Résumé

Cet article s’interroge sur la possibilité pour des médias d’être autonomes. Il met en question cette autonomie en s’appuyant sur le fait qu’un média ne saurait être véritablement souverain qu’en renonçant à se préoccuper de son public. Mais il tente de reconstruire cette autonomie en l’opposant à la soumission actuelle de la majorité des grands médias à la logique commerciale reposant sur la marchandisation de l’attention. Ce qu’il essaie d’esquisser au fil de cette discussion, c’est une approche du public qui en fait autre chose qu’une audience quantifiée destinée à recevoir ou échanger des messages circulant à travers elle. Après avoir formulé quatre principes généraux sur les conditions de possibilité des automédias, l’article esquisse sept propositions sur l’agentivité attentionnelle en régime de capitalisme de plateforme, ainsi que cinq propositions pour des automédias de co-valuation concertée.

Auteur(s)

Yves Citton a la chance de pouvoir étudier et enseigner la littérature et les media à l’université Paris 8 et de co-diriger la revue Multitudes. Il a publié récemment Altermodernités des Lumières (Seuil, 2022), Faire avec. Conflits, coalitions, contagions (Les Liens qui Libèrent, 2021), Générations Collapsonautes. Naviguer en temps d’effondrements (avec Jacopo Rasmi, 2020), Contre-courants politiques (2018), Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont en accès libre sur www.yvescitton.net

Crédit photo de profil : Astrid di Crollalanza

Plan

L’ambition de réfléchir collectivement et pragmatiquement à la constitution de « médias indépendants » ou d’« automédias » devrait constituer la priorité absolue de notre époque1. Il en va non seulement de l’avenir de nos sociétés politiques, mais de l’habitabilité de la planète Terre pour les milliards d’êtres humains ainsi que pour les êtres autres qu’humains qui la peuplent et la peupleront. Les structures de communication actuelles – anciens médias (presse, radio, TV) et nouveaux médias (Internet, réseaux sociaux, métavers) confondus – constituent des causes de blocage dramatique, à l’échelle nationale aussi bien que planétaire, face au besoin de prendre les mesures nécessaires à protéger cette habitabilité. C’est parce que les informations, affections, images, discours, rumeurs, récits circulent comme ils le font actuellement à la surface de la Terre et de nos écrans que nos capacités d’anticipation et de décision se trouvent tragiquement décalées par rapport à ce qu’elles devraient être pour assurer notre survie, solidarité et prospérité communes.

On peut comprendre la notion d’automédia comme désignant une organisation de communication de masse régie par ses opérateur·ices, sans ingérence extérieure de la part des gouvernements politiques ou des puissances économiques, que ces dernières interviennent en contrôlant directement les opérations du média ou en distribuant sélectivement leurs budgets publicitaires. Une telle définition est précieuse pour distinguer les automédias de l’immense majorité des médias de masse actuellement existants. Elle occulte toutefois une série de problèmes qui tiennent à ce que la puissance d’un média n’est pas tant à situer dans le média lui-même que dans les audiences qu’il parvient à mobiliser.

C’est pour essayer de clarifier quelque peu ces problèmes de définition de la puissance réelle des automédias que le texte qui suit va proposer une série de quatre principes généraux et de douze propositions énoncées comme des vérités dogmatiques, par souci de synthèse et de concision, mais avancées en réalité comme des amorces d’hypothèses à discuter plus longuement, à remettre en cause, à préciser, à reformuler ou à déboulonner.

Quatre principes généraux sur les conditions de possibilité des automédias

1. La puissance socio-politique d’un média est fonction de la taille de son audience. Un discours que personne n’écoute, un livre que personne ne lit, un programme de chaîne YouTube que personne ne regarde peuvent fournir l’occasion d’un précieux travail d’élaboration de contenu de la part de son auteur·ice, mais ils restent en-deçà du seuil de médialité. Le pouvoir effectif d’un média vient de sa capacité à affecter les réalités qui l’environnent, grâce à sa capacité d’affecter des récepteur·ices qui agissent dans cet environnement partagé. Plus le média peut affecter d’agents, plus ce média aura de puissance socio-politique (ce que l’on désigne parfois par la notion d’« impact » ou d’« influence »2).

