Plan
Introduction
L’idée de cette intervention provient d’une triple menace : celle, ravivée par la guerre en Ukraine, d’un conflit nucléaire ; celle dans le même contexte, d’un accident nucléaire majeur, dans la mesure où aucun périmètre de sécurité stable ne protège des combats la centrale ukrainienne de Zaporijjia ; et celle que fait planer à long terme sur la France la reprise du programme nucléaire civil comme mesure phare de la prétendue « transition écologique », sans aucune considération du fait que cette production extractiviste d’énergie n’est aussi jamais à l’abri d’un accident civil ou d’une agression militaire, le rapprochement avec la situation de Zaporijjia étant très soigneusement mis sous le boisseau par les pouvoirs publics.
C’est bien face à cette triple menace que nous nous interrogerons sur la possibilité, également l’efficacité d’un geste écologique qui serait aussi un geste de déconstruction. Très volontairement nous n’offrons pas de définition générale de la déconstruction ou de l’écologie – elles vont bien vite se déterminer ici l’une et l’autre dans les rapports qu’elles entretiennent entre elles.
Déconstruction et écologie
Ce rapport est double, comme on peut le voir à partir de deux gestes rapides, mais très significatifs, effectués par Jean-Luc Nancy. Dans Être singulier pluriel, Nancy trouve le terme d’ « écologie » trop général, si bien qu’il passe outre les tensions entre technique et politique : « il n’y a plus de polis lorsqu’il y a partout de l’oïkos », c’est-à-dire lorsque le monde est présenté comme un vaste foyer, une vaste famille, si vaste qu’il n’y a pour finir « pas plus oïkos que polis »1. La tendance à universaliser le modèle familial, sévèrement ciblé et critiqué par le marxisme, n’est ici pas simplement contradictoire, ou dialectique : elle nous laisse devant l’aporie d’un logos, d’une raison du monde, qui n’impliquerait plus aucune politique déterminée. C’est pourquoi ce geste de Nancy peut être dit déconstructeur, la déconstruction n’étant rien d’autre qu’une manière de relever les présupposés qui meuvent la pensée mais aussi bien l’arrête, la laisse en suspens : « l’écologie : quelle sémantique, quel espace, quel monde peut-elle offrir ? » Cette question en apparence rhétorique ne l’est donc pas, elle n’invalide pas l’écologie, elle la place vraiment en attente d’une réponse.
Mais, et c’est le sens du second geste, une réponse est déjà donnée par ce qui n’est pas l’écologie, par ce qui l’expulse du monde, à savoir la technique : car c’est elle qui détruit effectivement toute politique et tout foyer, toute manière d’habiter le monde. Dans les termes de Nancy, l’écologie n’a pas d’espace tant que règne « l’écotechnie », entendue comme mondialisation d’une technique qui n’a plus d’autre fin qu’elle-même, qui se nourrit entièrement d’elle-même tout en puisant dans l’ensemble des ressources terrestres. Ou plutôt, l’espace que se donne l’écologie s’avère maintenant non plus trop large mais trop restreint, face à l’exigence d’arrêter effectivement un processus technique qui se déploie de lui-même, et auquel Nancy donne donc le nom d’ « automation » : la question qui s’ouvre ici n’est plus celle « d’un secteur ou d’un aspect à quoi jusqu’ici renvoyait le mot écologie. Il s’agit bel et bien de la possibilité même de la poursuite de l’automation »2. Autrement dit, ce n’est pas l’écologie qui demande à être déconstruite, mais ce processus technique à la fois généralisé et autonome ; pour le dire encore autrement, l’écologie passe par cette déconstruction - elle est cette déconstruction.
Ces deux gestes font qu’écologie et déconstruction ne cessent de se rencontrer, ou même de se croiser. Il est possible de montrer que le geste écologique de la déconstruction est plus singulier, plus ciblé que ne le serait celui d’une écologie générale : mais dès lors la déconstruction se retrouve bien sur le terrain spécifique d’une des luttes écologiques. Il est possible de montrer, à l’inverse, que la déconstruction est plus générale que toute science de la nature ou science humaine abordant la question de l’environnement : il n’en découle pas moins qu’elle se situe alors au niveau du problème général de l’écologie, celui de l’à venir du monde.
Et c’est au centre de ce croisement (toujours décentré par la multiplicité des techniques et l’hégémonie de la technique) que se trouve le nucléaire : d’un côté, celui-ci n’est qu’un « secteur » de la technologie, impliquant une résistance écologique tout aussi sectorielle, et de même une déconstruction ciblée ; de l’autre, il est bien le paradigme, ou même la source (énergétique) d’une technique mondialisée, tout comme de la puissance de destruction propre à cette dernière. Pour ces deux raisons, complémentaires, le nucléaire est ce qui révèle le mieux en quoi la mondialisation de la technique implique un vide politique qui n’est autre que le sens actuel du politique. C’est donc à partir du nucléaire que l’écologie comme la déconstruction peuvent se montrer elles-mêmes tout entières politiques ; ou que l’écologie comme déconstruction peut ouvrir sur une autre politique que la mondialisation « écotechnique ».
Déconstruction de la guerre nucléaire
La déconstruction n’est à vrai dire ni une méthode, ni une logique générale : il lui revient de travailler à la fois de l’intérieur et de l’extérieur de champs particuliers, en fonction des occasions qui se présentent, et c’est ainsi que Derrida aborde le danger nucléaire dans une conférence tenue à l’occasion d’un colloque aux Etats-Unis s’interrogeant sur la possibilité d’un nuclear criticism, c’est-à-dire d’une critique littéraire qui se demanderait ce qu’il en est de la littérature à l’âge du nucléaire.
