Oliviers de Serres, Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Préface
Introduction
Cet article est né de la rencontre entre, d’une part, une pratique de terrain qui expérimente des façons de redonner une santé agroécologique à un territoire dégradé, aux Monts-Gardés, en Seine-et-Marne, et d’autre part, une recherche philosophique, historique et géographique sur la relation au vivant dans les savoirs et les pratiques agricoles depuis la modernisation. Cette rencontre a débouché sur l’envie de penser ensemble, depuis ce terrain expérimental, la manière dont les essais qui y sont conduits peuvent constituer une réponse à ce que la philosophe Isabelle Stengers a appelé « l’intrusion de Gaïa1 », et à ce que l’on nomme plus largement l’Anthropocène, c’est-à-dire une nouvelle ère qui voit l’action de certains groupes humains modifier radicalement le fonctionnement du système-terre (Bonneuil et Fressoz, 2016). Mais cet article constitue aussi une première tentative méthodologique pour explorer la manière dont une co-écriture, au carrefour de la théorie et de la pratique, peut engager le décloisonnement des savoirs et des disciplines qu’appelle la transversalité de la question écologique.
Pour construire cette réflexion commune, nous sommes partis d’un problème qui pourrait se résumer ainsi : comment en vient-on à l’agriculture ? Ou, pour garder les pieds sur notre territoire, comment l’agriculture est venue progressivement constituer le cœur d’un projet initialement envisagé comme la création d’une « dépendance verte ferroviaire » ? C’est en effet dans le cadre des mesures compensatoires environnementales et paysagères du projet de la ligne à grande vitesse (LGV) Est européenne que le projet des Monts Gardés est né. Afin d’interroger la possibilité d’une convergence théorique et pratique entre projet de paysage, restauration écologique et activité agricole, nous commencerons donc par examiner les conditions de mise en œuvre de la proposition initiale d’Agnès Sourisseau, formalisée en 2003 pour Réseaux Ferrés de France (RFF), et qui consistait à réaliser, sur ce délaissé ferroviaire situé en zone périurbaine, à une trentaine de kilomètres de Paris, un pôle expérimental de restauration écologique du milieu. Puis, nous analyserons les raisons qui peuvent expliquer l’émergence progressive et non planifiée de l’agriculture comme un enjeu central de ce paysage, au croisement de questions écologiques, esthétiques, économiques, et productives. Enfin, nous chercherons à comprendre la manière dont ce qui s’y joue interroge plus largement notre manière d’habiter un territoire et d’y cohabiter avec les autres vivants.
Ce que paysager veut dire. Design d’espace et restauration écologique
Les Monts Gardés, parcelle enclavée dans un entrelacs de lignes TGV, se situent également au cœur d’une géographie caractéristique des territoires périurbains, ce tissu composé de tout ce que la ville a rejeté hors de son enceinte proche, mais qui l’alimente et la fait vivre : décharge, lignes à très haute tension, couloirs aériens, bretelles d’autoroutes, routes nationales et immenses dépôts de matériaux et de déblais issus des chantiers du BTP. Une topographie remodelée en profondeur, constituée des hectares fantômes2 que requiert le métabolisme de la métropole. Pendant la durée des travaux de construction de la voie ferrée, cette parcelle de trente-cinq hectares a servi à la fois de base de vie pour les ouvriers et de lieu de stockage de matériaux pour les besoins du chantier. En a résulté un sol totalement remanié, tassé et asphyxié. Cette emprise fût identifiée par l’étude paysagère préalable à la création de la nouvelle LGV Est comme devant faire l’objet de mesures compensatoires paysagères. Voilà qui nous amène à un premier problème : que signifie « paysager » les abords d’une telle infrastructure ? Le geste qui consiste à tracer au milieu des plaines la ligne droite d’une voie ferrée est en soi un grand geste dans le paysage. Le rôle du paysagiste est-il de cacher cette infrastructure derrière un écran de verdure ? – comme une façon d’y mettre un pansement vert, à la manière de l’architecture moderne qui, associant couleur et nature, coloriait si volontiers en saine pelouse les espaces vacants entre les bâtiments3. En somme, repeindre un paysage, dessiner les formes d’un espace, s’attacher au devenir ornemental mais sans interroger réellement les fonctionnalités, les continuités et les usages d’un socioécosystème. À rebours de cette tendance, Agnès Sourisseau est partie d’une autre question : non pas comment promettre du vert, des aplats indéterminés sur un plan ou des arbres déjà grands sur un croquis, mais s’interroger d’abord sur ce que serait la définition écologique et le rôle fonctionnel du végétal dans un tel espace, moins pour dissimuler le béton que pour aider la plaie – au sens d’une rupture des continuités écologiques liée au tracé de l’infrastructure – à cicatriser.
