Auteur(s)

Emanuele Clarizio est maître de conférences au Centre d’Éthique Médicale (CEM) du Laboratoire Ethics (EA 7446) de l’Université Catholique de Lille.
Philosophe des techniques, ses travaux portent sur la philosophie biologique des techniques, sur l’articulation entre normes vitales, normes techniques et normes sociales en milieu médical, en vue d’élaborer des pistes de réflexion éthiques sur l’innovation dans le champ de la Santé.

Plan

Prémisse : technique et anticipation

Dans le premier volume de La technique et le temps, Bernard Stiegler expose la thèse d’une co-originarité de l’homme et de la technique – technogenèse et anthropogenèse coïncident, dans l’interprétation qu’il fait des textes d’André Leroi-Gourhan – et en même temps la thèse d’une solidarité fondamentale entre la technique et le temps, qu’il introduit par la question de l’anticipation : puisque l’objet technique a besoin, pour évoluer, de la faculté d’anticipation de l’homme, « le fond de la question [de la technique] est le temps »1. La technique et le temps sont donc au fond la même question, et c’est une affaire anthropologique : pour Stiegler, bien que la nature présente déjà des tendances techniques, c’est avec l’homme et sa capacité d’anticipation que ces tendances se concrétisent et s’extériorisent en des objets. Par cette extériorisation, la temporalité de la nature et celle de la technique vont en déphasage, parce que les techniques se configurent comme une espèce de stratification de temporalités différentes, nous permettant à la fois d’anticiper sur le futur et d’hériter d’un passé et d’une culture qu’on n’a pas vécus. En ce sens, toute technique est aussi pour lui une mnémotechnique, car elle incorpore une mémoire des gestes et des schémas opératoires nécessaires à son fonctionnement. La mémoire technique extériorisée s’ajoute ainsi à la mémoire génétique (de l’espèce) et à la mémoire somatique (individuelle), comme une sorte de mémoire transindividuelle ou collective. Chaque technique est donc à la fois tournée vers l’avenir et constitutive du passé, de sorte que la question de l’anticipation doit être comprise à l’aune de la question plus vaste de la relation – anthropologique – entre la technique et le temps. Cependant, pour élaborer sa conception de l’anticipation, Stiegler se base largement sur les études de Leroi-Gourhan autour de la genèse de l’outil, et affirme que le geste outillé « n’est qu’anticipation », c’est-à-dire « réalisation d’un possible non déterminé par une programmation biologique »2, issu d’un rapport vécu du corps à la matière, préalable à toute émergence d’une conscience technique à proprement parler. Or, quand on sort du contexte de la paléoanthropologie et on se confronte à des techniques dont le mode de fonctionnement n’implique pas l’intervention constante du corps humain, dans quels termes peut-on penser la question de l’anticipation par les techniques, puisqu’elle ne peut plus être réduite à un mouvement gestuel du corps outillé ? Et encore, puisque Stiegler pense chaque mémoire comme liée à un support – que ce soit le code génétique, le corps lui-même ou bien les objets extériorisées – que devient-il le rapport de la technique à la mémoire à une époque où les biotechnologies permettent une hybridation des supports, par exemple somatiques et techniques ?