Le texte de Derrida est ainsi ciblé au point qu’il se déploie en « missives » qui sont autant de « missiles » visant le nucléaire lui-même. Mais ce thème restreint engage bien toute une époque et toute la déconstruction, au sens où celle-ci, ou du moins ce qui s’avance sous ce nom, « appartient à l’âge du nucléaire »3. Pour quelle raison ? Parce que ce dernier place l’humanité entière dans l’éventualité d’une « destruction totale », qui provoquerait l’effacement de toute trace. Or la déconstruction est justement cette approche qui montre que toute vérité pleine, toute certitude entière, est une vaste illusion qui ne laisse que des traces, à savoir de l’écriture, des textes ; voilà ce qui dissémine et écartèle toute certitude, y compris celle de la différence entre la réalité et la fiction ; l’effacement radical des traces est donc bien l’autre, à la fois pensable et impensable, possible et impossible, de la déconstruction comme de la littérature en général : ce qu’elle ne peut envisager que comme un inaccessible possible. La « destruction totale », comme résultat d’une guerre nucléaire totale, se présente déjà comme un indéconstructible en négatif, comme le pire événement, celui à partir duquel il est encore possible de souligner que tout l’univers du sens repose sur des archives, et que les archives sont, comme l’homme, indéfiniment vulnérables, fragiles, propres à s’effacer.
On pourrait penser ici que Derrida offre ainsi une version cultivée de collapsisme, invitant à stocker quelque part le contenu de Wikipédia pour que la civilisation puisse renaître après une catastrophe nucléaire radicale, ou, dans une version plus globalement écologique mais très fortement inspiré du collapsisme postnucléaire, après une catastrophe technologique radicale. Il n’en est en fait rien. Car, et c’est le deuxième acquis de ce texte, l’éventualité de cette destruction ne fait sens qu’en tant qu’elle est à la fois aussi irrécupérable qu’imprévisible : elle vaut ici et maintenant, now, non comme apocalypse, mais comme fiction et fantasme, une fiction concrète qui envisage la réalité de l’impossible et qui n’en reste pas moins une fiction. Et telle est bien la logique de la dissuasion : la guerre nucléaire est à ce point destructrice et inconcevable que l’apocalypse qu’elle produirait ne serait le lieu d’aucune révélation apocalyptique, puisqu’elle serait une apocalypse sans vérité, sans justice, sans apocalypse finalement ; si bien que la destruction se présente comme une réalité interdite, s’empêchant elle-même, rendant impossible l’usage de la bombe nucléaire. La fiction rationnelle qu’implique la dissuasion est donc la version rigoureuse, mais aussi la version inversée, de toute fiction postnucléaire fantasmant à la fois la destruction et la reconstruction du monde d’après.
Si l’on en restait là, cette pensée de la dissuasion ferait à vrai dire obstacle pour penser l’à venir du monde sous l’effet des destructions humaines de la planète : car justement, ce que ne cesse de dire les penseurs de l’écologie, c’est que la peur d’une destruction totale et brusque nous masque ce qui devrait tout autant ou plus nous inquiéter et nous mobiliser, à savoir un processus de destruction progressif qui a commencé avec la première Révolution industrielle et s’est fortement accéléré, sans pour autant se condenser dans un « jour j » : nous voyons au jour le jour, mais jamais assez, cette dégradation des conditions de la vie sur Terre, atteignant avant tout les êtres (animaux et humains) les plus vulnérables et épargnant les humains les plus riches en tant qu’ils ont les moyens de s’épargner eux-mêmes et de continuer à détruire les conditions de vie des autres. C’est là une autre apocalypse sans apocalypse, à la fois prévisible et représentable, que Derrida n’envisage pas ici puisqu’il pense la destruction sur le mode de la vitesse, de la quasi-instantanéité de l’attaque nucléaire, donc d’un passage brusque et violent à un irreprésentable identique, ou proche, du simple néant.
Mais ce n’est pas tout ce que nous apprend ce texte. Car par le biais d’une déconstruction de la logique de la dissuasion, d’autant plus rationnelle qu’elle repose sur la fiction, qu’elle rend indémêlable fiction et réalité, ce que vise Derrida, c’est la déconstruction de la souveraineté. Celle-ci est le plus haut des pouvoirs, et atteint donc son propre absolu dans la décision ultime d’exposer à la mort ses ennemis comme son peuple, donc dans la décision de la déclaration de guerre, portée elle-même à son apogée, du moins semble-t-il, par la décision de déclencher une guerre nucléaire. Et pourtant, celle-ci échappe tout aussi radicalement à la décision : utilisant un argument proche de celui de Gunther Anders ou de Paul Virilio, Derrida rappelle que la quasi-instantanéité du déclenchement d’un missile nucléaire et de la riposte de l’agressé équivaut à une vitesse qui dépasse toute prise de décision, qu’elle « gagne de vitesse, comme on dit en français, autrement dit double ou dépasse, et l’acte et la parole »4, si bien (Anders et Virilio) qu’il faudrait elle-même la dégager de la décision souveraine et la confier à l’automatisme d’un ordinateur ; il souligne également qu’aucune autorité compétente ou souveraine ne légitime une décision prise sans aucun modèle, sans aucun critère rationnel, puisque justement elle mènerait à une destruction totale qui serait aussi une autodestruction. Enfin, dans ce contexte, toute supériorité de puissance, toute prévalence dans les termes américains (« the US must prevail » selon la formule consacrée) devient impossible à prouver et parvient même à la preuve inverse5. Ainsi la souveraineté à la plus haute puissance est aussi la souveraineté sans pouvoir de décision, sans preuve et sans effectuation ; c’est une fiction située au cœur de la fiction de la dissuasion.
