Merci à Frédéric Huet pour sa relecture à la fois critique et constructive.

Résumé

Cet entretien avec Dominique Bourg constitue le premier texte de cette nouvelle rubrique des Cahiers Costech : « Les défis de la pensée écologique ». Il introduit à sa manière aux problèmes que cette rubrique entend affronter : la singularité et les limites de la pensée écologique ; sa capacité – ou son incapacité – à déjouer la logique du capitalisme contemporain ; les conséquences à en tirer s’agissant de l’ingénierie soutenable qu’il convient aujourd’hui de promouvoir. Dominique Bourg y souligne particulièrement l’importance de l’agriculture, aussi bien du point de vue des rapports de domination et des pratiques techniques dont elle est porteuse que s’agissant de la pensée et de l’anthropocentrisme qu’elle rend possible.

Auteur(s)

Dominique Bourg est professeur honoraire à l’Université de Lausanne. Il a été professeur invité à l’EDDEC-Université de Montréal en 2017 et titulaire de la Chaire Mercier à l’Université Catholique de Louvain pour l’année académique 2023-2024. Depuis 2023, il est également membre de l’Académie Royale du Maroc. Spécialiste des questions de durabilité, il s’intéresse aux dimensions politiques, économiques, écologiques et métaphysiques de ce domaine. Il est directeur de collection aux Presses Universitaires de France. Il a reçu plusieurs distinctions, notamment le titre d’Officier de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du Mérite, ainsi que les prix « Promeneur solitaire » (2003) et Veolia de l’environnement (2015). Son dernier ouvrage, Dévastation. La question du mal aujourd’hui, a été publié aux Presses Universitaires de France en 2024.

Plan

Les défis de la pensée écologique

Hugues Choplin (HC) : Avec Augustin Fragnière, vous avez défini la pensée écologique comme une tradition spécifique de pensée, dont « l’essence » tient dans une double « critique de l’anthropocentrisme » et du « pouvoir de nos techniques1 ». Aussi nécessaire soit-elle, cette double critique ne paraît pas dépourvue de tout risque. Elle donne en effet potentiellement prise à un effacement de la responsabilité humaine (comment promouvoir en effet une telle responsabilité sans reconduire une forme, serait-elle renouvelée, d’anthropocentrisme ?) et à une pensée d’une Nature pure, authentique, dépourvue de toute artificialité technique. Il y a là, semble-t-il, des difficultés importantes. Igor Krtolica parle ainsi, par exemple, de l’injonction contradictoire qui pèse sur la pensée écologique en tant qu’elle se doit d’assumer à la fois un anti-anthropocentrisme sans concession et un néo-anthropocentrisme2. Quels sont pour toi, aujourd’hui, les défis principaux de la pensée écologique ?

