels sites devraient logiquement, à terme, être trouvés. Une technique de taille de pierre laisse des traces. La datation d’au moins 3,3 millions d’années repousse l’origine d’une technicité outillée avant l’apparition du genre Homo et permet de concevoir un âge de pierre antérieur, le Lomekwien. On peut concevoir que des découvertes futures nous conduiront à remonter encore plus loin dans le passé…
Une approche voisine, davantage centrée sur la culture que sur la technique, était déjà perceptible chez Morin et Piatelli-Palmarini (1978). L’histoire de ceux qui étudient la technique (Carnino et col., 2017) depuis Beckman (1806) dévoile des généalogies intellectuelles bien séparées de celles qui partent de la biologie ou de la culture. Des conclusions telles que celles de Malafouris devraient permettre cette rencontre.
Ici, nous tentons, sans prétention à l’exhaustivité des références, une approche évolutionnaire et interactive entre néoténie et technique, qui mobilise les dernières avancées de la théorie biologique de l’évolution, laquelle conserve l’algorithme fondamental darwinien (Gould, 1977, 2006 ; Kupiec, 2012), les recherches en biologie cellulaire et biologie moléculaire dites évo-dévo, pour évolution-développement (Müller, 2007 ; Prochiantz, 2010 ; Newman, 2018), les théories anthropologiques qui font appel au rôle du jeu dans l’évolution humaine (Huizinga, 1938 ; Caillois, 1958 ; Winnicott, 1971 ; Morin, 1973), la relation entre technique, corps, langage et cognition (Ingold, 1990 ; Gallagher, 2005 ; Menary, 2010 ; Vaesen, 2012 ; Malafouris, 2013 ; Downey et col., 2014), le corps comme objet technique (Mauss, 1936 ; Vigarello, 2018), la neurologie (Changeux, 1983 ; Jeannerod, 1983 ; Berthoz, 1997 ; Dehaene, 2001, 2007 ; Edelman, 2004 ; Rizzolati et Sinigaglia, 2008 ; Prochiantz, 2010 ; Damasio, 2010 ; Naccache, 2018) dont la neurologie comparative des primates — voire des mammifères, et même au-delà, des vertébrés —, l’archéologie préhistorique et la paléoanthropologie (Leroi-Gourhan, 1943, 1945, 1963 ; Teilhard de Chardin, 1955 ; Sahlins, 1976, 1980 a ; Picq et Coppens, 2001 ; Stringer, 2014 ; Brunet et Jaeger, 2017 ; Coppens, 2017 ; Pelegrin et Roche, 2017), les comparaisons entre cognition humaine et cognition des primates supérieurs non humains (Tomasello, 2004 ; Vaesen, 2012), ainsi que la philosophie et l’ethnologie de la technique surtout durant la deuxième moitié du XXe siècle (Pradines, 1946 ; Leroi-Gourhan, 1943, 1945, 1963 ; Heidegger, 1958 ; Simondon, 1958, 2014 ; Wargnier, 1999 ; Haudricourt et Bert, 2010 ; Sloterdijk, 2010 a, 2010 b ; Sigaut, 2012).
Pour ce faire nous partons d’une logique bipolaire — et non-antagoniste — constituée d’un côté du point de vue de la néoténie (et plus généralement de l’hétérochronie), un concept issu de la biologie, mais qui s’enracine dans un imaginaire bien plus lointain, et de l’autre celui de la technique (qui inclut de fait, nous le montrerons plus loin, le social). En effet cette opposition est fondée dans l’histoire de la pensée, et même semble-t-il dans la préhistoire de la pensée, le mythe de Prométhée est là pour nous le rappeler. Cela conduit non pas à un effacement de la distinction entre nature et culture, mais à une porosité de ces deux concepts qui deviennent flous quoiqu’opérationnels, car interagissants.
Ce projet a plusieurs contraintes ; nous l’avons suggéré par les noms d’auteurs qui déjà ont réalisé de larges synthèses et il est impossible de tous les citer. Il s’agit d’intégrer ontogenèse et phylogenèse selon une approche qui n’est pas génétique stricto sensu, puisque basée aussi sur une connaissance des techniques, des sciences humaines et sociales, et de les positionner dans un point de vue évolutionnaire pertinent. Ce n’est donc pas un travail scientifique, mais une recherche philosophique qui s’interdit, ou a minima qui évite, des spéculations non confrontables aux découvertes scientifiques dans ces différents domaines et qui propose un regard nouveau, heuristique, sur les programmes de recherche concrets.
La méthode ici utilisée ne peut être qualifiable de scientifique, car l’épistémologie sous-jacente est multiple en faisant dépendre, par exemple, le registre de la preuve de l’activité scientifique référente du raisonnement soutenu. Or l’évolution scientifique se poursuit selon une phylogenèse caractéristique, les disciplines se multipliant au fur et à mesure de la croissance des connaissances et des savoir-faire techniques (Rescher, 1978). C’est une approche de recherche philosophique qui compte sur les chercheurs de terrain pour valider, falsifier ou modifier le système conceptuel présenté ici tant sont immenses les travaux réalisés depuis une trentaine d’années.
La deuxième difficulté est celle des langages correspondant à chacune des disciplines. La démarche scientifique exige de délimiter le domaine d’une discipline, tant par les techniques employées pour réaliser les conditions permettant la réfutation que par la définition de l’objet étudié et par l’élaboration des limites de validité des hypothèses à réfuter ou à valider. Cela conduit à créer des interfaces. À ce jour, il n’existe pas de science de l’interface. Seule l’analogie sur les opérations (Simondon) permet la transposition des raisonnements. Prétendre « expliquer » les résultats d’une discipline en partant des concepts d’une autre est un risque intellectuel indéniable, on l’a vu avec la sociobiologie (Sahlins, 1980 b ; Tort, 1985). Le concept de néoténie sera finalement transdisciplinaire.
La troisième difficulté vient des concepts « savoir-faire » et « apprentissage ». On a pu croire que la possibilité d’apprentissage et l’usage de techniques pouvaient annihiler la sélection biologique (par exemple, Morin, 1973). Cet a priori n’est pas toujours explicité, mais apparaît avec l’idée que l’évolution sociale et culturelle remplace l’évolution biologique (cf Prinz, 2014). Or toute capacité d’apprentissage se révèle variable dans une population et peut donc être soumise, comme toute capacité individuelle ou collective, à un processus de sélection de type darwinien. Néanmoins, plus l’apprentissage est important et conduit à des transformations profondes des conditions d’existence, plus l’adaptation sociale est rapide par rapport à l’évolution biologique. Cette vitesse de l’évolution sociale peut avoir des conséquences accentuées sur l’évolution biologique, comme un évènement externe peut en avoir. Des cas sont désormais bien documentés, tel celui du développement de l’activité lactasique corrélée avec l’élevage (Holden et Mace, 2009), celui de la digestion du gluten avec la culture du blé (Patin et Quintana-Murci, 2008), ou encore celui de l’anémie falciforme sélectionnée par la plus grande résistance au paludisme de celles et ceux qui sont porteuses/teurs des mutations génétiques correspondantes (Kwiatkowski, 2005). Il a fallu moins de 7000 ans pour les deux premiers, liés à la révolution de l’agriculture et de l’élevage. Pour le troisième, plusieurs mutations séparées sont apparues et sont corrélées aux lieux et genres de vie des populations concernées, sur des laps de temps du même ordre.
Enfin, notre position a priori est qu’il n’existe pas de science plus fondamentale qu’une autre en accord avec la philosophie empirique et pragmatique (James et Dewey), ou les conceptions d’un physicien comme Laughlin (2005) et le courant de pensée qui va de Bergson à Canguilhem, Merleau Ponty, Simondon, Deleuze, Derrida. Dans les multilogues scientifiques, peuvent se mettre en place des traductions, interprétations, analogies sur les opérations. Les approches qui conduisent à des constructions signifiantes sont le plus souvent des métaphores dont la contrepartie est une forme d’indéterminisme (Dubois, 2016).
Mettre en interaction des séries déterminées indépendantes (Cournot, 1943) implique la reconnaissance de la contingence au cœur de cette recherche. Depuis au moins Anaximandre, la filiation abdéritaine et la pensée épicurienne, on sait que penser évolution conduit à accepter a priori un indéterminisme fondamental. Il est établi (ou admis, selon la posture épistémique) que les mutations génétiques, résultats de changement dans les bases de l’ADN, de duplication de séquences, de translocations chromosomiques, et de toute forme de modification du support de la génétique, sont indépendantes de la sélection qui s’exerce sur l’organisme individuel ou sur les populations d’individus. Les modifications sociales ont aussi une forme d’indépendance par rapport à ces deux séquences. Un singe supérieur peut acquérir des techniques nouvelles, indépendamment de ces trois séquences, même si l’extension de cette acquisition dans un groupe peut être liée à des problématiques sociales. Les déterminations des conditions environnementales et climatiques reposent sur des séries déterminées indépendantes des quatre séquences précédentes, même si à un niveau d’échelle supérieure elles peuvent finir par interagir (par exemple le climat et la production biotique ou humaine de gaz spécifiques (cf. la métaphore « Gaïa » de Lovelock, 2007). Depuis 2,5 milliards d’années, les changements dans la composition atmosphérique, dus aux êtres vivants, ont été nombreux.
Cette nécessité de transdisciplinarité a un certain nombre de conséquences dans le référentiel de ce texte qui s’appuie sur des synthèses de domaines scientifiques, des essais, des ouvrages philosophiques, des articles de recherche, en admettant que l’exhaustivité est hors de portée.
Nous procèderons selon une approche évolutionnaire pour comprendre le processus de séparation de l’humain d’avec les autres grands singes anthropoïdes. Comment l’humain néoténique a-t-il pu émerger ? C’est-à-dire : quelle est la nature de la pression de sélection originelle qui a conduit à un processus de néoténisation sur une longue durée ? La thèse défendue ici est celle de l’importance majeure de la coévolution entre i) la biologie (dont la neurologie) des primates supérieurs ; ii) la pratique technique et la création d’un milieu associé correspondant ; iii) l’organisation sociale des groupes en relation avec leurs pratiques techniques ; et, finalement, iv) les transformations spatiotemporelles climatiques, dans un environnement global qui permettait cette quadruple interaction. Cette coévolution se construit sur la création de nouvelles conditions d’existence et de sélection favorisant la néoténisation progressive, sur une longue durée, des lignées issues du premier acte technique stable et continu lequel peut être pensé en interaction avec une légère modification de l’organisation sociale dans un environnement initial qui le permettait.
La technique anthropologiquement constitutive
Un chimpanzé est assez mauvais au jeu de fléchettes, au saut en hauteur ou à l’utilisation d’une épée ou d’un fleuret, ou encore en natation, même s’il montre une variabilité dans ces capacités selon les individus ; pourtant il est à peu près quatre fois plus fort, musculairement parlant, qu’un adulte humain bien entrainé. Ce qui manque au chimpanzé, ce sont les techniques corporelles, dans le sens de Mauss (1936), qui existent grâce à une cognition qui elle-même est étendue, corporelle et technique, lui permettant d’utiliser ces outils (Vaesen, 2012 ; Malafouris, 2013), et ce de manière stable, intégrée et continue. Selon notre approche, une technique peut n’être pas outillée ; certaines d’entre elles, magnifiées par certains sports et certains jeux de cirques, sont essentiellement corporelles ; d’autres sont mentales, comme la recherche philosophique.
Il faut donc définir une technique sans tenir compte du concept d’outil externe, dit artéfact, à l’organisme. On peut concevoir des outils mentaux ou corporels comme l’expose François Sigaut (2012). Il s’agit là d’une problématique conceptuelle. On peut considérer que toute technique demande des outils, mais dans ce cas, il conviendra de distinguer outils mentaux, outils corporels, et outils artéfactuels. Ici, par souci de simplification, nous séparerons « technique outillée », utilisant des artéfacts, de technique corporelle et technique mentale. Une autre clarification serait de définir les techniques artéfactuelles, les techniques corporelles et les techniques mentales qui toutes utilisent des outils sachant que les outils d’une technique artéfactuelle sont matériels, ceux d’une technique corporelle sont corporels et ceux d’une technique mentale sont mentaux. Cette conception intégrée mène à une approche similaire à celle de Wargnier (1999).