2. La puissance socio-politique d’un média est fonction de l’« investissement » des agents attentionnels qu’il affecte. Des récepteur·ices ne peuvent être « impacté·es » par un média que dans la mesure où illes lui auront accordé une certaine attention. La notion d’attention doit être conçue ici comme très différente et bien plus inclusive que l’équation réductrice qui l’identifie souvent à la seule concentration ou focalisation. La publicité nous influence même si nous nous concentrons rarement sur les signaux qu’elle nous envoie : elle se débrouille généralement pour « pénétrer » notre attention sans que nous ne lui « prêtions » volontairement et consciemment notre attention – relevant davantage d’une attention ambiantale3 que d’une attention focalisée. Il convient donc d’imaginer les récepteur·ices composant l’audience d’un média comme des agents investissant des quantités et des qualités très variables d’attention dans les signaux qui les atteignent. Il est important de les concevoir comme des agents (plutôt que comme des récepteur·ices passi·ves), parce que 1° c’est de leurs actions et comportements que va résulter la capacité du média à affecter nos réalités matérielles, et parce que 2° leur choix d’accorder plus ou moins d’attention concentrée au média va décider de la capacité du média à affecter leurs comportements profondément et durablement. Tout cela conduit à concevoir l’audience d’un média comme composée d’agents attentionnels dotés de la capacité d’investir plus ou moins d’attention dans le média en question – la qualité et la quantité de cet investissement attentionnel conditionnant la puissance de ce média.

3. La médialité mine la souveraineté et l’autonomie. Les seuls médias véritablement souverains sont ce que les théoricien·nes de médias tactiques ont pensé comme des « médias sans audience »4. Dès que les émetteur·ices de messages s’intéressent (financièrement ou émotionnellement) à l’attention de leurs éventuel·les récepteur·ices, leur souveraineté se trouve limitée par les anticipations portant (à tort ou à raison) sur les attentes de l’audience. Autrement dit, je ne peux me déclarer pleinement autonome dans mon travail de médiatisation que si j’accepte de me dés-intéresser de la satisfaction des attentes (présupposées) de mon audience réelle ou potentielle. Autrement dit encore, il ne peut y avoir, à proprement parler, d’« automédias » (au sens de médias pleinement autonomes) dès lors que la médialité – voire la communication comme telle5 – présuppose qu’un signal soit adressé à une certaine instance réceptrice avec l’espoir de l’influencer, aussi imprécise et virtuelle que soit cette audience.

4. Le coefficient d’autonomie d’un média est fonction de la capacité de ses opérateur·ices à posséder, pénétrer et régimenter les boîtes noires de ses infrastructures de médialité (avec leurs limites territoriales, techniques, cognitives, légales, politiques et économiques). Même si la puissance effective d’un média dépend de sa capacité à affecter une certaine audience, l’autonomie des opérateur·ices de ce média dépend d’abord de la maîtrise dont illes disposent sur leur appareil de production de signaux. En ce sens, il est bel et bien important de situer les médias au sein d’un continuum s’étirant depuis le pôle idéal des automédias, dont les opérateur·ices possèdent légalement, financent économiquement, maîtrisent techniquement et orientent idéologiquement les productions médiales, jusqu’au pôle aliéné et aliénant des hétéro-médias, dont les employés sont salariés par un possesseur extérieur, dépendent de services techniques dont ils ignorent largement le fonctionnement et véhiculent des orientations idéologiques dont les choix ne leur appartient pas vraiment – ce qui semble être aujourd’hui le cas d’une partie significative de la profession journalistique. À la lumière des trois principes précédents, on peut toutefois ajouter que même dans le cas des automédias, les attentes (réelles et supposées) de l’audience font office de boîte noire, difficilement pénétrable et donc potentiellement aliénante.

Sept propositions sur l’agentivité attentionnelle en régime de capitalisme de plateforme

Cela étant posé, on peut s’aventurer à analyser un certain nombre de facteurs qui conditionnent les rapports entre l’autonomie relative des médias et l’agentivité attentionnelle des audiences en régime de capitalisme de plateforme. La situation prévalant au milieu du XXe siècle voyait un petit nombre de médias de masse audiovisuels (fréquemment contrôlés par l’État dans le cas européen, BBC, ORTF, RAI) se disputer l’attention collective des populations dans le régime du broadcasting (un seul centre émettant un même signal diffusé sur tout un territoire). La première révolution d’Internet, faisant suite à la « libéralisation » de l’audiovisuel privé et à la prolifération des « radios libres » dans les années 1980, a instauré un nouveau paysage, au sein duquel tout le monde (connecté) pouvait devenir média6. En quelques années de progrès techniques accéléré (PC, connexion Internet, caméra intégrée au smartphone), une multiplicité de micro-organisations ont progressivement pu entreprendre à peu de frais de s’ériger en centres d’émission de contenus audiovisuels décentralisés – semblant instaurer un nouveau régime de médialité particulièrement propice à l’émergence d’automédias7.

