Ce texte est le chapitre 3 de mon livre L’abeille et l’économiste , paru chez Carnets Nord, Paris en 2010. Il est épuisé et l’éditeur en a gracieusement autorisé la reprise dans les Cahiers du Costech. Il fait le lien entre le développement de la finance et l’avènement d’une société de pollinisation des abeilles humaines. La relation entre le capitalisme cognitif et la finance se trouve une première fois explicitée.

Les deux éditions françaises du Capitalisme cognitif, une nouvelle Grande Transformation , parues en 2007 puis en 2008 chez Les Editions Amsterdam, Paris n’avaient pas abordé directement la question du rôle de la finance. L’Abeille et l’économiste le fait beaucoup plus et dès décembre 2009 j’avais ajouté un chapitre, le dernier à la traduction anglaise du Capitalisme cognitif (Cognitive Capitalism, Polity Press, Cambridge, UK) qui ne parut qu’en 2012 et dont la version française vient d’être éditée dans les Cahiers Costech.

Ces deux chapitres proposent un point de vue radical et nouveau sur la finance. Cette dernière est à mon sens le gouvernement par défaut des externalités en général, et en particulier des externalités positives de pollinisation de l’interaction humaine augmentée par le numérique.

Nous avions discuté de l’intérêt de cette métaphore avec Antoine Rébiscoul hélas disparu en 2011 Il l’avait risqué le premier notamment lors de notre conférence de décembre 2005 sur les Immatériels, chez Laser au sein du groupe de Réflexion animé par Michel Henoschberg et Philippe Lemoine pendant la rédaction du Rapport Rapport de la Commission "Lévy-Jouyet" sur l’économie de l’immatériel (décembre 2006). Je crois que cette expression du « gouvernement par défaut » dit à la fois la puissance de la nouvelle finance de marché et ses limites. Il appartiendra à une révolution numérique accomplie de doter l’Etat et les instances de régulation fédérale européennes et internationales des instruments de domestication du pouvoir de leviérage de la finance. C’est ce qu’explique le chapitre 8 reproduit ici et passé un peu inaperçu dans les recensions en général positives de mon livre dans le monde anglo-saxon.

Je reviendrai plus amplement sur ce point dans mon prochain livre La société Pollen à paraître aux Editions Des Liens qui libèrent en 2018.

Yann Moulier Boutang


Réédition en accès ouvert, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, du chapitre 3 de : Yann Moulier Boutang, L’abeille et l’économiste, Paris : Ed. Carnets Nord, 2010, 256 p.

Auteur(s)

Yann Moulier-Boutang Économiste, professeur à l’Université de Technologie de Compiègne et directeur de la publication de la revue « Multitudes ». Il est membre du comité d’orientation de Cosmopolitiques. Auteur de « La Révolte des banlieues ou Les habits nus de la République » (2005), « Le Capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation » ’2007), « L’Abeille et l’Économiste », (2010).

Plan

La fable de l’abeille et de l’économiste

Un paysan et ses enfants
Vivaient heureux en Normandie.
Vergers et vaches en leurs champs
Leur procuraient de quoi gagner
Une honnête et paisible vie.
(...)

Lire la suite :

C’est devenu un lieu commun que de vilipender la finance qui nous éloignerait infiniment du « réel ». Pourtant il est étrange de voir les plus virulents apôtres du « retour au réel », aux Saints Fondamentaux de l’économie matérielle, « celle qui ne ment pas », décoller complètement de la réalité en s’interdisant de chercher à comprendre ce que signifie la monstrueuse anomalie de la finance de marché qui a prospéré pendant 40 ans désormais. Si ce n’est pas de la longue durée qui relève de l’histoire et non plus des économistes qui ont tendance à avoir le nez dans le guidon des six mois à 5 ans, on se demande ce que c’est. Alors, de quoi cette débauche de liquidités, cette spéculation, ce déchainement des esprits animaux sont-ils le signe ?

Vous exagérez dira-t-on ? Depuis 2007, la question du « comment », chère à Auguste Comte n’a-t-elle pas été largement soulevées dans une myriade d’explications diverses. A gauche, sans beaucoup de renouvellement, on trouve les explications systémiques ou « structurelles » : c’est la nature même du capitalisme qui conduit au chaos. Pouvoir analytique et dynamique de ce type d’explication ? Très faible. Car à ce compte, on ne comprend même pas pourquoi ce système tourne toujours malgré les nombreux conciles consacrés à sa crise et à son écroulement définitif ! A droite, du côté de ceux qui ne remettent pas en cause globalement le capitalisme, se sont développées les récentes analyses par les esprits animaux1, l’avidité (greed), l’irrationalité humaine. Les économistes qui en période de vaches grasses affichaient volontiers un cynisme sans égal, ont découvert les vertus de la morale ou celles de la psychanalyse de l’instinct de mort. Voici le temps des repentances, des retraites dans les monastères sévères même pour les grands argentiers du monde comme Alan Greespan2. Il flotte dans le monde de la finance, côté cour s’entend (car, côté jardin quelques aménités ont été préservés discrètement) le même parfum que Madame de Maintenon fit régner à la fin du règne de Louis XIV. Pouvoir explicatif et prédictif de ces prêches de vertu à l’usage du commun des mortels (tandis que le business as usual continue dans les soutes ou dans les paradis fiscaux) ? Encore moins que les « on vous l’avait bien dit » des imprécateurs de gauche.

Car de deux choses l’une. Ou bien le monde est un enfant (toujours le même) qui joue à faire des bulles, des suites de bulles qui inlassablement se forment, crèvent sans laisser autre trace qu’une vague ride à la surface de l’eau et ce néo aphorisme à la Héraclite parait insupportablement futile face à la misère du monde. Ou bien la réalité elle-même ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve et cette leçon de morale devient carrément obscène quand on sait que ces prêches de vertu ont l’efficacité d’un doigt qui cacherait la lune.

Prendre la finance au sérieux, ce n’est ni la nier, ni l ‘exorciser comme le diable. Dans les deux cas on refuse de voir qu’elle n’est que le signifiant d’un signifié de transformations qui seules constituent la trame du réel. Depuis Lacan nous savons que la folie se décode à condition de faire très attention au signifiant. Le délire de la finance de marché ne se décode pas dans le signifié très pauvre des motivations méchantes du banquier ploutocrate, ni la libido de possession éternelle de l’homme depuis qu’il a été chassé du Paradis perdu.

On ne parvient a comprendre la finance comme que comme symptôme de transformations qui la dépassent. Examinons donc ces nouvelles transformations. Nous allons les décliner sur le plan de la financiarisation, mais auparavant, il nous faut d’abord exposer la plus importante de ces transformations. Celle du passage d’une économie de l’échange et production à une économie de pollinisation et de contribution. Non que la contribution et la pollinisation n’aient pas existé dans l’activité humaine depuis ses toutes premières origines, mais on doit considérer qu’aujourd’hui ces deux caractéristiques de marginales ou subordonnées sont devenues centrales et hégémoniques dans la richesse et l’extraction de valeur. Contentons-nous sans entrer en controverses métaphysiques de poser, conformément à l’usage de l’économie politique du XVIII° siècle que les richesses constituent les choses nécessaires à la vie et les moyens de se les procurer. Admettons même que la rareté absolue ou relative entre dans l’opinion que nous nous faisons de la richesse et du chemin qui y conduit.