Il suffit sur ces bases, à notre avis, de montrer que la même souveraineté préside tout programme de production nucléaire civil pour entrer en plein dans la dimension écologique de déconstruction.
La souveraineté, l’écologie et le nucléaire
Très habituellement la montée en puissance des préoccupations écologiques implique le souhait d’une montée en puissance des souverainetés. Ce que l’on reproche en effet aux Etats, c’est de ne pas en faire assez : ni au niveau des concertations internationales, comme le montre le quasi-échec de la plupart des COP, les seuils de pollution atmosphérique et de réchauffement climatique qu’elles fixent se situant d’emblée au-delà des seuils objectifs qui autoriserait à maintenir le fonctionnement actuel de l’économie mondiale ; ni au niveau de chaque nation, qui ne respecte pas ces seuils, qui n’exerce pas de contraintes suffisantes sur les industries extractives et polluantes, qui reste coupable, comme l’est juridiquement la France, d’inaction climatique. Ces constats sont exacts, mais on en déduit un peu vite qu’il faudrait que le pouvoir se consacre plus à la transition écologique, qu’il résiste mieux aux multinationales, etc. ; selon la même logique, les électeurs font finalement plus confiance à des partis renforçant l’autorité de l’Etat, qui est alors censé régler tous leurs problèmes y compris celui du sauvetage de la planète, qu’à des partis écologiques qui placeraient la planète au centre de leur programme politique. Les anarchistes sont les premiers à s’inquiéter de la longue histoire qui lie l’écologie à l’Etat, voire à son renforcement, et ils n’ont pas tort6.
La voie que nous avons prise – et c’est ce que nous essayons de montrer, que la déconstruction, qui est toujours celle des principes, qui est toujours une anarchie, a prise – tend bien plutôt à montrer que la souveraineté n’est pas la solution d’un point de vue écologique, parce qu’elle est le moteur du problème. Il ne sert à rien d’attendre qu’elle manifeste plus de pouvoir, car le propre de la souveraineté est déjà de manifester son pouvoir d’une manière absolue, et cela dans la guerre. Or la guerre, qui bien sûr n’a jamais un bilan carbone très recommandable, ne vient pas d’une manière incidente ou accidentelle augmenter les effets néfastes de la technique. Elle est structurellement liée à la technique comme destruction de la planète tout comme elle est liée à la souveraineté. Elle révèle ce qu’est la souveraineté, comme technique de destruction de la planète.
Pour dire les choses autrement : l’Anthropocène, cette période où l’homme devient un facteur géologique déséquilibrant les équilibres vitaux de la planète, est certes un capitalocène. Comme l’expliquent Bonneuil et Fressoz dans L’Evénement anthropocène, la technostructure orientée vers le profit a fait basculer le système Terre, au point que l’Anthropocène est moins une époque de « l’homme » (concept abstrait, illusoirement dégagé de toute temporalité, spatialité et société) que l’époque du capital. Celui-ci, concentré dans une minorité de pays riches, externalise autant que possible les destructions de la nature, sous la triple forme de la captation de ressources, de la pollution industrielle et de la production de déchets, qui lui permettent d’assurer sa croissance. Mais l’Anthropocène, et les mêmes auteurs le disent bien, est aussi un thanatocène7 : la logique de la production implique celle de la destruction intentionnelle, la guerre est au centre de l’accroissement de la productivité et de celle du capital. Dans ce contexte, les destructions environnementales provoquées incidemment par l’industrie de l’armement, le fonctionnement des armées, les conflits eux-mêmes, aussi importantes qu’elles soient, sont l’arbre qui cache la forêt : à savoir que la grande accélération qui a suivi la seconde guerre mondiale a de fait soudé dans une nouvelle logique la technique militaire et la production en général.
Dans les années 50, c’est bien une intense économie de guerre qui s’est convertie partiellement en économie civile, provoquant un très vaste échange de techniques et de capitaux entre les armées et la société dite pacifique. Les explosifs de l’extraction minières héritent directement de ceux qui sont utilisés sur les zones de combat, les engins de construction immobilières héritent des chars d’assaut, les pesticides de l’agriculture intensive des recherches chimiques militaires, et c’est ainsi que les mêmes produits sont utilisés dans les champs et pendant la guerre du Vietnam. On assiste donc à la même brutalisation de la nature, qu’il s’agisse de procurer des ressources à une population, ou d’en détruire une autre par l’éradication de ses ressources et de son environnement.
L’apparente pacification des technologies militaires n’est donc toujours qu’apparente.
Et c’est ainsi, comme nous le rappellent encore Bonneuil et Fressoz, que le programme nucléaire des grandes puissances au cours de la seconde guerre mondiale a mené, après l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et de Nagasaki, à des programmes civils. Les premiers d’entre eux (Plowshare aux Etats-Unis, qui a eu son équivalent en URSS et ses partisans en Europe) ne visaient à rien d’autre qu’à un usage pacifique de la bombe atomique pour creuser des canaux, permettre aux autoroutes de traverser les montagnes, faire fondre des glaciers, exploiter des minerais… Les essais nucléaires à ciel ouvert pour préparer les prochaines guerres étaient en synergie complète avec ces essais nucléaires civils, dont 27 ont été effectué en 20 ans dans le contexte du programme Plowshare ; cela avant que les Etats-Unis et leur partenaire, le Canada, ne reconnaissent que leurs effets en termes de radioactivité n’étaient pas acceptables.