La contre-révolution des plateformes a tempéré les promesses de ce nouveau régime en entraînant une recentralisation partielle des communications8 : chacun·e peut bien créer sa chaîne YouTube, mais les plateformes (qui ont pris la forme d’entreprises privées dirigées par la quête de profit financier) peuvent décider arbitrairement d’exclure, de censurer certains contenus ou utilisateur·ices, comme elles peuvent modifier à leur guise leurs conditions générales d’utilisation, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit d’autres que leurs actionnaires. Au sein de ce régime hybride, la possibilité de développer des automédias reste bel et bien ouverte, même si son champ gravitationnel est considérablement influencé par l’omniprésence de quelques grands opérateurs hégémoniques à tendances monopolistiques. On peut en analyser les dynamiques à partir des quelques propositions suivantes :

1. La puissance d’un média est fonction des attributs du medium qui lui sert de support technique. Marshall T. Poe identifie huit attributs des médias dont chacun conditionne les puissances relatives de chaque support technique : « accessibilité (coûts pour se procurer et utiliser un medium), confidentialité (coûts pour cacher l’identité des utilisateurs et le contenu des messages dans un medium), fidélité (coûts de l’amélioration dans la définition des données dans un medium), volume (coûts de transmission des messages par un medium en fonction de leur taille), vélocité (coûts de transmission des messages par le medium en fonction de leur vitesse), portée (coûts de transmission des messages par le medium en fonction de la distance), persistance (coûts de stockage des messages dans un medium en fonction de la durée), explorabilité (coûts de recherche des messages dans un medium9) ». On comprend facilement comment l’abaissement spectaculaire du coût de ces attributs du fait de « la révolution numérique » a pu empuissanter les automédias au cours des dernières décennies.

2. L’autonomie des agents attentionnels est elle aussi fonction des attributs du medium. Parallèlement, on comprend également comment cinq des huit attributs des médias analysés par Marshall T. Poe peuvent augmenter l’autonomie des agents attentionnels composant leur audience. L’accessibilité, la confidentialité, la vélocité, la persistance et l’explorabilité permettent aux (pour une fois bien nommé·es) utilisateur·ices de se servir des contenus des médias à leur guise, selon les temporalités de leurs besoins propres, au lieu d’avoir à subir leurs flux selon une logique hétéronome.

3. L’autonomie des agents attentionnels est fonction de la diversité des médias. La multiplication de médias décentralisés contribue elle aussi à empuissanter les agents attentionnels en leur donnant le choix entre une gamme beaucoup plus large et potentiellement beaucoup plus diverse de « fournisseurs de contenus » qu’à l’ère du broadcasting. Sur les 30 000 heures de vidéos mises en ligne chaque heure à travers le monde sur les serveurs de YouTube10, souvent à partir de smartphones dont la possession et l’utilisation sont à la portée d’une très large proportion des populations urbaines à l’échelle mondiale, il serait étonnant qu’on ne puisse pas y trouver de quoi alimenter, soutenir et documenter les points de vue les plus divers sur le fonctionnement des sociétés humaines.

4. Le capitalisme de plateforme empuissante les agents attentionnels en rendant les médias dépendants de leurs investissements attentionnels. L’économie propre au capitalisme de plateforme, en faisant des investissements attentionnels des audiences la source des investissements financiers qui y circulent, érige formellement les choix opérés par les récepteur·ices au statut de principe gouverneur de nos développements médiatiques : un média survivra économiquement dès lors qu’il sera parvenu à attirer assez de lecteur-auditeur-spectateur·ices pour faire converger vers lui des budgets publicitaires suffisant à assurer son fonctionnement. Cette situation est apparemment rêvée pour assurer l’émergence des automédias les plus aptes à répondre aux attentes des audiences, lesquelles se trouvent ainsi mises dans la position dominante de ce régime de circulation.

5. Les effets de réseaux, ainsi que les effets boite noire des attentes présupposées du public, tendent toutefois à emprisonner les agents attentionnels dans l’ornière d’attracteurs hégémoniques. La diversité promise par l’abaissement des coûts de production et de diffusion des contenus médiatiques se voit fortement limitée du fait de deux dynamiques enfermant les flux autour d’un nombre réduit d’attracteurs hégémoniques. D’une part, les effets de réseau assurent le statut quasi monopolistique d’une plateforme (de ses protocoles de sélection et de diffusion), du fait qu’un réseau est d’autant plus efficient pour ses utilisateur·ices que davantage d’agents attentionnels s’y retrouvent. D’autre part, les effets boîte noire concernant les attentes du public (voir le point 4 ci-dessus) tendent à instaurer des pièges à renforcement circulaire entre ce que les émetteur·ices estiment que leur public attend, ce que ce public reçoit, et ce que ce public attendra effectivement sur la base de ce qu’il aura reçu, à quoi il aura ainsi été habitué11.