Mais nous verrons plus loin que cette clarification n’empêche pas une intrication des différentes techniques, à la mesure des intrications cognitives. Dans la pratique, la plupart des techniques correspondent à une intrication plus ou moins importante des trois champs techniques. Et en particulier, le développement cognitif humain, nous le verrons largement, s’est construit par sélection à partir de la fabrication d’objets qui gardent ce qui a conduit à leur existence grâce à l’intrication technique mentale et technique outillée. Ce qui est intégré dans un outil est compris comme une donnée informative de la part de celui qui l’utilise. C’est une sorte d’extériorisation de la mémoire, possible par l’intégration de la « lecture » de cette mémoire par une technique mentale et/ou corporelle. On ne peut pas viser une cible par un lancer de fléchettes sans qu’existe une construction complexe de maîtrise des gestes, elle-même acquise grâce à une intégration de ce qui a permis la réalisation de la fléchette. C’est ce que Stiegler reprend par les termes « mnémotechnique » et « hypomnemata ». Il appelle « épiphylogenèse », cette accumulation dans le temps des mémoires individuelles et propres à l’espèce (Steigler, 2018) que nous analyserons plus loin.
Nous poserons comme définition que toute technique, dans son sens le plus général, est un savoir-faire, qui provient d’inventions originelles, anciennes ou récentes, qui s’apprend et se transmet. Cette définition a pour conséquence qu’une technique peut se maintenir et devenir utilisée en permanence de génération en génération. Elle permet aussi de comprendre qu’une technique puisse, dans certaines conditions, se perdre ; il suffit que des conditions d’existence nouvelles la rendent inutile. La technique outillée, celle qui utilise des artéfacts, devient finalement la technique la plus visible, celle qui cache « l’essence de la technique », celle à partir de laquelle et avec laquelle se construisent les deux autres. Cette essence est ici enracinée dans une pratique, un savoir-faire, et finalement, dans la capacité à apprendre et même, finalement, à inventer des supports nouveaux pour l’extension de cette capacité.
Tout être vivant peut être décrit par ses savoir-faire. C’est ainsi que von Uexküll (2010) décrit la tique même si la taxinomie, depuis Linné ou Buffon, est fondée sur la structure et non sur le savoir-faire. Chez les êtres vivants dits inférieurs, le savoir-faire est « génétique » ; il ne demande pas d’apprentissage, il n’est pas inventé par un individu. Chez les oiseaux et les mammifères, des espèces montrent que certains savoir-faire sont appris. Ces apprentissages sont spécifiques de chaque espèce : apprendre à chasser par exemple (félidés, canidés, pinnipèdes, etc.), utiliser des outils chez les chimpanzés, de nombreux oiseaux, et même des espèces hors du phylum des cordés. Autrement dit, de nombreux animaux disposent de techniques. La spécificité humaine ne peut donc être, en soi, l’usage de techniques.
Chez l’humain, on constate que la technicité est permanente et obligatoire (Vaesen, 2012). Tous les savoir-faire proprement humains, et certainement sans exception, sont appris. Être capable d’apprendre n’est pas une spécificité humaine, mais devoir presque tout apprendre, durant un temps long, pour vivre selon les conditions de son espèce, l’est. On peut prétendre que devoir apprendre pour pouvoir vivre n’est pas propre à l’humain, c’est en effet assez général chez les mammifères dits supérieurs (Dickinson, 1980). C’est l’importance de l’apprentissage qui est spécifique de l’humain, et peut-être encore davantage l’importance de l’apprentissage corporel et surtout de l’apprentissage mental. Presque tout ce qui est humain, dans l’humain, a été appris, et provient d’une invention antérieure. La spécificité humaine est de devoir apprendre ce qui lui permet de vivre, de devoir apprendre ce qui est décrit comme spécifiquement humain, même sous l’angle biologique ; s’il existe des instincts humains, le plus important serait celui d’imiter et d’apprendre, voire de tester de nouveaux savoir-faire. Aujourd’hui, il est commun dans le monde de l’entreprise, de penser qu’il est possible d’apprendre à innover ; si c’est une réalité, c’est qu’elle fait partie des capacités humaines. Et de fait tout ce que nous apprenons, ce qui nous fait être humain, provient d’inventions. La conséquence c’est que nous avons besoin de techniques pour tous les actes du quotidien. La technique est devenue nécessaire. Pour un chimpanzé, par exemple, malgré l’importance des techniques dans sa vie, il n’éprouve pas le besoin d’une technique pour chaque acte, encore moins celui de techniques stables et collectives utilisées sans cesse, et rarement l’intérêt d’une continuité dans le passage de technique en technique et dans la transmission. Dès la petite enfance, la différence est analysable : le petit humain apprend sans cesse et les parents, dans presque toutes les cultures, cherchent à transmettre leurs savoir-faire sans que ce soit conscient, dans le sens d’une conscience réflexive sur les actes intentionnels eux-mêmes. Il n’est même pas nécessaire d’enseigner la langue maternelle qui est apprise par le petit, par contre un enseignement intentionnel est nécessaire pour qu’il acquière, ultérieurement, une maîtrise supérieure de sa propre langue. Cela nous dit que l’humain n’est certainement pas une essence stable, c’est un processus, c’est un être en devenir. Être humain, c’est devenir. Cela fait plus de trente ans que l’on sait que, dès la naissance, le petit humain a des capacités remarquables (Mehler et Dupoux, 1990). Même si l’on a pu croire que l’enfant était une « table rase », cette conclusion de capacités d’apprentissage innées remonte à l’origine de la pensée. On la trouve chez les présocratiques, elle se poursuit jusqu’à la pensée existentialiste et est reprise, par exemple, par Tomasello (2004), Sahlins (2009), Malafouris (2013). Tout se passe comme si le bébé, à la naissance, était conformé pour apprendre.
Un bon nombre d’espèces d’oiseaux et de mammifères apprennent de leurs parents à mener la vie de leur espèce. Moindre est le nombre de ceux qui inventent des outils, des comportements et des usages nouveaux qui peuvent ensuite être appris et transmis ; il concerne surtout les primates, certains cétacés, certains oiseaux (corvidés, perroquets, mainates par exemple), mais cette liste est appelée à s’accroître. La posture technique peut se définir comme un effort à inventer, apprendre ou transmettre pour acquérir un savoir-faire en réponse à des incitations, le plus généralement venant des parents ou de congénères (dans le cas des espèces dites sociales), ou de l’environnement, qui comprend des congénères (fuir, attaquer, se nourrir, se reproduire, négocier). Cette définition recouvre aussi bien les techniques mentales et corporelles qu’outillées, sachant que ces dernières demandent toujours a minima de la technicité corporelle. Si les félidés ou les canidés apprennent à chasser, ils n’apprennent pas les mouvements qui leur permettent de chasser. Peut-être qu’ils apprennent aussi certains mouvements, le jeu étant une pratique générale chez ces animaux, mais quoi qu’il en soit à ce niveau, cela signifie surtout que les prémices de la technicité des humains sont bien présentes, largement, chez de nombreux vertébrés, et même dans des phylums plus lointains (poulpe par exemple). Il reste que dans leur cas, il n’existe guère de technique outillée, et s’il en existe, ce n’est ni systématique ni incessant. Il convient d’analyser cette spécificité humaine, s’il y en a une.
À ce stade de notre réflexion qui se veut phylogénétique autant qu’ontogénétique, nous ne questionnons pas l’essence de la technique, insaisissable, processuelle. L’essence de la technique n’est pas technique comme l’a affirmé Heidegger (1958). Le savoir-faire définit le vivant ; l’apprentissage de savoir-faire concerne un nombre limité d’espèces vivantes, l’invention de savoir-faire transmissibles, un nombre encore plus limité. Le besoin de techniques en continu ne concerne, semble-t-il, que les humains, ainsi que l’aptitude à inventer sans cesse des techniques. Par exemple nous nous émerveillons de la tendance à la miniaturisation en électronique. Nous oublions les études de Leroi-Gourhan (1943) sur la miniaturisation de l’industrie lithique à la fin du paléolithique, décrite comme l’augmentation de la longueur de tranchant par kilogramme de roche siliceuse. C’est la production laminaire qui a permis l’augmentation de la longueur de tranchant, mais la méthode Levallois avait été la première étape (Baills et Dini, 2012). Et bien sûr la miniaturisation des outils conduit à une augmentation relative de la valeur du matériau, à condition de trouver les maîtres du savoir-faire. C’est le début du commerce…
Ce qui distingue l’humain des animaux les plus proches semble bien ténu : avoir besoin en continu de technique pour vivre et en conséquence devoir apprendre toute une palette de techniques dès la naissance, et finalement être capable d’en inventer et de les transmettre. Cette simple constatation montre que la technique ne peut pas avoir été inventée par les humains actuels (Homo sapiens) pour compenser leurs manques. Une approche évolutionnaire est indispensable qui inverse les termes « néoténie » (souvent limitée au développement neuronal et à l’altricialité secondaire) et « usage permanent de techniques ». Sans cesse il est découvert des espèces qui pratiquent des techniques par moment, de manière intermittente, c’est-à-dire découvertes ou inventées et qui se situent sur des lignées qui peuvent être très éloignées des primates. De nombreuses espèces de fourmis utilisent des techniques et même domestiquent des animaux ou des champignons (Munkasci et col., 2004). Récemment, il a été montré que le « serpent roi » maîtrise un savoir-faire corporel de constriction qui lui permet de s’attaquer à des serpents même constricteurs, plus gros et aussi puissants que lui (Penning et Moon, 2017). Savoir-faire, invention, apprentissage sont des propriétés émergentes du monde des vivants et certainement pas des spécificités humaines. Il est probable que nous découvrirons de plus en plus d’êtres vivants détenteurs de ces trois propriétés plus ou moins bien associées. Par contre, à ce jour, leur association, leur usage permanent et l’invention continue semblent spécifiquement humains. Comment cette association s’est-elle mise en place ?
On sait depuis longtemps que l’usage de nombreuses techniques est souvent inconscient ; c’est un sujet qui traverse toute la philosophie, même en absence de concept clair sur la technicité. Cela semble le destin d’une technique d’échapper à la conscience aussitôt la maîtrise acquise ; au point que la maîtrise d’une technique peut être confondue avec un instinct. Par exemple, chez les chimpanzés, si une future mère, primipare, est isolée de son groupe et se trouve dans un monde humain, elle ne saura pas s’occuper de son nouveau-né. Il faut le lui apprendre. Apprendre n’est pas être conscient ; chez l’humain, les premiers apprentissages sont inconscients ; la conscience émerge peu à peu, et très partiellement, des apprentissages ; même l’apprentissage acquis consciemment est évacué du champ conscient dès qu’il est complètement maîtrisé ; dans l’apprentissage conscient, l’ensemble du processus sous-jacent à la possibilité d’apprentissage n’est pas conscient ; la construction de représentations, nécessaires pour certains apprentissages ne conduit pas non plus à maintenir la conscience du savoir-faire, lequel acquiert rapidement une forme d’automatisme inconscient ; dans ce qui parait être le plus conscient, la pratique d’une langue, nous ne sommes jamais conscients de la manière dont les mots surgissent et s’enchaînent. Mais le plus frappant a été de montrer que, dans une action intentionnelle, les acteurs humains semblent incapables de penser consciemment l’intention elle-même avant sa mise en œuvre (Libet, 2005) ; et finalement, les différentes représentations conscientes d’un même système complexe ne peuvent pas être maintenues ensemble ; nous passons de l’une à l’autre, sans continuité. Schopenhauer prétendait qu’il n’est pas possible de « vouloir vouloir », ce qui finalement est discutable, car ce qui semble impossible c’est de rester conscient dans tout l’enchaînement des vouloirs, mais non de les enchaîner. Il convient donc de rester très prudent, car c’est en soi un sujet de recherche, en ce qui concerne le rapport entre conscience et usage de techniques, même si on sait depuis l’aube de la philosophie qu’il existe un lien très fort entre l’usage de techniques complexes et la représentation mentale. Mais là encore, le concept de représentation, en philosophie, s’est construit sans conception de ce qu’est la technique.
Depuis Leroi-Gourhan (1943, 1945, 1964), c’est devenu une banalité de remarquer qu’il n’existe aucune communauté humaine sans technique et que la technique a joué un rôle important dans l’évolution humaine. Kenneth Oakley (1949), à la même époque, avait reconnu que la capacité à fabriquer des outils était un caractère biologique fondamental de l’humanité. Mais comme l’inquiétude collective d’aujourd’hui, face à l’expansion technique, est davantage sur le devenir de l’humain dans le cadre technologique actuel (Chabot et Hottois, 2003 ; Benasayag, 2010) et face à l’expansion du posthumanisme (Besnier, 2012), il pourrait être utile de repenser l’évolution humaine en prenant en considération la technique, non comme une production tardive d’un Homo habilis ou erectus, ou pire d’Homo sapiens, mais comme le résultat d’une posture technique fondatrice des lignées des homininés1.
Suivant Peter Sloterdijk (2010 b), nous partirons de deux données aujourd’hui acquises : la technique est constitutive de l’humain, et l’humain est, de fait, néoténique par rapport aux grands singes si proches selon les analyses morphologiques, neurologiques ou moléculaires. Peter Sloterdijk reprenait là des idées déjà émises par Paul Alsberg (1970). Ce que l’humain partage avec le chimpanzé et le bonobo, il y a de fortes chances que cela provienne de leur plus proche ancêtre commun, même s’il faut raisonner en termes de population.