L’anticipation comme prédiction dans la médecine génétique et génomique

La question de l’anticipation est d’ailleurs une grande question pour la médecine, qu’aujourd’hui se décline surtout par rapport à la génétique ou à la génomique. La génomique, c’est une discipline ayant pour but d’étudier un organe ou un organisme non plus à partir de gènes isolés, comme c’était pour la génétique, mais à partir de son génome entier, visant à déterminer de manière aussi fidèle que possible la multiplicité des expressions et donc des fonctions des gènes. La médecine génomique, à son tour, est une discipline médicale émergente qui implique l’utilisation de l’information génomique des individus comme partie intégrante de leur prise en charge clinique (par exemple pour le diagnostic ou le choix thérapeutique), avec des conséquences sur la santé et des implications dans les recommandations pour l’utilisation clinique. La médecine génomique dépend ainsi de la possibilité de séquencer des génomes individuels dans un temps limité et à coût modéré, et d’interpréter l’information génomique dans un contexte médical. Dans ce cadre, quand on parle de techniques d’anticipation, on songe d’habitude à des techniques qui traitent les données numériques, et dont le mode d’existence est essentiellement informatique : il s’agit d’algorithmes de calcul, de modélisations, de simulation, ou encore d’outils statistiques permettant la gestion de grandes masses de données, ou Big Data. Et puisque la médecine « de précision » exploite les données de la génétique et de la génomique pour améliorer la prise en charge préventive ou précoce des patients, anticipation rime la plupart du temps, dans ce champ, avec prédiction3  : prédiction de l’émergence de certaines pathologies dans un individu, dans une population, ou encore prédiction de l’évolution des pathologies.
Certes, la promesse d’une médecine prédictive n’est pas née avec la génomique, elle est au contraire quelque chose qui se renouvelle régulièrement au sein de la médecine et qui précède même l’essor de la génétique. Toute technique de dépistage, en tant que telle, est pour certains aspects une technique de prédiction, puisqu’il s’agit de prédire l’évolution d’une pathologie alors qu’elle se trouve à un stade de latence, ou bien de détecter une pathologie à un stade de précocité. Ainsi, l’amniocentèse pour la détection de la trisomie 21 ou la mammographie pour la détection précoce du cancer du sein, pour ne faire que deux exemples, sont des techniques qui assurent une certaine prédiction avant et en dehors du cadre épistémologique et technique de la génétique. Toutefois, avec la génétique et le dogme de l’ADN comme programme biologique, il est né l’espoir de pouvoir prévenir les pathologies avant même leur manifestation dans le sujet, c’est-à-dire avant même leur existence : si une maladie a sa cause dans un variant génétique, il suffit de détecter la variation pour pouvoir prévenir l’émergence même de la maladie. Cette confiance s’est construite notamment sur le cas de certaines variations des gènes BRCA1 et BRCA2, dont on sait qu’elles sont directement impliquées dans le surgissement du cancer du sein. La découverte de ce lien causal a effectivement donné un nouveau sens à la prédiction, donnant lieu à une véritable médecine préventive, comme on l’a vu avec le cas très médiatisé de l’actrice Angelina Jolie qui, pour le fait de présenter ces variants génétiques (et aussi par la présence d’antécédents familiaux importants), a décidé de subir une double mastectomie et puis une ablation des ovaires préventives. Cependant, on s’est progressivement rendu compte que la plupart des maladies sont en réalité multifactorielles, et que rarement une analyse génétique peut nous renseigner avec certitude