Résumé

Pour l’Institut des Hautes Études de la Vigne et du Vin de Montpellier SupAgro, le défi était de prendre en compte une problématique aussi transversale que celle du changement climatique, son impact sur les cultures, les changements organisationnels qu’il va nécessairement engendrer, au milieu de modules de formations très spécialisés. À la rentrée 2019/2020, les étudiant.es ingénieur·es en M2 viticulture-œnologie se sont vu.es proposer un jeu de rôle. Par 5 à 7 étudiant.es, chaque groupe a endossé le rôle d’un acteur de la filière vigne et vin, décrit par sa situation, ses contraintes, ses motivations profondes. Exemples : un viticulteur bio en AOC, un syndicat d’appellation, un conseil municipal, une cave coopérative… Chaque groupe doit décrire la manière dont le changement climatique impactera son activité, et aller discuter avec au moins un autre acteur pour lever des freins éventuels à l’adaptation. Cet exercice a mis en évidence le besoin de concertation, d’une approche collective pour l’adaptation de la filière. Les étudiant.es seront amené.es en mars 2020 à partager leur propre ressenti sur la prise en compte du changement climatique dans leurs divers enseignements. La formation doit ainsi être amenée à progresser, à travers la perception des apprenant.es.

Mots-clés : changement climatique, concertation, acteurs, jeu de rôle, innovation pédagogique

Auteur(s)

Hervé Hannin est ingénieur agronome, docteur en agro-économie, Maître ès sciences et OIV MSc in wine management. Directeur du développement de l’Institut des Hautes Etudes de la Vigne et du Vin, Enseignant en économie et marketing du vin à L’Institut Agro Montpellier et chercheur à l’UMR Moisa, il oriente ses travaux vers la prospective stratégique, notamment sur la filière vigne-vin et ses transitions majeures, comme la mondialisation des marchés, les nouvelles attentes sociétales et les adaptations au changement climatique dans le cadre des programmes pilotés par l’INRAE (LACCAVE, VITAE).

Jean-Marc Touzard est ingénieur agronome, docteur en sciences économiques, Directeur de Recherche à Inrae. Il étudie les processus d’innovation et les transitions dans l’agriculture et l’agro-alimentaire, face aux enjeux du changement climatique. Avec sa collègue Nathalie Ollat, il coordonne le programme LACCAVE sur l’adaptation des vignobles français au changement climatique. Il est également directeur de l’Unité Mixte de Recherche « Innovation » à Montpellier (Inrae, SupAgro, Cirad).

Marc Nougier est ingénieur agro-économiste de formation. Il a travaillé plusieurs années au sein de l’UMR Innovation de Montpellier sur les moyens de faire collaborer les acteurs agricoles vers l’adaptation au changement climatique, en particulier en faisant appel à des formats d’évènements collaboratifs. A l’issue de ces projets, il a rejoint l’association France Active Airdie Occitanie, et accompagne aujourd’hui l’installation et le financement solidaire d’activités agricoles dans l’Hérault et le Gard.

Plan

5 - Introduction

À partir de 2019, l’Institut des Hautes Études de la Vigne et du Vin (IHEV) de Montpellier SupAgro a proposé, en mobilisant l’INRAE, une session nouvelle d’enseignement dédiée au changement climatique dans le programme de spécialisation des élèves-ingénieurs en viticulture-œnologie. L’objectif était de proposer une approche « globale » et interdisciplinaire à intégrer dans les décisions d’ingénieur. Sous un nouveau format d’enseignement, elle permet aussi aux étudiants de saisir la complexité des jeux d’acteurs, la place possible de scénarios prospectifs et d’ateliers participatifs.
Le contexte est favorable : d’une part l’INRAE pilote un programme national et interdisciplinaire LACCAVE qui mobilise les deux instituts sur les impacts du changement climatique sur la vigne et le vin et a organisé plusieurs forums multi-acteurs et des événements locaux (hackathon) ; d’autre part ce programme contribue à élaborer une stratégie nationale par une approche originale, à la fois prospective et de science participative, qui implique directement les auteurs.