Tant que nous étions (ou imaginions nous trouver) dans un monde simple ou compliqué mais se résolvant en parties simples3, la production était définie comme la transformation de parties de la matière (res extensa) à partir de composants assemblées à l’aide de machines à l’aide de sources d’énergie. L’échange et la division du travail en vue de produire de cette façon apparaissaient comme la caractéristique proprement humaine de l’activité. Il y a continuité sur ce plan de la révolution néolithique (passage de la chasse et de la cueillette à l’agriculture) à la révolution industrielle. La nature est arraisonnée par le projet prométhéen de transformation du monde. Le développement de la connaissance nous a conduit, ou reconduit si l’on prend en compte les savoirs des sociétés traditionnelles, aux portes de la complexité, une complexité irréductible à du compliqué ou à du simple.

Comment appréhender l’activité humaine dans un monde de la nature et de l’esprit qui sont tous deux complexes ? Tournons-nous pour cela vers l’image d’un animal qui a hanté l’économie politique dès ses débuts : l’abeille. Et demandons-nous : que fait l’abeille ?

La métaphore de la pollinisation

Examinons la ruche et ses abeilles. Leur premier travail, c’est un travail de production de miel. L’essaim d’abeilles est une usine vivante qui produit du miel et du pollen concentré pour nourrir les larves. Avec l’activité de production de cire qui leur permet de fabriquer les alvéoles, c’est l’activité des abeilles qui se rapproche le plus de la production d’output à partir d’input, c’est-à-dire d’ingrédients naturels. Mais on ne saurait oublier l’autre tâche infatigable des abeilles : la pollinisation, c’est-à-dire le transport des cellules reproductrices de plantes en plantes au cours de leur cueillette du pollen. Cette opération au fond constitue une condition primordiale à la reproduction du vivant. Les abeilles ne produisent pas le vivant en tant que tel, mais créent et contribuent puissamment aux conditions de sa reproduction. Elles sont un « facilitateur » de sa reproduction. Elles produisent du miel mais aussi de la biosphère, du vivant.

D’autres insectes pollinisent, comme les bourdons, mais eux ne « produisent » pas directement un output vendable. Le vent est aussi un pollinisateur, le plus simple en particulier pour les graminées et dans la reproduction de la chaîne du vivant végétale, pour les graines notamment ; enfin les oiseaux jouent aussi un grand rôle. La pollinisation n’est qu’un exemple de la symbiose complexe qui préside à des contributions multiples qui dne reposent pas sur un échange marchand. Ainsi, d’autres espèces assument un rôle fondamental dans le maintien de la biomasse, comme les bousiers et les fourmis – les fourmis, ces petites bêtes incomprises, sont plus utiles par leur action d’aération du sol et d’enfouissement des déchets végétaux, que par leur activité frénétique d’épargne pour l’hivers ou d’élevage de puceron qui a inspiré les fabulistes de l’économie politique traditionnelle.

La pollinisation des abeilles joue un rôle fondamental dans pratiquement 80 % de la production de légumes et de fruits. Elle joue aussi un rôle important pour la reproduction des plantes sauvages. Si l’abeille pollinise, on peut lui prendre son miel. Si on prend l’exemple des ours, ceux-ci dénichent les essaims d’abeilles et s’emparent des ruches, dévorent leurs larves, le miel, les rayons de miel, les rayons de cire, se goinfrent et détruisent totalement les essaims. Après leur passage, il faut que d’autres essaims se reproduisent. Si les abeilles sont une image des hommes, on dira que le suceur de plus-value absolue, le capitaliste absolu, ressemble à l’ours.

L’apiculteur, lui, fait une plus value relative. Il laisse l’abeille se reproduire. Il lui laisse ce qu’il faut pour reproduire ses larves et se reproduire elle-même, et il ne prélève que le surplus, mais ruse à cet effet pour que la ruche produise plus. C’est le niveau 1 de l’exploitation. Labor improbus omnia vicit le travail malhonnête a raison de toutes choses », dit Virgile dans ses Géorgiques). Mais, avec l’exploitation de ce qu’on appellera le niveau 2, la capacité cognitive et vivante4, la pollinisation, il s’opère une transformation décisive ; cela n’a pas de sens de parler d’une plus-value de la pollinisation attribuable à une abeille en tant que telle. Elle pollinise, mais imputer à une abeille isolée un rôle dans la pollinisation est un non-sens. Car c’est parce que cette opération est répétée à des milliers d’exemplaires, qu’elles sont 20 000 ou 30 000 dans une ruche, qu’il y a pollinisation. S’il n’y avait qu’une abeille, on pourrait dire que la pollinisation serait voisine de zéro. Donc, ça n’a pas de sens de dire que l’abeille est exploitée individuellement. Ce qui est exploité, c’est sa capacité pollinisatrice. Alors revenons aux humains, et essayons de voir ce que signifie polliniser dans leur cas. Disons d’abord que c’est un travail qui peut-être un by product, c’est-à-dire qu’on peut polliniser sans même en avoir conscience. Prenons l’exemple de ce qu’on a découvert dans les collectifs ouvriers par différence avec l’exploitation de chaque individu en tant que tel. On a vérifié par exemple, c’est un texte célèbre qui s’appelle le counter planning5, que si les ouvriers étaient conçus comme des individus qui exécutent un plan d’ensemble prévu par les ingénieurs, l’usine ne marcherait pas. Car même le travail le plus manuel possible comporte une adaptation et une contextualisation et surtout, dès qu’il est effectué à plusieurs, une dose de coopération.

Donc, même des travailleurs manuels qui ne font qu’un travail élémentaire réussissent souvent à faire quelque chose d’important, notamment quand ils sont en grand nombre et particulièrement quand le travail de vingt personnes additionnées est plus important que la somme de vingt contributions individuelles séparées. Prenons l’exemple d’un rocher qu’il faut bouger, on peut le bouger avec vingt personnes alors qu’à dix-neuf, on n’y arrive pas. Il ne faut cependant pas croire que c’est le vingtième qui apporte la solution. En réalité, on s’aperçoit que, fondamentalement, le surcroît de productivité, le surproduit obtenu par vingt au lieu de dix-neufs ne se réduit pas à la somme des 20. Il est lié à la coopération entre les gens, jusques et y compris lorsque cette coopération prend la forme du refus ouvrier, du sabotage ou de la grève devant l’absurde ou l’injustice flagrante de la règle. Cette coopération est un immatériel. Elle est complexe et tellement importante que très vite on découvre qu’il faut quelqu’un qui assure la coordination : le chef d’orchestre.