La technique peut être conçue comme « anthropologiquement constitutive » (Havelange et col., 2002 ; Steiner, 2010). On peut dire que la technique est impliquée dans la constitution de l’être humain en tant que réalité empirique de manière à la fois ontogénétique et phylogénétique. Il ne s’agit pas de la problématique de « l’œuf et la poule » (Danchin, 1983), mais d’une question de coévolution particulière. Dans la coévolution des insectes pollinisateurs (surtout hyménoptères) et des plantes à fleurs, c’est un binôme insecte-plante qui coévolue par pression réciproque de sélection. La différence, ici, c’est qu’on a l’impression de comprendre comment les techniques évoluent, par l’activité humaine, mais que l’on comprend moins comment l’humain évolue sous la pression de celles-ci. Car notre point de vue ne peut être ni celui d’un taxinomiste qui décrit et positionne dans l’arbre évolutif l’espèce humaine sans idée sur le « comment a eu lieu l’évolution », ni celui de Leroi-Gourhan, plus fonctionnel, qui prend la technique surtout dans son sens outillé et se positionne en fin du processus évolutif d’hominisation. Finalement, si était reconnue la capacité humaine à fabriquer et à utiliser des outils, comme constitutive de l’humain, en quoi l’australopithèque ne serait-il pas humain ? Selon notre analyse, il est en devenir d’être humain, mais à condition d’ajouter que les humains d’aujourd’hui, aussi, même si c’est de manière plus différenciée. Le qualificatif « constitutif » suppose une dynamique, à la différence de constituant ou constitutionnelle. La technique pourrait être pensée ontophylogénétiquement et fonctionnellement constitutive de l’humain. D’un point de vue phylogénétique et nous y reviendrons, l’humain émerge dans son interaction avec le milieu associé généré par la technique, selon, et c’est notre hypothèse, une logique darwinienne de sélection.
Notre hypothèse est qu’une technique exigeant une « posture technicienne » continue pourrait être le facteur fondateur premier dans cette séparation phylogénétique. Avant de considérer les techniques très élaborées qui émergent à la fin du paléolithique et au début du néolithique, et à fortiori celles qui suivront, il convient donc de revenir sur l’évolution technique et sur son impact sur l’hominisation, c’est à dire bien avant l’apparition d’Homo sapiens. La question est de savoir si la technique a eu un effet évolutif, ou si elle n’est qu’une conséquence, ou si encore il ne s’agit que d’une corrélation dont il ne semble pas possible d’en déduire quoi que ce soit. Selon notre hypothèse, son rôle serait encore très sous-évalué, pour une raison principale : pour les temps très anciens, nous n’avons de preuves directes qu’à partir des outils de pierres. Si le développement technique humain avait pu se constituer uniquement à partir du bois, nous aurions eu encore moins de traces directes.
Il s’agit donc de questionner résultats et descriptions empiriques, et de mettre en dialogue des théories ou hypothèses élaborées par des chercheurs en paléontologie, des philosophes, anthropologues, neurologues ou cogniticiens, biologistes, psychologues, pour tenter une proposition. Nous proposons ici une approche évolutionnaire, c’est-à-dire (néo) darwinienne, en analysant certains aspects cruciaux où des approches finalistes pourraient, éventuellement, se cacher. L’approche est donc empirique, mais elle n’évacue pas la réflexion ontologique, voire métaphysique. Nous prenons le terme « empirique » dans le sens de Franz Brentano dans Psychologie du point de vue empirique, c’est-à-dire ni rationnel ni expérimental, ou selon Darwin, auquel Claude Bernard a, justement, reproché son « empirisme ». Deux grands penseurs ont transformé la pensée sur l’humain en définissant résolument une approche empirique : Franz Brentano en psychologie (1874) et Charles Darwin en biologie (1859). Leur filiation a été immense et inclut, de fait, tous les courants actuels de pensée en biologie et sciences humaines. John Dewey (1910) analyse l’importance de Darwin sur la philosophie, tout en reconnaissant que cette influence, à l’époque où il écrit, reste faible, mais devrait croître. Aujourd’hui, cette approche ne s’oppose plus aux approches rationnelles ou expérimentales ; elle les complète et l’intrication de ces trois modalités de recherche conduit à la possibilité de reconstruire une pensée ontophylogénétique.
La néoténie : du concept au récit de l’homme néoténique
Le concept de néoténie vient de la compréhension de la relation entre l’amblystome, une salamandre rare aux couleurs bleutées que l’on trouvait aux alentours des lacs de Xochimilco et Chalco et des cratères volcaniques dits axalpascos, à 2000 mètres d’altitudes, et de l’axolotl, un amphibien aquatique des eaux semi-souterraines de la même région. Animal bien connu des Aztèques, qui l’avaient inclus dans leur mythologie, son nom signifie « monstre d’eau ». Ne dépassant guère les 35 centimètres, sa monstruosité rappelle le concept de « monstre prometteur » de Richard Goldschmidt (1940)2 qui le supposait dans les phases de cladogenèse — c’est de dire de genèse d’un nouveau groupe. Cela résonne avec le concept de monstre dont l’aspect négatif est amplifié chez Canguilhem (1962) ou avec la monstruosité que Heidegger (1958) voyait dans un barrage hydroélectrique sur le Rhin.
Auguste Duméril, chercheur français en herpétologie, devenu en 1851 assistant-naturaliste au Muséum d’histoire naturelle de Paris, découvre le lien entre les deux espèces. Il fait venir du Mexique des axolotls qui se reproduisent, et à partir desquels apparaît une salamandre adulte, de type amblystome, qui s’avère capable de se reproduire et dont les petits sont... des axolotls qui se métamorphosent en amblystome, ou qui deviennent des axolotls adultes. Il s’agit d’une seule espèce animale possédant deux formes capables de reproduction, l’une larvaire et l’autre adulte. Un article au nom de Duméril sortit juste après sa mort, en 1870 sur la « Création d’une race blanche d’axolotls à la ménagerie des reptiles du Muséum d’histoire naturelle et remarques sur la transformation de ces batraciens ». Le terme néoténie — du grec neo (nouveau) et teinein (étendre) — a été proposé par le biologiste suisse Julius Kollmann dans des articles publiés en 1884 et 1885.
Louis Bolk, biologiste néerlandais, émet la « théorie de la fœtalisation », selon laquelle l’homme conserverait les caractères fœtaux des espèces qui lui sont apparentées (bonobo, chimpanzé). Le bébé bonobo, à la naissance, a des proportions corporelles qui l’apparentent à un enfant humain de trois ans et la tête du fœtus bonobo a un profil qui parait humain. Publié en 1926, son texte sera traduit en français dans un numéro de la revue française de psychanalyse, trente-cinq ans plus tard, montrant l’impact culturel et scientifique plus général que prennent ces études sur le concept de maintien de caractères infantiles en ce qui concerne l’humain. Bolk sera très critiqué, dans le monde de la recherche en biologie, pour sa généralisation simplifiée. Parallèlement, Émile Devaux (1921) compare le développement des grands singes et celui de l’homme et montre l’« infantilisme » morphologique relatif de ce dernier. L’humain serait aux grands singes ce qu’est l’axolotl à l’amblystome.
La néoténie fait partie de phénomènes biologiques regroupés dans l’expression « hétérochronie du développement ». Des organes ou des groupes d’organes, se développent à un rythme modifié par rapport à la norme de référence qui correspond à l’espèce dont provient l’individu. La compréhension moléculaire de ces phénomènes commence à être bien avancée. Une seule mutation dans un gène de régulation important durant l’ontogenèse, ou encore une modification de conditions environnementales modifiant l’expression de ce gène de régulation peut provoquer de telles hétérochronies (Smith, 2001).
En 1960, Franck Bourdier, préhistorien français, s’appuie sur le concept de néoténie, en se référant à Bolk et Devaux, pour expliquer l’évolution humaine. Il écrit qu’« Il semble que la sélection naturelle n’ait laissé survivre jusqu’à nos jours que les races où les traits juvéniles persistaient chez l’adulte ; l’étude des hommes fossiles montre que nous ressemblons davantage à l’enfant de la Quina ou à l’adolescent du Moustier, par exemple, qu’aux adultes de la Quina ou de la Chapelle aux Saints. » Il propose le terme de juvénisme et fait des comparaisons dans ce sens entre les différents « Anthropiens » et Homo sapiens, en les classant selon leur juvénilité. En 1986, Peter-Andreas Gloor, anthropologue suisse, publie un texte rappelant l’histoire du concept de néoténie en le liant à celui de complexe d’Œdipe de la psychanalyse. Il montre que l’installation tardive de la sexualité biologique est un facteur d’hominisation ; elle est absente des primates non humains même les plus proches, elle s’amplifie d’Homo habilis à Homo sapiens. Le retard relatif (hétérochronie) de la sexualité conduit ainsi à une enfance prolongée. Desmond Morris, un zoologue britannique, reprend l’idée dans Le singe nu (1971).
Stephen Jay Gould, en 1977, reprend les travaux de Bolk et montre que, s’il n’est pas possible de prendre l’ensemble de sa conception, on peut reconnaitre des hétérochromies différenciées, lors de l’ontogenèse, en particulier dans les formes et les tailles respectives des parties ou des organes. Ces hétérochronies, chez l’humain, peuvent ne pas être néoténiques, mais des péramorphoses, comme l’évolution du bassin (Berge et Ponge, 1983). L’allongement des jambes est une hétérochronie locale sans être néoténique ; ce n’est pas un caractère d’enfance. Ces concepts peuvent être utilisés pour évaluer les différentes étapes de l’hominisation depuis les Australopithèques jusqu’à Homo sapiens. Les multiples hétérochronies, issues de mutations spécifiques, pourraient être une clé importante de l’évolution menant à l’humain (Müller, 2007). L’idée d’un infantilisme biologique humain, dit néoténique, commence à diffuser hors de la biologie.
Un nouveau terme apparaît, nous l’avons vu précédemment, celui d’altricialité secondaire (Gould, 1977), qui décrit la longue « immaturité cérébrale » d’Homo sapiens, après la naissance. Il semble que la première utilisation du terme altricialité, au-delà de l’ornithologie d’où il provient, date de 1971 (Tobach) et décrit le degré de dépendance des nouveaux nés par rapport aux parents ; altricial est donc un anglicisme qui s’oppose à précoce ( precocial correspond à nidifuge en français, et altricial à nidicole). L’altricialité appliquée aux mammifères déplace le sens du terme ; par exemple les marsupiaux sont très altriciaux, les ruminants très précoces. L’altricialité est secondaire chez les humains, car elle provient d’une néoténie cérébrale qui se met en place après Homo erectus et peut être conçue comme une réponse adaptative (Coqueugniot et Hublin, 2005). La naissance devient précoce, relativement, car associée à une croissance considérable du cerveau après la naissance. Nous considèrerons l’altricialité secondaire d’Homo sapiens, comme la dernière néoténie dans le cours de l’hominisation, ce qui est hors de l’objet de cet article. Notons ici que ce concept est descriptif de ce que les philosophes nomment l’inachèvement de l’être humain. Son cerveau se développe pleinement en un minimum de 25 ans et l’apprentissage peut durer toute la vie.
La néoténie humaine se définit par i) un ralentissement relatif du développement de certains organes lors de l’ontogenèse qui fait que l’être humain adulte ressemble au bébé ou à l’enfant des autres espèces les plus proches, par exemple : relativement gros cerveau, boîte crânienne non soudée à la naissance, petit visage, verticalisation, proportion des membres et du corps, absence de fourrure, relative faiblesse musculaire, sexualité tardive ; ii) ce ralentissement conduit à un paradoxe, la croissance accrue du cerveau ; non seulement le cerveau est plus gros, relativement au poids du corps à la naissance, mais il continue sa croissance après ; iii) la conservation d’un comportement juvénile à l’âge adulte. On sait que le comportement des petits de nombreux mammifères et en particulier des prédateurs, dont les primates, et encore davantage des singes supérieurs, montre des formes de curiosité et de sens du jeu. C’est l’âge où les mammifères apprennent. Le sens du jeu à l’âge adulte est indéniablement un comportement de mammifère néoténique ; iv) Il semble qu’il y aurait une néoténie secondaire chez l’humain : une néoténisation constante, c’est-à-dire des capacités de « régression » et de redifférenciation, à un âge relativement avancé. Bref, de nombreuses fonctions apparaissent plus tardivement, l’indifférenciation de l’enfance est maintenue, des régulations restrictives disparaissent.