6. La concurrence capitaliste aliène les agents attentionnels en exacerbant les logiques de saillances (attention exogène plutôt qu’endogène) et de push (plutôt que de pull). La diversité des contenus et des points de vue potentiellement permise par la multiplication des automédias empuissantés par l’Internet est par ailleurs réduite du fait des logiques compétitives induites par le mode actuel de financement des médias. Dès lors que c’est la quantité d’attention des audiences réunies par les médias qui assure leur survie et leur prospérité économiques, les opérateur·ices se trouvent poussé·es à recourir aux moyens les plus efficaces et les plus brutaux pour capter et retenir les attentions de leurs audiences potentielles. Les contenus et les formes tendent donc à se concentrer autour de ce qui produit les plus puissants effets de « saillance », lesquelles se définissent comme ce à quoi le système nerveux humain ne peut pas ne pas prêter attention (bruit de sirène, lumière de gyrophare, occurrence d’explosion). Les mêmes impératifs de financement favorisent systématiquement les systèmes reposant sur le push (envoyer des notifications pour pré-orienter les choix des récepteur·ices) plutôt que sur le pull (laisser les utilisateur·ices aller chercher par elleux-mêmes ce qui suscite leur désir au sein du stock explorable de contenus mis à leur disposition). Effets de réseaux, effet de renforcements circulaires, saillances et prédominance du push convergent pour réduire drastiquement l’autonomie des agents attentionnels en régime de capitalisme de plateforme. Parce que leurs investissements attentionnels sont non seulement désirables, mais indispensables à la survie économique des médias de masse, ils font l’objet d’une compétition « captologique » sans merci – au double sens d’une capture intéressée de leur curiosité et des Computer As Persuasive Technologies – qui ampute largement leur potentiel émancipateur.

7. Le capitalisme écocidaire et égocidaire promeut les désirs consuméristes des agents attentionnels tout en précarisant leurs conditions de satisfaction et de réflexion. La contradiction centrale du régime capitaliste désormais hégémonique à l’échelle globale tient à ce qu’il exacerbe (par la multiplication et l’ubiquité de ses pratiques publicitaires) des désirs de consommation qu’il rend de plus en plus difficile à satisfaire (de par les destructions environnementales qu’il induit) et à propos desquels il rend de plus en difficile une réflexion critique (de par l’accélération et l’intensification des pressions compétitives auxquelles il soumet nos attentions). Ce sont bel et bien les dynamiques du capitalisme de plateforme, superposées à celles du financement des médias audiovisuels de broadcasting hérités du siècle précédent, qui contrecarrent la diversité des automédias promise par l’émergence d’Internet et perpétuent une ornière consumériste qui exacerbe les frustrations sociales en même temps qu’elle entraîne les débats politiques vers des dérives démagogiques d’ordre national-souverainiste, xénophobe et éco-négationniste.

Cinq propositions pour des automédias de co-valuation concertée

1. L’autonomie des agents attentionnels est généralement promue sur la base pertinente mais réductrice d’un individualisme cognitif partiellement trompeur. Les fondements de l’agentivité attentionnelle individuelle sont à la fois évidents et fragiles. Certes chacun·e de nous a l’impression de pouvoir contrôler au moins partiellement de façon endogène l’orientation et l’intensité de son attention lorsqu’ille adopte une position réflexive à son égard : vous pensez pouvoir interrompre la lecture de cet article si vous le souhaitez et vous avez évidemment raison – merci à vous si vous décidez de lire la suite. Et pourtant, à y regarder de plus près, la majorité de nos comportements attentionnels se trouvent de facto conditionnés par des facteurs exogènes couvrant l’énorme champ qui va des saillances, des impératifs d’obéissance et des besoins du moment jusqu’aux discours, enseignements, documents, expériences, traumas auxquels nous avons été exposé·es au cours de toute notre existence antérieure : votre attention aurait-elle été conduite à lire cet article si vous aviez fait d’autres études, d’autres rencontres, d’autres bifurcations au cours des dernières décennies ?

