Plan
Introduction
Dans un rapport réalisé par une équipe de l’université de Toulouse en 2018, les chercheur⸱euses en sciences de l’information et de la communication ont montré qu’une partie importante des prises de parole de Gilets jaunes (GJ) dans les deux premières semaines de la mobilisation sur les réseaux sociaux « concentre des critiques sur la couverture médiatique : les minorations du mouvement, l’accentuation des incidents et un parti-pris des médias contre le mouvement. » (Sebbah et al. 2018a). D’après eux, cela nous informe sur leur « volonté partagée de se doter d’une information alternative à la médiation journalistique » (Ibid.) . En effet, par l’occupation de ronds-points, les personnes mobilisées en gilets jaunes depuis novembre 2018 ont aussi occupé une scène publique construite et relayée par les médias dominant le champ journalistique (Sebbah et al., 2018b ; Baisnée et al., 2021). Cependant, les formes d’organisation du mouvement ont rapidement laissé entrevoir la volonté de construire une scène publique populaire parallèle, voire concurrente des instances traditionnelles du débat démocratique autorisé (Ballarini, 2017). Les gazettes de Gilets jaunes illustrent cette dynamique d’autonomisation qui, partant d’une protestation auprès « des politiques », s’est prolongée en un « faire politique » avec ses espaces d’expression et d’organisation (on pense aux assemblées générales locales ou fédératives telles les ADA1) mais aussi avec ses propres espaces médiatiques accessibles à travers des canaux numériques et papier.
Si l’intérêt de la recherche académique s’accroît vis-à-vis des nouveaux usages médiatiques des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC) dans un contexte de mobilisation (par exemple Ramaciotti Morales et al., 2022 ; Thiong-Kay, 2020 ; Carlino, 2020), les recherches sur les journaux papier produits par les Gilets jaunes n’ont pas suscité, semble-t-il, la même curiosité. Pourtant, l’existence de ces mobilisations informationnelles (Cardon et Granjon, 2010) invite à relativiser la place occupée par les TNIC dans la structuration du mouvement. Dans le cadre de cette contribution, nous nous intéressons aux processus allant de la création à la distribution de ces gazettes en portant une attention particulière au medium, qui pour toutes les gazettes collectées, fait coexister le document numérique (le plus souvent sous la forme d’un PDF) et l’imprimé. A l’heure où, dans les usages informationnels et conversationnels, les médias sociaux plateformisés remplissent à la fois les rôles d’infomédiaires et de place publique (par exemple Nexon, 2018 ; Douay et Reys, 2016), la persistance de cette forme hybride destinée à l’impression interroge. Faut-il y voir une stratégie d’évitement du numérique dans un contexte de mobilisation sociale ?
L’hypothèse initiale de ce travail était qu’une microsociologie de cette activité de fabrique populaire de l’information aurait pu aider à identifier des réticences ou des écueils liés aux usages du numérique pour générer participation à ou confiance en l’information auprès des publics visés. Les résultats de l’enquête corroborent cette hypothèse mais mettent en évidence d’autres aspects moins attendus en lien avec les visées éditoriales et le sens donné à ces activités par les personnes mobilisées.
Présentation de l’enquête
Cette contribution repose sur un travail d’enquête qui compare mon expérience de participation à l’un de ces journaux2 avec les témoignages de cinq personnes qui ont été impliquées dans la publication de trois autres titres de gazettes GJ. Carole3 et Ben ont été les initiateur·ices de Nous sommes Gilets Jaunes (54 numéros publiés de manière hebdomadaire entre février 2019 et mars 2020 en région montpelliéraine), la discussion a été menée conjointement et en visioconférence. De même pour Thomas et Alex, qui ont été des contributeurs réguliers de la Gazette Jaune de Grenoble (32 numéros publiés de manière hebdomadaire entre avril 2019 et février 2020). Enfin la discussion avec Domi s’est déroulée en visioconférence ; ce dernier a été à l’initiative du Canari enragé (2 numéros publiés entre mars et avril 2019 et distribués à Nantes). Plusieurs autres collectifs de GJ ont été sollicités mais aucun n’a donné suite en raison peut-être de l’obsolescence des adresses électroniques ou des pages Facebook qui avaient été créées pour l’occasion et qui ne semblent plus être consultées à ce jour.