Deux thèses complémentaires — même si elles ne se présentent pas comme telles — se développent parallèlement : l’homme comme être vivant outillé (à partir de Ernst Kapp, jusqu’à Marcel Mauss, Kenneth Oakley, André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt, Gilbert Simondon, François Sigaut) ; l’homme comme primate néoténique (Konrad Lorenz, Arnold Gehlen (1983), Desmond Morris, Edgar Morin, Dany-Robert Dufour). Gilbert Simondon (2005) utilise le terme de néoténisation de manière très générale, pour parler de l’individualisation humaine par dédifférenciation et réincorporation de réalité préindividuelle dans une nouvelle individualisation (Morizot, 2011). De fait, Simondon mis à part, ceux qui s’intéressent à la néoténie ne l’associent pas à des questions de techniques, et ceux qui s’intéressent à l’humain comme être technique ignorent la néoténie ou n’imaginent guère leur interaction. Ceux qui insistent sur la définition de l’humain comme être de culture comme Maurice Godelier, Marshall Sahlins, Chris Stringer ou Dwight Read, se retrouvent avec les anthropologues de l’outil, sans pour autant regarder l’outil avec attention, et ne considèrent pas l’aspect inachevé, néoténique, de l’humain. On peut aussi trouver des anthropologues comparant Homo sapiens à Homo neandertalensis, selon une référence à l’usage des mains et des dents comme « outils corporels » et faisant une légère intrusion dans l’univers mental correspondant au concept de néoténie sans en tirer la moindre conséquence (Karenleigh, 2015). D’autres vont encore plus loin et suggèrent que le déploiement du langage pourrait résulter d’une forme de néoténisation, sans référence à ce concept et son histoire, mais en utilisant le terme d’hétérochronie (Viana, 2017).
Plus proche de notre projet, l’ouvrage dirigé par Christoph Durt, Thomas Fuchs et Christian Tewes (2017) qui cherche à intégrer incarnation, énaction et culture intègre bien l’approche phénoménologique jusqu’à Merleau-Ponty (1945), en prenant en compte l’énaction et l’incarnation (embodiment) et fait une ouverture vers la néoténie, mais par contre l’importance des outils est totalement absente. Même si l’ouvrage, en conclusion, expose que l’ampleur du sujet empêchait d’élargir le sujet à la culture matérielle, les références fournies sont celles de Lambros Malafouris, How Things Shape the Mind (2013), dont le titre se réfère à celui de Shaun Gallagher, How the Body Shapes the Mind (2005), et de Richard Menary, Cognitive Integration : Mind and Cognition (2007), The Extended Mind (2010 c). Ces auteurs montrent que la cognition se construit dans et par l’intégration du corps et des outils. Il est difficile de savoir si cette pensée intègre la phylogenèse de ces caractéristiques et comment. Le corps pourrait-il être conçu, du point de vue du cerveau, comme un outil intériorisé ? Et jusqu’où ? Mais surtout, le lecteur qui cherche des publications liant ontophylogénétiquement néoténie et technique reste sur sa faim, comme si une cloison intellectuelle empêchait une pensée évolutionnaire (donc néodarwinienne) de s’immiscer dans des analyses différenciant l’humain parmi les primates. Finalement, qu’est-ce qui a provoqué cette différence entre la ou les lignées qui mène(nt) à l’humain et celles qui mènent au gorille, au chimpanzé ou au bonobo ?
Si la néoténie est magnifiée pour la maintenance de la créativité, elle pose la question de l’achèvement. Être créatif et achevé n’est-ce pas contradictoire ? Dany-Robert Dufour (1999, 2012) veut transmettre l’idée de manque, d’incapacité, de fragilité, voire d’erreur de la nature, de l’être humain. Pour lui, l’humain, néotène manifeste, est un primate inachevé, comme l’axolotl est un amblystome inachevé. Il en conclut à l’invention d’une nature seconde, en accord avec la remarque d’Anaximandre de Millet : « l’homme a été au commencement engendré à partir d’animaux d’espèces différentes, compte tenu du fait que les autres animaux se nourrissent très tôt par leurs propres moyens, alors que l’homme est le seul à réclamer un allaitement prolongé : c’est pourquoi au commencement, l’homme n’aurait pas pu trouver son salut, si sa nature avait été telle qu’elle est maintenant ». Pline l’ancien, six siècles après Anaximandre, inverse le propos et s’étonne que ce maître du monde — évidence de l’époque — commence en étant un bébé nu abandonné aux larmes. Qu’est-ce qui permet, à celui qui a commencé comme un bébé qui pleure, de devenir un être qui domine les autres ?
Ernst Heackel a développé une théorie de la récapitulation qu’il a résumé en : « L’ontogenèse récapitule la phylogenèse ». Chaque organisme se développerait en passant par les étapes des organismes ancestraux.3 On sait aujourd’hui que l’ontogenèse ne récapitule pas simplement la phylogenèse, même s’il reste des traces de cette dernière dans la première (Gould, 2006, p 1453-1472). Ce sont ces traces qui ont permis de construire les théories modernes dites « Evo-Devo » (Chaline, 2006, 2010 ; Müller, 2007). Ces théories mettent en relation les données phylogénétiques et la compréhension des mécanismes fins, au niveau moléculaire, de l’embryogenèse avec la mise en évidence des gènes homéotiques à homéoboîte, lesquels codent l’enclenchement des étapes successives du développement.
Dès les années 1970, le concept de néoténie a quitté la biologie ; il est utilisé par les anthropologues, les psychosociologues, les psychanalystes, les philosophes ; il envahit la fiction : littérature, cinéma, dessins animés ; il se transforme, en biologie, à partir de concepts comme l’hétérochromie de développement et l’exaptation4, mais aussi en conséquence des études « Evo-Devo » citées ci-dessus. Le succès spectaculaire de cette notion dans la culture — à l’origine purement biologique et concentrée sur un phénomène qui aurait pu rester propre aux vertébrés connaissant une métamorphose — dévoile que c’est une idée très profonde, très ancienne. L’humain fragile, mais recréateur d’un monde qui le protège est comme un enfant qui réinvente sans cesse. On trouve dans le Timée de Platon cet étonnement : « Mais l’un des plus vieux entre les prêtres de s’écrier : “Solon, Solon, vous autres grecs, vous serez toujours des enfants ; il n’y a pas de vieillards en Grèce !” Que veux-tu dire ? Repartit Solon. Vous êtes jeunes par les âmes, répondit le prêtre, car vous ne possédez aucune antique tradition, aucune connaissance blanchie par le temps. » Ce texte se poursuit par l’apologie de l’accumulation des mémoires techniques externes qui crée la « vieille civilisation » alors que le monde postmoderne, hypertechnique, est traversé par le mythe de l’éternelle jeunesse.
Alain Prochiantz (2001, 2010) conclut de ses recherches en neurologie que l’Homme est anaturel, c’est-à-dire qu’il est sorti, d’une certaine manière, des processus naturels, bien qu’il en provienne ; il rejoint Malafouris. Jean Chaline (1999) parvient à une proposition renouvelée de l’hominisation, mais selon la même logique. Néoténie, infantilisation, capacités nouvelles hors nature ; cette néoténie a un parfum d’inexplicabilité. Comment la néoténisation, qui conduirait à l’humain moderne a-t-elle pu être stabilisée avant l’invention des outils qui la permettent ? En effet, depuis les penseurs de l’antiquité, on sait que l’homme, sans outils et sans société importante, ne peut survivre, il n’a ni griffe ni croc, et pourtant c’est le premier prédateur.
Marc Levivier (2011) analyse la néoténie, selon ce qui ressort des œuvres de penseurs récents — Georges Lapassade, Giorgio Agamben, François Châtelet, Joseph Gabel, et bien sûr Dany-Robert Dufour — comme un « grand récit » sous-jacent, occidental. Le terme « grand récit » fait référence à Jean-François Lyotard (1979). Pour Franck Tinland (1977), qui s’appuie sur les travaux de Claude Lévi-Strauss et d’André Leroi-Gourhan, la spécificité anthropologique est décrite comme corrélât du retrait des spécificités naturelles et du développement de l’artifice (langage, outillage…) : « la béance ouverte en ce vivant entre les exigences de la vie et les dispositions naturelles aptes à leur répondre, est sans doute l’effet des artéfacts eux-mêmes ». Peter Sloterdijk (2010 b) définit quatre conditions dites ontologico-anthropologiques, dont la néoténie et la protection par les artéfacts pour transformer un grand singe en Homme. Cela parait cohérent ; il faut à la fois néoténie et protection par les outils pour « produire » un humain. Comment cela a-t-il pu advenir ?
Sous-jacentes aux réflexions sur l’humanisation par la néoténie, apparaissent l’affirmation de l’inachèvement et la référence à l’enfance qui est un temps d’apprentissage chez tous les mammifères et encore davantage chez les singes supérieurs. La néoténie, en permettant de rester juvénile (intellectuellement et corporellement parlant), donnerait à l’humain cette aptitude accrue à apprendre et inventer, même à l’âge adulte. L’humain garde longtemps des capacités d’apprentissage et d’invention. Même si le temps de l’enfance est très long chez les humains, la maturité sexuelle arrive des années avant que le cerveau soit pleinement développé. L’aptitude reproductrice arrive tardivement, mais la durée pour la maturité cérébrale est encore plus longue. On pourrait parler d’une double néoténie, sexuelle puis cérébrale.
Il manque presque toujours, dans ces analyses, la relation à la technique outillée, aux différents artéfacts connus ou supposés dans la néoténisation à l’origine de l’humain. Si cette néoténie nous dit quelque chose, ce n’est pas qu’il nous a fallu inventer une seconde nature (selon les termes d’Anaximandre) ; au contraire, il a fallu autre chose, qui soit protecteur, pour que cette « nature néoténique » puisse s’épanouir. Il suffirait donc d’inverser la proposition. Comme le remarquent tous les penseurs depuis Anaximandre, l’homme ne peut survivre tel qu’il est dans un contexte naturel ; socialisation, culture, technique, tels sont les ingrédients dont il a besoin pour devenir lui-même et survivre.
Nous pouvons donc poser que cette néoténie ne saurait être l’unique cause dans le processus d’hominisation, ce qui ne l’empêche pas, étape par étape, d’être une condition à la possibilité de création de nouveaux outils et de capacité d’invention. Socialisation, culture et technique seraient donc apparues avant le processus de néoténisation final qui en serait la conséquence, tout en considérant des boucles de rétroaction positive à chaque étape de néoténie supplémentaire sur la socialisation, la culture et la technique. Chaque nouvelle étape sociotechnique stabilisée entraînerait une sélection favorisant une nouvelle étape de néoténisation. Cette interaction entre culture sociotechnique et développement biologique et neurologique ressort bien de l’édition du Colloque de Royaumont sur l’unité de l’homme (Morin et Piatelli-Pelmarini, 1978). On comprend qu’il y a eu coévolution, mais comment être plus précis ? Que cette coévolution par néoténisation conduise à une cognition étendue, ou incarnée, intégrée ou énactée, n’est-ce pas dire que le développement cérébral s’est réalisé par l’intégration de la technique au plus profond de l’humain, jusque dans sa capacité à connaitre, agir, ressentir ?
Car cette coévolution signifie que si une forme néoténique peut rendre plus créatif, plus capable d’inventer, la question devient de savoir quelle est la technique antérieure qui a sélectionné une néoténie accentuée. Notons la dissymétrie : la technique peut rendre possible une nouvelle forme néoténique, mais elle n’en est pas la cause, alors qu’une néoténisation, pourvu qu’elle ait un effet, direct ou indirect, sur le cerveau, peut conduire à un être capable d’inventer une technique… Donc avant de réfléchir sur Homo sapiens, il convient de réfléchir à la situation la plus ancienne qui pourrait avoir enclenché ce processus coévolutif que nous voyons aujourd’hui (c’est à dire depuis l’Histoire) en accéléré.
Comment la technique peut-elle favoriser une néoténisation ? Y a-t-il une articulation définissable ? Le passage d’Homo erectus à Homo sapiens peut se décrire par une néoténisation surtout cérébrale, le passage d’Homo habilis à Homo erectus aussi, et de même celui d’un australopithèque à Homo habilis. Et qu’en est-il entre un primate « classique » et un primate verticalisé ? Toute l’évolution humaine n’est certainement pas qu’une succession de néoténisations. En quoi l’allongement des jambes, l’articulation extraordinairement souple des épaules adaptée au jet, l’élargissement des hanches consécutif à la bipédie, la descente temporale des muscles maxillaires, sont-elles des néoténies ?
S’agit-il de déterminisme ou d’ouverture de possibles ? Finalement, quelles techniques pour quelles néoténisations (et réciproquement) ? La proposition est donc la suivante : la néoténisation favorise l’innovation technique et la technicisation crée les conditions d’une éventuelle néoténisation ; or cette dernière a commencé il y a plus de deux-millions d’années, avant Homo habilis, ce qui a conduit à son émergence… Qu’en peut-il être de la technique ?