Tout se passe donc comme si la première application du nucléaire dans le contexte de la guerre entre les Etats-Unis et le Japon avait mené à la conclusion, non que le nucléaire était profondément dangereux et destructeur, mais qu’il pouvait être converti en énergie civile. L’idée que cette énergie n’était pas forcément celle d’une explosion n’excluait nullement qu’elle reste celle d’une explosion, orientée vers des finalités considérées comme « pacifiques » et amélioratives. Dans ce contexte, la dangerosité de tout programme nucléaire civil de construction de centrale ne fait pas seulement de l’accident nucléaire une dimension secondaire ou négligeable : c’est à l’inverse l’intentionnalité destructrice elle-même qui se donne pour application secondaire une utilisation prétendument moins destructrice de la technique dont elle dispose.
Or cette logique est exactement celle de la souveraineté : son exercice à l’intérieur, voué à l’ordre public et donc à l’organisation pacifique de la société, est second par rapport à son pouvoir suprême, qui est de déployer sa puissance destructrice à l’extérieur. D’un point de vue souverain, la logique de la guerre est ce qui guide en permanence tout programme politique civil. Et c’est bien ainsi que se sont déployés les programmes de production nucléaire d’électricité aux Etats-Unis, en URSS et en France après la seconde guerre mondiale. En France, le général de Gaulle crée le Commissariat à l’énergie atomique en 1945, dont la mission est de coordonner toutes les applications de cette énergie, donc les applications militaires et civiles. En 1949, l’explosion de la première bombe nucléaire soviétique fait que la mission du CEA est recentrée sur la constitution en urgence d’un arsenal atomique français, les premiers essais commençant en 1960. Dans la décennie qui suit sont élaborés les premiers réacteurs de centrales nucléaires. Et depuis, la France mène conjointement, dans du point de vue de la recherche que des applications, ses programmes nucléaires et civils.
Il n’est alors nullement étonnant que la production nucléaire soit au centre de la « transition écologique » voulue par le souverain actuel, Emmanuel Macron, lequel (cela ne peut échapper à personne, rien n’est plus manifeste) se définit corrélativement par sa volonté d’être au centre de cette « transition ». Le nucléaire est en effet la seule énergie qui comprend immédiatement ces deux dimensions militaire et civile ; la seule qui fasse fusionner, sans jeu de mots, les deux aspects interne et externe du pouvoir souverain. Le nucléaire est souverain par définition, alors que c’est par chance, (accidentellement !) qu’il est décarboné : qu’importe dès lors, du moins officiellement, qu’il suppose des mines d’uranium dévastatrices, réchauffement des cours d’eau que les centrales utilisent, des risques d’accident, et une gestion des déchets radioactifs sur des milliers d’années : cela n’est rien, face à la manifestation de la souveraineté qu’il rend possible, ou plus précisément, met en jeu.
Petite remarque : en cet été 2023, où je relis cet article, la France a tenté de sauver ou de renforcer son emprise d’un côté au Niger, vache à lait traditionnelle de l’uranium français, de l’autre en Polynésie, où la population a directement souffert des essais nucléaires à ciel ouvert et n’est toujours pas indemnisée correctement ; officiellement, ces deux emprises se font d’un côté au nom de la « démocratie » et de l’autre, de « l’écologie » ! On notera cet étrange chassé-croisé où le nucléaire civil implique une volonté de faire la guerre, car telle est bien la position de la France vis-à-vis du Niger, tandis que les désastres du nucléaire militaire trouvent leur cynique compensation dans la transition écologique ; on notera tout autant que si la France se soucie de voir disparaître sous les eaux les atolls qu’elle a irradiés, c’est avant tout parce qu’ils lui garantissent une zone militaire maritime considérable à l’autre bout du monde… La première emprise entend donc recourir en dernière instance à des moyens militaires pour sauvegarder le nucléaire civil, la seconde utilise l’écologie comme moyen civil pour une fin militaire… et au centre de ce chassé-croisé, se trouve toujours le souverain comme fin ultime (on le sait depuis Hegel), en l’occurrence le Président de la République.
Technique et souveraineté
Il nous semble dès lors qu’en faisant de la souveraineté l’une de ses cibles privilégiées, ou peut-être sa cible, en raison du privilège que la souveraineté se donne en se posant comme principe de la politique et de la justice, la déconstruction accomplit bien un geste écologique d’une importance considérable, sinon première. Ce geste me semble au mieux déployé dans un texte qui porte sur l’articulation entre guerre et technique, dans Être singulier pluriel de Jean-Luc Nancy. La technique, explique Nancy, n’est pas seulement un moyen en vue d’une fin (civile, militaire, politique ou économique…). Elle est bien une finalité en soi, une forme d’accomplissement, une puissance d’exécution qui ne vise à rien d’autre qu’à son affirmation : autrement dit, elle est identique à la souveraineté comme affirmation d’une puissance politique qui ne se réclame que d’elle-même. Et c’est cette identité qui se manifeste dans la guerre : celle-ci n’est pas seulement une « poursuite de la politique par d’autres moyens » (selon la définition célèbre de Clausewitz), mais la manifestation totale de la souveraineté au-delà du droit, dans l’affirmation et l’exercice du droit de détruire, cet accomplissement se présentant toujours comme manifestation d’un pouvoir technique de détruire.