6 - L’IHEV de Montpellier SupAgro

L’IHEV, composante de l’Institut Agro/Montpellier SupAgro, anime l’ensemble des formations et recherches en Vigne et Vin, thématique identitaire depuis 150 ans de cette grande école d’ingénieurs agronomes. Son dispositif de formations complet couvre tous les champs disciplinaires « de la vigne au verre » et accueille 280 étudiants par an sur 7 parcours autour du cursus phare d’Ingénieur agro « viti-oeno ». Sa pédagogie innovante est adossée à la recherche et fréquemment à la profession.
Le changement climatique est devenu en quelques années une préoccupation majeure pour la filière, menaçant notamment les volumes, la qualité et la valeur des vins produits. Les établissements de recherche travaillent à identifier des solutions disciplinaires et interdisciplinaires et une stratégie nationale d’adaptation est en construction en lien avec les grandes organisations de la filière.
Il importe que les professionnels et les jeunes diplômés a fortiori au sein des Grandes Écoles, d’Ingénieurs comprennent les effets déjà sensibles du changement climatique et en anticipent les évolutions. L’enjeu est de dépasser les apports de chaque discipline par une démarche plus synthétique et un traitement holistique de la question. On présente ici un module pédagogique en 4 séances présenté dorénavant aux élèves ingénieurs agronomes « viti-oeno » de Montpellier.

7 - Jeu de rôles et organisation d’événement participatif : un programme pédagogique de mise en situation des futurs ingénieurs

7.1 - Objectifs pédagogiques

L’objectif de ce module est de mettre les étudiants en situation, au cœur d’une filière structurée, parfois décrite comme rétive à l’innovation et pourtant confrontée à un défi majeur. À l’issue de ces séances, les étudiants doivent être davantage :

  • Conscients des enjeux du changement climatique pour la filière : impacts et risques économiques, sociaux, environnementaux
  • Sensibilisés aux approches prospectives et participatives comme outils d’élaboration de stratégies d’adaptation
  • Capables de mobiliser des solutions scientifiques et leviers techniques appropriés et combinés.

L’intégration interdisciplinaire est ici adossée à une démarche « prospective ». L’expérience acquise depuis 20 ans dans ce domaine à Montpellier SupAgro montre que la présentation de scénarios d’avenirs plausibles intégratifs :

  • Facilite la représentation des voies possibles,
  • Responsabilise les acteurs qui doivent présenter leurs options subjectives mais fondées
  • Permet de projeter la mise en œuvre de décisions stratégiques par des actions concrètes.

Cette méthode a été utilisée au sein du projet LACCAVE1 pour élaborer des scénarios d’avenir face au changement climatique. A défaut d’une connaissance préalable par les étudiants, une initiation aux grands principes de la prospective peut être prévue sur un format réduit (2 heures).

7.2 - Organisation

4 séances sont proposées lors du dernier semestre du cursus d’ingénieur « viti-œno ». Les 30 étudiants travaillent en groupes restreints (4-6), et échangent entre eux, avec les enseignants et des professionnels.

ANCE 1 : cours classique et en « classe inversée »
Cette première séance permet d’acquérir une base de connaissances des enjeux du changement climatique pour la filière, impacts et leviers pour l’adaptation et l’atténuation.

1er temps (1 heure) : présentations « top down » sur le changement climatique en général, ses enjeux pour la filière vigne et vin, impacts et pistes de solutions - techniques et organisationnelles.

2e temps (1 heure) : les étudiants identifient dans cet exposé, des pistes d’approfondissements scientifiques qu’ils vont se répartir. Ils préparent en groupe un exposé de synthèse, à partir de documents déposés sur la plateforme pédagogique et de leurs notes de cours de spécialisation « viti-oeno ».

3e temps (1 heure) : les étudiants exposent à la classe entière sur un mode « classe inversée » ces connaissances essentielles pour nourrir organiser et partager la réflexion.

ANCE 2 : Jeu de rôles et formation aux approches participatives

Des groupes d’étudiants incarnent ici les rôles d’acteurs de la filière. L’objectif est de mettre en évidence les relations entre ces acteurs et le besoin de concertation pour mettre en place des mesures d’adaptation. La séance est organisée en 2 parties.

Préalable - Définir des rôles : Chaque groupe de 5 à 7 étudiants se voit attribuer le rôle d’un acteur de la filière :

  • Un viticulteur en IGP avec irrigation
  • Un vigneron bio en appellation Languedoc
  • Un vigneron en vin de France, qui teste la taille en gobelet
  • Le Syndicat d’Appellation AOC Languedoc
  • Le Délégué Régional de l’INAO
  • La cave coopérative
  • Le conseil municipal

Une fiche précisant une situation, ses objectifs, ses contraintes, ses éventuels projets, et relations avec d’autres acteurs, incarnés ou non dans le jeu de rôle2.