Dominique Bourg (DB) : La pensée écologique ouvre une aire de questionnements divers, sans préjuger ni de la pertinence de telle réponse, ni de la pluralité des réponses possibles. La première tâche a été celle de la critique d’un anthropocentrisme frontal, tiré soit de la tradition aristotélicienne associée à la centralité de l’espèce humaine au sein du monde sublunaire, soit de l’anthropocentrisme chrétien, lequel était fondé sur un théocentrisme ontologique radical. Pour Aristote, l’humanité est la fin vers laquelle converge l’ensemble des êtres du monde sublunaire, organisé par le principe selon lequel la physis ne fait rien en vain. Le bas Moyen-Âge latin a fini par ne retenir, des trois postures (despotique, gestionnaire et citoyenne) des relations homme-nature tirées de la Genèse3, que la posture despotique (Gn1, 26-28) selon laquelle les êtres humains sont les seuls à avoir été créés à « l’image et à la ressemblance de » Dieu, appelés pour cette raison à dominer en son nom le reste de la Création ; dans cette perspective, seul Dieu est vraiment, lequel aspire ainsi toute la dignité de la nature, réduite en conséquence à un amoncellement de particules « partes extra partes ».
Je suis enclin à penser qu’au fondement de cette posture réside un anthropocentrisme pratique inhérent à l’institution néolithique de l’agriculture.
Les premières critiques de ces héritages ont eu tendance à substituer à la verticalité inhérente à toute forme d’anthropocentrisme un horizontalisme ontologique et biologique, que la deep ecology traduira avec la revendication d’un « égalitarisme biosphérique4 ». Il devenait dès lors difficile non seulement de penser quelque responsabilité humaine, mais encore de rendre compte de l’originalité des modes d’action humains.
Nous sommes en effet confrontés à l’énigme : nous sommes une espèce naturelle parmi d’autres, et en même temps nous sommes la seule espèce à échapper à l’intercontrôle (entre espèces) qui s’impose à toutes les autres espèces (par la prédation ou la limite des ressources-proies), interdisant leur prolifération démographique, la seule espèce aussi dont les modes d’action sont quasi-systématiquement perturbateurs pour les écosystèmes. Aristote pensait que si la nature devait produire des maisons, elle le ferait à l’instar des êtres humains. Or, ce n’est nullement le cas. La nature comme les êtres humains produit des macromolécules. Elle produit des macromolécules métastables dont les composants réintègrent le cycle de la vie à la mort des organismes qui les portent. Nos polymères, en revanche, ne sont pas métabolisés par la nature et s’accumulent dans les milieux, graisses animales comprises (lesquelles constituent en effet un milieu pour les fragments de polymères). Tout se passe comme si nous étions les seuls à produire une seconde nature possible, difficilement compatible avec la nature elle-même ; une seconde nature rendue possible par la combinatoire au fondement de la vie5. Redisons-le, nous produisons des macromolécules qui n’entrent pas dans le cycle des transformations de la vie, des atomes aux organismes ; elles s’accumulent ainsi tels des déchets – choses qu’ignore la vie – à différentes échelles et milieux, et perturbent comme des corps étrangers ledit cycle. Succinctement, la nature combinatoire de la nature vivante permet de comprendre que l’on puisse agencer des entités autres – nos macromolécules, nos biocides, les molécules surnuméraires de dioxyde de carbone (issues de nos combustions) identifiables notamment par leurs isotopes et divers artefacts – que celles que la nature a patiemment construites, incompatibles avec les écosystèmes qui la constituent.
Pour l’heure, il est difficile de faire mieux que de poser dans les bons termes le problème.

HC : Je suis frappé de l’importance que tu accordes ainsi à l’invention de l’agriculture au néolithique. Pourrais-tu expliciter cette hypothèse ? C’est là une question que tu développes dans ton dernier livre6. Pourrais-tu nous y introduire quelque peu ? Par ailleurs, ce poids de l’agriculture est-il, selon toi, du même ordre dans des traditions non occidentales ?

DB : Le néolithique est une période qui s’étend sur des millénaires et qui a concerné quasiment l’ensemble des peuples de la Terre en des lieux et des temps différents. Le principal marqueur en est l’avènement au long cours de l’agriculture. Or, les pratiques agricoles ont induit un imaginaire de domination de la nature. Les êtres humains se sont en effet mis à produire leur nourriture au rebours du fonctionnement des écosystèmes, par nature plurispécifiques, en allouant des surfaces de plus en plus vastes à une seule espèce. Ils ont imposé à la nature un mode de production qui lui est étranger. L’avènement de l’agriculture est d’ailleurs le plus souvent associé à la violence. Caïn, le premier agriculteur, est tout autant le premier criminel ; un mythe Quechua associe l’agriculture à un viol, etc.
Cette même période a vu encore a minima s’affirmer la domination des pauvres par les riches. Avec l’avènement des empires agraires l’esclavagisme va finir par s’imposer. La domination d’un genre sur l’autre va aussi s’affirmer par la diffusion du patriarcat.
J’essaie de montrer, dans Dévastation, en quoi un travail de déconstruction a commencé. Au premier chef, nous savons désormais avec l’agroécologie produire notre nourriture en jouant de la diversité et de la complémentarité inhérente aux écosystèmes. Nous avons en quelque sorte réinventé l’agroécologie à compter des années 30, alors que des pratiques minoritaires comme la milpa des femmes mixtèques existaient depuis des millénaires.

Déjouer le capitalisme contemporain ?