Donc, dans le simple, il y a, de ce point de vue-là, coopération et coordination humaine avec du tâtonnement, de l’apprentissage. C’est déjà une forme de pollinisation. Ce que l’économie matérielle arrive quand même à prendre en compte, avec le paiement du chef d’équipe ou de la hiérarchie. Sauf que la hiérarchie en général subordonne, mais ne coopère pas. Elle organise une coopération obligée. La coopération spontanée, elle ne l’organise pas. Si on prend le cas des ouvriers qui mettent en œuvre le plan effectué par les ingénieurs et surveillés par les contremaîtres, on s’aperçoit qu’une réinterprétation de la règle par les ouvriers intervient nécessairement dans l’exécution. Les initiatives permettent à la norme ou à la règle de s’incarner dans chaque situation particulière. Il y a une très grande ressemblance avec le travail de l’intelligence situationnelle. A contrario, si l’on donne une loi à appliquer à un ordinateur, celui-ci ne va pas rendre les décisions d’un juge. Il va y avoir quelque chose de mécanique dans l’exécution des ordres et tantôt il va vous dire « je n’ai pas assez d’informations, je ne peux pas trancher », tantôt il va trancher de façon aberrante.

Pour revenir au counter planning, on s’est aperçu que si les ouvriers exécutaient à la lettre les plans de production prévus par les bureaux de méthodes des ingénieurs, cela aboutirait à des catastrophes épouvantables. On en a un exemple typique avec ce qu’on appelle la grève du zèle, quand les employés appliquent à la lettre un règlement et que cela devient totalement ingérable. Tout simplement parce que dans l’action humaine, il faut être à la fois suffisamment global pour laisser des marges d’action et d’incertitude. Si l’on veut tout prévoir, il faudrait le faire au moyen d’un contrat contingent complet, et on n’y arrive pas. Il faudrait tout écrire. On peut ne pas tout écrire, parce que le cerveau est capable de répondre à une logique floue, à une logique d’incertitude même si on est très déterministe dans les résultats. Le juge interprète la loi, et sans ce travail d’interprétation de la loi qui peut modifier ou en altérer le sens, il n’y a pas de compréhension durable de la norme. Donc, c’est effectivement la différence entre le traitement à la lettre et le traitement de l’unité signifiant/signifié, qui fait qu’on s’occupe des signifiés et que, à tout moment, le signifiant peut-être défaillant. Quand on sait une langue, on arrive à interpréter des données manquantes. Ça, c’est le travail de l’intelligence.

Revenons à la pollinisation. Même dans l’activité la plus matérielle et classique du capitalisme industriel, on trouvait déjà cet élément d’immatériel, de contextualisation de l’action humaine. Alors que la mémoire mécanique de l’ordinateur ne va faire que de la répétition ou, s’il y a introduction d’un changement, c’est un changement avec des capteurs préprogrammés et donc le changement est simplement une alternative déjà préparée comme dans les jeux de rôle ou comme dans les jeux électroniques. Tout le champ a été balisé avec chaque fois des réponses données, quand on met le curseur quelque part, quand on joue. Plus on a de l’activité intellectuelle, plus on a de l’activité qui va traiter des symboles, du code, de la langue, plus cette marge d’interprétation va être importante. Ça c’est un premier exemple de ce qu’est la pollinisation.

Ce système de production cognitive a toujours existé, même à l’usine. C’est paradoxalement au moyen de son refus que la classe ouvrière fait apparaître son activité collective. On le voit avec la paresse ouvrière, l’économie d’effort dans un dispositif capitaliste de machines devient un facteur d’amélioration. On en a un bel exemple dans le texte d’Adam Smith sur les machines au chapitre 1 de la Richesse des Nations dans lequel il remarque que la paresse de l’enfant placé pour surveiller les métiers à tisser, assortie à son ingéniosité, l’amène à une véritable invention. Les enfants qui ne veulent pas se lever pour aller relever les clapets des différents stades du métier à tisser, confectionnent une longue tige avec des bouts de ficelle, qui ouvre simultanément tous les clapets. Cette invention est à l’origine de l’amélioration du métier à tisser, par un système automatisé qui va substituer et remplacer l’enfant Et c’est à l’origine même du principe des clapets, des soupapes de la mécanique. On voit comment la résistance individuelle ou collective d’enfants, à un rythme de travail, génère une amélioration du machinisme.

Ainsi un événement qui, d’un strict point de vue individuel, impacte négativement la productivité, se traduit parfois par une incitation à plus de productivité, car le capitaliste augmente le dispositif de surveillance pour contrôler ses fuites, donc il améliore les machines.

Autre exemple. Le système taylorien du travail a pour origine la réflexion de Taylor sur le freinage. Qu’est-ce que le freinage ? C’est la façon dont les ouvriers travaillant sur machines résistent à la pression du contremaître dans la grande fabrique, en se créant des plages d’autonomie pour respirer ; Taylor s’est aperçu qu’ils inventaient tout simplement des améliorations, des raccourcis de productivité qui leur permettaient quand ils étaient payés à la pièce de faire les mêmes pièces mais en moins de temps que ce qui était prévu. Aussi Taylor se mit-il à décrire les opérations effectuées par les ouvriers. Ce qui, à terme, va permettre d’inverser l’habitude qui consistait à préétablir un plan de production et à l’imposer aux ouvriers. Avec lui, on regarde comment les ouvriers exécutent le plan, et on en déduit les véritables gestes qui sont intéressants en termes d’ergonomie. Ça va plus vite que de confier cette tâche aux ingénieurs..

Taylor comprend tout cela et avec la mise en place du chronométreur, il vole les temps d’autonomie des ouvriers en changeant les normes de production. Voilà pourquoi sur la chaîne de montage, les deux personnages les plus détestés par les ouvriers sont le chronométreur et le régleur qui règlent les cadences de production. Edward Baptist, étudiant la transformation des plantations de coton dans les États du sud des États-Unis dans les années 1830-1860, a montré que les esclaves étaient pressés par les contremaîtres d’accomplir un quota de production de balles de coton, sous peine de recevoir le fouet, mais que ceux qui accomplissaient leur quota en poids recevaient un mélange subtil d’encouragements matériels mais aussi de coups de fouet, afin qu’ils poussent la production au-delà – et que ces records servent à établir une nouvelle norme exigée de toute la brigade6. Alors là, on voit très bien que la résistance collective des ouvriers est un facteur d’invention. On peut donc appeler cela aussi une forme de pollinisation.

Ce qui apparaît à ce moment-là, dans cette inventivité ouvrière, c’est le caractère superflu de la hiérarchie, et prend forme un pouvoir des ouvriers, pouvoir collectif qui va rendre très compliquée la relation de subordination que prévoit le salariat. Une première forme de pollinisation, certes rudimentaire et plutôt tolérée que magnifiée, existe donc d’emblée dans le capitalisme industriel. On peut dire que le socialisme puis le communisme sont nés de la prise de conscience de ce caractère collectif du travail.

