Plan
Introduction
Le temps où le travail des ingénieurs relevait purement de la technique semble aujourd’hui bel et bien révolu tant leurs missions ont évolué. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, une transformation profonde du métier d’ingénieur s’est enclenchée et continue de s’opérer. En effet, à l’interface entre la technique et la société, les ingénieurs ont étoffé leurs compétences d’un volet social éminemment lié aux enjeux politiques, stratégiques et éthiques auxquels nous sommes confrontés. Une convergence de différents phénomènes a ainsi contribué à l’émergence d’une responsabilité sociétale accrue de l’ingénieur.
À l’Ère de l’Anthropocène, où la course au progrès se traduit bien souvent par des sociétés ultra-technicisées, les ingénieurs se retrouvent dès lors au cœur de tous les domaines. Ils s’occupent aujourd’hui notamment d’informatique, de communication, de management, de logistique, d’énergie ou encore d’innovations de services et participent à l’organisation du monde dans son ensemble là où, par le passé, leurs missions se résumaient à l’aménagement et à la fortification du territoire (Sainsaulieu et Vinck, 2015). Ainsi, l’essor de la science et de la technique engendrant des mutations complexes du monde, entrainent les ingénieurs vers toujours plus d’incertitudes et de complexité (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Ce pouvoir de transformation du monde risqué, n’impactant plus seulement nos modes de vie, mais engageant le futur de notre humanité dans son ensemble, soulève des risques et des interrogations éthiques majeures.
Cet appel à une ingénierie responsable est d’autant plus prégnant qu’au fil des crises environnementales, sociales, démocratiques et économiques, les ingénieurs sont souvent tenus coupables « des ratés du progrès et du déchaînement contre l’Homme de capacités technologiques qu’il échoue à maîtriser » (Sainsaulieu et Vinck, 2015) au nom d’un productiviste sans limite. Face à l’évolution du rapport entre science et société, les ingénieurs, jadis héros prométhéens jouissant de l’autonomie comme valeur intrinsèque de la technique, sont désormais confrontés à une montée en puissance des questions éthiques vis-à-vis d’une notion de progrès désenchantée (Klein, 2019 ; Besson, 2018) et de la conscience écologique grandissante des citoyens. À la croisée entre solution et cause du problème, les ingénieurs sont ainsi souvent en proie à des contradictions de conscience et en crise dans leur recherche de sens (Miller, 2019).
C’est dans ce contexte-là, où le progrès technique et le progrès moral ne sont plus liés et où les ingénieurs doivent retrouver leur valorisation sociale que la place de leur responsabilité socio-environnementale au sein de leur formation questionne. Nous verrons donc, depuis notre point de vue associatif, quelles postures d’engagement et d’auto-apprentissage adoptent de plus en plus d’étudiants face à ces crises.
Une posture de fortes attentes vis-à-vis de leur carrière et de leur formation
Chaque année, une fraction grandissante d’étudiants ingénieurs se questionnent sur l’emploi auxquels ils se prédestinent. Ils se sentent étriqués, en contradiction avec leurs convictions et incapables de se reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur en rouage essentiel d’un système en lequel ils ne croient plus ; un système de surconsommation capitaliste fonctionnant à « crédit de la planète, des autres peuples et des générations futures »21. Le Manifeste Étudiant pour un Réveil Écologique relevant que cela ne rime à rien de « se déplacer à vélo quand on travaille par ailleurs pour une entreprise dont l’activité contribue à l’accélération du changement climatique » et le discours de Clément Choisne dans lequel il appelle « les ingénieurs, géniteurs de l’obsolescence programmée » à retrouver de l’éthique pour ne pas « perpétuer les erreurs du passé et du sacré saint progrès »22 en sont les parlantes illustrations.
Les résultats de la Consultation Nationale Étudiante 2020 (CNE2020) portée par le Réseau Français Étudiant pour le Développement Durable (REFEDD) et sondant plus de 50 000 étudiants témoignent également que la majorité des étudiants ont de fortes attentes concernant leur avenir professionnel. Par exemple, 47% des étudiants pensent que les entreprises sont les premières responsables des dégâts environnementaux et 94% pensent que ceux-ci sont insuffisamment voire pas du tout pris en compte dans les décisions des dirigeants d’entreprises. Les résultats de la CNE2020 concordent avec certaines études antérieures (Rodet, 2019) révélant que de nombreux jeunes sont soucieux de concilier leurs convictions à un travail qui a du sens, quitte à être moins bien payés.
Il est donc crucial que le métier d’ingénieur se dote d’une véritable réflexion critique en commençant par intégrer de nouveaux enseignements dans sa formation.