Comprendre les interrelations complexes et dynamiques entre automédias et autonomie attentionnelle exige donc de prendre en compte deux facteurs. D’une part, il est crucial de protéger et de cultiver les conditions rendant possible une certaine autonomie attentionnelle, laquelle implique la suspension provisoire des pressions à la survie et à la compétition qui déterminent nos comportements de façon exogène (si la soif assèche ma gorge ou si mes dettes menacent de me faire expulser de mon logis, je n’aurai sans doute pas le loisir de lire cet article). On est ici dans le moment systolique (où le muscle du cœur se contracte pour se remplir de sang), un moment de repli individualiste sur soi de la respiration attentionnelle, qui requiert le luxe d’une certaine isolation par rapport aux stimulations extérieures, et qui est nécessaire à ce que les apports du moment diastolique (où le muscle du cœur se dilate pour envoyer le sang dans le corps), moment d’ouverture de l’attention aux surprises de l’environnement, puissent être traités de façon originale, créatrice et individuante. D’autre part, comme on l’a déjà vu plus haut, notre agentivité attentionnelle reste soumise aux conditions extérieures qui peuvent permettre ou interdire cette respiration idéale entre diastole découvreuse d’inattendu et systole réflexive, potentiellement génératrice d’émancipation.

2. Les capacités d’autoconstitution des agents attentionnels ainsi que la puissance des automédias devraient plutôt être ancrées dans la conjonction communautaire des membres de leur audience. Les discours communément entendus aujourd’hui sur la « crise de l’attention » que traversent nos sociétés insistent de façon trop unilatérale sur l’agentivité individuelle évoquée au point précédent, impliquant qu’il suffirait de combattre la distraction à coup de force morale, de jeter son smartphone et de se débrancher des réseaux sociaux pour échapper aux conditionnements et au contrôle caractérisant nos sociétés numériquement connectées. Les éclairages de la Black Radical Tradition, incarnée par des auteur·ices comme Cedric J. Robinson, Sylvia Wynter, Denise Ferreira da Silva, Stefano Harney et Fred Moten, nous aident à repérer les écueils et les œillères de ce qui pourrait bien être une approche des questions attentionnelles excessivement teintée de « blanchité », en tant qu’elle est structurée par les biais de l’individualisme possessif et de l’homo economicus (inscrits jusque dans le terme même d’« économie de l’attention »)12. La batterie de principes sollicités pour s’opposer aux dérives de l’hyper-connexion (concentration, rationalité, réglementation, esprit critique, liberté d’expression, etc.) peuvent légitimement être suspectés de véhiculer les doubles biais d’un certain suprématisme blanc et d’un certain mépris de classe.
Pour tenter de déjouer ces biais de l’individualisme possessif, il convient ici de préciser et de corriger les formules proposées dans les principes généraux sur lesquels prétendait pouvoir s’appuyer cet article. Il ne suffit pas d’affirmer que « la puissance socio-politique d’un média est fonction de la taille de son audience » (thèse 1), ni de préciser que cette puissance dépend également de « la qualité d’attention investie » (autre terme économiste) par les individus dans ce média, une réception concentrée pouvant davantage mener à « affecter profondément et durablement leurs comportements » (thèse 2). Il est indispensable d’ajouter un troisième facteur qui s’avère tout aussi décisif dans le destin observé des mouvements sociaux, celui de l’engagement social des agents attentionnels, défini par la solidité de leurs conjonctions communautaires.

On peut s’appuyer ici sur l’utile dichotomie proposée par Franco Berardi entre connexion et conjonction : « J’appelle conjonction la concaténation de corps et de machines capable de générer du sens sans suivre un design pré-ordonné, et sans obéir à une loi ou à une finalité internes. La connexion, en revanche, est la concaténation de corps et de machines qui ne peut générer du sens qu’en suivant un design intrinsèque, généré par des humains, en obéissant à des lois précises de comportement et de fonctionnement. »13. Cette distinction nous conduit au cœur de ce qui fait à la fois la puissance et la faiblesse des mobilisations politiques permises par les réseaux sociaux : la conjonction est « une forme de compréhension empathique » basée sur « l’interprétation des signes qui proviennent d’autrui et sur l’extrapolation de ses sentiments, désirs et émotion » ainsi que sur « la capacité à y répondre de façon appropriée » ; la connexion, par contraste, est un « genre de compréhension qui n’est pas basé sur l’interprétation empathique des intentions et signes significatifs venant d’autrui, mais plutôt sur l’obéissance et l’adaptation à une structure syntaxique »14.

Les mobilisations opérées par voies principalement numériques profitent des facilités syntaxiques des connexions digitales, ainsi que des conjonctions empathiques établies par le partage de contenus (audiovisuels ou verbaux) hautement émotionnels, mais leur impact transformateur semble limité par leur difficulté à concaténer des corps dans un partage du sensible basé sur les besoins et comportements matériels de ces corps appelés à se frotter au sein d’un même espace commun – à l’exception de « la socialité des ronds-points » dont les participant·es aux communautés des Gilets Jaunes ont si éloquemment parlé15. Dans tous les cas similaires, la puissance socio-politique d’un automédia est non seulement fonction de la taille de son audience ou de la qualité de l’investissement attentionnel des membres de cette dernière, mais aussi des engagements conjonctifs qui, tout à la fois, émanent des mises en communication qu’il permet et intensifient les solidarités qui tissent à travers lui une communauté effective d’action.