Mais à partir du moment où nous évoluons dans le cadre d’un capitalisme cognitif numérique qui a conquis certaines tâches effectuées par le cerveau en les mécanisant, en en faisant des données objectivables, répétables à l’infini, calculables par l’ordinateur, on voit apparaître de plus en plus de choses qui étaient dissimulées, avant que l’ordinateur ne sépare le numérique codifiable du non codifiable. On comprend désormais que le codifiable n’a pas beaucoup de valeur, puisqu’il est répétable pour un coût marginal ou nul. Et puisqu’il est toujours répétable à l’identique, il va se dévaloriser, exactement comme dans l’industrie : ce qui est mécanisé se dévalorise et finalement ne produit pas de valeur. A contrario, ce qui va produire de la valeur, c’est justement le travail ouvrier dans ce qu’il a de non mécanisable, de non « machinique ». Pour le travail intellectuel et la production de connaissances, il se produit une chose qui fait de plus en plus apparaître le rôle fondamental de l’intelligence. C’est la compréhension de l’environnement. Pourquoi dire que c’est très important et que cela ressemble à la pollinisation des abeilles ?

D’abord à cause de l’importance des tâches complexes, nécessitant une capacité de contextualisation. Par ailleurs, observons que l’abeille est indispensable pour effectuer la reproduction mécanique du vivant, des tâches un peu compliquées, qui n’étaient pas prévues comme étant effectuées directement par le vivant, s’assemblent selon une combinatoire très compliquée et une semence sur 1 million va aboutir. Ce processus est statistiquement déterminé, mais il est gouverné par un hasard inprévisible au niveau de l’individu. Nous avons déjà souligné le rôle modèle que l’abeille joue dans l’opération vitale qu’est la production du vivant. Elle est un opérateur de la production du vivant. Dans la compréhension humaine du complexe, on retrouve le rôle pollinisateur. Mais à la place du pollen, on va trouver tous les immatériels, la confiance, la coopération volontaire, la mobilisation des affects qui détermine la capacité cérébrale, et surtout le travail de réseau, la coopération en réqeau qui predn la forme de la contribution. Que fait l’abeille ? Elle crée du réseau, découvre des endroits à polliniser, elle revient voir ses congénères, elle leur indique les endroits, les zones où il y a à butiner. On sait même que par les signaux chimiques (une forme de langage chimique, comme d’ailleurs les fourmis en ont également), elle est capable d’indiquer à ses congénères la variété de plantes et les différents types de pollens et de sucs qu’elles peuvent trouver.

Donc cette activité de réseautage, rhizomatique, c’est exactement ce qui se produit quand les êtres humains résolvent un problème par l’addition de leurs forces cognitives en réseau. C’est ce qu’on appelle le lien social, le maintien des liens, la sociabilité, le langage, autant de principes qui maintiennent des possibilités de coopération et au-delà d’une coopération strictement mécanique, atteindre ce que Durkheim appelle la solidarité organique d’une société. Ce qui veut dire qu’on va faire entrer en ligne de compte puisque le cerveau est quelque chose de très différent d’une pièce mécanique, des éléments comme les affects globaux du corps. La confluence et la combinaison des différents sens qui sont des capteurs multiples. Tout se passe comme si le cerveau ou le corps humain, qui n’ont pourtant que un trente-sixième de l’odorat du chien, un cinquantième de l’œil du hibou, un centième du toucher d’une abeille ou d’une libellule, comblaient ce handicap par la combinaison de l’ensemble de ces éléments. Nous savons que les animaux sont capables, grâce à des zones cérébrales extrêmement développées, de traiter de l’information émanant d’un capteur, mais nous savons aussi que les lobes cérébraux supérieurs combinent ces fonctions primitives du cerveau (l’attrait, la répulsion, la peur, l’angoisse, le retrait, etc.) avec des fonctions beaucoup plus complexes qui synthétisent, structurent et coopèrent volontairement. Ainsi l’affect, le désir ne sont pas simplement guidés de façon instinctive, comme par exemple l’instinct sexuel de reproduction. Ce sont des opérations extrêmement complexes dans lesquelles non seulement les humains gèrent des informations sur un environnement en réseau dynamique qui bouge, mais fabriquent aussi du réseau – et notamment du réseau cognitif, qui est l’activité vivante par excellence et dont la société humaine est un exemple le plus achevé sur terre. C’est cela, la pollinisation.

Pour faire comprendre combien la métaphore de la pollinisation n’est qu’une illustration particulière d’un phénomène généralisé qu’on appellera l’économie contributive de production de connaissance et du vivant en général, prenons un autre exemple que la métaphore des abeilles : celle du corail. Le corail ne pollinise pas, c’est un élément clé dans la vie des océans à de nombreux de titres. De son vivant, il crée une coque qui, s’additionnant aux autres, forme des massifs de coraux lesquels lui survivent pour constituer la niche de la vie, de la soupe vitale dans laquelle éclosent la flore et la faune marines. Mais plus encore, ces coraux ont un rôle régulateur sur les océans, par la création d’îles, et donc de réseaux, avec tout ce que cela implique d’interactions. Comme les abeilles, ils s’avèrent très sensibles aux conditions de l’environnement. Les abeilles sont des indicateurs de pollution extrêmement sensibles. C’est pourquoi on les réintroduit maintenant dans les villes. Et les coraux, eux aussi sensibles à la pollution, cessent très vite de grandir, voire, diminuent, en cas de dégradation de l’environnement7.

Coraillisation, pollinisation, sont deux exemples illustrant à quel point faire des réseaux est un élément fondamental de la création de ressources naturelles et vivantes, des conditions de l’environnement, puisque nous savons que sans les abeilles, nous mourrions tous, la biosphère dépérirait, On attribue à Einstein une prophétie – dont on n’a pas retrouvé la trace – selon laquelle l’humanité ne survivrait pas quatre ans à la disparition des abeilles. Cette prophétie est pourtant plausible car La Vie des abeilles de Maeterlinck, qui connut un nombre impressionnant de rééditions, est exactement contemporaine de la publication de la thèse de la relativité. Quoi qu’il en soit, on sait qu’effectivement les abeilles forment un chaînon totalement indispensable, depuis les 5 millions d’années qu’elles existent, de la reproduction de la vie et de sa complexité croissante.

Au commencement était la révolution numérique

Si la financiarisation de l’économie est une vieille tendance qui se confond avec la naissance d’un cœur stratégique du capitalisme, elle va être profondément amplifiée par l’émergence du numérique.