Fig. 1. Les Monts Gardés durant le chantier de la LGV : une topographie et un sol entièrement remodelés.
Définir le vert
Pour cela, il a d’abord fallu déterminer un objectif non pas en termes abstraitement esthétiques, sous la forme d’un paysage dessiné, mais en termes écologiques, c’est-à-dire en ne plus se préoccupant plus uniquement d’une intégration visuelle ou d’une dissimulation par le végétal, mais en s’interrogeant sur les types de formations végétales vers lesquelles on allait pouvoir guider un espace aussi abîmé que celui des Monts Gardés. Deux types de formations végétales, chênaie et fruticée, ont été choisis, principalement en fonction de critères de résilience, de fonctionnalité écologique et d’adéquation aux conditions pédoclimatiques. Une fois la tendance des successions végétales déterminée, il a fallu réfléchir aux modalités d’implantation de ces peuplements, sans importer de terre végétale – l’idée n’étant pas de piller un territoire pour en soigner un autre – mais en détournant des flux de biomasse, initialement destinés à la décharge voisine, pour permettre à des processus de pédogénèse de s’enclencher à partir de ces apports de matières organiques et minérales (déchets verts, résidus agricoles, traverses de chemin de fer et ballasts issus du démantèlement des voies, arbres abattus, béton concassé, etc.). Mais subsistait encore la question du boisement lui-même et avec elle une série de problèmes pratiques. Comment implanter des arbres dans un sol si abîmé et fatigué ? Si l’on décide d’implanter des arbres issus de pépinières, élevés dans des conditions de sol très différentes, comment envisager une transplantation heureuse ? À moins de partir de sujets très jeunes, voire de la graine. Mais semer des arbres, une forêt, est une opération délicate et aléatoire, les mécanismes biologiques étant mal connus, et les techniques peu, voire pas développées. Comment imaginer des protocoles efficients dans un tel contexte ? Comment déterminer, par exemple, la quantité de graines et la proportion de chaque espèce au sein d’un mélange adapté aux types de peuplements visés ? Comment contrôler et accompagner la levée de dormance d’une graine et la croissance d’un arbre ? Pour essayer de répondre à ces problèmes, il a fallu réenclencher d’abord des dynamiques écologiques en recréant, sur ce sol extrêmement appauvri, des conditions proto-forestières propices à la germination des graines d’arbres semées ; s’intéresser au sol et aux herbes avant d’imaginer faire venir des arbres. Différents types de mulch, issus du recyclage de la biomasse détournée, ainsi que différents mélanges de semis d’herbacées non concurrentes ont été installés sous la forme de parcelles test. Il s’agissait à la fois de permettre une comparaison des techniques et d’éviter l’installation de stades de blocage4, liés notamment à la concurrence potentielle entre les jeunes arbres et l’occupation du sol par des graminées pérennes. En somme, plutôt que de planter des sujets isolés au milieu d’une bâche plastique – comme c’est souvent l’usage à proximité des infrastructures – le projet impliquait de laisser aux arbres le temps de germer, c’est-à-dire aussi de nouer progressivement des relations écologiques, en particulier au niveau de la rhizosphère5, en misant sur un très grand nombre de graines pour s’assurer de la levée d’un nombre minimal de sujets, et d’occuper le sol, en attendant cette levée, grâce à un couvert herbacé ou à un mulch. Durant les trois premières années, entre 2003 et 2006, des tests en fermes expérimentales ont été réalisés préalablement à l’installation à échelle réelle sur le territoire des Monts-Gardés. Ce projet a permis la conduite d’un programme de recherche complet, financé par RFF en collaboration avec l’INRA de Nancy, l’Institut du Développement Forestier de Toulouse, le Cemagref de Clermont-Ferrand et la Chambre d’Agriculture de Seine-et-Marne, notamment sur la levée de dormance des graines d’arbres et sur les méthodes de semis les plus propices à cette levée. Ces techniques ont été déployées aux Monts-Gardés sous la forme d’un découpage en parcelles test, permettant la mise en œuvre de différentes techniques, depuis un semis agricole, avec la conception de semoir adaptés, jusqu’au semis par hydro-semeur, en passant par le semis manuel à la volée et en poquet. Des systèmes de pièges à graines, favorisant un semis spontané grâce à l’action des oiseaux et du vent, ont également été testés sous la forme de haies sèches et de perchoirs, réalisés avec des matériaux de récupération du chantier (bloc de pierre et de béton, branches, grumes, traverses, etc.).
Fig. 2. Une agroforesterie expérimentale : vue aérienne de l’évolution des différentes parcelles.