Lors de ces entretiens qui ont duré pour chacun environ une heure trente, sept thématiques ont été abordées : récit de la naissance du projet et présentation des objectifs de la gazette, description des modalités d’organisation, réflexion sur le rapport au public et sur la réception des journaux, réflexion sur les dispositifs papier et numérique mis en place, rapport au journalisme entretenu par les personnes mobilisées et bilan de l’expérience éditoriale.
Pour l’ensemble des interlocuteur⸱ices, à l’exception de Domi, qui est président d’une association d’usagers des médias, ces expériences éditoriales étaient une première que les participant⸱es décrivent comme une nécessité conjoncturelle qui ne reposait sur aucune compétence préalable particulière. Ces gazettes ont été réalisées sur leur temps libre ou après la journée de travail, et cette activité a pris beaucoup de place dans leur mode d’engagement dans la mobilisation. Enfin, tous les échanges ont eu lieu entre mars et avril 2022, soit plus ou moins deux ans après la publication des gazettes ; il convient donc de préciser que nos discussions ont été conditionnées par le souvenir que ces expériences médiatiques ont laissé.
Après avoir présenté en quoi le choix du medium papier s’est imposé comme une stratégie pour atteindre un public « non-Gilet jaune », l’article montre que les réseaux de sociabilités construits en dehors des espaces numériques sont valorisés par les Gilets jaunes interrogés ; la gazette imprimée occupe ainsi la fonction d’objet informationnel dont l’usage est investi d’une forte dimension interactionnelle autour de sa matérialité, justifiant le choix de l’hybridité. L’enquête permet aussi d’ouvrir une réflexion sur les inégalités sociales-numériques dans l’accès à l’information ainsi que sur le rapport de force techno-politique qui se joue à travers l’usage des plateformes de médias sociaux comme espaces d’information et de débat public.
Le papier comme stratégie pour atteindre un public « non-Gilet jaune »
Lorsque nous avons discuté de l’élément déclencheur qui a motivé chacun·e à initier ces projets de gazette, la première des raisons évoquées pour les trois journaux a été la couverture de la mobilisation jugée fallacieuse, mensongère et qui a eu pour effet de véhiculer une mauvaise image du mouvement auprès des publics :
« On a commencé début décembre. Et moi la première chose qui m’a frappée, enfin qui nous a frappés avant même qu’on aille sur les ronds-points, c’est ce qu’on entendait de fausses informations sur les Gilets jaunes, voilà. Et le premier truc qui nous est venu à l’esprit est qu’il faut informer les gens parce que les médias mainstream ne faisaient que mentir sur le mouvement […] on s’est dit : il faut informer les gens sur qui on est, nos revendications » (Carole, Nous sommes Gilets Jaunes).
On retrouve les mêmes mises en cause dans la bouche de Thomas, investi dans la Gazette jaune de Grenoble :
« Moi c’était plus pour informer les gens à chaque fois de pourquoi on bloquait les trucs parce qu’on sentait que dans les médias y’avait aucune résonance du pourquoi du comment, même au niveau local dans les journaux locaux. »
Domi (Le Canari enragé) partage un sentiment similaire et met en cause un travail journalistique bâclé qui ne reposerait que sur la parole des forces de police ou des institutions politiques, sans prendre en compte la parole des personnes mobilisées. En effet, un autre point commun très rapidement évoqué dans les entretiens est la volonté de publiciser des angles morts du traitement dans les grands médias, comme la répression vécue par les manifestants :
« Y’avait aussi […] dénoncer tout ce qui était violence policière et raconter comment les manifs se passaient, des témoignages en premier c’était des témoignages sur le terrain, je me rappelle d’une gazette où il était question du 1er mai sur Grenoble qui avait pas mal dégénéré avec des gens qui avaient été fracassés, pas mal de gens arrêtés etc., et personne n’en avait parlé, c’était passé complètement inaperçu, et y’avait besoin de parler de ça, d’avoir des témoignages. » (Thomas).