sur l’émergence future de telle ou telle pathologie. La plupart du temps, la génétique ne peut nous renseigner que sur des facteurs de risque, dont l’importance est à mesurer en relation à d’autres facteurs analogues provenant du style de vie, des influences de l’environnement et de l’expression conséquente des gènes. Néanmoins, cette prise de conscience n’a pas éteint l’espoir d’une médecine prédictive à venir, lequel s’appuie désormais sur les avancées de la génomique et de l’intelligence artificielle pour prendre en compte cette multifactorialité dans la prédiction. Mais si le but demeure celui de prédire l’état de santé futur d’un sujet, le mécanisme de la prédiction en résulte largement modifié : il ne s’agit plus de prédire en connaissant la cause unique d’une maladie, il s’agit de prédire sur la base d’une comparaison statistique qui considère un nombre suffisamment élevé de cas semblables.
Des critiques épistémologiques à cette vision de l’anticipation surgissent du côté de la biologie, et portent notamment sur l’impossibilité de considérer les organismes comme régis par des lois immuables et, partant, prévisibles au même titre que les entités physiques4. Mais un autre genre de critique peut être mu du côté de la philosophie des techniques, à partir de l’ouverture de la boîte noire des données, qu’on ne considérerait donc pas comme des données premières, mais comme des artefacts. La nature des données biomédicales peut être en effet très variée, et il y a toute une série de données – ou plutôt de métadonnées – dont il est facile de voir le caractère d’artefacts. Il peut s’agir de données cliniques récoltées dans le cadre d’une hospitalisation d’un patient, de données biographiques qui font partie aussi de son dossier clinique ; mais, en général, toutes ces données ne sont utiles que dans la mesure où elles sont couplées avec un autre type de données, celles biologiques, dont le statut est très particulier puisqu’il s’agit de données tirées d’échantillons matériels, issus du corps du patient ou du donneur, et douées ainsi d’une forte valeur d’objectivité, dans le sens où la référence à un objet matériel, l’échantillon biologique, est essentielle. Les échantillons biologiques sont une matière rare par définition : chaque prélèvement provient d’un patient/donneur singulier et reflète donc cette singularité biologique, voire biographique et même historique ; en tant que ressources rares, ils sont précieux, d’autant plus car ils sont fragiles, constitués d’une matière instable, qui ne garde ses qualités (ses analytes, ses marqueurs, sa densité dans le cas d’ADN etc.) qu’à certains standards de conditionnement et de conservation. C’est pour cette raison que l’activité de collecte et de conservation des échantillons biologiques s’est de plus en plus professionnalisée et standardisée dans les dernières décennies, étant désormais assurée par des infrastructures techniques dédiées et connues comme les biobanques. Derrière les données numériques de la génomique, il y a en somme toute une objectualité matérielle qui demande à être traitée par une technicité spécifique (centrifugeuses, pipettes, tubes, capsules, réfrigérateurs, cuves d’azotes etc.), et la question se pose alors de savoir comment cette technicité et cette matérialité peuvent-elle affecter notre conception de l’anticipation forgée par ailleurs sur le fonctionnement des techniques de prédiction. Y a-t-il, autrement dit, une autre conception possible de l’anticipation, issue d’une analyse de la matérialité des ressources biologiques et de leur constitutive technicité ? La question est en somme celle de comprendre quel type de rapport au temps et quel type d’anticipation peut-on retrouver dans la disposition technique et infrastructurelle des biobanques.