Cette phase d’observation, d’expérimentation et d’enquête scientifique a permis d’initier un autre rapport à l’intervention paysagère, en particulier dans une relation délicate entre attention et action. Mais au-delà, le projet a aussi servi à mettre à l’épreuve une hypothèse centrale : la création d’un projet de paysage, a fortiori sur un sol aussi dégradé, doit se faire dans le temps du vivant, sans chercher à sauter trop vite les stades intermédiaires, et en accompagnant le lent réamorçage des dynamiques écologiques et des interactions complexes entre le sol et le végétal. Apparaît là une frontière poreuse entre cette façon de concevoir un projet de paysage et une forme d’écologie scientifique appliquée, que l’on nomme restauration écologique, et que l’on voit souvent intégrée aux pratiques plus larges de l’ingénierie écologique. Nous nous proposons de nous arrêter un moment sur ce lien en interrogeant le projet de végétalisation des Monts Gardés à la lumière des analyses de la restauration écologique proposées par Raphaël Larrère dans la synthèse collective la plus récente sur la question (Rey, Gosselin et Doré, 2014).
Du dessein au soin : typologie de l’agir écologique
Dans la réflexion qu’il mène sur ces questions depuis plusieurs années (Larrère, 2002, 2005, 2007, 2014), Raphaël Larrère a mis en évidence une intéressante typologie des formes d’agir à travers lesquelles on peut analyser les pratiques de restauration écologique. Précisons que nous n’entendons pas ici la restauration écologique comme une manière de restaurer stricto sensu un écosystème en le ramenant vers un stade antérieur – ce qui sous-entend souvent une patrimonialisation de cet état vers lequel on souhaite revenir – mais au sens ou André Clewell et James Aronson parlent des praticiens de la restauration comme de ceux qui « redémarrent, revitalisent, réorientent ou accélèrent des processus écologiques essentiels » (Clewell et Aronson, 2010, p. 14). Larrère procède d’abord à une distinction entre d’une part « les arts du faire », c’est-à-dire les pratiques de transformation de la matière dont relèvent aussi bien l’artisanat que l’industrie, et les « arts du faire-avec et du faire-faire » (Larrère, 2014), qui regroupent les actions de pilotage des autres vivants et des processus naturels au profit des humains – ce que l’on pourrait appeler des agir inflexifs par opposition aux agir transformatifs ou directifs6 – en proposant d’inclure la restauration écologique dans ce groupe des actions de pilotage. Mais à l’intérieur même de ces arts du faire-avec, émerge une seconde distinction, plus spécifique aux pratiques de restauration écologique, et qui oscille entre deux postures, celle de « l’ingénieur » et celle du « thérapeute » (ibid., p. 50). Comme l’analyse justement Larrère, le cœur de la différence entre ces deux formes de l’action de restauration réside dans des manières distinctes de se rapporter aux moyens et au résultat :
« Censé apporter une solution technique dans un contexte donné, l’ingénieur est soumis à une obligation de résultat : les moyens employés ne sont évalués qu’au regard de leur efficacité et de leur coût. Le thérapeute enfin, ne se propose pas de rétablir un état antérieur, mais d’aider le malade à guérir et, à la différence de l’ingénieur, il est soumis à une obligation de moyens, pas à une obligation de résultats. (ibid., p. 50)
Il nous semble que, dans le cas des Monts Gardés, la position du thérapeute est plus à même de caractériser à la fois la réalité du travail entrepris, mais également l’éthique et la déontologie qui l’accompagnent, en rompant plus nettement avec les tentations démiurgiques du paysagisme moderne et son rapport ambigu au grand geste architectural. Plusieurs éléments pratiques et théoriques nous permettent d’argumenter en ce sens. Le premier vient de l’extrême instabilité de toute prospective s’agissant de systèmes aussi complexes et interdépendants que les systèmes écologiques, et de la manière dont on décide d’appréhender ces instabilités et l’incertitude qui en résulte, et en particulier le surgissement d’agents imprévus. Aux Monts Gardés, c’est sous la forme d’une importante population de lapins que s’est manifesté l’oublié7. Les semis directs et spontanés de milliers d’arbres ont ainsi vu leur croissance contrariée par la présence de centaines de lapins, profitant de l’absence de prédateur, des creux, des bosses et des trames grises des voies ferrées, qui forment autant de garennes et de corridors involontaires. Or, les arbres supportent plus ou moins bien la taille aux incisives, largement pratiquée par les lapins pour user leurs dents. Les arbres fruitiers en meurent souvent, mais les saules dévorés s’étoffent au contraire, par réitération, c’est-à-dire par multiplication végétative. Le jardinage à la mandibule qui tue les fruitiers permet au contraire aux saules et aux charmes de se cloner sur pied, pour former des buissons denses et robustes, et aux chênes de fortifier leur réseau racinaire avant qu’un brin ne finisse par émerger et par s’élever au-dessus