En effet, les genres du témoignage, du portrait et du billet d’opinion sont très représentés dans les gazettes, dont l’analyse exploratoire avait montré, pour un précédent travail4, une grande diversité énonciative. Afin de mieux comprendre ces initiatives et leur inscription dans le contexte de la mobilisation, une première piste a été d’identifier quel public ces journaux cherchaient à atteindre. Lors de nos échanges, les rédacteurs et rédactrices des gazettes assument tous et toutes une double énonciation : ils estiment s’adresser dans un premier temps à un destinataire « non-Gilet jaune », auprès duquel ils espèrent apporter une information différente de celles diffusées par les instances traditionnelles de l’information et, dans un second temps, aux camarades de mobilisation :
« Nous on s’est rapproché des AG et puis des commissions de communication, […] y’avait la communication dans les manifestations avec les médias tout ça mais y’avait pas la communication envers le peuple […] moi je trouvais que c’était le moyen d’engager justement le dialogue avec le non GJ, parce que la distribuer aux GJ ça leur faisait plaisir, ça amenait des dons, mais eux ils étaient déjà convaincus, alors que les autres, le challenge c’était de leur donner la première gazette, qu’ils acceptent de la prendre et de la lire ». (Carole)
La recherche de construction d’un espace médiatique autogéré et d’une adhésion populaire se lit dans chacun des témoignages. Tous et toutes racontent avoir cherché à distribuer leurs gazettes dans des lieux de passages ordinaires : elles ont été déposées dans les tramways, distribuées au marché autour de petits kiosques improvisés, aux abords des manifestations ou dans les voitures arrêtées aux ronds-points. Elle se lit aussi dans les quantités imprimées : Carole et Ben déclarent tirer chaque semaine environ 4000 exemplaires pour la seule région montpelliéraine. Ils s’occupent à domicile de l’impression car, après une mauvaise expérience de collaboration avec les syndicats, et sur les conseils de personnes dotées de connaissances techniques, ils ont fait le choix d’investir dans des imprimantes semi-professionnelles financées par les dons. Thomas et Alex se rappellent quant à eux avoir imprimé entre 600 et 1200 exemplaires par semaine, aidés par un syndicat qui avait mis à disposition son matériel et par le réseau des personnes mobilisées possédant elles-mêmes une imprimante. L’accès aux appareils d’impression ainsi qu’aux connaissances techniques nécessaires à leur emploi sont des contraintes matérielles décrites comme un enjeu qui est apparu très rapidement dans ces expériences éditoriales. Dans ces dimensions et avec cette régularité, la distribution de gazettes semble occuper un rôle politique structurant. Il faut néanmoins noter que parmi les 10 titres de journaux GJ que j’ai pu retrouver, la gazette de Montpellier (Nous sommes Gilets jaunes) et la Gazette jaune de Grenoble sont les seules qui ont été distribuées de manière hebdomadaire, en aussi grande quantité et sur une longue durée. La majorité des autres titres se caractérise par des formats plus denses, s’inscrivant ainsi davantage dans le genre de la revue mensuelle, et plus sporadiques (entre 1 et 10 numéros pour la plupart). C’est le cas, par exemple, de la gazette à laquelle j’avais participé.
Les rédacteurs et rédactrices avancent différents arguments stratégiques qui les ont amenés au choix du medium papier en coexistence du document numérique. En premier lieu, la distribution papier est présentée comme un moyen d’atteindre un public populaire de manière aléatoire et de façon plus efficace que par voie numérique :
« J’ai trois enfants dyslexiques qui ne lisent pas et le seul moment où ils ont lu c’est dans le tram là où ils s’ennuient. Du coup l’idée est venue comme ça de se dire qu’on va faire un format papier qu’on va déposer dans les trams et qui va faire le tour de la ville, la première idée elle part de là » (Carole).