À la recherche de l’origine de la technique humaine
Gilbert Simondon (1958) montre que l’objet technique sert de médiateur entre l’humain et la nature ; il en déduit que ce média peut, de par son existence, entraîner un retrait de l’humain par rapport au naturel, ce qui aujourd’hui parait évident. Son approche étant ontogénétique, il ne pense pas ce retrait phylogénétiquement parlant ; comment a-t-il pu se mettre en place ? Son objet est l’évolution actuelle de la relation entre homme et technique, non sa relation dans les temps originaires. Or cette transformation, ce retrait de l’humain, a déjà eu lieu plusieurs fois, en au moins quatre grandes étapes, sur un temps long, durant la phylogenèse de la lignée des homininés qui mène à l’humain. Les anthropologues de la cognition étendent la cognition, jusqu’aux outils, mais aussi en la corporéisant (cf. Vaesen, Malafouris, Downey, Gallagher, déjà cités). Ne sont-ils pas en train de montrer que la technique est autant corporelle qu’outillée, et finalement autant mentale que corporelle ? Qu’est-ce qui a provoqué le commencement de cette évolution du mental ?
Les biologistes évolutionnaires, pour penser leur discipline, s’éloignent d’une philosophie substantialiste. Jacques Monod (1970) fait référence à la pensée ionienne antique ; le titre de son ouvrage se réfère à la physique abdéritaine ; il commence par une citation attribuée à Démocrite. Cette philosophie, dont s’écarteront Platon et Aristote, aura pour filiation l’épicurisme. Estimée matérialiste, la physique abdéritaine puis épicurienne sera refusée par la majorité des philosophes. Elle trouvera dans la reprise du concept d’atome, par les chercheurs en chimie, un début de consécration ; puis par la thèse darwinienne, même si Darwin ne cite jamais ces penseurs qui auraient pu l’influencer, une reconnaissance de fait.
Il y a, dès l’origine, une faiblesse ontologique apparente dans la pensée darwinienne, car elle est partie de l’observation de la variation. On voit que cela évolue, on ne peut voir ce qu’est ce qui évolue. Penser l’être et penser l’évolution semble antinomique. Car ce ne sont pas les êtres qui évoluent, mais la succession des êtres qui dévoile une évolution, par sélection de variations, à chaque génération. Ce n’est pas une évolution de l’être, mais une évolution dans l’être — qui alors transforme ce que l’être est dit être —, ou une évolution des étants, dans leur succession temporelle. On peut estimer que cela a empêché l’implication de la pensée philosophique, sauf semble-t-il chez Nietzsche, mais au prix d’ambigüités dangereuses, et chez Bergson, mais au prix d’une approche orthogénétique (vitalisme) qui ne peut plus être soutenue.5 Les temps changent, car Gilbert Simondon, par sa critique de l’hylémorphisme et son apologie des présocratiques ioniens, a ouvert la porte à une réflexion philosophique de l’approche darwinienne, ce que dévoilent Victor Petit et Baptiste Morisot (2016).6
Gilbert Simondon (2013) décrit les penseurs ioniens comme des techniciens ; il décrit Descartes comme un penseur marqué par le schème technique (par exemple, le concept d’enchaînement de la pensée). Mais il ne pense pas la technique comme condition de l’émergence, dès l’origine, de l’humain. Même s’il connaît Darwin, il ne se saisit pas explicitement de la complémentarité, qu’il connaissait, et que certains de ses lecteurs devinent. Le processus d’individuation simondonien exige un processus stochastique, comme sa description de la transductivité incorpore une approche probabiliste-sélectiviste sous-jacente. La transductique comme mode de pensée structurante est de fait un sélectionnisme, c’est une pensée créative de la créativité.
La pensée darwinienne n’a guère intégré l’usage des outils dans sa réflexion sur l’évolution humaine, et cela malgré le fait, assez vite connu, que les espèces antérieures à, et ancêtres de, H. sapiens, étaient déjà outillées.7 Elle reste cantonnée à une approche biologique et les tentatives de sociobiologie dites darwiniennes n’ont pas été convaincantes.8 Les paléoanthropologues intègrent la technique dans le processus évolutif qui va des australopithèques à H. sapiens, mais peu de théoriciens, semble-t-il, tentent de relier les données anthropologiques et paléontologiques dans un cadre philosophique. Il faut reconnaître que c’est difficile, car on ne trouve pas de corrélation simple entre technicité visible et volume cérébral. Nous l’avons vu avec l’exemple du nombre des techniques employées, car les outils sont d’abord en adéquation avec l’accès aux ressources (Read, 2006). On peut perdre l’usage d’un outil devenu inutile, sans pour autant perdre son potentiel cérébral, tout au moins sur une durée courte par rapport aux temps de l’évolution biologique. Le panel de techniques utilisées ne définit pas les capacités cérébrales individuelles.
Qu’est-ce qui empêche de voir la problématique de cette interaction entre technique et humain dans le temps, et ses conséquences morphologiques et biologiques ? On comprend, depuis Simondon, que la philosophie et la science ont émergé de la technique ; Simondon montre que même la philosophie est inventive (Simondon, 2018, p 193-203), suivant en cela des schèmes techniques. Il y a eu, de fait, un accord entre pensée philosophique et pensée scientifique pendant près de vingt siècles, et tout particulièrement avec l’émergence de la pensée scientifique moderne à partir du XVIe siècle. La technique, nécessaire à cette pensée méthodologique, était un impensé. Car une caractéristique de la technique est de s’intégrer à l’humain au point de passer inaperçue, comme l’a remarqué Xavier Guchet (2005). C’est aussi ce que montre l’approche des sciences de la cognition qui s’intéressent aux opérations grâce auxquelles la connaissance peut être produite, transmise, apprise, sans pour autant dire explicitement que ces opérations font partie du champ des techniques.
La sous-estimation de l’importance du rôle de la technique dans la pensée philosophique change durant le XXe siècle, quoique souvent négativement (Ellul, 1954 ; Heidegger, 1958). Serait-ce parce que son évolution, de plus en plus rapide, la rend désormais tangible ? Elle ne peut plus passer inaperçue ; elle est devenue si importante qu’il faut des années pour acquérir les outils indispensables pour vivre dans une société moderne. Nous pouvons constater, à notre époque dite « postmoderne », que l’évolution technique entraîne une évolution humaine. La question de l’intégration des médias numériques, des ordinateurs, des smartphones, des robots, des biotechnologies, des nanotechnologies, devient obsédante (Stiegler, 2013 ; Jarrige, 2014 ; Tisseron, 2015). N’est-ce pas l’indication qu’il faudrait revenir à la technique et analyser son rôle dans l’émergence de l’humain ?
De fait, même si les schèmes techniques étaient utilisés dans la pensée scientifique et dans la pensée philosophique, ils n’étaient pas pensés comme tels (Simondon, 2013). C’est avec les Lumières et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert que la technique est donnée à voir jusque dans ses détails les plus fins, tandis que Benjamin Franklin affirmait que « Man is a tool-making animal ». Mais la relation décrite est celle de l’homme producteur d’outils, et qu’en serait-il des outils producteurs de l’humain ?
L’origine des espèces de Charles Darwin, qui parait en 1859, est vite traduite dans toutes les langues européennes, alors que le livre d’Ernst Kapp, Les principes d’une philosophie de la technique, publié en 1877 en allemand, sera traduit en anglais en 1878, et en français seulement en 2007. Autant l’œuvre de Darwin aura une immense postérité, autant celle d’Ernst Kapp a des difficultés. Sa théorie de la projection organique inconsciente du sujet créateur d’un outil est peu crédible ; de son livre il n’émerge pas une vision coévolutive humain-technique ; quoique publiée après l’œuvre de Darwin, elle ne reprend pas le schème darwinien et reste très hégélienne. La pensée d’Ernst Kapp sera néanmoins reprise, en partie, par quelques penseurs : Ernst Cassirer, Alfred Espinas, Georges Canguilhem, Raymond Ruyer et même par Lambros Malafouris pour qui le corps devient prothétique. Car cette théorie revisitée par une pensée issue de la phénoménologie, l’épistémologie et le bergsonisme, suggère davantage que ce qu’elle dit verbatim ; par exemple l’idée que, pour se connaître, l’homme doit faire le détour par la technique et ses objets ; ou encore que dans l’invention, l’inventeur est rarement conscient des schèmes utilisés ; ou encore qu’une technique est rarement développée en premier pour l’usage qui s’avèrera le plus important (exaptation). En lisant Kapp à la lumière de Nietzsche, Mauss, Leroi-Gourhan, Simondon, et les anthropologues cogniticiens on peut voir la gemme insérée dans des considérations aujourd’hui de peu d’intérêt.
En conséquence, une réflexion sur la relation entre la néoténisation des homininés et leur développement technique est ralentie par : le peu d’intérêt pour la technique de la part des philosophes ; le peu d’intérêt des biologistes évolutionnaires pour l’impact de l’usage technique sur l’évolution humaine ; la difficulté des philosophes à penser l’évolution biologique et l’évolution technique des homininés, même séparément. Plus récemment, Lambros Malafouris (2013) écrit dans sa conclusion : « Selon l’hypothèse de l’entrelacement constitutif de l’esprit avec le monde matériel que je présente au chapitre 4, nos modes de pensée ne sont pas simplement causalement dépendants, mais constitués par des processus corporels extracrâniens et des artéfacts matériels ». Il décrit bien un état final, actuel, analysable. Il y a vingt-cinq ans seulement les scientifiques de la cognition n’imaginaient pas que la technique fût inséparable de la cognition peut-être parce que c’est l’approche technique initiale qui est au fondement de la transformation neurologique : plus l’origine est ancienne, plus elle est profonde et moins elle est accessible.
Leroi-Gourhan a bien montré le rôle de la technique dans l’évolution vers l’humain ; Franck Tinland et Peter Sloterdijk, puis François Sigaut ouvrent une voie pour la compréhension du processus originel. Pour eux, les artéfacts ont eu un rôle dans l’évolution bio-psycho-sociologique qui mène à l’humain. Les scientifiques de la cognition n’auront plus qu’à conclure qu’ils l’avaient bien découvert dans la cognition moderne. La néoténisation, qui devient un concept processuel, y est associée directement ou indirectement.
Les chimpanzés montrent de nombreux savoir-faire, des capacités d’apprentissage et de transmission de ce qu’ils ont appris. Les publications d’observations sont suffisamment nombreuses pour que cela puisse être pris comme une donnée. Qu’est-ce qui a accentué la technicité des homininés, dont la technicité d’origine pourrait être posée comme voisine de celle des chimpanzés ? Qu’est-ce qui peut avoir conduit à une sorte d’amélioration et de continuité technique, probablement discontinue et faible à l’échelle d’une génération, mais qui dans la durée a pu être peu à peu amplifiée ?
En partant des ancêtres préhominidés, et probablement à partir des analyses de Pradines (1946), François Sigaut (2012) pose que quatre aspects psychologiques et comportementaux de l’espèce humaine, directement intriqués dans l’action outillée, doivent avoir été le résultat de mutations sélectionnées pour permettre cette action : le partage de l’attention, laquelle doit être concentrée à la fois sur les moyens et sur la fin ; le plaisir de la réussite, c’est-à-dire le plaisir du savoir-faire, qui vient de la reconnaissance venue d’autrui ; le partage de l’expérience, qui permet à celle-ci de devenir transmissible et qui va de pair avec le plaisir de la réussite magnifié par le partage ; l’échange entre les sexes, car dans toute culture humaine accessible on trouve un échange des techniques utilisées entre les hommes et les femmes. Comme Sigaut l’avait noté, très peu sinon aucune technique n’est sexuellement marquée, par contre de nombreuses techniques ont été « genrées », c’est-à-dire culturellement mise en relation avec un sexe. Il suffit de chercher, même aujourd’hui, après plus de 10 000 ans de sélection culturelle plutôt violente qui ont corrélé certaines aptitudes techniques avec le sexe, quelles techniques sont sexuellement dépendantes… Seules les techniques propres au sexe et à la séduction, et encore… Ce qui est certain c’est que statistiquement parlant les mâles sont en moyenne plus grands que les femmes, et que ces dernières sont également moins musclées que les premiers. Mais, dans ces domaines, il est facile de montrer critère par critère que les 10 premiers déciles des femmes dépassent largement la deuxième moitié des hommes. C’est un décalage statistique qui, semble-t-il, mais les archéologues pourront fournir des données, peut provenir d’une pression de sélection tardive, laquelle concerne un partage nécessaire des tâches quotidiennes et en particulier de l’implication des deux sexes dans la reproduction nécessaire du corps social, collectif. L’évolution technique actuelle montre à l’évidence la non spécialisation biologique sexuelle dans ce qui concerne les techniques.