Ainsi « la souveraineté est technique par excellence » et réciproquement, la technique est toujours manifestation de la souveraineté : elle est l’« affirmation du droit souverain de la puissance souveraine à exécuter une destruction souveraine, ou à s’exécuter dans la destruction, comme destruction »8. A ce stade, il n’y a même pas à distinguer entre l’exercice de la souveraineté et sa mise en scène dans les médias : car si, même en temps de paix, la souveraineté existe bien avant tout sur les écrans, aujourd’hui sur Internet, les techniques de communication elles-mêmes sont aussi bien civiles que militaires, bien souvent militaires avant d’être civiles (que l’on pense à l’origine militaire des projecteurs utilisés au cinéma, soulignée par Virilio, ou à celle d’Internet, ou à celle des caméras embarqués sur les drones), et surtout la médiatisation de la souveraineté repose toujours en dernière instance sur celle de sa puissance de feu : cela devenait une évidence au moment où Nancy écrit son texte, celui de la première guerre du golfe ; ce l’est encore aujourd’hui, dans la participation d’un grand nombre d’Etats souverains à la guerre en Ukraine, et justement par la livraison d’armes, et dans l’action de la France en Afrique. Ici encore (et contre Baudrillard, jugeant que la guerre du golfe était un événement médiatique et non une guerre) on ne peut pas distinguer entre réalité et fiction, l’une et l’autre coïncidant dans la même manifestation de la puissance souveraine de destruction.
Dans une parenthèse, Nancy signale à propos de la première guerre du golfe qu’ « il se pourrait bien que l’arme atomique ait été plus qu’on ne l’a dit un enjeu capital de ce conflit : cette arme, sa possession, et son usage dans la prochaine guerre… »9. Il est étrange de ne consacrer qu’une parenthèse à un enjeu capital… Le fait est que tout comme en Corée, les Etats-Unis ont envisagé l’usage en Irak d’armes nucléaires « tactiques », visant la destruction précise de cibles militaires et non l’anéantissement d’une population civile ; ils ont renoncé, justement parce qu’une arme nucléaire, en vertu de sa puissance de destruction et de ses effets radioactifs à long terme, n’est jamais simplement tactique. Poursuivons cette idée en signalant que l’usage de bombes atomiques même réduites aurait signifié que la guerre du golfe était vraiment une guerre, alors qu’elle devait avant tout passer par une opération de police. Nous écrivons ces lignes au moment où les puissances du G7, réunies à Hiroshima, réaffirment contre Poutine que l’arme nucléaire ne doit en aucun cas être utilisée, qu’elle doit rester purement dissuasive. Mais les Etats-Unis ont toujours raisonné comme Poutine, comme toute puissance atomique : en faisant planer la menace réelle d’une utilisation d’armes nucléaires tactiques, qui tout comme la bombe atomique stratégique, plus qu’elle encore, ne sont dissuasives qu’en tant qu’elles sont utilisables. Ainsi, plus utilisable, l’arme tactique est en fin de compte plus dissuasive…
Et c’est ainsi que nous retrouvons tous les paradoxes qui déconstruisent la souveraineté, ou plutôt qui font qu’elle se déconstruit toute seule : celle-ci parle au nom de la paix, veut la paix, à Hiroshima et ailleurs, à l’intérieur comme à l’extérieur, mais ne s’effectue et ne se manifeste vraiment que dans la guerre. Elle repose sur l’autonomie de la décision politique, mais elle est tout entière exercice d’une puissance technique. Et en fin de compte, c’est au moment où elle manifeste tout son pouvoir de décision qu’elle ne décide rien : elle se dévoile au mieux dans cette zone floue où entre la « vraie » guerre et l’opération de police, l’utilisation des armes et leur rôle dissuasif, la réalité et la fiction. C’est pourquoi Nancy dit souvent, y compris dans ce texte D’Être singulier pluriel, que « la souveraineté n’est rien »10 : elle décide de tout et se situe à l’origine comme à la fin de tout dans la mesure où elle ne décide de rien, où elle ne manifeste jamais que son vide : elle se manifeste dans son évidence justement parce qu’elle est vide. Les habituels débats pour savoir si la souveraineté est assez forte, ou devrait être plus forte, face aux autres Etats, aux multinationales, au monde de la finance, pour imposer des mesures écologiques etc. s’écroulent comme des châteaux de carte une fois saisi que son pouvoir le plus excessif et le plus remarquable, celui de la guerre, elle ne décide de rien.
Et dès lors, qu’est-ce que la technique ? C’est la souveraineté même, mais sans ce pouvoir de décision, sans ce poids symbolique de l’autonomie politique qui n’a aucune effectuation réelle ; c’est donc ce qui domine vraiment en tant qu’il ne se pose jamais comme souverain : La technique est cette « souveraineté sans souveraineté » qui désamorce sans cesse la signification politique de l’autorité souveraine, et domine sans elle, sans cesse au-delà ou en-deçà d’elle, décidant de tout sans rien décider. C’est bien pourquoi il n’y a pas de souveraineté politique mondiale, ou de souveraineté du droit international dépassant les rapports de force entre Etats souverains, mais qu’il y a bien une extension mondiale de cette souveraineté sans souveraineté qu’est la technique.
Nancy nomme « écotechnie » cette extension de la technique au niveau mondial qui « entame, fragilise, détraque toutes les souverainetés »11, qui l’exécute au-delà d’elle-même et ainsi l’épuise, qui est son désastre, qui « indique obscurément la technè d’un monde où la souveraineté n’est rien ». Et c’est alors bien cette écotechnie héritant du pouvoir souverain qui entame et détruit le monde, tout comme c’est elle qui l’ouvre à la possibilité de sa préservation, de son affirmation comme monde vivable, ce double versant impliquant d’un côté la transition écologique appuyée sur le nucléaire, de l’autre la résistance contre toute utilisation du nucléaire. C’est ce que nous souhaitons montrer dans le dernier moment de cet exposé.