On comprend rapidement dans les échanges que l’enjeu est de capter l’attention d’un public imaginé comme désintéressé ou réfractaire à la lecture d’une presse critique :
« Les premiers numéros y’avait eu des manqués, y’avait eu des essais, […] le format A4 ça nous semblait déjà trop énorme pour garder ça dans sa poche vite fait, d’y lire plus tard, moi je l’imaginais comme un truc à lire comme quand on est aux chiottes qu’on lit vite fait, aller-retour – non mais c’est même pas dégradant ! […] Écrire des articles trop longs, en fait il faut que les gens ils se posent, qu’ils aient le temps, il faut qu’ils aient choisi le truc en fait, mais c’est vrai que quand c’est un truc rapide, tu obliges les gens à lire, parce que l’entête elle accroche, et ils savent que y’a que 4 lignes derrière, et ils sont obligés de les lire, ils pourront pas faire autrement, c’est trop tentant. » (Thomas)
Le format court apparaît ainsi dans trois des témoignages comme particulièrement important pour ne pas décourager à partir de son propre rapport à la lecture5, mais aussi sur la base de retours qu’ils et elles reçoivent6. Au-delà de la réflexion sur l’expérience de lecture, la présence d’illustrations est décrite pour les gazettes de Montpellier et de Grenoble comme une stratégie supplémentaire et indispensable pour capter l’attention :
« On faisait des fausses pubs et on s’est bien marrés d’ailleurs. […] Quand on voyait que le titre ou l’image les faisait sourire, on se disait c’est bon, arrivés chez eux ils vont la lire […] C’était important qu’il y ait ce dessin, on les voyait se marrer, en fait il regardait la première page le centre et le dos pour voir un peu le programme de ce qui les attendait dans la semaine et ils lisaient après plus tranquillement. » (Carole)
L’observation de la réaction des publics est importante dans le processus de création et représente, d’après eux, le gage d’une plus grande efficacité pour mobiliser les lecteur·ices, l’enjeu étant de susciter la curiosité pour donner envie de lire du contenu produit par des Gilets jaunes dans un contexte de criminalisation de la mobilisation.
Dans un deuxième temps, le choix du medium papier est présenté par les individus comme une stratégie pour atteindre ou construire un public qui ne pourrait pas l’être, ou du moins pas de manière satisfaisante, en utilisant les TNIC :
« Moi je suis partie du principe que ce soit le sondage ou la gazette, quand tu passes par le format numérique, tu n’as l’info que si tu vas la chercher alors que là on leur amenait, […] on les distribuait justement à des gens qui étaient pas manifestants, qui étaient pas dans les manifs etc. […] parce que le GJ lui il va la chercher l’info, et il est déjà informé plus ou moins puisqu’il est là, alors que les autres, s’ils vont pas la chercher l’information ils l’ont pas, puisqu’on leur ment à la télé, qu’on leur ment dans les journaux etc., donc pour nous le format papier c’était vraiment une façon de leur donner l’information sans qu’ils aient besoin d’aller la chercher, et ça avec le numérique c’est pas possible. »
Si dans les mots de Carole le format papier apparaît comme une réponse au désintérêt supposé des publics vis-à-vis de l’information critique ou à une forme de passivité dans la démarche de s’informer, Thomas met quant à lui en avant un manque de littératie informationnelle7 des publics sur les espaces numériques :
« C’est vrai que l’habitude de regarder ne serait-ce que des vidéos Youtube, allumer son ordi pour regarder des vidéos Youtube, y’a beaucoup de gens qui font pas ça, il faut que ce soit à la télé, et l’ordinateur sert juste pour aller regarder leur mails, y’a beaucoup de gens qui utilisent pas l’ordinateur comme média du tout, c’est hallucinant… enfin hallucinant… oui bah oui y’a beaucoup de gens qui regardent TF1 ! »
Ainsi, d’après lui, les canaux de diffusion papier et numérique touchent des publics différents :
« Ce qu’on remarquait nous dans notre gazette en l’occurrence c’est que la plupart des gens qui étaient connectés sur les réseaux sociaux ou sur les sites GJ actifs dans le numérique étaient déjà au courant de toutes ces choses : le RIC pour l’aéroport de Paris, toutes ces histoires là on les avait déjà partagés par d’autres moyens, relayés sur les réseaux sociaux et les gens étaient déjà au courant, donc nous j’avais l’impression que pour le côté information, on touchait vachement plus des gens qui étaient pas sur les réseaux sociaux avec cette partie papier, et ça, ça se ressentait, ça faisait pas doublon, ça touchait deux sortes de personnes différentes, et puis pas que des vieux qui ont pas les réseaux sociaux ! »
Avec son livre Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques, Fabien Granjon (2022) permet à cet égard de déconstruire certains préjugés concernant l’accès à l’information numérique. Il rapporte par exemple les propos du Centre d’Observation de la Société qui indique, à partir de données collectées en 2018, que