HC : Peut-on, et comment, déployer aujourd’hui une pensée écologique qui ne soit pas dépendante de la figure du réseau, caractéristique du capitalisme spécifiquement contemporain ? Je me permets d’expliciter quelque peu cette question : un certain nombre de pensées du vivant décrivent les dynamiques du vivant avec des concepts qui conviennent tout à fait – aussi – à la description de ce qui se joue dans le capitalisme spécifiquement contemporain. C’est le cas bien sûr de Bruno Latour (quand il parle de réseau socio-technique). Mais c’est aussi le cas, par exemple, d’Oliver Hamant, biologiste, qui fait valoir ce qu’il appelle la troisième voie du vivant7, en la caractérisant par la robustesse plutôt que par la performance et le contrôle. Or, les entreprises contemporaines (ou du moins certaines pratiques qui s’y déploient, notamment au niveau de l’ingénieur) ne sont-elles pas, justement, plus robustes que performantes, agitées qu’elles sont par des événements auxquelles elles ne cessent de répondre (et qu’elles ne contrôlent que très peu) ? Pour tout dire, je me demande également Dominique si, dans Primauté du vivant, votre approche des vivants (humains ou non humains) comme « êtres essentiellement relationnels8 » n’instaure pas une certaine homogénéité ou convergence – problématique – entre le régime du vivant et le fonctionnement même – en réseau (cf. Boltanski et Chiapello9) – des entreprises contemporains. Comment une telle pensée relationnaliste du vivant pourrait-elle marquer une rupture suffisamment nette avec les relations, les réseaux et agencements (au sens de Deleuze et de Guattari) qui s’établissent et s’inventent dans ces entreprises ? Autrement demandé : en quel sens, la pensée écologique contemporaine du vivant peut-elle donc rendre possible une critique suffisamment forte de la logique même du capitalisme contemporain ?

DB : J’ai pour tout dire du mal avec cette question. Le problème ne me semble pas l’idée de réseau en soi, mais la façon de le penser. Par exemple, dans Les Politiques de la nature, la pensée de Latour ne me semble pas seulement compatible avec le capitalisme, mais elle me paraît bien plutôt exprimer l’essence du capitalisme : Latour pense et exalte l’idée d’un méga « dispositif » anthropotechnique qui a pour vocation de dévorer indéfiniment toute espèce d’extériorité naturelle et auquel il est vain de résister ; il faut « aimer nos monstres ». C’est une façon de décrire et d’encenser les ambitions mêmes de l’économie capitaliste, à savoir une destruction-transformation indéfinie du capital naturel. C’est aussi ce qu’a pensé l’astronome soviétique Nicolaï Kardachev avec ces trois types de civilisation, dont le dernier vise à dévorer et détruire l’univers lui-même (les deux premiers types étant « seulement » centrés respectivement sur la Terre et sur le système solaire)10.
Autre angle d’approche : ce n’est pas parce qu’il y a une parenté entre l’idée d’écosystème et celle de réseau, qu’il convient de renoncer à l’idée d’écosystème. En revanche, il y a un sens à débusquer des modalités économicistes de se représenter les écosystèmes. La pensée d’E. Odum qui ramène les écosystèmes à des bilans de matières avec des entrées et des sorties est très dépendante de schèmes relevant de la pensée économique. Ce n’est plus le cas quand on conçoit par exemple les écosystèmes à l’aune des interactions et communications qu’y nouent les êtres vivants avec leurs sens, quand on conçoit les réalités sonores et en termes d’odeurs que sont les écosystèmes.
De même, le travail d’Olivier Hamant n’est pas aussi facilement critiquable. La robustesse d’un système financier ne saurait s’opposer à sa performance. Au contraire, la mesure de la robustesse est en la matière la capacité à toujours performer. Et la force du capitalisme a été de parvenir à dégager les marchés financiers et leurs capitaux de l’économie réelle, de leur permettre de performer au-delà des aléas physiques. On peut aller jusqu’à imaginer une économie capitaliste qui pourrait encore performer sur une planète ravagée. La limite du capitalisme est alors comparable aux relations riches-pauvres modélisées avec le modèle « Handy » : une société peut s’effondrer parce que les riches condamnent les pauvres qui jusqu’alors les nourrissaient à crever11. Nous ne sommes pas très loin de la perspective d’un tel scénario avec le fantasme de Peter Thiel d’édifier des iles artificielles dédiées aux milliardaires et à des rapports sociaux soustraits à tout cadre juridique protecteur, renouant même avec l’esclavage. Avec le modèle Handy, la donne physique rattrape le système et dévoile son absence de robustesse tant sociale que physique.
Enfin, le capitalisme s’est toujours pensé en fonction des représentations dominantes de la nature. C’est aujourd’hui celle de réseaux et de relations. Les physiocrates, par exemple, concevaient la circulation des capitaux comme constante, à l’image des flux sanguins.