En effet, la CNE, vient réaffirmer ce message puisqu’elle indique que 69% des étudiants veulent être mieux formés aux enjeux environnementaux. Or, malgré les appels répétés des étudiants, notamment lors de la journée « Make Our Lessons Great Again »23, les institutions peinent à prendre la mesure des enjeux. Cela alors même que l’enseignement supérieur est le moment où se construit la relation de l’individu avec le rôle qu’il occupera dans la société́24, et où il est le plus à même de développer des capacités de problématisation élargies afin de saisir les problématiques « polydisciplinaires, multidimensionnelles et globales » (Morin, 1999) auxquelles notre société fait face. Aujourd’hui, « les ingénieurs gèrent des petits bouts de problèmes sans prendre de la hauteur, sans considérer le projet dans sa globalité et ses conséquences sociétales », regrette Lola Guillot, polytechnicienne et membre de l’association Ingénieurs sans frontières25.
De plus, cette réflexion pourra se développer qu’à condition qu’un enseignement de l’éthique dans les écoles d’ingénieurs soit dispensé. Cela permettra « d’aider les futurs ingénieurs à prendre du recul par rapport aux valeurs et idéologies sous-jacentes aux différentes connaissances » (Gondran et Kammen, 2004) en les équipant d’outils de réflexion étayant leurs pratiques. Par exemple, en réponse à la volonté des étudiants de ne plus travailler au service de « projets déconnectés de l’urgence écologique », des cours d’éthique pourraient fournir un cadre de réflexion aux futurs ingénieurs qui ne se satisfont plus de la simple recherche de solutions. Ils remettent désormais en cause l’énoncé du problème. Les innovations « high-techs » telles que le frigo connecté ou les écouteurs sans-fils ont-elles vraiment vocation à améliorer nos conditions de vie ? Comme l’écrivain Alain Damasio a l’habitude de questionner : en quoi ces prouesses technologiques nous mutilent-elles autant qu’elles nous servent ?
C’est donc à la lumière de cette « technophobicité croissante » et d’un engagement écologique grandissant chez les jeunes, que la formation doit se renouveler. Cela permettra avant tout de former des ingénieurs conscients de la complexité́ croissante du monde afin qu’ils puissent jouer leur rôle dans la transition socio-écologique mais aussi afin de répondre à la demande de sens grandissante des étudiants tant dans leur formation que dans leur future carrière professionnelle.
Une posture de formation active et d’engagement, l’exemple de Bio Campus
L’évolution des contenus académiques étant plus lente que celles des convictions des étudiants confrontés à l’urgence de la crise écologique, nombre d’entre eux décident de s’investir dans le milieu associatif afin de combler les manques institutionnels et assouvir leur désir d’engagement. En effet, ils trouvent dans l’engagement associatif un véritable moyen de créer du sens entre leur formation, leur futur métier et leurs pratiques. Le bénévolat permet également de devenir acteur de sa propre formation et de se réapproprier ses études. En effet, les associations, ces « micro-milieux éducatifs » (Portelli,1993), jouent un rôle fondamental dans les processus d’auto-apprentissage collectifs de leurs bénévoles. Cette démarche d’autoapprentissage étant par ailleurs volontaire, elle en devient d’autant plus bienfaitrice car cette posture active fait que les étudiants deviennent plus motivés et enjoués.
À Sup’Biotech (école d’ingénieur en biotechnologies) s’est créée une association étudiante fondée sur la permaculture, promouvant de manière large l’écologie et questionnant notre relation au vivant nommée Bio Campus. C’est au travers de ce témoignage que nous tentons d’illustrer, en pratique, comment ce cadre associatif permet à ses bénévoles de co-construire un éthos commun (Bédard, 2015) fondé sur les valeurs de la permaculture, de situer éthiquement leurs pratiques d’innovation biotechnologique et de développer leurs connaissances en matière d’écologie hors des murs des salles de classe.
L’engagement associatif pour l’écologie est une activité profondément transformatrice : les nouveaux arrivants ont souvent une compréhension limitée des enjeux de la transition socio-écologique et une conscience écologique alors naissante. Néanmoins, c’est en évoluant aux côtés « d’anciens » qu’ils se sensibilisent, se positionne dans un champ particulier de l’écologie, voire parfois se politisent. A Bio Campus, notre sensibilisation à l’écologie s’effectue grâce à l’entretien de notre jardin de permaculture. Via celui-ci, nous inculquons de nouvelles valeurs et véhiculons de nouvelles façons « d’être au monde », plus en connexion avec la biosphère, l’ensemble des êtres vivants.