de la mêlée. Il y a au moins deux manières de décrire cette intervention des lapins au cœur du projet. La première, qui rejoindrait une approche d’ingénierie, c’est-à-dire de maîtrise du résultat, consisterait à dire que le projet a été contrarié par cet imprévu. Conséquemment, on pourrait redoubler les moyens mis en œuvre pour contraindre l’écosystème à parvenir à l’état souhaité. La seconde, abordant plutôt la restauration écologique comme l’amorçage et l’accompagnement des dynamiques, serait plus disposée à y voir une inflexion du projet initial avec laquelle il s’agit de composer. Cette distinction est sous-tendue par un problème plus théorique, celui de la définition même du résultat d’une démarche de restauration écologique en termes de santé et de norme. Comme l’a proposé le philosophe Georges Canguilhem, une compréhension adéquate du vivant ne peut suivre une définition légaliste, « analogue à celle de la matière » (Canguilhem, 2009, p. 203), mais doit intégrer une perspective éco-évolutive qui envisage les variations comme une invention constante de formes et de façons de vivre8. Dès lors, la santé d’un organisme ou d’un système biologique n’est pas indexée sur sa proximité avec un archétype idéal, mais implique plutôt la capacité à vivre dans un milieu complexe et changeant. C’est une idée analogue qui a émergé depuis quelques décennies en écologie scientifique avec les concepts de patch dynamics, de perturbations et d’équilibres dynamiques, rejoignant indirectement la belle définition que Canguilhem proposait de la santé comme la capacité « à tolérer des variations de normes » (ibid., p. 215). Comment cela affecte-t-il notre perception de ce qu’implique une pratique de restauration écologique dans la relation au résultat du processus ? De façon un peu binaire, on pourrait postuler qu’une perspective d’ingénierie, telle que nous l’avons défini plus haut, envisagerait le climax – ou a minima la stabilisation d’un état de référence – comme la condition de son succès. À l’inverse, intégrant à la fois une perspective canguilhemienne de la santé comme capacité à recréer des normes au gré des fluctuations du milieu, et les apports de l’écologie des perturbations, une perspective thérapeutique nous semble plus à même de considérer le climax, non comme une norme à atteindre, mais comme un stade évolutif purement théorique, c’est-à-dire davantage comme un tropisme ou une tension asymptotique que comme un réel objectif. En ce sens, l’action du paysagiste-thérapeute s’inscrit davantage dans le sens de l’amorçage, puis de l’ajustement et éventuellement de l’inflexion de processus écologiques, pris dans de multiples équilibres dynamiques, témoignant successivement de phases de transformation, de perturbation et de résilience, et acceptant d’une certaine manière qu’un écosystème et ses habitants humains et non-humains puissent inventer d’autres façons de vivre et de perdurer que celles inscrites dans le projet initial.
Fig. 3. Soigner le territoire : le lent réamorçage des dynamiques pédologiques et écologiques.
Avec cette définition dynamique de la santé d’un écosystème associé à une vision thérapeutique de la restauration, émerge l’amorce d’un rapprochement possible entre l’action du paysagiste et celle de l’écologue. Nous faisons volontiers l’hypothèse que ce rapprochement est susceptible de constituer une manière de réponse à l’intrusion de Gaïa dont nous parlions en introduction, mais également à d’autres aspects qui caractérisent l’Anthropocène, et en particulier la multiplication des habitats dégradés, des sols remaniés et des écosystèmes faiblement fonctionnels, et de l’enjeu que constitue déjà leur restauration. Lier la question du paysage, y compris sa dimension esthétique9, à la fonctionnalité écologique d’un espace – c’est-à-dire notamment, nous y reviendrons, à son habitabilité et à sa puissance nourricière – apparaît comme une voie féconde pour sortir le paysagisme de la logique moderne du geste et de l’auctorialité artistique, lui permettant ainsi de dialoguer plus modestement et de façon scientifiquement plus informée avec ceux qui finissent toujours par avoir le dernier mot sur la forme d’un paysage – les vivants humains et non-humains qui l’habitent et varieront inéluctablement dans leur manière de l’habiter. Cela implique également de ne pas sacrifier la complexité des processus écologiques et des manières d’habiter un territoire à une image figée du vivant et à ce que l’on imagine devoir être la forme stabilisée d’un paysage. Mais pour que cette approche renouvelée ne tombe pas dans une nouvelle forme d’autoritarisme de l’expert, il conviendrait également, comme le remarque justement Raphaël Larrère, de faire du paysage un véritable commun, et donc a minima le sujet d’une délibération qui pourrait en interroger les usages et faire en sorte que « le praticien [ingénieur écologue et/ou paysagiste] soit intégré dans un processus politique, apportant son expertise (diagnostic et itinéraires évolutifs envisageables) à un débat politique » (Larrère, 2014, p. 45).