Temporalités des biobanques

Que les biobanques configurent un rapport du vivant au temps tout à fait singulier, c’est chose évidente, puisque leur fonction fondamentale est, de manière très générale, celle de conserver dans un état de latence et le plus longtemps possible des échantillons d’origine biologique, en les soustrayant à leur cycle vital habituel. Toutefois si, comme le dit Stiegler, la technique est toujours à la fois constitution de la mémoire et ouverture d’un avenir, quel type d’avenir les biobanques peuvent-elles ouvrir, prises comme elles sont dans un dispositif d’anticipation – celui de la prédiction – qui les dépasses et qui est forgé sur les outils et les politiques de la génétique et de la génomique ?
Une première réponse à cette question peut venir de l’observation du fonctionnement des grands biobanques populationnelles, telle par exemple l’UK Biobank, qui a été pendant longtemps la première biobanque au monde pour importance et en tout cas une référence du point de vue des techniques et des bonnes pratiques pour toutes les biobanques populationnelles. Sa spécificité réside dans le fait d’être construite autour d’une énorme cohorte de 500.000 volontaires, pris dans la population générale et prélevés à différents moments de leurs vies, afin d’améliorer la compréhension génétique des rapports entre les styles de vie, les influences géographiques, le vieillissement ou encore le surgissement des maladies. La temporalité de la UK Biobank est donc double : il s’agit certainement de conserver des échantillons et donc de préserver la mémoire d’une population, mais en même temps cette mémoire est constamment et consciemment réactivée pour des objectifs de Santé Publique qui misent sur l’utilité à venir de la biobanque. La devise de la UK Biobank est en effet « improving the health of future generations », améliorer la santé des générations futures, de sorte que sa fonction infrastructurelle (celle de conserver des échantillons) est doublée par une fonction sociale qui l’enrichit d’une temporalité ultérieure, carrément tournée vers l’avenir. Aujourd’hui, ce modèle est déjà en train d’être dépassé (et la UK Biobank est d’ailleurs en train de se repositionner), à cause de l’émergence de la médecine génomique et de la nécessité économique d’avoir une rentabilité plus immédiate des investissements. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’émergence des nouvelles biobanques populationnelles liées aux gros plans d’investissement nationaux de médecine génomique (France Médecine Génomique 2025, 100.000 genomes au Royaume-Uni ; All of Us aux États-Unis), qui mobilisent des ressources financières conséquentes et montent des biobanques d’envergure afin de fournir la matière première pour les séquençages. La temporalité de ces biobanques peut être définie comme une temporalité présentiste, en tant qu’elle est basée sur les promesses de la médecine personnalisée ou de la médecine translationnelle. Désormais, l’enjeu affiché n’est pas seulement celui de créer une cohorte le plus large possible, pour avoir une compréhension la plus fine possible des mécanismes génétiques d’une population et nourrir ainsi l’espoir d’avancées futures de la médecine, mais c’est d’intégrer la génomique aux parcours de soin courants, de façon à ce que, à terme, elle devienne un élément cardinal du système de santé. En ce sens, les États-Unis ont eu l’intuition d’intituler leur programme national de médecine génomique All of Us, afin que tous les citoyens se sentent impliqués dans le projet non seulement par altruisme ou esprit de solidarité, mais parce qu’on leur fait miroiter les bienfaits sur leur propre santé générés par le mariage entre la recherche génomique et la médecine générale, ici et maintenant : il ne s’agit plus de faire un don utile pour les générations futures, mais de participer activement à l’amélioration de la prise en charge médicale par la contribution directe à l’avancement des connaissances en génomique. Ainsi, la UK Biobank et les plans de médecine génomique font appel à des promesses et à des temporalités différentes : si UK Biobank demande un engagement très volontariste des donneurs, qui s’impliquent dans le projet sachant qu’ils profiteront très peu du retour des bienfaits des recherches menées sur leurs échantillons, les donneurs du programme All of Us nourrissent l’espoir beaucoup plus immédiat (mais on ne sait pas combien concret) de voir leur propre santé améliorée grâce à des techniques de médecine personnalisée.