3. La puissance d’un automédia est fonction de la diversité d’échelles des relations qu’entretient ce média. L’engagement conjonctif des agents attentionnels peut se concevoir, selon l’exemple des Gilets Jaunes, comme un complément assembliste des mobilisations en ligne, un complément qui prend la forme d’occupations, de zad, de manifestations de rue – autant d’espaces où la proximité et le frottement de corps précarisés dynamisent des tissages de solidarités pratiques entre co-participant·es qui ne s’étaient pas préalablement choisi·es16. Mais cet engagement conjonctif peut également prendre la forme plus vaste de communautés de pratiques et d’affects disséminées dans l’espace géographique et social. C’est ce dont témoignent le livre de Julius Scott sur le « vent commun » de communications informelles qui a soufflé dans l’espace caribéen du XVIIIe siècle entre des esclaves marron·nes souvent analphabètes mais néanmoins très informé·es des mouvements révolutionnaires transcontinentaux de l’époque, ou encore l’analyse par Armond Towns de l’Underground Railroad qui a aidé au XIXe siècle les esclaves fuyards du Sud des USA à rejoindre les états abolitionnistes du Nord, en érigeant au statut de media de communication une multiplicité d’objets plus improbables les uns que les autres (cailloux, bouts de bois, habits, rivières, constellations célestes17).

Loin de devoir opposer de façon exclusive les actions ponctuelles de terrain menées à l’échelle locale (occupations, grèves, aides aux migrant·es) et les mobilisations médiatiques visant à un retentissement translocal voire planétaire (passant par des coups éditoriaux, des mèmes ou des hashtags), la puissance transformatrice des automédias tient à leur capacité de concevoir et d’implémenter une difficile articulation entre les différentes échelles au sein desquelles ils peuvent opérer sur les modes connectifs et conjonctifs. Le succès fulgurant (quoiqu’épisodique) d’un média comme UpWorthy.com, qui relayait à l’échelle des USA des nouvelles originellement enterrées dans des journaux ou sites personnels locaux18, ou les tentatives de fédérer à l’échelle transnationale des automédias cantonnés à des audiences régionales de niche, comme le tente Eurozine pour les revues indépendantes européennes, témoignent simultanément des besoins et des difficultés de telles articulations d’échelles.

4. La puissance d’un automédia est fonction de la capacité de ses opérateur·ices et des agents attentionnels qu’il affecte à traverser les frontières de souveraineté/autorité et à entretenir des rapports de confiance, basés sur des expériences de solidarités réciproques. Davantage encore que les questions de tailles et de couverture géographique, l’un des principaux défis des automédias tient aux reconfigurations multiples et rapides des statuts d’autorité qu’ont causées les dynamiques de décentralisation et de désintermédiation rendues possibles par l’émergence des communications numériques en réseaux. Ce à quoi l’on assiste peut être décrit comme une multiplication des facteurs et des vecteurs d’autorité, selon des paramètres de domination qui échappent aux institutions mises en place depuis des décennies ou des siècles pour contrôler l’attribution d’autorité (Églises, États, académies, universités, médias traditionnels, etc.).

Toute autorité se coagule au sein de processus institutionnels, mais ceux-ci prennent forme désormais avec une plasticité dramatiquement accrue, ainsi qu’avec des rythmes de développement (et de chute) grandement accélérés. Il n’est guère utile de s’époumoner dans les lamentations face à l’avènement d’un régime apocalyptique de « post-vérité », dont seraient seuls responsables les médias électroniques. Mieux vaut sans doute faire le travail absolument légitime, laborieux et nécessaire de fact-checking et de dénonciation des fakes news. Mais le plus important est peut-être de comprendre comment et pourquoi les attributions d’autorité ont toujours été fragiles, discutables, partiellement magiques, dominatrices et complotistes. Les automédias, comme tous les agents communicationnels, doivent laborieusement construire leur crédibilité par un double de travail de vérification de la fiabilité de leurs sources et de conjonction avec les acteur·ices de terrain auxquel·les ils s’efforcent d’articuler leurs productions. Cela implique d’asseoir (patiemment) la confiance visée entre les opérateur·ices et les agents attentionnels que le média rassemble sur les solidarités réciproques qui les unissent dans les transformations sociales concrètes auxquelles illes aspirent ensemble au sein d’une même communauté de pratiques. Cette confiance ne peut qu’être à la fois la prémisse et le produit de l’engagement conjonctif communautaire évoqué dans les paragraphes précédents – selon une causalité récursive apparemment circulaire qui fait tout le mystère, toute la magie et toute la difficulté de la médialité19.