Du paysagiste au paysan
La deuxième étape de notre réflexion émerge des relations qui vont se nouer au sein de cet écosystème en germe, de ces dynamiques réamorcées par un paysagisme de la restauration écologique ; elle aborde donc la question de l’entretien du paysage-écosystème comme la seconde phase du processus initié par la conception initiale des processus de restauration. Dans un projet de paysage, la question du coût d’entretien est souvent épineuse. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil aux arbres qui vivotent au milieu d’une bâche plastique, sur les bords d’une route fraîchement paysagée, et d’imaginer le soin et l’argent qui est nécessaire à leur maintien en demi-vie. Toute considération esthétique mise à part, comment se fait-il que, pour ne pas dépérir, des aménagements paysagers soient aussi coûteux en entretien et en énergie, pour n’assurer rien de plus que leur propre survie ? Comment se fait-il que la résilience, la productivité – ne serait-ce qu’en terme de biomasse – et donc la capacité d’auto-entretien ne soit que rarement un critère lors de la conception d’un projet de paysage, alors que la norme d’un écosystème fonctionnel non artificiel est justement de s’aggrader, c’est-à-dire de produire plus de biomasse qu’il n’en consomme ? En examinant la distinction entre la restauration écologique de l’ingénieur et celle du thérapeute, nous avons vu que la question du résultat et du coût semblait être au cœur de la perspective de l’ingénierie. Pourtant, pour ce qui est du résultat, l’approche thérapeutique apparaît comme étant plus labile, susceptible de s’adapter et de moduler son action et ses objectifs en fonction des variations, des perturbations et des réponses de l’écosystème. Et même pour ce qui est du coût, aussi bien à l’installation qu’à l’entretien, l’approche thérapeutique semble également bien plus à même de proposer des solutions de restauration nettement moins coûteuses, du fait même du type de moyens qu’elle emploie.
De l’entretien à la récolte
Pour analyser plus précisément cette idée, il nous faut poursuivre notre réflexion sur la santé fonctionnelle d’un écosystème en y ajoutant une dimension relationnelle, avec-et-au-delà de l’humain. Le fait de considérer un projet de paysage comme une rencontre entre paysagisme et restauration écologique conduit, dans les formes prises par la pratique elle-même, à se rendre attentif aux relations qui se tissent hors de nous et avec nous dans cet écosystème émergent, rejoignant ce que Baptiste Morizot appelle une « éthique diplomatique », c’est-à-dire une éthique et une ontologie qui font primer le bien de la relation sur le bien des termes disjoints qui préexisteraient à cette relation10. Cette question de la relation s’entend donc à l’échelle de l’écosystème, humain compris. Laisser les relations se nouer, ne pas considérer que le bien du terme humain est toujours exclusif du bien des autres, cela veut dire – et c’est tout l’enjeu d’une thérapie de la restauration – créer les conditions de possibilité écologique de relations riches et fructueuses pour toute la communauté biotique. Que deviennent ces relations mutuellement fructueuses lorsque l’écosystème grandit et s’étoffe ? Aux Monts Gardés, sans que l’on y prenne garde, elles sont devenues progressivement l’autre nom d’une agroécologie qui se distingue de l’agriculture moderne en ce qu’elle choisit de faire usage d’un territoire sans en faire usure. Autrement dit, ce qui apparaît ici, c’est le fait qu’un paysage pensé comme un écosystème fonctionnel et relationnel, et non plus comme un pur ornement, finit par donner au lieu de coûter. C’est le moment où le paysagiste, en choisissant d’habiter le territoire et d’y nouer des relations, devient paysan – dans le sens, dépouillé à la fois de ses oripeaux folkloriques et des jugements disqualifiant de l’agronomie moderne, de celui qui habite un lieu, entretenant et transformant des relations fructueuses en relations nourricières, en récoltes et en cueillettes, sans pour autant compromettre les habitats et la nourriture des autres vivants.
Fig. 4. Le glissement vers l’agriculture : maraîchage sur sol vivant le long de la ligne à grande vitesse.