Temporalités de l’échantillon

Mais si le type de temporalité présentiste de ces biobanques qui dépendent des grands projets de médecine génomique relève essentiellement de leur insertion dans des dispositifs politiques qui fonctionnent en pariant sur une économie des promesses, le panorama français, plus éparpillé et moins centralisé, permet un regard différent. En France, il n’y a pas pour l’instant de grandes biobanques populationnelles construites sur le modèle de la UK Biobank, mais plutôt un nombre assez élevé (autour de la centaine) de biobanques rattachées aux divers Centres Hospitaliers Universitaires (CHU), qui travaillent en étroite collaboration avec les services cliniques des CHU de référence, même si elles sont naturellement amenées – à la fois pour des questions scientifiques et financières – à collaborer aussi avec des acteurs extérieurs. Ainsi, le fonctionnement et les finalités des biobanques françaises sont moins encadrés par un discours public unitaire au niveau national, et c’est donc à partir d’une réflexion sur l’activité de biobanking elle-même qu’il est possible de rechercher le sens du rapport entre la technique et le temps dans ce contexte. Cette activité de biobanking consiste comme on l’a dit à assurer les différentes phases du travail autour de l’échantillon, du prélèvement au conditionnement jusqu’à la conservation, le stockage, la traçabilité, l’insertion de l’échantillon dans des collections et son inscription dans des bases de données informatiques. L’articulation successive et techniquement soumise à des protocoles précis de toutes ses phases contribue à rendre effectivement l’échantillon le produit d’un travail plutôt qu’une donnée primaire, dont la valeur, à la fois scientifique et économique, est largement redevable de ce surplus de travail humain et technique. Loin d’être un simple prélèvement d’une partie d’un organisme, pour que l’échantillon garde des liens avec son organisme d’origine il faut au contraire que les biobanqueurs et les techniciens des biobanques accomplissent toute une série d’opérations techniques (prélèvement, transport dans des boîtes de carboglace, centrifugation, extraction du sérum…) et scripturales (création d’un dossier patient, attribution d’un numéro associant le prélèvement au patient, étiquetage du tube ensuite, enregistrement dans la base de données…), en s’appuyant sur un ensemble de dispositifs technologiques variés (centrifugeuses, microscopes, pipettes, cuves d’azote, réfrigérateur), dans le but de garantir à l’échantillon une vie indépendante de l’organisme d’origine, mais aussi de maintenir des liens avec celui-ci, liens qui assurent une grande partie de sa valeur scientifique. Un échantillon n’est pas précieux seulement parce qu’il contient des données biologiques, mais aussi parce qu’il est le témoin matériel d’une singularité à la fois biologique et biographique. Articulant donc un rapport stratifié entre sa propre temporalité d’objet biotechnique, la temporalité biologique de l’organisme duquel il est issu et la temporalité biographique de la personne qui l’a donné, l’échantillon biologique recèle des enjeux de temporalité irréductibles à ceux créés par les discours publics sur l’utilité présente ou future des biobanques. On pourrait même dire que toute l’existence de l’échantillon se résout dans l’articulation de ces différentes temporalités : celle de l’organisme dont il provient ; celle du délai d’attente entre le prélèvement et le conditionnement, et puis entre le conditionnement et la conservation ; la durée ensuite de la conservation elle-même, plus ou moins longue selon les exigences du projet de recherche, mais aussi selon les contingences de la collection dans laquelle chaque échantillon est inséré (le départ à la retraite d’un médecin pouvant entrainer l’oubli voire la destruction d’une collection jugée désormais inutile, par exemple). Partant, les échantillons biologiques sont très différents des données numériques figées dans le présentisme intemporel du silicium et susceptibles d’être projetées dans un futur de l’anticipation prédictive tout aussi fantasmé et dépourvu de contingence. Ce sont au contraire des êtres soumis au devenir, même si à première vue on dirait que leur temporalité est surtout tournée vers le passé, vers la conservation du passé et la constitution de la mémoire.

L’échantillon renforce ainsi l’idée de Stiegler selon laquelle les objets techniques extériorisent une mémoire. Seulement, la mémoire ici en jeu n’est pas celle des gestes techniques nécessaires à leur constitution, c’est au contraire la mémoire biologique de l’organisme dont ils proviennent. Les échantillons contribuent ainsi à la création des vastes mémoires biologiques extériorisées que sont les biobanques. Par contre, si pour Stiegler la mémoire technique s’ajoute à la mémoire somatique à travers l’appareillage du corps par des outils, on a ici au contraire un agencement inédit du somatique et du technique en dehors du corps, qu’il faut donc penser avec d’autres catégories.