« 14 % des bas revenus (en dessous de 70 % du niveau de vie médian) ne se connectent pas à internet ». […] De même, le niveau de certification scolaire s’avère être une variable des plus clivantes quant à l’usage de l’informatique connectée : « 57 % des peu/pas diplômés n’ont pas d’ordinateur chez eux, 46 % ne se connectent pas à internet, 76 % n’ont pas de tablette, 63 % pas de smartphone et 17 % pas de téléphone portable. » (Granjon, 2022, 18-19)
Outre cette dimension matérielle, Fabien Granjon rappelle à juste titre que l’accès à l’informatique connectée8 ne présume pas de capabilités9 à en tirer profit dans une démarche, par exemple, de recherche d’information. En 2017, l’Insee avait estimé à 48 % la part de la population française « possédant des capacités numériques faibles ou nulles. »10 En 2019, il révèle que 24 % de la population déclare être incapable de chercher de l’information sur internet. En dépit de ces inégalités sociales-numériques, reste que le smartphone « est désormais le terminal principal des pratiques informationnelles (59 %) et que les réseaux sociaux sont à l’origine de près de 40 % des contacts informationnels (contre 18 % en 2013) ». (Sonet, 2021, R11-R32.) En 2010, une étude menée par Fabien Granjon et Aurélie Le Foulgoc montrait déjà l’évolution des pratiques informationnelles au contact des TNIC :
Ces auteurs démontrent que l’internet déplace peu à peu les routines d’information en enrichissant le répertoire d’usages des internautes (de nouveaux “arts de faire” émergent) et en modifiant les manières de lire. La recherche d’informations oscille ainsi entre démarche volontariste et pratique opportuniste (sérendipité). De manière générale, la consommation d’actualités en ligne favorise les échanges et les discussions sur les réseaux sociaux qui font fonction, en particulier chez les jeunes, à la fois d’outils de transfert et de production d’informations. (Jouët et al., 2013, 18-19)
Si ces enquêtes nous renseignent sur les conditions sociales et matérielles de l’accès à des mises en récit alternatives du réel, les discutant·es relaient ou évoquent d’autres réticences liées aux usages de l’informatique connectée dans une perspective informationnelle telles que le risque de technosurveillance qu’elle rend possible11, ou encore l’opacité des critères de visibilité et de circulation des informations sur les médias sociaux plateformisés qui fait naître des suspicions de connivence entre le gouvernement et les GAFAM12.
Il est ainsi permis de voir dans dans le choix du support papier sinon une prise en compte, du moins un effet des inégalités sociales-numériques dans le rapport à l’information, ainsi qu’une réflexion sur le rapport de force techno-politique qui se joue à travers les infrastructures numériques. Enfin, on constate une certaine attention portée sur les dispositions de lecture projetées sur ce public imaginé en amont du processus d’édition. Des formats hybrides naissent de ces expériences médiatiques populaires où le contrat de lecture sur support papier, pensé en concurrence des pratiques de lecture sur smartphone, se réinvente pour que chaque exemplaire trouve un lecteur ou une lectrice dans un contexte de criminalisation de la mobilisation. Dès lors, on peut voir dans cette activité de distribution ciblant des lieux de passage ordinaire une démarche engagée dérivée du tractage militant mais qui, en cherchant à s’imposer dans l’espace quotidien des « non-GJ », semble mimer ou concurrencer le fonctionnement algorithmique de sélection de l’information visibilisée sur les réseaux sociaux.
Espaces numériques, espaces physiques et engagement
Les discutant⸱es racontent utiliser des TNIC pour certains usages jugés mineurs tels que la recherche et la vérification d’informations, les échanges sur des plateformes de discussion pour l’organisation éditoriale (Discord, Facebook) ainsi que pour la diffusion numérique (à travers des pages Facebook ou sur des sites Web créés pour l’occasion) pensée davantage comme une vitrine de contact et un espace d’archivage des numéros. Pour Thomas comme pour Domi, la critique du numérique intervient très vite comme celle d’un espace défaillant pour échanger de manière constructive, contrairement aux dynamiques de groupe dans des espaces physiques :
« La demande des GJ pour nous à Grenoble, ça se résumait au kiosque du centre de Grenoble, […] en fait tout ce que les GJ à Grenoble auraient demandé c’est d’avoir ce kiosque une fois par semaine pour se réunir, ou en gros ce qui était la mairie avant, qui était censé être la mairie, ou le peuple peut venir discuter, porter des doléances, se rassembler tout simplement pour discuter politique ou pas, mais un lieu de rassemblement des gens. » (Thomas)