L’accident nucléaire comme architecture, comme programme et comme processus
Il se confirme qu’il n’y a pas de paradoxe entre l’actuel retour en force des souverainetés (montée des nationalismes et des autoritarismes, guerres semi-impérialistes) et leur affaiblissement au cours d’une mondialisation à la fois technologique et économique. Il s’agit, de part et d’autre, du même pouvoir, reposant sur les mêmes bases, celui d’une exécution ou d’un accomplissement qui ne vise que lui-même : et dès lors, de l’un à l’autre, de la souveraineté à la mondialisation économique et technique, écotechnique dirait Nancy, il n’y a bien que ce qu’il appelle le « lent déportement du monde dans la souveraineté sans souveraineté »12.
Il nous semble aussi suffisamment confirmé qu’un programme nucléaire civil tel que l’a engagé récemment la France ne vient pas seulement illustrer ce « déportement » : il en est le paradigme, et j’oserais même dire le centre. A vrai dire, ce n’est qu’en faisant du nucléaire la source principale d’énergie, donc en organisant autour d’elle la production et la communication, que l’on peut effectuer une « transition » écologique qui continue à reposer sur la croissance et qui se soumet donc pleinement aux impératifs de l’économie mondiale sans les modifier tout en prétendant modifier radicalement l’impact de cette économie sur l’environnement. Ainsi, l’Etat souverain, qui seul peut mettre en œuvre un tel programme, agit à la source, déportant sa souveraineté dans un domaine qui semble autre sans l’être, à savoir celui de la production d’énergie. La souveraineté se maintient donc face à la nécessité de préserver le monde entamé par la technique en s’exécutant dans une technique souveraine, qui est aussi et avant tout technique de guerre, et ainsi ce déportement évite tout véritable changement, toute révolution. Dans ce contexte, que ce changement continue de fait une vaste œuvre de destruction technique, en relançant l’extraction des minerais, l’augmentation de produits voués à devenir des déchets (dont les voitures électriques et surtout leurs batteries), en relançant la croissance elle-même qui a déjà dépassé plusieurs fois le seuil des ressources terrestres, voilà ce qui est déjà admis, déjà intégré dans cette logique souveraine, laquelle a toujours reposé sur sa manifestation par la destruction.
Mais ce déportement se fait aussi dans un domaine où la souveraineté, d’une manière manifeste, ne décide de rien et ne maîtrise plus rien. C’est en effet le propre du nucléaire d’être une énergie parfaitement adéquate quand il s’agit de détruire à grande échelle, et par là même totalement inadéquate quand il s’agit de simplement produire : autrement dit, chaque réacteur nucléaire n’est autre qu’une bombe en puissance ; si ce que l’on nomme un « accident » fait que la fusion ou la fission ne sont plus contrôlées, alors l’humain ne décide plus de rien, ne dispose plus d’aucun pouvoir sur ce qui était censé être la manifestation de la souveraineté.
Evidemment le discours officiel est que les centrales nucléaires sont tout à fait sûres, que les accidents sont très peu probables, etc. C’est là le discours habituel de tout Etat souverain s’adressant à son peuple, et affirmant son pouvoir de sécurisation, alors même que son pouvoir ne s’affirme vraiment que comme force destructrice. Ce n’est pas un discours technique. Car d’un point de vue technique, soixante ans d’histoire des centrales nous montrent bien plutôt que les dispositifs de sécurisation ont tous été conçus a posteriori, fondant la prévention des accidents futurs en fonction des accidents passés. La fusion des réacteurs de Tchernobyl a transpercé la dalle de bêton sur laquelle ils reposaient : on a donc augmenté l’épaisseur de bêton ; l’éloignement des piscines de combustibles vis-à-vis des réacteurs a provoqué divers accidents de transfert dans le monde, si bien qu’on l’a réduit ; mais à Fukushima le réacteur en fusion à endommagé les piscines ; on a donc décidé de les éloigner dans les futures constructions. Parvient-on à anticiper ? C’était le cas pour Fukushima, car la probabilité d’un Tsunami avait amené la construction d’une solide digue de bêton ; mais c’est cette digue, détruite et emportée par le Tsunami, qui a détruit l’enceinte des réacteurs. Et face à l’anticipation de l’utilisation d’un missile contre une centrale, on sait tout simplement qu’on ne peut rien faire : le nucléaire civil hérite du nucléaire militaire, il fait que chaque centrale une bombe potentielle ; il en découle aussi qu’aucune centrale ne pourrait résister à une arme nucléaire « tactique » qui ferait de la centrale une bombe stratégique.