Dans ce glissement théorique et pratique du paysagiste qui dessine le paysage vers le paysan qui habite un territoire, on retrouve également une idée structurante de la permaculture, porteuse d’une remise en cause profonde de la logique du design d’espace détaché de l’usage écologique et agroécologique d’un territoire. Cette idée est contenue dans la démarche méthodologique proposée à l’origine par David Holmgren et Bill Mollison, et formalisée dans la méthode Obredim, acronyme reprenant les différentes étapes de la méthode de design d’un projet de permaculture11. L’une des caractéristiques essentielles de cette méthode de conception est la mise en évidence du lien nécessaire entre observation, design, mise en place et entretien. On retrouve comme postulat sous-jacent l’idée qu’une conception dynamique du fonctionnement des écosystèmes, associée à une théorie inflexive de l’action, implique de ménager la possibilité d’une rectification constante de nos décisions et de nos objectifs12. C’est en ce sens qu’il nous semble essentiel que la pratique de conception prenne pleinement en charge le fait qu’un paysage est avant tout un territoire partagé, un espace multiplement habité et forcément nourricier, c’est-à-dire une somme d’usages humains et non-humains qui finissent par remodeler le paysage à l’aune de leur manière de l’habiter. S’il y a une chose à laquelle l’Anthropocène nous oblige, c’est à renoncer au fait qu’un paysage puisse n’être qu’une toile peinte, un décor que l’on traverse sans s’y relier.
Fig. 5. Le pâturage contrôlé, notamment par les moutons, permet d’entretenir le territoire et d’accroître la biodiversité floristique (orchis notamment), tout en offrant une production de laine et de viande.
Se tenir à la lisière : pour des territoires agroforestiers
On en viendrait donc à l’agriculture en prenant conscience qu’un paysage écologiquement fonctionnel peut nourrir et protéger les vivants humains et non-humains qui l’habitent. Dans cette perspective, il nous semble que l’agriculture, sous ses formes agroécologiques et paysannes, pourrait être définie comme le maintien d’un tissu de relations fructueuses, mutuellement et durablement bénéfiques, au sein d’une biocénose13. Aux Monts Gardés, l’agriculture a émergé progressivement, presque sans crier gare, comme une solution au problème de l’entretien écologique du paysage, et comme une manière pour les humains d’habiter et de se nourrir de ce territoire, sans affamer les autres êtres avec lesquels nous cohabitons, voire même en améliorant la capacité du territoire à accueillir chaque année davantage de vivants, en termes d’espèces comme de populations. Cela s’est fait dans le lien ténu entre l’entretien de la diversité de l’écosystème, notamment grâce à l’action fonctionnelle des animaux domestiques (pollinisation par les abeilles, éco-pâturage diversifié par des moutons, des équidés, des poules et des cochons, production de fumier animal, récupération et valorisation des bio-déchets de la ville pour contribuer à nourrir le sol, etc.), des animaux sauvages (lapins rongeurs, oiseaux semeurs, mais également à travers l’action de tous les vivants moins visibles : champignons, micro-organismes, faune du sol, flore spontanée, etc.) et par le maintien de relations nourricières durables, susceptibles de ne pas appauvrir l’écosystème et même de l’enrichir.
Fig. 6. Les animaux domestiques, cohabitants et modeleurs de paysage.
Pour analyser plus précisément cette idée, nous nous proposons de faire un détour par l’analyse que développe l’anthropologue Anna Tsing à propos des « peasant forests » (Tsing, 2015, p. 180). On se souvient que le projet initial pour les Monts Gardés consistait à créer un paysage arboré. Or, on vient de le voir, l’agriculture y a d’abord émergé comme une manière d’entretenir, d’habiter et de maintenir la diversité et la fonctionnalité écologique du paysage. Mais comment pourrions-nous caractériser plus précisément ce qui est en jeu ici, notamment dans la relation à l’arbre ? Dans un chapitre intitulé « Résurgence », Anna Tsing pose le problème en ces termes :
« Les territoires boisés, où les forêts poussent avec les perturbations humaines, sont rentrés dans l’ombre parce que les paysans qui les travaillaient sont devenus, comme nous le répètent tant d’auteurs, les figures d’une époque archaïque. (…) Nous imaginons donc que, à l’inverse des paysans, l’Homme moderne possède une pleine maîtrise de ce qu’il fait. La wilderness devient alors le seul endroit où la nature demeure souveraine ; dans les espaces perturbés par l’action humaine, nous ne voyons que les effets de cette caricature de l’Homme moderne. Nous avons cessé de croire que la vie de la forêt pouvait être suffisamment forte pour se faire sentir à proximité des humains. Peut-être que la meilleure manière de renverser cette tendance serait de reconquérir la possibilité de faire de ces forêts paysannes, non plus un élément du passé, mais une figure du présent. » [nous traduisons] (ibid., p. 180)