Matière, mémoire et anticipation

Environ une centaine d’années avant Stiegler, un autre philosophe français avait interrogé la triangulation entre la mémoire, la technique et le temps, non pas en la pensant comme un rapport anthropologique, mais plutôt en lien avec la vie. Il s’agit d’Henri Bergson, qui dans Matière et mémoire a décrit l’articulation entre matière et mémoire d’une manière tout à fait différente. À première vue, Bergson aussi sépare nettement la mémoire et la matière, qu’il oppose presque en disant que la mémoire est essentiellement spirituelle : la mémoire se définit ainsi comme le négatif de la matière (et vice-versa), parce que la matière est tangible et sans esprit, alors que le passé, lieu de la mémoire, ne possède – par définition – aucune matérialité mais c’est un lieu spirituel. La mémoire est donc, selon Bergson, par essence immatérielle ; son existence se situe dans la vie spirituelle de la conscience propre à tout vivant, elle est liée à la durée de la conscience du vivant qui est capable de puiser dans la mémoire comme dans un fond de virtualités qui donnent un sens et une direction aux actions présentes, actuelles. Certes, cette activité de mémoration est supportée par un certain usage du corps, et elle implique ainsi un rapport avec la matière, mais avec la matière vivante du corps et non pas avec n’importe quelle matière. En même temps, un regard attentionné sur la matière montrera toujours, selon Bergson, qu’il n’existe jamais une matière sans mémoire, c’est-à-dire une matière complétement inerte, et que de l’autre côté il n’existe jamais une mémoire pure, désincarnée de toute matière. Ainsi la mémoration, comme activité, est pour lui une activité de l’esprit orientée au futur, à l’action, et c’est une activité technique, parce qu’elle revient à mobiliser ce qu’il appelle des mécanismes, des automatismes par lesquels la mémoire des gestes s’inscrit dans le corps. La mémoire se trouve donc du côté de l’esprit et de la vie et non pas du côté de la matière, ou pour mieux dire elle se trouve du côté de la matière vivante et non pas de la matière inerte. Autrement dit, la topologie de la mémoire est pour Bergson plus une affaire de biologie que d’anthropologie ; la mémoire n’est pas une faculté cognitive humaine, mais une propriété de la vie elle-même, qu’on retrouve dans toute matière vivante. D’ailleurs il n’y a pas pour Bergson des facultés spécifiquement humaines, il y a juste des activités techniques différentes par lesquelles chaque vivant entretien une relation avec son propre milieu, la mémoire étant un de ces dispositifs techniques utiles à l’adaptation. Et quand l’activité technique est extériorisée dans des outils – comme il dira dans L’évolution créatrice, source de l’idée d’extériorisation de Leroi-Gourhan et donc de Stiegler – ce qui est ainsi extériorisé n’est pas en premier lieu la mémoire, comme si elle avait un contenu qu’on pourrait transférer sur un autre support, mais c’est plutôt l’activité technique elle-même qui est extériorisée. À travers une lecture croisée de Matière et mémoire et de L’évolution créatrice, on peut donc remarquer que la mémoire et la technique se définissent toutes les deux comme des activités du vivant : d’abord, le vivant (et non seulement le vivant humain) est tel parce qu’il a une activité de mémoration qui le distingue de la matière brute et qui en fait un être ayant une certaine durée ; ensuite, le vivant est vivant aussi parce qu’il est capable d’une certaine activité technique par laquelle il maîtrise son propre milieu. Cette activité technique prolonge la vie hors de son propre corps par un procès d’extériorisation. La technique est ainsi plus large que l’humain, et il existe des techniques naturelles et des techniques artificielles, des organes naturels et des organes artificiels (ou inorganiques), la mémoire suivant cette même topologie : il existe une mémoire du corps et une mémoire hors du corps, c’est-à-dire technique. La technique est en somme pour Bergson une extériorisation de la vie dans des organes artificiels, et puisque la mémoire est consubstantielle à la vie, extérioriser la vie signifie aussi extérioriser la mémoire.
Les échantillons biologiques, qu’on ne saurait pas appréhender à l’aune de la catégorie anthropologique d’outil (comme extériorisation d’un geste technique humain) peuvent être ainsi compris comme une telle extériorisation de la vie en dehors de l’organisme, un prolongement de la vie visant à créer une mémoire de l’organisme lui-même, à partir de sa propre matière. Mais sur un point Stiegler et Bergson sont proches, puisqu’ils partagent l’idée que pour réactiver la mémoire conservée par les objets techniques (ou biotechniques, dans cas), il est nécessaire une intervention humaine. Ainsi, pour Bergson aussi bien que pour Stiegler, la mémoire est toujours dans une relation d’efficacité avec le présent et l’actuel, de sorte que la question de la mémoire et celle de l’anticipation vont de pair. Mais, à nouveau, de quel type d’anticipation parle-t-on en relation aux échantillons biologiques, puisqu’il ne s’agit pas ici de réactiver un geste technique ?