Cela implique en particulier d’adopter une position inconfortable qui se reconnaît comme étant simultanément dedans et dehors de toute assomption d’autorité comme de toute prétention de souveraineté. En ce sens, le succès possible des automédias dans leurs aspirations à transformer nos sociétés dépend d’un travail d’auto-éducation qui les dépasse largement, et qui ne peut être mené qu’à de nombreux niveaux de nos structures sociales : ce travail doit mener à instiller dans nos habitudes attentionnelles non seulement une dé-corrélation, mais bien plutôt une proportionnalité inversée entre le ton d’autorité adopté par l’énonciateur·ice et son degré de fiabilité. C’est toute la parole gouvernementale, toute la rhétorique politique, toutes les postures d’expertise, ainsi qu’une bonne partie des énonciations universitaires et scientifiques qui doivent être amendées de façon à permettre cette reconfiguration anthropologique majeure et probablement inédite de nos habitudes d’énonciation et d’écoute – reconfiguration qu’on peut sans doute considérer à son tour comme nécessitée par le développement d’appareillages techniques eux aussi inédits pour faire communiquer entre elles nos attentions à nos milieux d’interactions et de vie.

5. L’enjeu ultime du développement des automédias est de permettre l’invention de dynamiques collectives de co-valuation concertée – dynamiques qui n’ont été qu’esquissées par les périodes précédentes (souvent, quoique pas seulement, au titre de « la démocratie »), mais dont l’amélioration rapide devient désormais une condition nécessaire pour assurer notre survie collective face aux menaces que les actions des plus riches des humain·es font peser sur l’habitabilité de la planète. Les multiples paniques morales qui tourbillonnent actuellement autour des accusations croisées de complotisme ne sont que le symptôme superficiel d’un désarroi et d’une incapacité plus profondes à inventer et à partager des processus de valuation qui soient à la hauteur des dangers dont nous nous menaçons nous-mêmes20. Plus les valeurs, évaluations et valorisations prétendent nous être imposées depuis le haut, plus leurs résultats sont calamiteux et contreproductifs, même dans les cas où le contenu de ces valeurs pourrait être défendu pour ses mérites propres. La révolution accélérée par le déploiement planétaire du numérique est en réalité celle de la démocratie radicale – bien plus transculturelle et bien plus ancienne que les institutions étatiques que la modernité occidentalo-centrée a prétendu imposer sur toutes les régions du globe, même si ces institutions constituent elles-mêmes une percée significative dans cette aspiration « transmoderne » à une autonomie venant du bas21. Ce à quoi les automédias doivent pouvoir contribuer, c’est à la détermination concertée par le bas des valeurs qui doivent organiser nos coopérations inter-humaines ainsi que notre coexistence avec les autres espèces vivantes sur la planète. C’est bien de l’organisation d’un concert de voix qu’il s’agit, ainsi que des dispositions d’écoute nécessaires à ce que ce concert nécessairement improvisé bénéficie de et à tou·tes celles et ceux qui ont droit et besoin d’y participer. Ces dispositifs d’improvisation concertée peuvent se nourrir de propositions aussi diverses que l’agentivité sonique de Brandon LaBelle, le « droit du public à entendre » de Mike Ananny ou les pratiques d’« étude noire » illustrées par Stefano Harney et Fred Moten, entre mille autres apports22.

Une telle concertation dans la co-valuation de nos modes de vie ne saurait être effectuée par les seuls automédias sur la base de leurs vertus propres : elle requiert la participation de toutes les instances de pouvoir, de communication et d’éducation qui conditionnent actuellement nos agentivités attentionnelles. Mais les automédias sont en position d’en accélérer la mise en place, de par leur émergence congénitale au déploiement des appareillages de communication de masse décentralisée. Il appartient à leurs opérateur·rices, ainsi qu’aux marges de manœuvres que nous donnent encore les conditionnements actuels de nos agentivités attentionnelles, de revendiquer voire d’imposer depuis le bas des formes de médiactivisme dont les théoriciens des médias tactiques ont esquissé les lignes générales dès les années 1990, et dont l’appel à constituer des « réseaux organisationnels » émis récemment par Geert Lovink et Ned Rossiter renouvelle bien les exigences23. Si c’est en renonçant à tout idéal de souveraineté que les automédias pourront comprendre leur rôle effectif et leur puissance réelle, c’est en affirmant l’impossible mais nécessaire marge d’autonomie dont ils sont le lieu inconfortable qu’ils pourront contribuer à dérouter notre avenir commun de sa trajectoire écocidaire.