Que représentent les forêts paysannes dont parle Tsing et en quoi peuvent-elles nous aider à penser notre manière de restaurer, d’habiter et de nous nourrir de paysages agroforestiers comme celui des Monts Gardés ? Il ne s’agit évidemment pas de faire de ce type de boisement le modèle idéal de toute forêt, mais plutôt de considérer la possibilité, pour un écosystème productif et anthropisé, d’abriter malgré tout des relations écologiques riches et pas seulement les fonctionnalités appauvries auxquels nous ont habitué l’extrême simplification des agrosystèmes issus de la modernisation et l’industrialisation agricole. En un sens, il s’agit de faire ré-émerger la possibilité d’une cohabitation avec les autres vivants sur des territoires partagés. Une manière, comme nous le proposions plus haut, de faire usage de la terre sans en faire usure, c’est-à-dire sans que cela n’implique l’exclusion ou la destruction de tous les autres que nous. Un peu plus loin, Tsing prend l’exemple de l’entretien par les paysans japonais de chênes têtards14 – des arbres exploités grâce à un étêtage régulier et permettant ainsi de fournir durablement du bois de petit ouvrage ou de chauffage – et met en évidence l’intérêt fonctionnel de ce type de perturbation entretenue :
« La longévité des chênes têtards, associée à la colonisation rapide des espaces libres par des pins, tout cela produit une forme de stabilité provisoire à l’intérieur de laquelle de nombreuses espèces peuvent prospérer : pas seulement les humains et leurs animaux domestiques, mais aussi les espèces compagnes des paysans, lapins, passereaux, faucons, graminées, baies, fourmis, grenouilles et champignons. » [nous traduisons] (ibid., p. 181)
L’intérêt des analyses de Tsing est de permettre de considérer les agroécosystèmes que constituent les forêts paysannes comme des formes particulières d’équilibres dynamiques, des perturbations anthropiques rigoureusement entretenues, mais capables pour autant de constituer un habitat pour une biocénose complexe. Dans le cas des Monts Gardés, le fait de passer d’un projet de création d’un paysage arboré à un territoire agroforestier apparaît donc comme une réponse logique à un faisceau de contraintes, depuis la restauration et l’entretien d’un écosystème fonctionnel à partir d’un paysage dévasté, jusqu’à la nécessité, particulièrement aiguë à proximité d’une grande ville, de nourrir et de se nourrir d’un usage durable de la terre. En suivant les analyses de Tsing, on pourrait considérer que l’agriculture, sous ses formes agroécologiques paysannes – et plus particulièrement dans ses déclinaisons agroforestières15, depuis le bocage jusqu’au pré-verger, en passant par la dehesa espagnole et l’immense diversité des systèmes agroforestiers tropicaux – est une entreprise relationnelle forte de déploiement et d’entretien d’un réseau complexe de lisières. La lisière est la description géographique de ce que l’écologie scientifique appelle un écotone, c’est-à-dire une zone d’interface et de transition entre deux écosystèmes. C’est sur ce point que les dimensions paysagères, écologiques et agroforestières sont plus particulièrement susceptibles de se rejoindre. L’écologie du paysage distingue en effet des degrés de complexité et d’interpénétration de lisière, à des échelles pouvant aller de quelques centimètres à plusieurs kilomètres. On peut concevoir différents modes de transition, et donc différents types de lisières, plus ou moins complexes et changeantes, pouvant produire des effets fonctionnels positifs ou négatifs sur la diversité biologique (Ysnet & al., 1998). Des lisières trop nettes et trop peu complexes peuvent ainsi produire des effets-bordure (edge effects) nettement plus favorables aux espèces généralistes communes qu’aux espèces spécialistes d’un type d’habitat – c’est en particulier le cas des lisières géométriques et rectilignes entre des habitats fragmentés, souvent formées par l’agriculture et la sylviculture industrielle (Clergeau et Désiré, 1999). À l’inverse, une interpénétration douce, une forme de déploiement de la lisière comme peut le permettre une agroforesterie fine et diversifiée semble plus à même de favoriser des « zones de connexion biologique » (ibid.) et une pluralité d’habitats (Jose, 2009), permettant ainsi à des écosystèmes productifs et anthropisés de demeurer conjointement des espaces fonctionnels et des territoires partagés.
Fig. 7. La lisière se déploie, protégée et accompagnée par une forme d’action au carrefour du paysagisme, de l’écologie et de l’agriculture.