Dans ce contexte d’atomisation (Arendt, 1972) des individus issus des classes populaires, entendu comme la désagrégation des structures ou des espaces collectifs et du lien social, le fait que la pratique du numérique émane d’une démarche individuelle amène, d’après eux, des relations plus pauvres13, des débats plus stériles ou moins structurés :
« T’imagines dans une réunion quelqu’un qui se pointe, je vais à l’extrême, et qui vient nous dire que la terre est plate. Il se ferait contrer tout de suite ! Ce même mec qui a mis des trucs et qui a fini par se convaincre que la terre était plate, sur Facebook ou réseaux autres, il peut publier son truc. » (Domi)
Ainsi, la gazette est finalement présentée comme l’appendice ou la matérialisation d’une parole populaire construite par le collectif :
« On aurait fait une gazette en se basant juste sur le fil Facebook des GJ de Grenoble, on aurait été mal barrés on aurait été à côté de la plaque quoi, c’est clair que y’avait absolument besoin des AG et de rencontrer les gens dans la vraie vie pour faire ça. » (Thomas)
Cette impression est partagée par Carole, qui considère que le mouvement des Gilets jaunes ne peut être correctement compris en se reportant aux espaces d’expression sur les réseaux sociaux14. Dès lors, en se distinguant de la prolifération des opinions ou témoignages agrégés par la lecture sur les médias sociaux, la gazette apparaît comme un espace de construction autant que de négociation collective de l’identité et des débats qui animent les réseaux de sociabilité des GJ au plus près du terrain. De fait, chez Carole, la critique de l’usage de l’informatique connectée dans une démarche informationnelle se dessine, en creux, à un second niveau. On comprend que, pour elle, la distribution de main à main permet d’avoir un accès immédiat à la réception des lecteur·ices et ouvre la possibilité d’un échange dont la proximité physique se fait garante de la sincérité dans la démarche médiatique :
« Nous on voyait instantanément si le sujet prenait ou prenait pas. Par exemple sur le suicide des personnes âgées, on a vu directement l’émotion que l’article avait suscité, des gens qui allaient lire à des terrasses de café qui revenaient nous parler pour dire « ça m’a énormément touché etc. » et ben on a beaucoup de choses personnelles, de vécu, de moi, de Ben, de tous ceux qui ont participé, ou même de Gilets jaunes qui sont venus nous donner des témoignages, et donc on avait directement le ressenti des gens, de voir sur l’article, les dessins leur parlaient, les amusaient… »
Thomas met lui aussi en avant les dimensions hyperlocale et artisanale pour valoriser la le choix du support papier et les interactions qui en découlent :
« Auprès des GJ j’avais l’impression d’être reçu comme quelqu’un qui… ah enfin quelque chose qui est « made in Gilets jaunes », tamponné, c’est ce qui me vient : made in Gilets jaunes, les gens ils ont confiance, ou artisanal, ou du coin, et la réception des gens était… et même les gens bloqués dans les ronds-points ! »
S’il s’agit bien sûr d’informer un public, c’est ainsi un certain mode d’engagement qui est recherché à travers la production et la distribution des gazettes : une adhésion susceptible de se transformer en action. Pour Carole, la récompense était de voir des « non-Gilets jaunes » interpelé⸱es lors d’une précédente distribution revenir au rond-point pour récupérer la gazette et partager une opinion sur un article lu :
« Même des gens qui sont des opposants aux GJ […] ce qui est fou c’est que les PME, les petits artisans qui passaient au rond-point, au départ ils arrivent au rond-point en disant « ouai dégagez ! » lalala, « et moi j’ai rien etc. », et la semaine d’après quand il est passé il disait « ah elle était bien la partie sur le CICE, effectivement nous on touche rien on nous le vole le CICE ! » donc ils ont compris qu’on se battait pas que pour nous, pas que pour 100 balles parce qu’on était des pauvres gens au RSA […] Mais c’est ça le truc il fallait informer les gens. »
La gazette papier peut ainsi être interprétée comme un dispositif pour désautomatiser le rapport à l’information, pour construire un public médiatique supposé introuvable par voie numérique qui pourrait devenir un public politique enclin à se mobiliser dans les nouvelles scènes publiques construites par les Gilets jaunes (AG, manifestations, actions de blocages, investissement dans les commissions…). La définition de Cefaï et Pasquier permet de comprendre ce glissement de sens :
Le public des médias, de l’art, du sport ou de la culture n’est sans doute pas totalement superposable au public politique. À ce public est assignée une place de destinataire dans un dispositif de représentation. Son exposition à l’œuvre, au spectacle ou à la partie vise à l’émouvoir, à le distraire ou à le séduire, rarement à le convaincre par l’usage de la raison. Par contre, le public politique, au sens fort, celui de Dewey, est un public associatif, enquêtant ou délibérant, visant à contrôler les conséquences d’un événement ou d’une action et à définir des modalités du bien public. Ce public n’est pas un simple destinataire d’une politique conçue ailleurs par d’autres : il cherche à prendre en main sa propre existence et son propre destin de public. (Cefai et Pasquier, 2003 , 18-19)