Notre jardin conçu et entretenu selon les principes de l’agroécologie se positionne à contre-courant de la tendance actuelle de l’artificialisation du vivant. Notre objectif est d’orienter de façon douce tous les processus naturels fonctionnant en autonomie de façon à créer des synergies entre eux, mais jamais de les commander. Ainsi, au sein de notre jardin où nous veillons à ce que les sols ne soient pas travaillés pour qu’ils puissent conserver toute leur richesse, où la conception du jardin permet que tous les cycles de matière et d’énergie naturels soient respectés, où les semences paysannes utilisées ne sont ni transformées génétiquement ni sélectionnées etc., nous apprenons aux futurs ingénieurs à « faire-avec » (Larrère et Larrère, 2015) la nature. En effet, contrairement à l’objectif d’extension de « l’empire de l’Homme » propre à l’idéologie capitaliste et basé sur la hiérarchisation et la domination des êtres vivants, l’entretien du jardin en agroécologie permet aux étudiants de développer une nouvelle façon de composer avec la nature. Cette fois-ci, la nature est considérée comme un partenaire que l’on respecte, sans vouloir à tout prix infléchir son fonctionnement naturel26. Dans ce cadre, vouloir dominer la nature en allant à contre-courant de son fonctionnement naturel n’a pas de sens car ce pilotage, même manié avec la plus grande technique, serait au mieux synonyme d’une perte considérable d’énergie ou au pire un échec retentissant lorsque la nature se révèle incontrôlable. Nous faisons donc plutôt en sorte que le fonctionnement naturel de la nature nous soit le plus profitable possible en instaurant une relation de « collaboration » avec celle-ci. On tient compte de l’autre, « comme si l’on tendait à établir avec la nature et les êtres naturels que l’on manipule les rapports de sociabilité qui permettent aux Hommes de vivre ensemble dans les communautés qu’ils forment »27.
D’autre part, un second principe fondamental de l’agroécologie est l’accroissement de la biodiversité. Via la poursuite de cette richesse, nous tentons de déconstruire l’habitude qui nous pousse, avec cécité et indifférence, à nommer « nature » tout décor naturel (Morizot, 2020), sans pouvoir prendre la mesure de sa diversité, de nos interdépendances ni de sa complexité. Ces pratiques de « domestication douce du vivant » renvoient ainsi à de nouvelles conceptions de la vie où nous sommes forcés de reconstruire nos relations au vivant qui passe d’abord par une observation attentive de la biodiversité, une compréhension des mécanismes écologiques et enfin une coopération dans le cadre de la permaculture.
Par essence, l’agriculture relève d’une approche radicalement anthropocentrée : c’est une activité qui transforme la nature en un système finalisé vers la satisfaction des besoins humains. Cependant, ce qui se joue dans le jardin de Bio Campus relève d’un changement de paradigme en faveur d’une conception bio ou éco-centrée du monde (Flandrin et Verrax 2019). En effet, dans le jardin, une éthique pour laquelle tout être vivant est digne de considération morale et est une forme de vie à égalité et fin en soi relevant du biocentrisme est mise en place. Cette considération conteste l’approche centrée sur les « services écosystémiques » impliquant que la nature serait réduite à un stock de ressources monétarisées par et pour l’Homme. En réparant cette crise de la sensibilité, cette crise de nos relations au vivant que Baptiste Morizot considère comme la cause de la crise écologique que nous connaissons, nous changeons de façon durable l’éthos de ces futurs ingénieurs qui inscriront leurs futures pratiques au sein de ce cadre de pensée.
D’un tout autre registre, Bio Campus organise souvent des conférences dont le but est d’appliquer les savoirs issus de la formation académique des étudiants (les biotechnologies) à des problématiques liées à la transition écologique (par exemple : Quelle adaptation des récifs coralliens face au changement climatique ? Comment le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité favorisent-ils l’émergence de pandémies ? ...). Cela permet aux étudiants, non seulement de rencontrer des professionnels traitant des mêmes sujets qu’eux et engagés dans la transition socio-écologique, leur permettant ainsi de s’identifier et de se projeter, mais également de développer leurs connaissances fondamentales liées à ces enjeux.
Ainsi, au sein de Bio Campus, l’enseignement de l’écologie se diffuse au travers de nouvelles « manières d’être vivants », fondées sur les valeurs de la permaculture, mais également grâce à l’acquisition de nouvelles connaissances liées à l’écologie scientifique permettant aux étudiants de mieux comprendre le fonctionnement de la biosphère. Ceci prédispose grandement les valeurs et pratiques futures de ces ingénieurs en devenir.