L’émergence du numérique va profondément amplifier la financiarisation de l’économie. Le numérique a très vite acquis sa propre logique économique et son développement spécifique. Il fait exploser la dématérialisation de l’économie, jouant un rôle essentiel dans le nouveau développement de la financiarisation, la valorisation des capitaux et l’instantanéité de leur circulation. À la place du coursier des Rothschild, nous avons le réseau d’informatique et l’information en temps réel, le modèle dont Walras avait rêvé : un marché presque parfait où il n’y a aucun coût d’entrée8. Il est instantané, global, tout fonctionne à l’enchère et l’on peut s’en retirer à tout moment. Et, pour finir, le marché est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, parce que lorsque le marché de New York ferme, celui de Hong Kong ouvre, donc il n’y a plus de capitaux dormants. Le capital peut fructifier à tout moment, à condition qu’il bouge sinon il sera tributaire des taux de change, des variations du taux d’intérêt et de l’économie classique. Ainsi les salles de marché se montent qui deviennent les centres nerveux du profit, servis aux actionnaires en dividendes ou en progression de la capitalisation boursière de leurs actifs.

L’outil informatique, l’information en temps réel, le réseau couvrent, quand les réformes institutionnelles ont eu lieu encore une fois, ce décrochage d’une monnaie matérielle comme l’or, à condition que les taux d’intérêts et les taux de change fluctuent, favorisant un marché du capital à l’échelle planétaire. Et comme ce marché rend des services inespérés à tout le monde, aux entreprises nationales, aux entreprises multinationales, aux États, aux ménages, aux fonds de pension, il va se rémunérer très largement. Ainsi, le système profite d’une bulle. Ce n’est pas une bulle internet, ni une bulle de l’immobilier, c’est une bulle de la finance en elle-même, parce celle-ci s’est immiscée partout, capable de « fluidifier », d’intervenir à chaque moment de manière que tout argent cash qui surgit et qui est accumulé ne reste pas vingt-quatre heures inemployé parce qu’il serait dommageable de ne pas gagner de l’argent dessus ! C’est ainsi que se crée ce système par lequel la financiarisation devient les vaisseaux sanguins du corps économique.

Finance et lutte des classes

La finance traduit également une réalité très intéressante. On la trouve dans les analyses de la crise de 1857, remarquablement développées par Lapo Berti et Sergio Bologna dans la revue italienne Primo Maggio. Ces deux chercheurs soulignaient que Marx analysait l’appétit de la finance9 à faire des profits, qui ne sont pas tirés de l’exploitation directe des ouvriers dans l’usine. Marx y repérait comme une fuite face aux difficultés que soulève la relation sociale de l’exploitation de l’homme. Il est beaucoup plus facile de gagner de l’argent (c’est là où le profit devient de la rente) par les transactions financières commerciales et par les services rendus de types financiers, que de gagner de l’argent en vendant des marchandises dans un marché mondial qui change tout le temps, avec des ouvriers qui sont en état de fronde ou que l’on trouve toujours trop exigeants. Le fétichisme de l’argent et de la finance dissimule les côtés sordides de l’exploitation.

La finance est l’art d’esquiver le rapport de classe. Elle est le raccourci qui permet de gagner de l’argent sans être confronté à la société ici et maintenant, à l’inégalité de distribution et à ses luttes, bref à la lutte de classes. C’est une façon élégante de mettre entre parenthèses ou en court-circuit, les luttes sociales. Et effectivement aux ravissements des initiateurs d’une finance toute puissante, la lutte de classe si présente entre 1955 et 1975 disparaît. Elle ne réapparaîtra que sous la forme de la pauvreté, à l’issue de la crise financière, comme son résultat. Dans la crise actuelle, force est de constater que ce sont les débiteurs pauvres qui ont entraîné la finance dans sa chute. Comme si longtemps exclus de ce royaume des riches, mais invités à la table, les pauvres avaient pris au mot les promesses d’accès à la richesse et par là même mis le système capitaliste dans une situation qu’il n’imaginait même pas. Sinon jamais il aurait prêté aux pauvres ! C’est une inversion totale par rapport aux scandales financiers de la fin du XIX° siècle.

Lors de la crise de Panama, les petits épargnants qui confient leur épargne à des entreprises industrielles, à Ferdinand de Lesseps dont la Compagnie de Panama fait faillite, se sont retrouvés ruinés. En 2007, ce sont les petits débiteurs qui vont couler la haute finance. Appelons cela le retour de la lutte de classe. Quand les épargnants chinois, au travers de leur État, assis maintenant sur une des plus grandes réserves de devises avec le Japon, annoncent qu’ils vont dévaluer le yuan (ce qu’ils ont menacé de faire si les États-Unis laissaient filer le dollar trop bas) pour maintenir des échanges, cela signifie à terme la fermeture inéluctable de l’industrie automobile américaine. Car celle-ci, vieillie, a besoin de quinze ans pour se restructurer. Elle se trouve dans la situation de la sidérurgie européenne dans les années soixante-dix, bouleversée par la montée industrielle de la Corée et du Japon.

Il faut dire qu’aujourd’hui, tout le cycle de l’automobile est touché et ce n’est pas seulement une crise matérielle. Ce ne sont pas seulement les 4x4 qui se vendent mal à cause du renchérissement de l’essence au cours de 2008. La baisse des cours du pétrole qui a suivi aurait dû relancer les ventes de voitures quelle qu’elle soit. Or ce n’est pas le cas. Non, le vrai problème concerne aussi bien Ford que General Motors, Peugeot ou Renault et tous les constructeurs en général. Les activités les plus profitables de ces firmes matérielles, ce sont précisément leurs activités immatérielles, c’est-à-dire le crédit. Ce sont les sociétés de crédit et de leasing de ces firmes qui offrent aux clients de payer avec des prêts et qui faisaient ainsi des bénéfices sur les intérêts de ces prêts. Ce sont ces secteurs-là qui ont été touchés à mort par la crise financière. Donc la vertigineuse et rapide dégradation des industries automobiles est liée au degré d’implication dans la financiarisation de l’acte de consommation de l’automobile. Et c’est normal, car l’achat et l’entretien d’un véhicule continue de représenter dans le budget des ménages dans les pays développés et maintenant dans un certain nombre de pays émergents une proportion croissante de ce budget. Les traites d’une voiture peuvent pendant trois ans être de l’ordre de 25 ou 30 % du salaire. Dans les ménages, aujourd’hui, le poste « véhicule » vient juste après celui de l’acquisition d’un logement. . Il n’est pas jusqu’aux éleveurs de cochon en Chine, probablement conseillé par leurs banquiers qui ne se transforment en spéculateurs internationaux. On a constaté en janvier 2010 qu’ils ont consacré le montant de leurs emprunts à .. acheter du cuivre, spéculant (avec un remarquable à propos) sur une envolée du cours de ce métal , plutôt qu’à moderniser leurs installation. On a voulu des agriculteurs capitalistes, on les a désormais ! Et tant pis pour les roses et les cochons !

La Bourse, pour quoi faire ?

Dans le dispositif spéculateur actuel, qui favorise les bulles, la bourse joue un rôle de choix, comme au temps du Second Empire quand Joseph Proudhon décrivait le comportement du parfait spéculateur boursier10. Quelle est sa fonction ? Est-ce de financer les entreprises qui ne peuvent plus se financer par les banques ?