Cet objectif prend la forme d’une recherche de restauration de la confiance populaire qui procède par la relation physique hic et nunc (ici et maintenant), jugée plus authentique et constructive que la relation ubiquitaire médiée par les TNIC. En faisant le choix d’une diffusion limitée par les moyens matériels d’impression mais incarnée, c’est une démarche ciblée visant à désanonymiser le producteur et le récepteur de l’information qui est privilégiée. In fine il s’agit, exemplaire après exemplaire, de travailler au démantèlement de ce que le philosophe Bernard Stiegler, poursuivant les travaux de Le Bon et de Freud, nommait les « foules conventionnelles » :
Dans la société automatique, des réseaux numériques dits « sociaux » canalisent ces expressions en les soumettant à des protocoles obligatoires auxquels les individus psychiques se plient parce qu’ils sont attirés par ce que l’on appelle l’effet de réseau, qui devient avec le social networking un effet automatiquement grégaire, c’est à dire hautement mimétique. Ainsi se constitue une nouvelle forme de foule conventionnelle, au sens que Freud donnait à cette expression. […] Comme masses […], ces foules deviennent le mode d’être ordinaire et permanent des démocraties industrielles, lesquelles forment du même coup des télécraties industrielles. (Stiegler, 2015, 72-74)
Dans ces pages, Bernard Stiegler rappelle que les modalités d’interaction, d’interlocution ou d’accès à l’information sont préfigurées et donc normalisées par le dispositif technique d’un média social comme Facebook, bien qu’il puisse exister des phénomènes d’appropriation ou de détournement qui ont pu profiter a priori à un mouvement social comme celui des Gilets jaunes. L’expérience de ces gazettes imprimées peut ainsi être interprétée comme une stratégie médiactiviste (Cardon et Granjon, 2010) de recherche de construction de contre-pouvoirs en dehors des dispositifs numériques qui contraignent l’expression libre des singularités.
Pour finir, la recherche de construction d’une légitimité favorable à la restauration de la confiance en l’information se lit dans l’attention portée à sa vérification dont témoignent les interrogé·es. Tous et toutes font référence aux règles de déontologie journalistique15 et disent essayer de s’en approcher le plus possible :
« A chaque fois, pour mes articles j’ai toujours vraiment pris soin de mettre les sources, de mettre tous les liens pour que les gens puissent retrouver l’info, et de prendre soin d’aller chercher des sources sur des sites fiables, notamment le site de l’Assemblée, pour leur dire, que Legifrance, que Reuters… Voilà l’info c’est pas une feuille de chou à la con qui raconte n’importe quoi, c’est le site du gouvernement qui lui même nous dit que c’est comme ça, et du coup forcément nos infos, vu que c’est vérifié sur des sites fiables, c’était crédible et ils en redemandaient […] Rester vraiment apartisans, ne jamais parler de ce que nous on pensait, de si on était plutôt de droite ou de gauche, ce que n’importe quel journaliste devrait faire, d’ailleurs nous on avait publié l’éthique journalistique pour rappeler aux journalistes qu’ils avaient prêté serment là dessus ! » (Carole)
Thomas raconte aussi veiller à diversifier les points de vue représentés16. Un des moyens mis en avant par tous les comités de rédaction pour travailler à cette déontologie informationnelle est la dimension participative et collective dans le processus de production. Le choix des sujets, le travail d’écriture ou de relecture est une activité mise en place soit à travers des rendez-vous conviviaux dans des bars, des cafés ou au domicile des participant·es, soit à travers des outils de discussion numérique comme Discord ou Facebook Messenger17. Carole et Ben rapportent un épisode édifiant de cette vigilance collective autour d’un article que souhaitait écrire l’une des participantes :
« C – S. notamment voulait absolument faire un article sur les suicides au sein de la police, moi à la base j’étais pas contre, mais j’ai été vérifier les chiffres, et en fait il s’avère que y’a pas plus de suicide dans la police que dans le reste de la population, et y’en a beaucoup moins que chez les infirmiers, les agriculteurs ou les personnes âgées… […] Moi je trouvais que faire sur le suicide des flics, parce que y’avait une capitaine de police qui s’était suicidée à Montpellier, pour moi c’était jeter de l’huile sur le feu c’était pas très respectueux par rapport à sa famille.