Pour ce qui concerne le partage de l’attention (homologue du concept d’attention conjointe des cogniticiens), il est probable que les grands singes en aient déjà une capacité embryonnaire. Frans de Waal (2011) cite un chimpanzé capable de préparer un tas de cailloux dans le but de les lancer en direction des visiteurs du zoo. Pouvons-nous suivre Sloterdijk (2010 b) lorsqu’il écrit : « Le pré-homme, comme lanceur, opérateur du coup et démanteleur, est donc déjà, lui aussi, un coproducteur de la clairière. » ? Oui, à condition de reconnaître au chimpanzé une préhumanité que Frans de Waal (2015) est en effet prêt à lui concéder. Un chimpanzé peut faire du vélo, même s’il faut adapter les proportions de ce dernier, et y trouver un grand plaisir. On voit aussi dans les films réalisés sur les chimpanzés que ceux-ci peuvent se congratuler d’une action collective réussie.
Si les traits spécifiques décrits par F. Sigaut sont nécessaires à l’acte technique et sont présents chez les primates humains et non chez les primates supérieurs prototechniques, c’est qu’ils ont été sélectionnés ou associés à des traits sélectionnés. On n’a pas, à ce stade, à « expliquer » des mutations, si elles sont reconnues nécessaires, mais à montrer comment elles peuvent avoir été sélectionnées ou n’ont pas été éliminées. Car tout changement biologique a, de fait, passé la sélection.
Peter Sloterdijk (2010 b) identifie quatre « mécanismes » nécessaires : celui d’insulation, qui correspond à une isolation du groupe, par création d’un espace social, le séparant de l’environnement ; celui de la « suppression des corps » qui conduit à la création d’un « monde » par distanciation à l’environnement, conformément aux thèses de von Uexküll (2010) ; celui de la néoténie qui signifie ici le maintien des capacités d’apprentissage et d’invention à l’âge adulte, et enfin celui de transposition, c’est-à-dire la capacité à utiliser le savoir-faire pour des buts différents (ce qui correspond à l’exaptation en biologie). « Aucun de ces mécanismes ne pourrait, à lui seul, provoquer l’hominisation ». Comment, à partir de ces quatre processus identifiés, établir une phylogenèse ? Lesquels sont la condition éventuelle des autres au point d’identifier une succession ? Chimpanzés et bonobos répondent à certains aspects. Ils disposent d’un espace social, leur prototechnique les conduit à un embryon de « monde », ils savent, dans certains cas, transposer une expérience.
Nous gardons ces groupes d’hypothèses, de François Sigaut et de Peter Sloterdijk, afin de les confronter à une hypothèse générale qui se veut phylogénétique et non ontologique.
La verticalité comme première expérience technique
Si nous trouvions une pratique technique première demandant le partage de l’attention, participant au plaisir de la réussite, qui se montre indépendante du sexe et qui favorise le partage d’expérience, il y a de fortes chances qu’il pourrait s’agir d’un processus fondateur. L’hypothèse que nous poserons ici, c’est que ce qui fonde la lignée buissonnante (autrement dit macroévolutive), dès les origines, des homininés est la première technique qui différencie directement et précisément la lignée des homininés. Elle est si significativement technique, que même après les six millions d’années d’évolution qui nous séparent des chimpanzés, nous devons encore l’apprendre. Elle qui s’appuie largement sur les analyses de Leroi-Gourhan, et part de l’idée que la posture verticale n’a rien chez l’humain d’une posture purement biologique. Elle est socialement et cognitivement construite. C’est un apprentissage technique relativement peu conscient, mais c’est un apprentissage. Ceci peut, à bon droit, faire bondir les biologistes. Il y a un accord indéniable entre cette posture et la spécialisation des jambes et des bras, la morphologie des pieds, ou les courbures de la colonne vertébrale, ou encore la concentration du système digestif, l’évolution du bassin, la position de la tête avec évolution de l’os occipital et le déplacement du foranem, etc. Toute l’organisation morphologique, physiologique et neurologique concorde avec la verticalité.
Selon la thèse ici défendue, ce sont des adaptations sélectionnées postérieurement et cela est vérifié. Le bipédisme vertical d’Homo sapiens n’est pas celui de l’australopithèque. Toutes ces adaptations sont le résultat d’évolutions, à des moments différents, durant au moins trois-millions d’années après la preuve de bipédisme. Les australopithèques et les paranthropes montrent une posture verticale stabilisée, même si la démarche était chaloupée. Certains éléments musculosquelettiques le prouvent ; cette adaptation morphologique est très loin d’être complète. Elle a demandé a minima deux-millions d’années pour être stabilisée puisque Sahelanthropus tchadensis, daté de sept millions d’années, semble bipède.
La posture verticale et la marche bipède sont des construits qui dépassent largement la seule biologie, même aujourd’hui, après plus de cinq millions d’années d’évolution durant lesquelles la biologie s’est adaptée et que la démarche verticale est obligatoire, dans le cadre de la morphologie et de la biologie humaines modernes (longueur et forces relatives des jambes et des bras, position de la tête, épaules mobiles, courbures de la colonne vertébrale, articulation des hanches, système digestif « condensé », etc.).
En premier lieu, cette verticalité continue à poser des problèmes, par exemple la fragilité des lombaires, la supination ou pronation des chevilles. Ensuite, il apparaît que l’enfant apprend à marcher, et ce progressivement, dans le cadre d’efforts réels en réponse le plus souvent à des stimulations parentales, et de toute façon dans le but d’imiter. Tous les enfants n’apprennent pas à marcher à la même vitesse ni de la même manière. Le plaisir de la réussite est très visible chez l’enfant qui fait ses premiers pas. Apprendre à marcher est un effort récompensé, et le partage de l’attention entre « comment s’y prendre » et « pour quoi faire » paraît difficilement niable. Cet apprentissage est d’ailleurs émouvant par l’effort qu’il demande, malgré l’aspect hésitant des premiers pas ; il est récompensé par la réussite.
Georges Vigarello (2018) montre que la verticalité du corps est une représentation. Le redressement du corps est issu d’une volonté, demande des exercices et un long apprentissage. Ce redressement demande un travail qui mobilise ce sixième sens dit kinesthésique et dont l’organe est le système vestibulaire de l’oreille interne (Berthoz, 1997) lequel ne s’est développé de manière accentuée qu’à partir d’Homo Erectus (Skoyles, 2006), permettant un accroissement de taille, puis la course d’endurance. Cette verticalité se travaille et les exercices de gymnastique qui demandent des courbures vers l’arrière sont impossibles pour les autres primates supérieurs (Skoyles, 2006).
Cela ne signifie pas que la marche soit optimisée, après quelques millions d’années. Il faut, encore aujourd’hui, savoir bien marcher, mais de manière différente pour, par exemple, faire le métier de top-modèle, pratiquer la randonnée ou la marche en montagne, pratiquer le « pas de l’oie » ou toute marche collective cadencée, la marche rapide en compétition.... La marche est une activité technique influencée par la culture, ce que dévoilent de simples observations à l’international. Marcher, courir, nager, plonger sont des apprentissages. Mauss (1936) et Haudricourt (2010) ont montré qu’il existe de nombreuses techniques corporelles. Mauss écrit : « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exacte¬ment, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps ». Mauss puis Haudricourt, montrent que l’homme a fait de son propre corps à la fois l’objet technique immédiat et ce par quoi il accède à la technicité qui va lui permettre de développer des outils et instruments. Notre hypothèse est que la première étape dans la technicité corporelle a été un apprentissage dans tous les sens du terme qui a créé, entre autres, les conditions de sélection d’une optimisation biologique de la marche puis de la course, sans pour autant qu’il ne soit pas possible de l’améliorer par l’apprentissage. Cela a en même temps libéré les mains en créant les conditions de leur utilisation optimale. Mains libres en permanence et verticalité permanente sont inextricablement liées (cf Leroi-Gourhan).
Ce n’est donc pas, selon ce raisonnement inversé, à cause des outils qu’il a construits que l’homme a fini par employer son corps comme un objet technique. C’est parce que ses ancêtres ont appris à utiliser leur corps techniquement dans un contexte de « résolution de problème » que s’est développé peu à peu la « posture technique ». De là, leurs descendants ont pu, peu à peu, apprendre à la déployer sur les objets en prolongement de leur corps et ce d’autant que les prémices de l’utilisation d’outils étaient déjà présentes : on les retrouve chez les primates non humains. Quand un chimpanzé lance des pierres ou qu’il utilise une tige pour prendre des termites, il faut bien qu’il trouve une posture libérant au moins un bras.
Les humains partagent avec les bonobos ou les chimpanzés énormément de caractéristiques qu’il est possible d’identifier (de Waal, 2011, 2015). En revanche, les humains maîtrisent une technique qu’ils doivent apprendre, très jeunes ; il suffit d’observer des enfants qui apprennent à marcher : porter et lancer des objets en marchant debout est l’un de leurs premiers plaisirs techniques. Les chimpanzés y arrivent, mais avec une difficulté réelle et de manière aléatoire.
Si apprendre à marcher reste un apprentissage pour un petit enfant, encore bébé, mais qui est rendu possible par cette double caractéristique qu’est « le plaisir de la réussite » et « le partage de l’attention », que dire d’une telle réussite chez nos lointains ancêtres, avant les australopithèques ? Ils ne disposaient pas du système vestibulaire de l’oreille interne. Qu’est-ce qui a pu conduire à cet effort et comment cela a-t-il pu se passer ? Je propose ici une hypothèse qu’il va certainement être difficile à falsifier (dans le sens de Popper), mais qui peut ouvrir des pistes tant philosophiques que scientifiques. Je vais d’abord la déployer pour la critiquer et en même temps procéder à un élargissement par des variations possibles.
L’évolution posturale des chimpanzés, en conditions « sauvages », a été étudiée par Sarringhaus et col. (2014) selon une approche qualitative (jusqu’à quatorze modalités de déplacement) et quantitative (une communauté de 160 individus classés en quatre classes d’âge.). Cet article montre que les petits se tiennent bien plus souvent verticalement que les adultes que ce soit par suspension par les mains, en grimpant dans des arbres ou en marchant. Ils marchent en bipède aussi plus souvent que les adultes, mais l’écart est moindre. Ils passent presque deux fois plus de temps à se déplacer que les adultes. La marche quadrupède se développe progressivement avec l’âge. Des recherches sur le passage à la bipédie montrent que des conditions spécifiques (tas d’aliments, aliments en hauteur, portage d’objets, nécessité de vigilance) sont des processus plausibles qui peuvent avoir conduit à la bipédie chez les homininés puisqu’ils poussent des chimpanzés à être momentanément bipèdes (Videan et McGrew, 2002). Par ailleurs l’étude de la bipédie facultative chez les primates non humains montre que la bipédie n’est pas erratique, elle est déjà structurée (Druelle et Berillon, 2014). Depuis une quinzaine d’années, les études sur la bipédie des primates supérieurs non humains sont très nombreuses et montrent que le passage à la bipédie peut être spontané, mais aussi entraîné, et qu’il pourrait exister plusieurs voies différentes pour réaliser cette bipédie. La bipédie de type humain est énergétiquement avantageuse (Sockol et col., 2007) mais elle provient d’une pression de sélection de longue durée. La stabilisation du corps, verticalement, demande un développement cérébral accru, ce qui est proprement humain, mais apparaît tardivement avec Homo habilis puis Homo Erectus (Schmid, 2004 ; Bramble et Lieberman, 2004). La spécificité de la bipédie verticale humaine est fondée sur le sens de l’équilibre (Berthoz, 1997 ; Skoyles, 2006). Il a fallu plus de deux millions d’années pour passer d’une marche qui ressemble à celle d’un petit chimpanzé, même si la morphologie s’y est adaptée, par sélection, aux spécificités de la verticalité humaine, c’est-à-dire des australopithèques à Homo erectus. C’est également le temps qu’il a fallu pour que le cerveau double en volume et pour que la technicité atteigne un niveau élevé de spécialisation. Les australopithèques sont petits, mais les dernières découvertes de traces de pas à Laetoli montrent à la fois une bipédie originale et une forte variabilité de la taille des individus (Schmid, 2004 ; Hatala et col., 2016) ; l’accroissement de la taille des hominines a été rendue possible par l’acquisition du sens de l’équilibre.