1 La rédaction de cet article a bénéficié d’une aide de l’EUR ArTeC financée par l’ANR au titre du PIA ANR-17-EURE-0008.

2 Voir sur ces questions la première partie « Vecteurs d’imagination technique » du rapport annuel 2022 de la TerraForma Corp, disponible en ligne sur https://terraformacorp.eur-artec.com/.

3 Sur l’attention ambiantale, voir le bel article d’Igor Galligo, « L’objet ambiantal : pour un design de l’objectivation » in Y. Citton et E. Doudet, Écologies de l’attention et archéologie des media, Grenoble, UGA Éditions, 2019, p. 299-320.

4 Sur la notion de media souverains, voir Eric Kluitenberg, « Media sans audience », Multitudes, n° 79, 2020, p. 241 à 248.

5 Sur la conception des signaux et de la communication sous-jacente à ces propositions, voir Luis J. Prieto, Pertinence et pratique, Paris, Minuit, 1975.

6 Olivier Blondeau & Laurence Allard, Devenir média. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

7 Voir sur ce point les belles anticipations de Vilém Flusser, par exemple dans La Civilisation des médias, Belval, Circé, 2006.

8 Sur ces questions, voir Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, 2018, et Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.

9 Marshall T. Poe, A History of Communications. Media and Society from the Evolution of Speech to the Internet, Cambridge University Press, 2011, p. 13.

10 Juliette Pignol, « Chiffres YouTube 2021 » BDM, en ligne https://www.blogdumoderateur.com/chiffres-youtube/.

11 Sur l’importance des habitudes dans nos approches de la médialité, voir Wendy Hui Kyong Chun, Updating to Remain the Same. Habitual New Media, Cambridge, MA, MIT Press, 2016.

12 Sur la notion d’individualisme possessif, voir Crawford Brough Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, Paris, Gallimard, 1971 ; sur sa critique depuis la perspective de la Black Radical Tradition, voir Cedric J. Robinson, The Terms of Order : Political Science and the Myth of Leadership, Raleigh, University of North Carolina Press, 1980 ; Denise Ferreira da Silva, Toward a Global Idea of Race, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007 ; Sylvia Wynter, On Being Human As Praxis, éd. par Katherine McKittrick, Durham, Duke University Press, 2015 ; Stefano Harney et Fred Moten, All Incomplete, Wivenhoe, Minor Composition, 2021.

13 Franco Berardi AND. A Phenomenology of the End, New York, Semiotexte, 2015, p. 20-21 (traduction à paraître aux Presses Universitaires de Vincennes).

14 Ibid., p. 17-18.

15 Voir à ce propos le beau livre de Bernard Floris & Luc Gwiazdzinski, Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond-point, Grenoble, Elya, 2021.

16 Voir Judith Butler, Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Harvard University Press, 2015 et Jonas Staal, « Assemblism », e-flux, n° 80, 2017

17 Voir Julius S. Scott, The Common Wind : Afro-American Currents in the Age of the Haitian Revolution, New York, Verso, 2018 ; Armond R. Towns, On Black Media Philosophy, Oakland, University of California Press, 2022.

18 Voir David Karpf, Analytic Activism : Digital Listening and the New Political Strategy, Oxford University Press, 2017.

19 Voir sur ce point Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.

20 Sur la notion de valuation, inspirée par John Dewey, voir Yves Citton & Anne Querrien, « Art et valuation : fabrication, diffusion et mesure de la valeur », Multitudes, n° 57, 2014, p. 7-19.

21 Sur la transmodernité, voir Enrique Dussel, « Europea, modernidad e eurocentrismo », in Edgardo Lander (dir.), La colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales, Buenos Aires, CLACSO, 1993. Sur la démocratie radicale, voir Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1999 & Frédéric Lordon, Imperium, Paris, La fabrique, 2018.

22 Voir Brandon LaBelle, « Improbables publics. Quatre figures d’agentivité sonique », Multitudes, n° 79, 2020, p. 88-92 ; Mike Ananny, « Pour un droit du public à entendre », Multitudes, n° 79, 2020, p. 80-85 ; Stefano Harney & Fred Moten, Les souscommuns. Planification fugitive et étude noire, Paris, Brook, 2021.

23 Voir David Garcia & Geert Lovink, « ABC des médias tactiques », in Annick Bureaud et Nathalie Magnan, Connexions. Arts, réseaux, medias, Paris, École des Beaux-Arts, 2002, ainsi que Geert Lovink & Ned Rossiter, Organization after Social Media, Wivenhoe, Minor Composition, 2018.

Citer cet article

Citton, Yves. "Seize thèses sur les automédias et l’agentivité attentionnelle.", 20 mai 2023, Cahiers Costech, numéro 6.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech164 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article164