B – […] Moi j’ai dit ça peut venir de plein de choses qu’elle se suicide, c’est pas forcément du boulot, pas que !
C – Et puis surtout que là, tu vois, c’était les flics se suicident parce qu’ils en peuvent plus des GJ, pour leur dire de poser leurs armes… »
A l’issue d’un débat au sein du comité de rédaction, et pour éviter d’instrumentaliser une information, le choix a été fait d’écrire sur un autre sujet : celui du suicide chez les personnes âgées. Cette épisode fait écho à une autre idée évoquée par Ben, Carole, Thomas et Domi, auxquels je joins mon témoignage : nous mettons en avant, au-delà d’une démarche de qualité, la nécessité du travail d’équipe pour faire aboutir ces projets d’édition et les maintenir dans la durée. Réciproquement, la gazette a joué un rôle fédérateur pour consolider les groupes locaux autour d’un objet commun :
« Nous on aurait pas tenu aussi longtemps sans la gazette ! La gazette nous donnait le sens, d’aller vers l’information, d’aller vers les gens, d’aller en manif parce qu’on était attendus, c’est ce qui nous a donné du courage. » (Carole)
Conclusion
La confrontation de mon expérience de participation à la publication d’une gazette imprimée pendant la mobilisation des Gilets jaunes avec le témoignage de cinq autres personnes qui se sont investies dans des projets similaires a permis de mettre en évidence certaines considérations communes sur le rapport à l’information numérique et papier dans un contexte de mobilisation. En effet, ce travail a permis de révéler des récits et des pratiques majoritairement convergentes dans la mesure où il s’agit toujours de prendre en charge la documentation et la publicisation des actions, des revendications ou des débats qui animaient alors ces groupes GJ. Cependant, dans le cas de Bonheur en bas, la gazette a laquelle j’ai contribué, le choix de l’imprimé s’était imposé dans la mesure où nous la percevions comme un outil de structuration de la mobilisation à l’échelle de notre territoire d’action et de nos espaces physiques de sociabilités GJ (les assemblées générales des « Gilets jaune Lyon Centre » à la Bourse du travail, les manifestations ou actions dans la région). Les autres discutant⸱es ont montré que leurs initiatives étaient davantage destinées à des personnes non mobilisées considérées comme un public médiatique victime de désinformations par les médias dominant le champ journalistique ; la gazette apparaît alors comme une stratégie pour mobiliser un public politique sous la forme d’une attitude critique susceptible de se muer en adhésion ou en engagement dans la mobilisation. En ce sens, la distribution papier permet d’aller à la rencontre des autres dans les espaces du quotidien ; cette activité est perçue comme le moyen de (re)construire un réseau de confiance populaire, en faisant gage de sa sincérité dans la démarche médiatique. Ces espaces de rencontres, de discussions et de débats physiques prolongés par les journaux GJ entretiennent une scène publique populaire autonome des institutions politiques et médiatiques traditionnelles dans lesquelles les conditions techniques et de visibilité sont mieux contrôlées que par canaux de diffusion numérique. En outre, la dimension participative et collective de ces entreprises médiatiques est pensée par ces collectifs comme indispensable pour garantir une information de qualité, d’où procède aussi la réinstauration de la confiance. Ainsi, ce travail a montré que la valorisation de la distribution de l’information sur support papier relève moins d’une stratégie d’évitement que de contournement des TNIC, car elle est pensée en complémentarité des espaces de diffusion numérique pour atteindre des publics différents mais aussi pour engager des relations jugées politiquement plus riches en contexte de mobilisation. Ces projets de gazettes apparaissent comme des objets séditieux face à l’automatisation de la médiatisation des rapports sociaux, et plus particulièrement du rapport au partage de l’information : ils ne recherchent ni la diffusion de masse ni la viralité mais bien plutôt une distribution ciblée, localisée et incarnée dans la lutte populaire pour l’extension des espaces légitimes du débat démocratique.