HC : Il y a un paradigme aujourd’hui qui entend contester le primat du capitalisme (et du couple marché/Etat), c’est celui des communs. E. Ostrom l’a instauré et déployé à propos des ressources naturelles (forêts, zones de pêche ou de pâturage…) et l’on sait que la question du commun comme communauté biotique est très importante dans la tradition écocentriste de la pensée écologique (au moins depuis A. Léopold). De ton point de vue, dans quelle mesure cette question et ce paradigme sont-ils aujourd’hui importants pour faire valoir une pensée écologique susceptible de résister au capitalisme contemporain ?

DB : Je défends une conception transcendantale des communs, c’est-à-dire relative à des conditions de possibilité. Il y a commun quand un dispositif particulier rend possible l’expression ou la manifestation de tout un domaine de réalité. Le langage humain permet le développement d’une pensée diversifiée et ouverte. La monnaie permet le développement des échanges. Le langage ou la monnaie d’un seul sont des absurdités. Ce sont nécessairement des communs. On peut en ce sens parler de communisme ontologique : le langage, la monnaie, par exemple, n’appartiennent à personne ; ils sont inappropriables.
En un sens analogue, la biodiversité ou le climat sont des communs. Pas de vie sans diversité génétique, laquelle rend possible la diversité des individus, celles des espèces, des écosystèmes et des biomes. La vie ne se développe qu’au sein de ladite diversité. Ce sont aussi certaines conditions en matière d’humidité et de chaleur, constitutives d’un climat donné, qui rendent possible l’essor de la vie. Au-delà de 29-30° de moyenne territoriale annuelle, la vie humaine et plus généralement animale disparaît. En deçà d’un certain volume de précipitations, la vie disparaît également.
Les communs se caractérisent ainsi, en dépit de leur nature transcendantale, par leur vulnérabilité. On peut aussi saccager une langue, ou encore un système monétaire comme ce fut le cas pour le Mark dans l’entre-deux-guerres, et évidemment la biodiversité ou le climat. A ce propos, nous avons provoqué une accélération du taux d’érosion des espèces et amenuisons les populations sauvages ; nous dérégulons le climat en modifiant la composition chimique de l’atmosphère.
Face à cette situation écologique, j’ai proposé avec d’autres de mettre fin à l’idée de marchés ouverts en plafonnant nos capacités d’achats divers par des quotas écologiques, limitant nos achats (courants sur l’année, ou sur la vie pour les biens comme les voitures, les maisons, etc.) grâce à des quota d’unités de charge écologique12. Cela n’est pas compatible avec le principe d’une accumulation indéfinie du capital, puisque tous les achats matériels annuels ou sur la vie d’un individu sont strictement limités. Une manière de tourner le dos à la mauvaise chrématistique13. Je rappelle que c’est en premier lieu la hauteur des flux d’énergie et de matières sous-jacents à nos activités qui débouchent sur la transgression des limites planétaires.

Et l’ingénieur aujourd’hui ?

HC : De ton point de vue, la pensée écologique se définit donc en elle-même non seulement par une « critique de l’anthropocentrisme » mais aussi par « l’affirmation de limites au pouvoir de nos techniques14 ». En ce sens, la question de l’ingénieur – cet acteur qui conçoit et contrôle des dispositifs techniques – est d’emblée posée par la pensée écologique. Dès lors, comment proposes-tu d’aborder les démarches et les techniques de l’ingénieur contemporain, soucieux de la gravité de notre situation écologique ? S’il ne s’agit ni de prolonger le technosolutionnisme dominant, ni de se priver de toute technique, comment donc penser et déployer cette ingénierie contemporaine ?

DB : Il est difficile de ne pas se situer entre deux butées. D’un côté, l’idée d’une humanité sans techniques est absurde ; c’est ce que j’avais essayé de développer autrefois dans L’homme-artifice. De l’autre côté, l’idée selon laquelle il n’est pas de difficulté que des techniques ne puissent résoudre est le cœur même du credo moderne. Elle est dangereuse. Ces dernières décennies, nombre d’efforts ont été accomplis pour ménager un espace entre ces deux limites : par les approches technocritiques, par les low-techs, plus récemment avec l’idée de robustesse et de techniques robustes avec Olivier Hamant. Et la voie avait été ouverte dans le domaine de la matrice des techniques : l’agriculture. L’agroécologie cherche en effet à rompre avec la posture propre à l’agriculture conventionnelle – héritée du néolithique –, celle d’une confrontation à la nature cherchant à lui imposer un modèle de production monospécifique, contradictoire avec la nature plurispécifique des écosystèmes.
Le cas de l’agriculture de précision couplée à l’agriculture régénérative est un cas intéressant : d’un côté, on reste sur le modèle dominant en cherchant à le rendre moins destructeur par la précision des injections d’intrants ; en même temps les robots développés permettraient une cueillette pour des cultures plurispécifiques.
Les deux butées évoquées permettent justement ces zones d’ombre. C’est le nouvel univers dans lequel les ingénieurs seront immergés. Il leur sera désormais impossible ne pas s’interroger sur les représentations qui nourrissent et accompagnent les artefacts qu’ils devront produire, car des imaginaires techniques divers émergent.