C’est faux ! 90 % des investissements productifs réalisés par des entreprises ces dix ou quinze dernières années se sont effectués grâce aux fonds propres des entreprises. Alors, pourquoi recourent-elles à des investissements de portefeuille ? Parce que c’est de cette manière qu’elles ont gagné de l’argent ces dernières années ! C’est ainsi qu’elles ont augmenté le profit servi aux actionnaires. Si l’on prend le cas de Renault, le dividende fourni aux actionnaires ce n’est pas simplement du profit gagné sur la fabrication des voitures, sa part la plus importante provient des activités de crédit. Pour les banques, c’est la même chose. Leurs gains fondamentalement ne viennent pas de la rémunération qu’elles tirent de leurs activités de service et des comptes de leur clientèle. Les profits proviennent des opérations spéculatives pour lesquelles elles empruntent l’argent sur les marchés financiers. Ce n’est pas l’argent de leur dépôt qu’elles utilisent pour faire ces opérations. Les entreprises font de même, achètent des titres, développent des investissements patrimoniaux, constituent des portefeuilles. Et cela se généralise. Le retraité, pour augmenter le revenu de ses vieux jours et sa retraite, place ses fonds dans des produits dérivés, dans des Fonds spéculatifs, dans des fonds de pension. L’entreprise fait la même chose parce que le profit industriel en fait a diminué, la banque également qui quitte son rôle de banque de dépôts pour devenir une banque d’affaires et d’investissements, et manie ssystème fonctionne de cette manière.

Ainsi l’entreprise Carrefour fait plus de bénéfices sur sa trésorerie qu’elle place. Elle dispose des liquidités considérables entre le moment où elle reçoit l’argent de ses clients et le moment où elle règle ses fournisseurs. Dans cet espace de trois mois réduits à un mois et demi, elle place les fonds dans des opérations financières et sur les salles de marché pour des très gros gains qui s’avèrent beaucoup plus intéressants que ceux qu’elle a obtenu en pressurant passablement les petits producteurs. On le voit ainsi, ce que l’on appelle l’économie matérielle est désormais complètement financiarisée, d’où le rôle accru de la banque et du circuit financier en général.. L’économie est complètement pénétrée de cette possibilité d’augmenter ainsi les gains. Comment interpréter ce constat ? L’explication qui vient tout de suite à l’esprit c’est que les profits tirés de l’exploitation traditionnelle d’une usine, qui fabrique des produits, sont en général bas et se sont dégradés lentement, mais sûrement. La financiarisation de l’économie est donc une réaction contre cette baisse, surtout à l’heure où les détenteurs de capitaux ne demandent pas simplement qu’ils soient valorisés en temps sur le long terme, mais en réclament la valorisation immédiate et des distributions de dividendes toujours plus importantes. Le numérique va accélérer tous ces processus déjà à l’œuvre dans cette indifférence du marchand à l’égard de la valeur d’usage pourvu qu’il y ait un marché que Marx avait remarquée : c’est le point de départ de son analyse de la marchandise dans le premier chapitre du Livre I du Capital. Abstraction de la valeur d’échange par rapport au caractère concret et déterminé, local et particulièrement. Mais ce que le numérique va rencontrer ce n’est plus seulement cette vieille tendance du capitalisme, c’est la croissance des immatériels.

Dans la production classique, l’automobile, par exemple, les immatériels entre de plus en plus dans la valeur du produit. Mais on assiste aussi au même phénomène dans la valeur d’une entreprise elle-même, et cela se traduit par une croissance soudaine et démesurée de sa valeur boursière. Pour chuter ensuite de façon tout aussi disproportionnée.

Goodwill, fair value, stock options

Avec l’hypertrophie des immatériels, les économistes s’aperçoivent ainsi qu’il y a une distorsion considérable entre la valeur de l’entreprise « in the books », c’est-à-dire la valeur comptable de l’entreprise et la valeur capitalisée par la Bourse. Cette distorsion fait l’objet de transactions et de folles spéculations boursières et financières et autour de ce que l’on appelle le goodwill. Or ce goodwill va et vient, il est instable. Par exemple, pendant la crise des entreprises de l’Internet les dotcom11 en 2000, l’entreprise Vivendi Universal a bénéficié un temps, d’un goodwill faramineux. Cette croissance démesurée de sa capitalisation lui avait permis de lever des emprunts et de racheter un nombre considérable de « start up » elles-mêmes cotées sur la bourse des valeurs technologiques (le Nasdaq). Pour s’apercevoir ensuite que ce qui avait été acheté était du relationnel, des carnets d’adresses, des carnets clients dont la réalité devait s’avérer très décevante. Ces situations ont posé un problème de fond, et une grande discussion dans le monde entier sur les normes comptables. À partir du moment où, de 1990 à 2004, on constate en permanence que la valeur de marché d’une entreprise est très supérieure à sa valeur comptable, ce sont les principes mêmes de la comptabilité qui vont être remis en question. Grosso modo deux lignes vont s’affronter. D’un côté, les tenants de la comptabilité classique des entreprises, de type patrimoniale, pour lesquels cette comptabilité est le vrai référant, le reste n’étant que spéculation financière dont il ne faut pas en tenir compte. Ceux-là estiment que les entreprises sont très surévaluées en Bourse et que le système risque de s’effondrer. De l’autre côté, on trouve les tenants du goodwill, qui élargissent la valeur des entreprises aux actifs immatériels, lesquels sont très mal pris en compte par la comptabilité classique. Par exemple : la réputation, la confiance, le fichier client, le fichier fournisseur, etc., l’ensemble des relations avec les clients, les fournisseurs, qui font que les transactions se font beaucoup plus vite, et dans de meilleures conditions, cela n’est pas pris en compte par la comptabilité classique.

Or cette valeur financière n’est pas simplement de la spéculation totalement à vide qui va s’évanouir un jour où l’autre, mais une spéculation liée à l’existence d’une véritable richesse qu’il faut donc introduire dans les livres de comptes. Cette comptabilisation des immatériels, et particulièrement du « savoir faire » s’est développé aux États-Unis autour du concept de fair value12. Elle a favorisé le principe des stock options qui a permis par exemple de payer une partie des salariés, que l’on appelle la creative class, beaucoup plus qu’avant. Le stock option revient à associer l’individu aux intérêts du capital. On en fait un shareholder, un détenteur d’action. En fait c’est surtout un moyen de fixer dans l’entreprise les salariés dont on estime qu’ils sont détenteurs d’un capital intellectuel. Ainsi, on va les intéresser au prix futur de l’entreprise, puisque le système des stock options permet à l’intéressé de lever ses actions à un prix fixé au départ, quelle que soit la valeur future de l’entreprise. Dans le cas d’entreprise dont la valeur montent régulièrement en Bourse, c’est évidemment une manière d’inciter les salariés, les dirigeants, la partie qui est considérée comme la plus importante dans l’entreprise, à y rester et à être intéressé à ce que sa valeur croisse de façon durable

Cette école du stock option et de la fair value, au fur et à mesure que l’économie de l’immatériel progressait, a pris une importance cruciale, à tel point que la comptabilité non anglo-saxonne, européenne continentale, a commencé tout doucement à se modifier avec l’IFRS13. On assiste ainsi à la révision de la comptabilité des standards internationaux de comptabilité qui vont davantage dans un sens anglo-saxon. Dans la mesure où par exemple l’évaluation des actifs d’une entreprise en termes comptables, « in the books », ne va plus se faire au coût d’acquisition historique, mais au coût de remplacement actuel, donc à la valeur actuelle. Ainsi une entreprise, avec un capital relativement modeste, qui distribue des profits et des salaires relativement faibles, mais qui est valorisée par les brevets qu’elle détient et qui peuvent avoir une application notable, va voir son cours boursier s’apprécier.