La marche verticale des petits bonobos ou chimpanzés n’est pas un construit collectif. Ce qu’auraient appris ceux qui devinrent des bipèdes ancêtres des humains, australopithèques ou autres espèces voisines, c’est seulement à maintenir la marche debout au-delà de l’enfance, selon une forme d’apprentissage transmis. La morphologie a commencé à s’y adapter, mais les mécanismes biologiques d’équilibre se mettront en place bien plus tard. Si on admet que la verticalité est neuronalement et culturellement construite, conformément au modèle de la cognition incarné, il faut bien qu’il y ait eu un commencement. Notons que prendre bonobo et chimpanzé comme contreréférents à la marche bipède pose un problème conceptuel. Il y a au moins 6 millions d’années de divergence évolutive entre humains et chimpanzés. Donc un caractère commun, ici se tenir droit petit, est-il pris ici comme une indication de caractère archaïque ou de caractère dérivé ? On sait bien qu’en taxinomie une conclusion est impossible sur la base d’une simple comparaison. Mais notre but n’est pas taxinomique, car les relations entre bonobo, chimpanzé et humain sont analysées depuis longtemps et les proximités sont certaines. Il s’agit seulement ici de comprendre comment la technique utilisée de manière continue a pu apparaître chez l’humain, les deux autres espèces « ayant pris d’autres choix ». La bipédie, chez les primates non humains, n’est ni erratique ni problématique (cf. ci-dessus). De plus, on constate que chez les deux espèces les plus proches elle existe davantage chez les petits. Les conceptions de Sigaut et Sloterdijk conduisent, logiquement, à poser l’hypothèse de la verticalité comme première technique continue, chez les enfants, avant la puberté, à l’époque où les capacités d’apprentissage sont maximales, ce qui s’avère correspondre aux autres exigences conçues par ces deux auteurs. L’intuition immédiate qui suit serait que la verticalité/bipédie concerne l’ancêtre des trois espèces… De fait, notre modèle basé sur l’apprentissage permet simplement de reconcevoir le problème et d’éliminer l’a priori des thèses fondées uniquement sur le milieu (Picq et Coppens, 2001).
L’argument contradictoire que l’enfant humain apprend à marcher plus tardivement, rarement avant seize mois, à l’inverse du bonobo ou du chimpanzé, ne tient pas compte de la phylogenèse ; l’enfant humain, altricial, apparaît plus de quatre millions d’années après l’apprentissage de la verticalité ; il garde, durant le premier mois, une sorte de « réflexe de la marche », trace de la phylogenèse, qui s’efface ; il marche à quatre pattes avant d’apprendre à marcher verticalement. La néoténie du fœtus et du nourrisson n’existait pas chez les premiers bipèdes qui ont un cerveau de grand singe, entre 350 et 450 cm3, elle est advenue des millions d’années après, ce qui a progressivement décalé l’apprentissage de la marche, déjà constituée au moins deux millions d’années auparavant. Mais il est de fait un être néoténique par la verticalité, caractéristique d’enfance des primates supérieurs.
On peut imaginer une hypothèse contre-intuitive, éclairant sous un nouveau jour l’émergence de l’humanité, qui intègre les connaissances actuelles. On peut concevoir un groupe qui maîtrise comme tout chimpanzé ou bonobo9, un minimum de technique, groupe dans lequel les petits apportent des noix, ou tout autre produit ou fruit sec à décortiquer ou à casser, aux adultes pour qu’ils réalisent ce travail. C’est ludique et efficace. Cela fonctionne si bien que, peu à peu, dans ses déplacements, le groupe s’organise avec des mâles en périphérie pour protéger le groupe ; d’autres, au centre, mâles ou femelles, cassent les noix et les petits amènent toutes ces sources alimentaires potentielles qu’ils trouvent… Une sélection opère sur les petits les plus actifs et les plus habiles. Une forme de travail ou d’activité des jeunes, ludique et impliquant une forme de compétition, collectivement orientée, se met en place, car ils sont plus capables que les autres d’apporter des produits à casser ; ils peuvent en prendre dans les mains et se déplacer. Cette exigence, qui peut être négative dans la survie des petits, favorise ceux qui sont plus efficaces et qui savent maintenir la posture verticale, libératoire des mains, plus longtemps. Cela favorise le « plaisir de la réussite » et le « partage de l’attention ». Il suffirait des processus de ramassage et de transport d’aliments à préparer, exigeant la bipédie, ou encore de protection et de lançage de pierre contre des prédateurs, ou encore de lancer de pierre pour atteindre de petits animaux comestibles, ou toute autre condition sélectionnante favorable, dans des conditions durables, pour qu’au moins les deux premières conditions posées par Sigaut soient dans une situation de réalisation possible.
On peut insister ici sur le rôle du jeu et imaginer un scénario, ludique, coopératif et « agonal » selon l’expression de Huizinga (1938), c’est-à-dire construit selon la logique de la compétition, avec une sélection. Caillois reprendra la dimension agonique du jeu, et on sait l’importance du concept d’agonicité en anthropologie. Dans un tel groupe, la posture verticale s’impose peu à peu dans la durée, jusqu’à libérer, après moult générations, les petits de l’obligation qui leur incombait dans la mesure où tous, peu à peu, deviennent verticaux, et, à cause du plaisir de cette posture, la conservent et l’exigent de leurs descendants. Cette mise en activité orientée des jeunes aura libéré tout le groupe, dans la durée, mais en produisant une obligation collective à la posture verticale avec ses conséquences morphologiques dans la durée. On peut aussi imaginer que les groupes vivent dans un environnement où prolifèrent les petits rongeurs, qui vont parfois s’abreuver et s’aventurent là où il y a de quoi manger. Le jeu des petits est d’assommer une de ces petites bêtes en leur jetant des pierres et de les apporter comme nourriture. Il faut juste savoir viser et se tenir vertical, et ainsi, selon Sloterdijk, « être déjà un coproducteur de la clairière. »
Il peut y avoir de multiples modulations de cette hypothèse, entre autres concernant le milieu et ses ressources ou les raisons de cette nécessité de rester vertical plus longtemps (par exemple, que, comme c’est un indicateur d’enfance, d’autres formes de compétition n’ont pas lieu, ou que c’est un jeu de petits et d’enfants qui valorise cet état pour les adultes). Mais le principe à retenir reste une exigence collective sur un effort de verticalité prolongée des petits. On peut imaginer que l’ancêtre commun aux humains, bonobos et chimpanzés avait une enfance plus longtemps verticale, qu’il a initié ce mouvement, et que chimpanzés et bonobos sont issus d’une autre évolution, retournant à une marche quadrupède avec inversion des positions des mains sur le sol… Cette hypothèse ressemble à celle de Pascal Picq qui soutient que l’ancêtre commun était bipède et que les chimpanzés ont « perdu » la bipédie ultérieurement, davantage d’ailleurs que les bonobos ; chimpanzés et bonobos peuvent être compris comme des lignées parallèles qui pour différentes raisons ont évolués hors d’une verticalisation obligatoire. On connaît la marche quadrupède originale des chimpanzés et bonobos dont les membres antérieurs s’appuient sur les phalanges. Elle suggère une « sortie de la bipédie ». Mais cela suggère aussi une multiplicité de trajectoires vers la bipédie et des séparations complexes pour les trois lignées restantes avec des métissages et tous les intermédiaires durant de nombreuses générations… Mais cela ne modifie pas notre hypothèse. Cela suggère du temps, de la variété, bref, de la buissonnance évolutive.
L’aspect spéculatif de cette hypothèse est clair. En revanche, la rejeter selon la raison qu’on n’a vu nulle part chez les primates supérieurs non humains de tels comportements est contradictoire. Si ces comportements y étaient courants l’hypothèse serait erronée. En revanche la question est de savoir si ce serait possible… L’aspect crucial est la valorisation collective de la posture verticale dès le plus jeune âge.
Cette hypothèse a quatre avantages : 1) elle est conforme au schéma d’exaptation/transposition suggéré par Nietzsche (1987) et des biologistes évolutionnaires modernes (Gould et Vrba, 1982) ; 2) sélectionné à cause d’un comportement collectif, l’intérêt multifonctionnel de la verticalité n’apparaîtra que progressivement et selon des modalités diverses ; 3) même si la posture verticale libère les mains, c’est aussi l’usage des mains durant un déplacement pour transporter ou saisir des objets qui a poussé à sa conservation dans la durée, sous pression de sélection ; 4) une pratique considérée a priori comme une forme de désagrégation des logiques de survie biologique primaire pourrait avoir conduit à une posture favorisant les échanges et donc à un développement du relationnel.
Cette hypothèse suppose qu’une légère évolution des rapports sociaux, qui peut avoir dépendu d’évènements aléatoires, pourrait avoir conduit à un partage des tâches correspondant à des caractéristiques biologiques, elles-mêmes soumises à sélection, pour en retour mener à une transformation profonde des relations interindividuelles. L’intrication du social et du biologique serait, de fait, à l’origine de la famille des homininés grâce à un apprentissage spécifique : la verticalisation.
On peut imaginer de nombreuses conditions environnementales. Mais l’hypothèse d’un allongement dans le temps de la verticalité des jeunes doit être pensée selon des conditions sociales qui sélectionnent une verticalisation plus longue. Si c’est accompagné du plaisir de la réussite — c’est-à-dire qu’un aspect social, ludique, agonal et coopératif est impliqué — là encore, ce sera sélectionné comme apprentissage, même si la population reste réduite. La sélection peut avoir lieu en bordure de forêt, ou dans une forêt clairsemée, en bordure de rivière, avec de nombreuses modalités favorisant le maintien de la posture verticale. Il est cohérent qu’il s’agisse d’un apprentissage, sous pression collective ; cet apprentissage modifie les conditions d’existence ; celles-ci modifient la pression de sélection ; cette dernière favorise un apprentissage plus efficace. Elle a lieu avant la puberté. Il est concevable que cette pression de sélection pour une posture plus durable verticale des petits soit venue d’un changement même léger de la vie collective, lequel a été suffisamment durable pour entraîner des modifications musculosquelettiques détectables et en conséquence une sélection accrue vers la verticalisation durable.
Une toute autre piste laquelle est complémentaire de notre problématisation serait que la pression de sélection s’est faite directement sur la chasse. Il existe actuellement des chimpanzés de savane chasseurs avec des outils et ayant alors une posture de bipèdes (Pruetz et Bertolani, 2007). Cela montre, par les faits, un comportement ignoré chez des groupes de chimpanzés, à savoir l’utilisation et la construction d’outils spécifiques pour la chasse sachant que, dans cet exemple précis, les femelles et les chimpanzés immatures manifestent ce comportement plus fréquemment que les mâles adultes… Inversement le milieu de vie des bonobos ne les poussent pas dans cette direction.
La naturalisation de la verticalisation, point de vue qui semblerait dominant à ce jour, conduit à des problèmes insolubles, et en particulier elle ne peut comprendre le fait que le premier objet technique de l’humain est son propre corps et que la verticalité reste un apprentissage… Le film grand public Bonobos réalisé par Alain Tixier raconte l’histoire d’un petit bonobo orphelin du Congo, appelé Béni. Claudine André, qui a ouvert une réserve unique au monde, l’a sauvé et va lui réapprendre la vie en communauté. Jaloux d’un camarade sachant nager facilement, le jeune bonobo, au risque de sa vie, va vouloir savoir nager mieux que son concurrent… Si un bonobo peut « forcer son corps », pourquoi pas un préhomininé ? Et ne serait-ce pas une indication que nos ancêtres communs étaient à l’origine de cette verticalisation ? Il suffirait que cette compétition devienne collective.
Résumons notre proposition : ces préhumains étaient déjà techniciens puisqu’ils cassaient des noix avec des pierres, ou ils construisaient des outils pour chasser. Du coup, la verticalisation n’est pas l’apprentissage originaire qui aurait amorcé la coévolution technique/néoténisation, mais « seulement » la posture nécessaire et quasi « volontaire » face à une situation collective l’exigeant, mais cela, collectivement et dans la durée et non juste pour un bonobo qui est mis au défi une fois, de maîtriser un savoir-faire.
Ce n’est pas la verticalité qui a été conservée, durant ces millions d’années, c’est la volonté « d’être debout », expression qui garde encore aujourd’hui, des millions d’années après, le sens immédiat que chacun, chaque individu, chaque ancêtre de la lignée qui a conduit à l’humain a certainement ressenti. Être debout, c’est être vigilant, attentif, précis ; c’est, pour un humain, « être vivant ». Selon cette hypothèse, être debout est l’acte fondateur qui va ensuite entraîner, sans que ce soit totalement déterminé, les différents « choix » qui conduiront à l’humain. Car s’il existe un critère, le plus ancien, qui nous sépare des paninés, c’est bien le maintien de la verticalité et cette capacité d’attention soutenue, nécessaire à la survie. Comment cela s’est-il fait ? Un récit a au moins l’avantage de faire sentir où se situe « le nœud » du problème. L’hypothèse faite ici peut se résumer à : les premiers groupes dans lesquels le maintien et la poursuite de la verticalité durant l’enfance, selon un processus d’apprentissage collectif, a amélioré la survie, la croissance démographique et la prolifération des groupes, ont créé la séparation progressive des homininés ; le chemin qui se trace en marchant est désormais ouvert (Machado, 1912).