Exemple : Vigneron bio en appellation Languedoc

« Vous produisez du vin sous label Bio sur 16ha, dont une partie en appellation Languedoc. Installés sur un coteau ensoleillé, vous êtes dans une zone sans accès à l’eau pour une éventuelle irrigation, à moins de se lancer dans des forages et autres grands travaux.
Votre système de culture est pour l’instant relativement classique, vos efforts des dernières années se sont concentrés sur la réduction de l’usage d’intrants phytosanitaires. Vous possédez également quelques hectares plus en altitude dans la même commune, offerts à la garrigue et au pâturage pour les brebis d’un éleveur voisin.
Vos résultats économiques sont corrects, le vin bio est appréciablement valorisé, ce qui permet d’absorber en partie les pertes dues aux baisses de rendement des dernières vendanges. 2019 en particulier a été une année record, avec 30% de perte du fait du pic de chaleur. »

1er temps (25 minutes) : Elaborer son rôle
Le premier temps du jeu de rôle est dédié à l’appropriation du rôle, chacun devant pouvoir expliquer l’activité de l’acteur, et réfléchir à des pistes d’adaptations au changement climatique à partir des éléments fournis en séance 1.
Certains freins identifiés impliquent de dialoguer avec un acteur particulier, susceptible de collaborer pour lever ce blocage (technique, réglementaire, économique, organisationnel…). Les étudiants terminent cette Partie 1 en identifiant deux acteurs (forcément incarnés par d’autres groupes) qu’ils doivent rencontrer pour lever les freins identifiés. Cette rencontre a lieu en Partie 2.

Partie 2 (15 minutes) : Organiser la concertation et rendre compte
Chaque groupe est scindé en deux : un demi-groupe reste à sa table pour répondre aux interrogations d’un autre demi-groupe visitant ; l’autre demi-groupe va interroger un des deux groupes d’acteurs pour lesquels une question a été préparée. À la fin de ce temps, les discussions avec d’autres acteurs ont permis d’identifier de nouveaux leviers d’action, ou de lever des freins. Les acteurs de ces rencontres doivent s’entendre sur des réponses communes aux problèmes identifiés, en ayant bien à l’esprit leurs intérêts et objectifs propres.

Partie 3 (20 minutes) : dresser un bilan
Les groupes se reforment, et préparent une synthèse des rencontres qui ont eu lieu, de leurs progrès, des freins qui subsistent. À la fin de ce temps, chaque groupe produit une présentation en 4 diapositives, résumant son cheminement :

  • Les enjeux spécifiques de son acteur face au changement climatique
  • Les objectifs identifiés pour lui
  • Les leviers d’action, et freins éventuellement rencontrés
  • Le bilan des rencontres avec d’autres acteurs

Chaque groupe présentera en 5 minutes puis répondra aux éventuelles questions.

Partie 4 (1 heure) : restitution des groupes et débat
Lors de cette restitution, les groupes présentent leur acteur, les pistes d’adaptation et freins identifiés, et le fruit des concertations effectuées. Un débat engagé entre les étudiants et avec les enseignants permet de tirer collectivement les enseignements de cet exercice.
Les présentations des étudiants sont conservées, elles resserviront lors de la Séance 4 de ce programme.

Partie 5 (1 heure) : présentation de méthodologie de construction de la stratégie nationale
Un des livrables du projet Laccave aura été une contribution très significative à l’élaboration d’une stratégie nationale d’adaptation (et d’atténuation) face au changement climatique. Cette méthodologie est fondée sur un exercice prospectif d’élaboration de scénarios possibles puis sur la concertation dans des ateliers participatifs régionaux et enfin sur une interaction avec les grandes organisations de la filière. On présente ainsi à la fois les méthodes et les résultats à une échelle nationale, illustrant les applications à une échelle plus importante que celle des jeux de rôle.

ANCE 3 : Analyse d’une situation réelle en exploitation vitivinicole

Soit en profitant de rencontres prévues par ailleurs entre des petits groupes d’étudiants avec un vigneron, soit en créant de novo cette occasion, il est demandé aux étudiants d’aborder la thématique du changement climatique dans l’exploitation vitivinicole et de l’analyser jusqu’à présenter un diagnostic et des préconisations.

En salle en séance 3, à l’issue de sa rencontre avec un vigneron réel.