Il se trouve que l’un des dépositaires de l’une des plus anciennes techniques, en relation étroite avec la souveraineté, à savoir l’architecture, a peut-être dit l’essentiel sur cette capacité à anticiper les accidents. Pour Claude Parent, qui a longtemps travaillé avec Claude Virilio, il n’y a tout simplement pas d’architecture invulnérable, si bien que l’architecture s’accomplit vraiment quand elle admet et intègre sa propre vulnérabilité. Ainsi elle est profondément humaine, puisque l’humain se définit justement par sa capacité à garder foi dans l’avenir, à continuer à construire et à habiter alors même qu’il sait que tout est voué à la destruction. Notre planète repose sur des matières en fusion, écrit Parent dans l’introduction à l’une de ses expositions, « ce qui engendre des cataclysmes d’une force effrayante ». Mais ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est qu’il « ne craint pas de s’installer au pied du Vésuve, comme sur la grande faille de Los Angeles. » Et quand « un tremblement de terre rase une ville, [les habitants] déblaient et la reconstruisent – au même endroit, de préférence. » Dès lors, construire dans la destruction est selon Parent le principe de tous les principes architecturaux : ceux-ci construisent des abris « soi-disant indestructibles » mais savent en même temps que tout est destructible, que tout doit être détruit. C’est pourquoi il privilégie l’oblique dans ses plans : l’oblique est l’expression de l’instabilité du monde, c’est ce qui advient de toute structure verticale soumise à un traumatisme. L’oblique est le plus stable dans la mesure même où il ne cesse de s’écrouler. Il réalise une architecture limite, qui dans sa solidité même, se situe au bord de la fracture. Mieux : l’oblique, c’est la fracture, et toute fracture est oblique. C’est ainsi que pour la biennale d’architecture de Venise, Parent a proposé un « monolithe fracturé ». « Une architecture percée me tente de plus en plus », affirme-t-il de même dès 1964. Bref pour Parent, l’architecte « ne peut apporter que violence et agression » ; « « la violence rétablit l’architecture » : « détruire, c’est créer ». Sur ces bases on ne peut distinguer clairement la déconstruction d’un bâtiment et les destructions catastrophiques.
Claude Parent avait déjà écrit et publié ses vues quand la direction technique d’Electricité de France (EDF) lui a confié pour 20 ans les études architecturales de ses centrales, puis la réalisation de ses bureaux. Ainsi la foi insensée dans l’avenir que revendique Parent est venue répondre exactement à l’aveuglement de ses employeurs sur l’avenir du nucléaire. Il n’a donc pas eu à leur mentir : il a seulement exprimé dans son architecture le sens de la destruction tellement inhérent au programme nucléaire qu’il en devient aveuglant pour ceux qui le dirigent. Parent déclare viser l’« humanisation des centrales nucléaires », permettant aux habitants de vivre « avec » et « à côté » d’elles13. Il ne ment pas ; mais pour lui, c’est aux sens où les architectes portent cette folle grandeur de l’homme, qui l’invite à habiter à côté du Vésuve ou sur la faille de Los Angeles. Il déclare que les panaches blancs des aéroréfrigérants doivent devenir le symbole inoffensif de la puissance nucléaire. Ce n’est pas qu’une métaphore mensongère : la sculpture du panache est aussi bien une figuration de la destruction elle-même, elle est déjà la fumée de la centrale détruite. Je n’exagère pas, c’est plutôt Parent qui raisonne par excès. Je cite son ouvrage Colères – la nécessité de détruire : « l’architecture brûle ; l’architecture rase comme Attila ; on peut admettre qu’elle fasse peur et que son maniement quotidien soit difficile ; l’architecture est ouragan, typhon, vague du siècle, mur d’eau de 20 mètres qui avance à cent kilomètres à l’heure et recouvre toute une région »14. De fait, Parent a effectivement dessiné d’immenses immeubles en forme de vagues dévastatrices [image 27]. Il ne fait donc pas de doute que pour lui l’architecture des centrales est la sculpture de leur propre destruction.
On comprend ainsi tout le sens que peut avoir la catastrophe de Fukushima, qui aurait pu rendre le Japon inhabitable, tout comme celle de Tchernobyl aurait pu rendre l’Europe inhabitable : à propos de Fukushima, on ne peut plus parler comme pour Tchernobyl d’une suite de négligences techniques témoignant de la désorganisation d’une République soviétique, ce qu’était alors l’Ukraine ; mais bien, directement, d’une non-maîtrise de la finalité de la technique alors même que celle-ci semblait être entièrement placée sous le signe de la maîtrise. Il s’est avéré que cette finalité s’était radicalement autonomisée de toute fin humaine, et même de celle plus immédiate de la conservation du vivant, puisqu’elle pouvait en quelques heures se révéler purement destructrice. L’accident a fait ainsi figure d’une « guerre sans ennemi », selon l’expression du philosophe Osamu Nishitani15.
Jean-Luc Nancy, citant ce philosophe, continue sa réflexion en montrant que Fukushima finit de nous révéler l’équivalence des catastrophes : non pas au sens où toutes les catastrophes se vaudraient, mais au sens où chacune rend tout équivalent : la destruction militaire et civile (Hiroshima et Fukushima), industrielle et naturelle (la catastrophe est à la fois celle d’un tsunami et d’une installation nucléaire), les effets sur l’humain et sur les autres formes de vie. Or cela n’est possible que dans la mesure où d’une manière plus générale, la technique a imposé cette règle d’équivalence : elle a connecté la production, les échanges, les communications, les lieux d’habitation, de telle sorte que chaque « accident » touche toutes les dimensions, économiques, politiques, sanitaires ou biologiques. L’équivalence des catastrophes est l’envers de l’argent comme équivalent universel, l’un et l’autre alimentant la même écotechnie, qui dès lors se continue pour elle-même, y compris sous la forme de guerres, y compris économiques, dans une indifférence totale aux existants humains ou non. La catastrophe de Fukushima se situe donc d’emblée dans l’horizon d’une apocalypse sans révélation, le même que celui dont parlait Derrida16. Et cela au plus proche de la dissuasion, comme « équilibre de la terreur », une terreur qui est absence de rapport et de tout horizon politique et humain : équilibre qui n’est en fait que maintien d’une équivalence, suspension de tout événement ; il en découle un « monde de l’assujettissement général de tous les existants »17. Rien n’est plus calculable, et tout est assujetti à l’équivalence générale. Chaque catastrophe est ainsi un moment d’une catastrophe civilisationnelle, « qui se propage à toute occasion »18.