Pour répondre à cette question en relation aux échantillons biologiques, il faut considérer que ceux-ci ne sont pas en effet des outils, mais plutôt des objets scientifiques, rassemblés en collections sur la base de questions scientifiques qu’on entend résoudre justement par leur exploitation. Les collections sont donc des mémoires construites selon des exigences de recherche, et pour cette raison elles visent toujours le futur comme horizon de leur efficacité. Comme le dit Yves-Edouard Herpe, biologiste et responsable de la biobanque de Picardie, « avant l’arrivée de l’échantillon, il y a déjà tout ce qui est l’élaboration, la mise en place de la collection. Il y a un besoin qui est identifié ». Or, ce besoin est souvent qualifié aussi de « question scientifique », posée par le chercheur ou par l’investigateur principal d’un projet de recherche, mais sa définition se fait en collaboration avec les responsables de la biobanque, qui détiennent le savoir-faire technique utile pour orienter les demandes, souvent vaguement définies, des chercheurs. « En général, les médecins qui demandent de faire des collections, ne savent pas très bien qu’est-ce qu’il faut mettre dedans – affirme Herpe – […] quand ils viennent à la biobanque et on discute un peu avec eux, on s’aperçoit souvent que si la question scientifique est bien posée, ils n’ont pas forcément pris en compte les besoins de la collection. Ça peut être déjà le type de prélèvement à effectuer […] parce que par exemple un plasma ne vaut pas un autre : selon le type d’anticoagulant qu’on utilise (EDTA, héparine…), on ne fera pas les mêmes analyses […] ». La figure du biobanqueur technicien est en somme centrale dans la mise en place de la collection comme objet scientifique, ouvert sur le futur.
Toutefois, pour que les collections soient en phases avec l’ouverture du futur typique des questions scientifiques, il faut qu’elles gardent en plus une certaine plasticité, qu’elles puissent être interrogées à partir de questions différentes, et surtout de questions qu’on n’a pas encore posées. Anticiper, en ce sens, signifie garder ce caractère d’ouverture, ce qui demande des compétences techniques spécifiques. La collection peut être réévaluée pour répondre à une nouvelle question scientifique, mais une telle réévaluation doit être préparée par les gestionnaires des biobanques, qui doivent, dans la mesure du possible, anticiper les besoins scientifiques du futur. L’ouverture sur le futur des collections est alors assurée par les biobanqueurs, qui doivent garantir une bonne organisation des informations liées aux échantillons récoltés, afin d’en préserver l’ouverture. Ni simplement technicien, ni seulement savant, mais les deux à la fois, le biobanqueur incarne et renouvelle alors la définition bergsonienne de l’intelligence, comme faculté indissociablement technique et théorique qui se concrétise dans la fabrication d’outils à fabriquer d’autres outils. En organisant une collection en vue de ses usages futurs, le biobanqueur fabrique une mémoire tout en anticipant ses détournements, en vue de l’avènement de questions ultérieures.
Saisir la question de la mémoire à partir de la perspective du vivant, et en particulier à partir des mémoires matérielles constituées par les collections d’échantillons biologiques, peut alors nous aider à repenser aussi le thème de l’anticipation. Se soucier de la mémoire vivante contenue dans les échantillons biologiques signifie ne pas céder au présentisme de l’anticipation prédictive, où tout possible futur est déjà inscrit dans les possibilités techniques des algorithmes, mais garder l’ouverture du vivant encapsulé dans les tubes des biobanques et adapter le comportement humain aux nouveaux défis de santé posés par l’évolution des sociétés et que ces échantillons pourront relever.


1 B. Stiegler, La technique et le temps 1. La faut d’Épiméthée, Paris, Galilée, 1994, p. 95.

2 Ibidem, p. 161.

3 Cf. L. Coutellec et P.-L. Weil-Dubuc, « Les figures de l’anticipation. Ou comment prendre soin du futur », in Révue française d’éthique appliquée, 2/2016, pp. 14-18.

4 Cf. par exemple G. Longo & M. Montévil, Perspectives on Organisms. Biological Time, Simmetries and Singularities, Springer, 2013.

Citer cet article

Clarizio, Emanuele. "Les biobanques, matière et mémoire de l’anticipation.", 14 février 2020, Cahiers Costech, numéro 3.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech94 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article94