Conclusion
L’intérêt de cette formulation de la question du paysage à travers le prisme de la fonctionnalité et de la santé est de mettre en jeu et en dialogue des questions écologiques, esthétiques et agricoles, en montrant la possibilité d’une réponse commune et donc d’une rencontre dans les pratiques. En empruntant liminairement à l’écologie scientifique une définition du paysage comme un système écologique complexe, doté d’abord d’un caractère fonctionnel dans sa capacité à soutenir la diversité d’une biocénose, on ouvre la voie à la possibilité d’une réelle convergence écologique, agricole et paysagère. Nous sommes convaincus qu’il peut exister une forme d’alliance objective entre des pratiques de restauration écologique, des projets de paysage et des techniques agricoles si l’on parvient à placer au cœur des enjeux esthétiques et productifs une définition fonctionnelle du paysage et une compréhension relationnelle du territoire. L’intérêt de cette alliance est d’intégrer la question écologique non comme une pure contrainte ou comme un sacrifice éthique, mais comme la prise en compte de la santé et de l’intégrité d’un écosystème à la fois comme la source de la beauté d’un paysage (Leopold, 2000 ; Carlson, 2015) et comme la condition de la productivité durable d’un agroécosystème (Canet & Schreiber, 2015). Le projet des Monts Gardés esquisse à cet égard un exemple expérimental de ce que pourrait être une agroécologie forestière répondant aux exigences de la catastrophe écologique. Cette manière de glisser du paysage à l’agriculture, entendue notamment ici comme le déploiement puis l’entretien d’une multitude de lisières complexes, met en évidence le fait que la conception d’un projet de paysage gagne à se confronter à une définition élargie du territoire, entendu comme la somme des usages humains et non-humains qui pourront en être fait, et conséquemment à chercher dans les techniques de la restauration écologique et de l’agroécologie de nouvelles méthodes pour penser et agir dans les entrelacements du monde. Il n’est probablement plus temps de dessiner des espaces abstraits, déconnectés de la matérialité des sols sur lesquels nous nous tenons. Face à la nécessité de trouver une terre « où atterrir » (Latour, 2017), tandis que le globe abstrait à partir duquel nous avons rêvé la modernisation se dérobe sous nos pieds, il nous faut trouver de nouvelles façons de faire usage de nos puissances d’invention, d’action et de curiosité, et inventer ainsi des « devenir terrestres » (Bonneuil, 2018). Peut-être pouvons-nous trouver, par exemple, dans les propositions foisonnantes et radicalement relationnelles16 de la philosophe Donna Haraway, une ouverture et un appui spéculatif, afin de ramener notre intelligence sur terre et d’imaginer ainsi, partout où cela est possible, d’autres façons de tisser des territoires de relations, et de changer progressivement les ruines et les espaces toxiques en de nouveaux refuges, des paysages nourriciers et habitables. Mais comme nous avons essayé de le montrer tout au long de cet article, il nous semble que ce qui a permis de créer, aux Monts Gardés, la possibilité d’une rencontre féconde entre projet de paysage, restauration écologique et agroécologie relève essentiellement d’un glissement depuis le paysage conçu vers le territoire vécu ; une façon de dépasser la conception ingénieriale, qui saute d’espaces en espaces au gré des projets, pour un design de l’habiter, susceptible d’agir sur des temporalités plus longues, d’en éprouver les conséquences et de transformer finalement l’entretien en récolte. Comme le souligne avec justesse le poète et penseur écologiste Gary Snyder, dans un court texte intitulé « Réhabiter » et inspiré par la pensée biorégionaliste américaine, l’une des conséquences majeures de l’imaginaire industriel et modernisateur a été la disqualification des habitants, « peasants, paisanos, paysans, peuples de la terre » (Snyder, 2018, p. 192) et des formes d’intelligence, de connaissance et de pratiques qui accompagnent leurs manières d’habiter le monde. À l’inverse des connaissances infiniment extensibles de la technoscience industrielle17, ce qui caractérise l’habitant, c’est « un esprit de ce que signifie être ici » (ibid., p.193) : une forme de connaissance intime, éprouvé par le corps et l’esprit, d’un territoire sur lequel on vit. Il nous semble donc que c’est à partir de ce « retour vers les lieux » (ibid.) qu’il nous faut repenser la possibilité de « ré-habiter18 » les paysages non plus comme le décor plus ou moins plaisant de nos activités, mais comme des territoires sur lesquels nous nous tenons et auxquels nous tenons19. C’est le sens que nous avons voulu donner, à partir de l’exemple des Monts Gardés, à la reconsidération du paysan comme habitant ; comme celui qui, à rebours des logiques de rentabilité immédiate du capitalisme industriel, « essaye de rester à un endroit et de faire quelque chose de bien pendant une période assez longue pour être en mesure de dire “j’aime vraiment cet endroit et je le connais parfaitement bien”. » (ibid., p.197)