HC : Dans ce contexte, si tu devais donner une priorité de formation de ces futurs ingénieurs, laquelle proposerais-tu ? Par ailleurs, ne penses-tu pas que nos écoles d’ingénieurs, encore configurées par une « philosophie » qui date du début du XIXe siècle (voire du mécanisme moderne), doivent transformer le poids respectif de certains contenus de formation ? Sont-elles vraiment à la hauteur de la « primauté du vivant » que vous défendez avec Sophie Swaton ?

DB : Le situation en matière de techniques a profondément changé ces dernières décennies. Avec Jacques Ellul, il était essentiellement question de confrontation à un système technique autonome. Ce questionnement n’a pas perdu toute pertinence, mais il est désormais question de low-techs, ou même avec Olivier Hamant de refonte de la conception de nos techniques en direction de la robustesse. J’ajouterais l’importance de la prudence comme conséquence de la limite insurpassable de nos connaissances, comme nous l’avons développé avec Nicolas Bouleau. Il devrait être désormais impossible de concevoir quelque objet technique que ce soit sans considérer ses contextes sociaux, écologiques et cognitifs de déploiement. Les cours de philosophie des techniques doivent constituer une pièce maitresse de la formation des ingénieurs. Le béton sans carbone, c’est sympa, mais ce n’est pas moins destructeur de la biodiversité. L’ingénieur se doit d’être plus généraliste qu’il ne l’a jamais été. La conception des objets techniques ne saurait demeurer une affaire purement technique. Cela avait un sens dans un univers économique conçu hors nature, et socialement consensuel et monolithique.
Charge à chaque ingénieur de ne pas être réduit au soldat stupide d’un monde aveugle à ses conditions de possibilité.


1 La Pensée écologique. Une anthologie, Paris, PUF, 2016,, p. 479.

2 Voir « Pour une critique de la raison anthropocentrique », Rue Descartes, 2022/1 (« L’humanité, une espèce (pas) comme les autres ? »), https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2022-1-page-1.htm ; dernière consultation : 30/01/2025)

3 Voir L.T. White, Les Racines historiques de notre crise écologique, Paris, PUF, 2019.

4 Voir A. Naess, « The shallow and the deep, long‐range ecology movement. A summary », Inquiry, vol. 16, Issue 1-4, 1973.

5 Pour une vue rapide, voir N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Paris, PUF, 2023 ; de manière plus approfondie, voir N. Bouleau, Ce que nature sait, Paris, PUF, 2021 et Le hasard et l’évolution, Paris, PUF, 2024.

6 Voir D. Bourg, Dévastation. La question du mal aujourd’hui, Paris, PUF, 2024, chapitre 8.

7 Voir O. Hamant, La troisième voie du vivant, Odile Jacob, Paris, 2022.

8 D. Bourg & S. Swaton, Primauté du vivant. Essai sur le pensable, Paris, PUF, 2021, p. 108. Nous soulignons.

9 Voir L. Boltanski. & E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999,

10 Voir M. Kaku, Visions : Comment la science va révolutionner le XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 1999.

12 D. Bourg & G. Chapelle, J. Chapoutot, Ph. Desbrosses, X. Ricard-Lanata, P. Servigne, S. Swaton, Retour sur Terre. 35 propositions, Paris, PUF, 2020.

13 Aristote établit une différence entre les échanges économiques, limités par la physiologie (je ne peux manger des kilos et des kilos, ni boire des hectolitres) et les échanges chrématistiques, visant à augmenter le capital (si je vends des sandales non pour consommer autre chose, mais pour augmenter mon capital initial, il n’y a aucune limite).

14 D. Bourg & A. Fragnière, La pensée écologique. Une anthologie, op. cit., p. 479.

Citer cet article

Bourg, Dominique., Choplin, Hugues. "De la pensée écologique à l’ingénieur contemporain. Entretien avec Dominique Bourg", 20 février 2025, Cahiers Costech, numéro 7.

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article200