Temps 1 (1 heure) : chaque groupe doit préparer une analyse, un diagnostic et des préconisations et une présentation incluant :

  • Sa situation (contexte, objectifs, contraintes) et son projet
  • Les impacts du changement climatique (actuels et attendus)
  • L’analyse et le diagnostic de la situation observée
  • Les actions envisagées pour l’adaptation au changement climatique (et son atténuation)
  • Un regard critique et des conseils de futur ingénieur sur ces leviers
CRITÈRE DESCRIPTION et APPRÉCIATION de la prise en compte du changement climatique par le vigneron
Itinéraire technique
Modèle économique
Interaction / concertation avec les acteurs territoriaux

Temps 2 (10 minutes présentation + 10 minutes débats = 20 minutes par groupe )
Les présentations de ces cas réels devant la classe abordent des contextes, situations et perspectives très divers. Elles donnent lieu à débats entre étudiants, et d’échanges avec les enseignants.

ANCE 4 : Événement professionnel de synthèse
Lors de cette ultime séance, qui se déroule en fin de parcours, les étudiants organisent une conférence d’une demi-journée et y invitent d’autres étudiants, leurs enseignants, et des acteurs professionnels (du type de ceux évoqués dans les jeux de rôle en Séance 2).
Dans un premier temps, les étudiants y présentent eux-mêmes :
1/ rapidement les enjeux, l’état d’élaboration des stratégies nationales et internationales de la filière viticole, d’adaptation et atténuation, face au changement climatique.
2/ ensuite ils invitent à une table-ronde quelques acteurs variés (professionnels mais aussi étudiants, chercheurs, enseignants), et leur présentent successivement les résultats actualisés du jeu de rôle de la Séance 2 : leur compréhension des différents rôles, les interrelations suggérées par l’exercice, et ce qu’elles ont théoriquement permis (ou non) de lever comme freins à l’adaptation au changement climatique.
Animée par deux étudiants, la table ronde réagit en commentant chaque situation présentée. Sur un mode ludique, un prix peut être attribué au rôle le plus convaincant.

8 - Conseils aux animateurs pour la mise en application

La bonne réalisation des sessions implique certains prérequis et points d’attention :

  • Séance 1 : initiation à la « prospective ».
  • Séance 2 : une connaissance minimale des organisations de la filière.
  • Séance 3 : les étudiants doivent avoir évalué la situation des vignerons de manière systémique incluant ses objectifs et motivations.
  • Séance 4 : la tenue d’une séance d’organisation de la table ronde est indispensable.

Une séance finale permettra de recueillir l’appréciation des étudiants. Associant idéalement tous les enseignants du cursus, cette séance, donnera l’occasion de réfléchir collectivement à mieux intégrer la question du changement climatique dans le programme des enseignements.


Bibliographie

Aigrain P., Brugière F., Duchène E., Gautier J., Giraud Heraud E., Hannin H., Garcia de Cortazar I., Ollat N., Touzard J-M., 2016d. Une prospective pour le secteur vigne et vin dans le contexte du changement climatique. Les synthèses de FranceAgrimer, n°40, septembre 2016

Aigrain, P., Brugière, F., Duchêne, E., Garcia De Cortazar Atauri, I., Gautier, J., Giraud-Heraud, E., Hannin, H., Ollat, N., Touzard, J-M., 2016b. Adaptation au changement climatique : intérêt d’une démarche prospective. BIO Web of Conferences, 7. DOI:10.1051/bioconf/20160703015

Aigrain, P., Brugière, F., Duchêne, E., Garcia De Cortazar Atauri, I., Gautier, J., Giraud-Heraud, E., Hannin, H., Ollat, N., Touzard, J-M., 2016c. Travaux de prospective sur l’adaptation de la viticulture au changement climatique : quelles séries d’événements pourraient favoriser différentes stratégies d’adaptation ? BIO Web of Conferences, 7. DOI : 10.1051/bioconf/20160703016

Bootz, J-Ph., 2012. La prospective, une source d’apprentissage organisationnel ? Revue de la littérature et analyse critique, Management & Avenir 2012/3 (n° 53), pp 34-53.

Ollat, N., Touzard, J.-M., Van Leeuwen, C., 2016. Climate Change Impacts and Adaptations : New Challenges for the Wine Industry. Journal of Wine Economics. 11:1-11.



1 Plus d’informations sur https://www6.inrae.fr/laccave/

2 NB : Il est conseillé aux étudiants de (i) définir un rapporteur (prise des notes) tout au long de la séquence, et une personne en charge de surveiller le temps, (ii) prévoir au moins un ordinateur par groupe (appel à internet en tant que de besoin).

Citer cet article

Hannin, Hervé., Touzard, Jean-Marc., Nougier, Marc. "Le jeu de rôle prospectif et participatif comme sensibilisation à une approche collective de l’adaptation au changement climatique pour la filière vigne et vin.", 25 avril 2022, Cahiers Costech, numéro 5.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech135 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article135