L’australopithèque est issu d’une des lignées qui ont appris à marcher verticalement. Ce fut laborieux, de l’ordre de deux millions d’années, ce n’est pas très élégant ; cette marche devait demander un réel effort, surtout si c’était le résultat d’un apprentissage, dont l’avantage collectif dépassait les inconvénients pour les groupes ayant ainsi évolué. L’être debout regarde dans un état de tension supérieur… Ses mains sont libres, il peut mieux s’en servir… La clairière de l’être commence à s’entrouvrir. L’apprentissage d’une technique permanente collective ludique, coopérative et agonale toute la vie crée les conditions d’une sélection dans la durée.
Il reste une question philosophique. Cette proposition n’est-elle pas un déplacement de la question ontologique ? Comment vient la technique, même corporelle ? Est-ce l’artificiel contre le naturel, ou est-ce que l’artificiel fait partie du naturel, sachant qu’une seule lignée a maintenu l’artificiel ? Il faudra questionner davantage ce point supposé fondateur, mais, de fait, le but de cette hypothèse est de répondre à deux questions. Quel processus peut être mis en œuvre, durant ce lointain passé, pour qu’il puisse ensuite être un moteur évolutif compréhensible dans cette évolution vers l’humain, laquelle sinon reste juste un descriptif empirique ? Nombreux sont les chercheurs qui postulent une coévolution technique et biologique. Mais comment ? Cette hypothèse n’en fournit-elle pas la clé ? Ce serait déjà suffisant de vérifier que c’est le cas. Après, il sera possible de philosopher sur cette origine problématique qui est bien antérieure ; il semble que nous ayons désormais le moyen (les outils) pour l’entreprendre…
La deuxième question à laquelle répond cette approche est la question de la sélection de l’apprentissage. La verticalité comme source permanente de l’usage technique appris met en place une relation nouvelle à l’usage des outils que n’importe quel primate supérieur est capable d’avoir. L’usage technique devient un processus sélectif, même si, au début cela peut « n’être qu’un jeu ». Plus généralement, l’interaction corps – outil est coévolutive s’il s’agit d’un apprentissage. On a donc une configuration ou l’amélioration de l’apprentissage entraîne l’amélioration de l’outil et réciproquement. L’apprentissage peut être à la fois sélectionné et sélectionnant. Sans une technique, selon la définition proposée, il ne peut y avoir de sélection de l’apprentissage ; cette technique, même corporelle, se construit par la polarisation de l’individu biologique et d’un apprentissage. C’est conforme à la thèse de suppression des corps de Sloterdijk.
Que tous les bipèdes verticaux ne conduisent pas au développement d’outils n’est pas en contradiction avec l’hypothèse. Si la verticalité semble nécessaire à la technicité outillée, on peut concevoir qu’elle est suffisante pour créer les conditions d’une technicisation artéfactuelle conséquente et non pour la produire.
Les conséquences de la verticalité
L’accentuation du partage de l’expérience est une conséquence de ce processus de verticalisation. L’apprentissage collectif de la verticalisation mêle compétition et coopération sur les tranches d’âge du début de l’autonomie. Si cela peut s’apprendre, cela peut s’imiter, s’émuler. Les neurones miroirs sont un groupe de neurones cérébraux, présents chez tous les singes ; ils sont activés aussi bien lorsqu’un individu exécute une action que lorsqu’il observe un autre individu exécuter la même action, ou même lorsqu’il imagine une telle action — ici dans un contexte humain (Rizzolati et Sinigaglia, 2008). L’effort pour le maintien de la verticalité a été partagé, cela ne peut être un effort strictement individuel : l’invention de la verticalité est une co-invention de la socialisation.
Il en est de même pour l’échange entre les sexes puisque cette technique aurait été acquise avant la différenciation sexuelle des individus prépubères. Si une sélection générale, non sexuelle, a lieu à la fin de la petite enfance, cela permet aussi de comprendre la moindre différenciation sexuelle des humains et l’accès à la technicité indépendamment du sexe. C’est un collectif, mâles et femelles prépubères, qui concourt… La sélection est identique chez les deux sexes et ils sont mêlés dans la compétition. La faible différenciation morphologique et biologique entre fille et garçon avant la puberté, telle qu’elle apparaît dans un contexte de non-différenciation des activités, suggère qu’il a bien existé une sélection homogène indépendante du sexe sur la petite enfance, pour tout ce qui concerne la verticalité.
Cette hétérochronie dans le développement, qui est sélectionnée par l’organisation sociale de cette activité d’apprentissage collectif, ne concerne que la position debout et la libération des mains. Ce sont donc des modifications au niveau de gènes homéotiques ; la mutation supposée par F. Sigaut est donc bien sélectionnable selon un processus concevable. D’ailleurs, même chez les chimpanzés ou les bonobos, il y a une variabilité quant à l’importance relative de la verticalité d’enfance, ce qui est propice à la sélection (Sarringhaus et col., 2014) si les conditions le permettent. Ce processus de sélection favorise aussi toute mutation entraînant de nouvelles connexions neuronales accentuant le plaisir de la réussite — nous avons vu qu’il existait déjà chez les primates non humains, peut-être moins accentué que chez les humains — et bien sûr le partage de l’attention favorisé par l’apprentissage d’une posture permettant des activités manuelles. C’est qualités sont variables chez les chimpanzés et bonobos, comme elles le sont chez les humains. Il s’agit d’un processus sélectionnant ce qui lui permet d’émerger. À partir de ce moment, une nouvelle pression de sélection se met en place qui favorise tout changement cérébral en faveur de l’aptitude à apprendre.
Les conditions de la sélection de cette posture sont décrites ici comme des problématiques d’organisation sociale, de partage des fonctions selon l’âge, et donc d’une forme de spécialisation d’une structure déjà sociale. L’apprentissage est partagé au moins dans le cadre d’une classe d’âge, indépendamment du sexe. Il s’agit donc de modifications sociales, organisationnelles, associées à des techniques de protection du groupe et d’alimentation, probablement permises par un environnement suffisamment vaste et hétérogène de manière non excessive permettre le déplacement dans des zones productrices d’aliments à récolter.
Cette hypothèse répond ainsi aux quatre critères nécessaires posés par F. Sigaut pour l’émergence d’une technicité. Elle répond aussi à la problématique que Peter Sloterdijk avait identifiée. L’isolation, ainsi que la suppression des corps, se crée avec et par l’activité des jeunes. L’optimisation de leur activité sera réalisée par la protection générale des adultes ; ceux, à l’extérieur du groupe, qui créent l’isolation, et ceux qui utilisent ce qui est apporté pour le rendre consommable. Ce sont de faibles variations dans les jeux des petits, associées à une protection des adultes qui crée, par interactions progressives, dans la durée, une structure adéquate de la mise en activité des enfants, selon une logique ludique, quoique dangereuse, de compétition. On peut imaginer la mobilisation des petits à lancer collectivement des pierres vers les prédateurs, ou la récolte de fruits accessibles par la verticalisation. Mobilisation qui peut être vécue par eux comme ludique tout en étant d’un intérêt immédiat,
Cette société reste celle d’un singe supérieur, mais structurée par une répartition des tâches impliquant les petits. L’évolution des sociétés des chimpanzés et des bonobos montre des divergences profondes entre elles. Dans cette même durée, l’évolution des bipèdes est venue d’une sélection qui provoque une transformation progressive des enfants évoluant comme adultes vers la verticalité. La sélection peut être intra et/ou intergroupe ; les groupes qui ont plus de jeunes dans cette activité demandant la verticalité seront plus performants pour le développement de leurs populations. Le différentiel intra ou intergroupe doit avoir un effet sur la reproduction. Il y a donc une sélection dite « hiérarchique » ; elle concerne des groupes, des ensembles de groupes, des populations plus ou moins importantes, mouvantes, interfécondes.
Cette verticalisation progressive est un processus néoténique. Les enfants, par la sélection sur leur activité, gardent, au bout d’un certain nombre de générations, une caractéristique d’enfant, dont la verticalité, jusqu’à la puberté. C’est l’ouverture de la clairière heideggérienne ou l’ouverture des possibles… Le jet de pierre précis devient une conséquence de cette verticalité, car un chimpanzé sait jeter des pierres, mais moins habilement. La verticalisation, associée au lancer d’objets, comme processus issu d’un apprentissage, sélectionnant la néoténisation, répond aux caractéristiques identifiées par François Sigaut et Peter Sloterdijk. Cela a pu se mettre en place durant de nombreuses générations, en plusieurs endroits de cette grande Afrique, mère de l’Humanité.
Cet acquis d’une verticalité « non naturelle » mais construite peut être diverse, elle pourrait se perdre, une naturalisation pourrait s’installer ou au contraire un arrêt de la verticalisation dans des lieux peu propices. Notre hypothèse conduit à la nécessité que, pour la lignée « tortueuse » qui mène à l’humain, cette naturalisation n’a pas eu lieu. La verticalisation étant une ouverture de possibles doit entrainer une évolution « buissonnante », et c’est bien ce qui se découvre toujours davantage (Hublin et Seytre, 2008). Les données disponibles montrent qu’il a existé plusieurs « espèces » verticales, en forte proximité de l’origine, dont certaines se sont spécialisées et ont fini en impasse. D’après la confrontation des données moléculaires et paléoanthropologiques, il semble que la séparation entre paninés et homininés ait eu lieu il y a 6 – 8 millions d’années, date voisine de celle de Sahelanthropus tchadensis. Sur une durée, qui va de -4 millions à -2 millions d’années, de nombreuses espèces d’australopithèques ou de genres proches ont été découverts. Parmi eux, il est frappant que A. afarensis et A. africanus soient considérés comme les plus proches de nos ancêtres ; il s’agit des plus graciles, ceux dont le caractère néoténique est le plus accentué ; l’organe de l’équilibre n’étant pas encore adapté, la petitesse et la gracilité sont avantagées. Déjà la néoténie est la marque de l’apprentissage.
Ce qui leur a permis de traverser les centaines de millénaires et de donner des successeurs, vient de cette fragilité propre aux espèces bipèdes techniciennes, dont la marche n’est pas naturellement assurée, mais est le résultat d’une pression collective, d’un apprentissage, qui définit l’approche technicienne. Plus gracile parce que plus technique, tel serait le secret de notre origine et de notre évolution. Cette bipédie a été inscrite dans la pierre, à Laetoli, en Tanzanie. Rien n’est définitivement gagné ; à chaque étape nouvelle, la bifurcation est très souvent signifiante. Soit c’est la régression et la naturalisation, soit c’est la poursuite de l’effort technique, de la construction d’une enveloppe sociale protectrice et émulatrice, ce qui se voit par l’apparition de nouveaux outils ou par les traces de ces outils. On pourrait généraliser : tant qu’il n’y a pas de naturalisation de la verticalité la coévolution hominidé – technique peut se poursuivre. On pourrait ici imaginer un concept de « forçage évolutif », mais cela semble un peu tôt. Il reste que la suite de l’évolution vers l’humain, puis pleinement humaine, montre que l’acquisition du « forçage évolutionnaire » est un acquis de la posture propre à l’humain, ce qui ne signifie pas qu’il sait où il va. Cela signifie qu’il prend des choix qui ont des conséquences évolutionnaires importantes, mais pas en toute connaissance de cause… La naturalisation a pour conséquences un rétrécissement des possibles et donc, sur le long terme, un manque d’adaptation face à un changement.
On peut aller plus loin, mais ce n’est pas l’objet de cet article : il s’avère que les humains ont domestiqué des animaux chez qui ils ont sélectionné des comportements néoténiques et en particulier le partage de l’attention. Autrement dit, on pourrait définir le processus décrit, en référence à Peter Sloterdijk, mais aussi à d’autres auteurs (par exemple Hare et Tomasello, 2005), comme une autodomestication. Ce raisonnement pourrait même être élargi aux plantes domestiquées. Ce processus pourrait même avoir eu lieu en dehors de l’espèce humaine, par exemple, différemment, chez les bonobos (Hare et col., 2012). L’analyse de la domestication et de l’autodomestication pourrait être une théorie plus générale du processus qui a mené vers l’humain, sauf que, chez l’humain, cette autodomestication aurait impliqué directement une approche technicienne, celle qui sera appliquée aux animaux domestiqués.
En effet, après la marche, ou parallèlement, il y a la course, le développement des aptitudes manuelles, l’intensité relationnelle, la formation du couple, l’accroissement de la solidarité collective et de la fermeture relative du groupe, lesquels permettront d’explorer l’environnement en emmenant son monde avec soi. La sélection collective technicienne, dès l’origine, exigeant la tension de la verticalisation, et maintenue telle quelle, est certainement le secret de ce qui finalement — en six ou sept millions d’années —, a donné l’Homo sapiens.