Sur la base de livres comptables traditionnels, une telle entreprise, par exemple, pourra difficilement avoir des prêts ou lever de l’argent de manière importante si elle veut maintenir les ratios classiques. Si, en revanche, on lui permet d’évaluer ses brevets, d’évaluer des actifs immatériels extrêmement chers, alors à ce moment-là, les moyens financiers lui sont ouvert. Autre chose importante : jusqu’alors, les stock options n’étaient pas comptabilisés au passif de l’entreprise. Or quand une entreprise paye des salaires, ils sont considérés comme des frais, des dépenses mises au passif, elle ne peut pas les compter comme un investissement. Cela ne représente pas du capital. Mais si l’on estime que le capital essentiel n’est plus le capital matériel, mais le capital intellectuel, alors la trace du capital intellectuel ce sont évidemment les salaires. Non pas le salaire du jardinier ou de celui qui visse les boulons, mais les salaires du staff et du travail intellectuel acheté hors de l’entreprise sous la forme de licences de brevet, de marques, le logiciels acquittés en droit d’auteur. Or ce travail, évidemment dans une comptabilité classique, ne rentre pas dans les actifs. Ce sont des frais de production. C’est le problème de la start-up, qui a très peu d’équipement et de patrimoine et fonctionne surtout avec de la matière grise, donc avec des salaires. En général, sa comptabilité est catastrophique, parce qu’elle accumule les pertes, au début. Or, avec le système du stock option, au lieu de payer aux gens des salaires élevés et risquer la faillite, on renvoyait leur rétribution dans le futur. Et, de plus, ces stock options n’étaient pas comptabilisé en coûts mais en investissement.

Stock options et creative class

Pour une partie des salariés d’une entreprise, le salaire est devenu secondaire, Parce que les stock options qu’ils ont reçus leur permettent des gainscent, mille fois plus élevés à terme. Aussi, ils se transforment en boursicoteurs parce qu’évidemment ce qu’ils souhaitent désormais c’est que la valeur de leurs actions monte au maximum. C’est l’un des facteurs de perte de signification du salariat pour les 5 % à dix pour cent de la population qui en bénéficient. Dans les établissements financiers cette proportion est nettement plus forte. Ce qui explique les résistances tenaces des banques à accepter les limitations des primes. C’est toute la politique salariale qui se trouve bousculée car, loin de concerner une infime minorité, elle implique jusqu’à la moitié des effectifs des départements qui joue le rôle de banque d’affaire. Et dans les établissements mixtes à forte composante d’activités de dépôt, on l’a vu ces départements représentent l’essentiel des profits de l’ensemble.

Dans l’industrie des développeurs informatiques, comme Bill Gates l’a souligné, les stock options, ont permis de fixer les salariés dans les entreprises. Il explique ainsi que lors des grands programmes comme Word 95 par exemple, chez Microsoft, il y avait un taux de turn over très élevé. La durée moyenne d’un développeur dans l’entreprise ne dépassait pas six mois. On peut imaginer ce que signifiait une telle rotation de main d’œuvre en terme de bugs, le problème majeur des logiciels propriétaires. Microsoft grâce aux stocks options est parvenu à les fixer deux ans en moyenne en période de hausse de la valeur de l’action. Ces stocks options ont aussi un autre effet lorsque le cours de l’entreprise se met à dégringoler avant que le salarié ait réalisé les stocks options. Le paiement des stock options a été une mesure de fixation de la main-d’œuvre, dans une période d’extension. Les stock options ont eu aussi un autre effet. Tant que l’action monte, c’est formidable. Mais pour une raison x ou y, l’entreprise peut dégringoler avant que le salarié ait réalisé les stock options. Alors, que peut-il faire ? Alors, que peut-il faire ? Il possède des options préférentielle d’achat qui ne valent pas grand chose s’il les vend. Donc, il ne lui reste plus qu’à demeurer dans l’entreprise ? Puisqu’il ne peut pas en sortir et garder ses stocks options à l’extérieur. Cela prouve qu’il n’est pas totalement un « shareholder  », un porteur de part, un propriétaire.

Nombre de cadres se retrouvent aujourd’hui coincés, parce qu’une grosse partie de leurs gains correspond à du salaire différé. Dans les deux cas, l’envolée boursière ou la chute des actions, l’entreprise se retrouve gagnante. Avec un tel dispositif, on fixe le salarié (managers, capital intellectuel) dans l’entreprise et on l’intéresse au résultat futur, aussi bien dans les périodes de hausse que dans les périodes de baisse. Ainsi dans tous les cas, le résultat est le même : le salarié est retenu dans le filet de la firme au moment où il pourrait avoir fortement envie d’aller voir ailleurs !

En période d’expansion, il va adhérer aux objectifs de croissance de la capitalisation boursière de l’entreprise. Mais ce ne sont plus les objectifs d’augmenter la performance technique, la productivité du service bancaire qui comporte un aspect de service public ou universel qui l’intéresseront désormais, c’est le résultat financier dépendant des indices boursiers. Parce que la valeur du cours en bourse, c’est ce qui va déterminer son salaire. Il y a là, une perversion remarquable : fixer les gens et les attacher à une entreprise, le paternalisme l’a pratiqué depuis longtemps mais c’était pour l’amélioration conjointe de la productivité, de la qualité de la production et des conditions de travail de la main d’œuvre. L’amélioration profite ici aux actionnaires. Tout ce passe comme si le régime des stock options marquait la gouvernance spécifique des salariés par les actionnaires et non plus par le manager. Cela ressemble plus à du marchandage ou aux avantages en nature. Or, le code du travail les a interdit. Parce qu’alors le salarié n’est plus un salarié. C’est en sorte de retour à un travailleur dépendant à « moitié serf » ! Le serf ou le métayer ne quittent pas leur propriétaire, sinon ils perdent tous leurs avantages.