Conclusion : la fin de la finalité et le droit à l’existence
En un sens, il n’y a donc rien à attendre : nous sommes déjà dans cette apocalypse sans révélation, au cœur de la catastrophe, qui rend équivalentes les catastrophes passées et à venir. Il n’y a en particulier rien à attendre du pouvoir souverain, entièrement pris dans toutes les apories de sa « transition écologique » ; une transition qui se décide au rythme de grandes décisions portant sur de grands programmes, et qui en fait ne décident de rien, mais continuent dans la même voie catastrophique : un programme nucléaire qui prétend donner sa source d’énergie à une économie « décarbonée », mais qui ne maîtrise pas ce qu’il programme (comme le montre la décision française de construire une série de réacteurs EPR au moment où le seul chantier de ce type en France engloutit des milliards sans jamais passer à sa phase de fonctionnement, au moment également où des problèmes de conception et de maintenance mettent à l’arrêt une proportion importante des autres centrales nucléaires) ; un programme « d’adaptation » à un réchauffement climatique de quatre degrés, qui fait coïncider une décision politique à long terme et l’abandon de tout pouvoir de décision qui pourrait maintenir le réchauffement climatique en deçà de deux degrés ; et dans la même voie catastrophique, ce pouvoir qui prétend décider de tout et sauver ainsi le monde est aussi celui qui fait reposer l’avenir du monde sur les décisions de chacun, sur tous les êtres équivalents qui sont censés faire de petits efforts écologiques pour sauver eux-mêmes la planète, alors qu’une conduite absolument écologique de tous les consommateurs français ne ferait baisser que de 5 à 10 % les émissions de carbone de la France.
Mais s’il n’y a rien à attendre, c’est que ce qui s’effondre dans un mouvement entièrement livré au processus de la technique, c’est le règne même des fins, comme « possibilité de viser n’importe quelle fin et de faire de tout moyen une fin »19 : c’est bien ce qu’a détruit une automation qui n’a d’autre fin qu’elle-même, doté d’une puissance illimitée, c’est-à-dire dont l’investissement consiste dans son propre exercice »20, ou, ce qui revient au même, une « croissance » qui ne vise qu’elle-même quitte à détruire le monde. D’une manière radicale, Nancy en déduit qu’il faut sortir de la finalité elle-même21. Cela veut dire, négativement, ne plus raisonner en termes de programmes, de solutions politiques globales, qui tous sont par définition prises en charge et assujettis à l’automation destructrice du processus technique. Mais que cela veut-il dire, positivement ?
Cela veut dire ne pas attendre pour repartir de ce que nous sommes déjà, à savoir une multitude de singularités non-équivalentes, qui ne sont pas apparus dans le monde en vertu d’un programme ou d’une fin, mais qui simplement comparaissent ensemble. Autrement dit, il s’agit d’affirmer notre droit à une existence qui est par définition radicalement dépourvue de toute finalité, et ne peut se vivre, ne doit se vivre, que maintenant. Et c’est bien à partir de Tchernobyl que Nancy nous dit lancé dans une période de « maturation du présent » indissociable d’une « dégradation du passé et de l’avenir »22.
Nous pourrions nommer cela une démocratie de l’urgence : celle qui n’attend pas les élections pour se manifester (il n’y a rien à en attendre, nous le savons), mais qui s’affirme en une multiplicité de luttes singulières, où chacun s’engage en vertu de son irréductibilité à tout programme politique, où il surgit à chaque fois comme autre : autre qu’un électeur, autre qu’un consommateur, autre qu’un utilisateur de machines diverses. La règle de notre existence ne peut plus être l’autonomie, celle de la décision souveraine, qui s’est déportée dans l’automation du processus technique, qui l’emporte sur toute décision ; ce ne peut être simplement l’hétéronomie, comme soumission à la loi de l’autre, dans la mesure où cet autre – est encore la technique : ce ne peut être que ce que Nancy, dans ses derniers textes, nomme l’allonomie qui met chaque être singulier, humain ou non, en relation avec d’autres singuliers, dans un monde de singularités inéquivalentes : égale en dignité, mais toutes irréductibles les unes aux autres.
Il est vrai que nous parlons de lutte là où Nancy parle d’affirmation, voyant plutôt celle-ci en retrait du politique, dans un contact entre singularités qui peut être de l’ordre du langage, du toucher, de l’amour, de la simple coexistence sans cohésion. Mais cela nous semble possible dans la mesure où la lutte est un moment de l’existence, si justement elle se fait au nom de la simple existence, d’un au-delà de la survie, d’une exigence de sens pour soi et pour les autres. Il nous semble très significatif de ce point de vue que la lutte écologique consiste à occuper un lieu pour un temps indéterminé, à être là (dans une zone à défendre, ou à proximité des bassines de rétention d’eau pour l’irrigation) dans toute sa vulnérabilité afin d’opposer son corps, ses corps, aux projets dits « politiques » de gestion des ressources naturelles, de transport, etc. C’est aussi un écart qui est significatif : le pouvoir raisonne en termes de masses opposées, le peuple et la foule, les paysans et les écoterroristes, les casseurs, les jeunes violents. Mais aussi bien, par sa propre violence, le pouvoir singularise malgré lui ses ennemis : c’est toujours telle personne, avec un prénom et un nom, une famille, un cursus d’études, des projets personnels, qui perd un œil après avoir été atteint par un flashball, qui perd une main arrachée par une grenade de désencerclement, qui reste dans le coma après une charge violente de police. L’allonomie est alors manifeste : c’est à chaque fois un autre qui voulait vivre, et qui voulait que l’autre vive, qui voulait en ce sens profiter de la vie – et tout cela n’arrive pas qu’aux autres.