Toutefois aux Etats-Unis, après le scandale provoqué par la faillite de l’entreprise Enron, en 2002, la loi Sarbanes-Oxley a introduit un correctif fondamental. Il n’est plus possible désormais d’inscrire les stocks options dans le capital. Ces derniers doivent être déduits du capital de l’entreprise parce qu’ils sont considérés comme des salaires. Cela change tout. Il y eut alors des libéraux pour voir dans cette loi la fin de l’esprit d’entreprise aux Etats-Unis, son « européanisation ». Alors que l’Europe faisait précisément l’inverse et développait à tout va les stocks options. Le pays du monde où le régime fiscal des stocks options est le plus favorable, c’est la France.

Google, un modèle économique dans une production de pollinisation

Quelle valeur donne-t-on au capital humain d’expérience de l’entreprise ? Quelle valeur donne-t-on à la confiance dont l’entreprise bénéficie chez son banquier, en bourse, auprès des pouvoirs publics, auprès des autorités locales, auprès de la clientèle, etc. ? Ce sont des actifs immatériels. Comment les évalue-t-on ? C’est un problème redoutable, particulièrement lorsqu’on arrive aux connaissances, aux brevets, à la propriété intellectuelle.

C’est le fond structurel. Au fur et à mesure que l’économie s’immatérialise, elle se met de plus en plus à ressembler à l’industrie d’Hollywood. En conséquence, ce système est instable et l’exercice des droits de propriétés y est difficile. Comme il est difficile d’utiliser la vieille batterie du brevet, de la marque et des droits d’auteurs pour percevoir de l’argent et construire des modèles économiques. On s’aperçoit aujourd’hui que le modèle le plus performant économiquement repose sur le secret. Il s’appelle Google. Le secret de la réussite économique de Google ne repose ni sur un brevet, ni sur des droits d’auteurs, ni sur une marque, mais sur la combinaison du secret de l’algorithme et de la gratuité, sur l’invention d’une prestation gratuite, qui fait que les utilisateurs se révèlent, grâce aux algorithmes de data mining14, être des fournisseurs d’informations qui seront vendues aux autres acteurs économiques.

Google fonctionne comme modèle, parce qu’à côté des 19 000 personnes qui travaillent à Mountain View, au siège de la société en Californie, il a aussi quinze millions de personnes par seconde qui cliquent et qui travaillent pour lui, et qui ne sont pas ses employés, et qu’il n’a pas à payer. Personne n’aurait pu imaginer qu’il arriverait à ce que quinze millions de personnes, en se servant des services du moteur de recherche, travaillent pour lui sans qu’il les paye15. Elles produisent de l’information, elles produisent du réseau, de la création de réseau qui a un coût . Aujourd’hui, acheter du réseau produit, les publicitaires savent combien cela coûte ! La valeur de cette activité de fabrication de réseau, on peut la comparer à celle développée par les abeilles lorsqu’elles pollinisent. La valeur de leur miel et de la cire de leur alvéoles qu’on met sur le marché est de 350 fois à 1000 fois inférieure) celle de la pollinisation qu’elles effectuent. Google parvient à tirer un profit marchand de la pollinisation humaine. En cela, cette entreprise invente un nouveau modèle économique de valorisation indirecte des immatériels et inscrit dans la réalité la domination du capitalisme cognitif sur le capitalisme de marché direct, celui qui ne sait raisonner qu‘à partir des concepts d’input et d’output marchands. .

Donc on voit déjà que la base de ce capitalisme immatérialisé, cognitif, est instable. Elle est instable parce qu’elle commence à « déstabiliser » le contrat de travail classique, c’est-à-dire le salariat. Elle est instable parce que l’on n’a pas de règle fixe sur les évaluations financières, il n’y a pas d’accord. Cet élément d’instabilité produit du tâtonnement spéculatif. C’est en cela que la finance de marché est étroitement liée à la transformation de l’économie industrielle de production d’ouput en une économie de contribution et de pollinisation. Mais la transformation de l’économie ne se contente pas de nous faire passer du pollen financier (la mâne disait-on autrefois) à la pollinisation. Elle nous invite également à remonter de la pollinisation aux abeilles, et donc au travailleur cognitif.


1 George A. Akerlof and Robert J. Shiller Animal Spirits : How Human Psychology Drives the Economy, and Why It Matters for Global Capitalism, (2009), Princeton University Press

2 Voir l’audition de Alan Greespan par le Congrès américain le 24 octobre 2008. http://www.nytimes.com/2008/10/24/business/economy/24panel.html.

3 Comme se représente la science à partir de la Renaissance et Descartes dans la 6° des Règles pour la direction de l’esprit.

4 La vie d’un organisme vivant dans un environnement complexe implique une activité cognitive

5 Bill Watson, « Counter Planning in the shop floor », Radical America, May-June 1971, à lire sur http://www.geocities.com/cordobakaf/counter.html.

6 Edward E. Baptist, (2009) The Half That Has Never Been Told : The Forced Migration of Enslaved African Americans That Shaped Nineteenth-Century American History, Seminário Internacional, O século XIX e as novas fronteiras da escravidão e da liberdade
Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro (UNIRIO), Rio de Janeiro & Universidade Severino Sombra (USS), Vassouras, 10 a 14 de agosto de 2009.

7 Dans certaines iles du Pacifique et de l’Océan Indien on invite les touristes à patronner des plantations de jeune corail , comme on reboise au-dessus du niveau de la mer.

8 Pour une entreprise individuelle bien sûr, car au niveau macroéconomique il faut au contraire de puissants investissements d’équipements institutionnels (en particulier juridique). Quant au bilan économique global pour une entreprise de l’entrée en bourse, il est si contrasté qu’on assiste à un mouvement de retrait de ce marché, jugé trop « démocratique », trop exposé aux OPA par les tenants des Private Equities

9 cf. les articles de Marx dans le Herald Tribune pendant la grande crise de 1857-1858 au moment où il rédige les Grundrisse, l’esquisse du Capital.

10 Pierre-Joseph Proudhon Manuel du spéculateur à la Bourse Une anthologie Collection Chercheurs d’ère, 2009.

11 Dotcom est la lecture anglaise de l’adresse internet qui se terminent par .com. (pointcom)

12 Fair value est la valeur juste, le juste prix, celui qui se pratique dans les transactions commerciales par opposition au prix de la convention comptable.

13 IFRS (International Financial Reporting Standards ou normes Intrenationales d’informations financières) est la norme comptable harmonisé à l’échelle internationale pour permettre la cotation boursière de n’importe quelle bourse de la planète

14 Le data mining est l’ingénierie informatique qui extrait en temps réel l’information des bases de données numériques et de l’ensemble des usages de l’Internet.

15 Voir Y. Moulier Boutang & A. Rebiscoul, « Peut-on faire l’économie de Google ? » , Multitudes, n° 36, été 2009. @ http://multitudes.samizdat.net/-MAJEURE-Google-et-au-dela-

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Citer cet article

Moulier Boutang, Yann. "« Pollinisation, capitalisme cognitif et nouvelle économie de production ». Chapitre 3 de l’ouvrage L’abeille et l’économiste © Ed. Carnets Nord 2010", 18 juin 2017, Cahiers Costech

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article41